Dans les États‑Unis divisés, polarisés, où l’émotion tend à l’emporter sur la raison comme jamais depuis la guerre civile, l’information est un enjeu politique majeur notamment pour les élections présidentielles. À la différence des médias d’opinion, la grande presse traditionnelle américaine (mainstream media) se veut non partisane, tandis que le président Donald Trump la qualifie de fake news media et l’accuse de déformer la vérité.
La presse mainstream s’est développée depuis un peu plus d’un siècle avec un souci de neutralité, ce qui ne l’empêche pas d’avoir une ligne éditoriale orientée, en général libérale au sens propre. On considère cependant que le Wall Street Journal fait aussi partie de la presse mainstream alors que sa ligne éditoriale est clairement conservatrice. Ces médias sont souvent critiques vis‑à‑vis de Donald Trump, avec des variations selon leur ligne mais ne se veulent pas anti‑Trump. Ils posent comme principe la recherche d’une information complète et objective autant que faire se peut. Cette approche critique, voire sceptique du pouvoir, vaut à la grande presse traditionnelle américaine de dures attaques qui ne se limitent pas à celles du président. C’est le cas en particulier du plus grand quotidien américain, le New York Times.
Paradoxalement, les médias mainstream attaqués par les conservateurs le sont aussi de l’autre côté de l’échiquier politique. Ils sont accusés de donner au nom de cette quête d’objectivité ou de neutralité, une place trop grande aux idées de Donald Trump ou aux idées conservatrices voire réactionnaires, comme dans le cas de la lutte contre le racisme et les violences policières. Cette dernière critique, d’abord externe à la presse, entre petit à petit à l’intérieur des rédactions. C’est le cas notamment à partir des émeutes de Ferguson en 2014, suite à l’acquittement d’un policier blanc qui avait abattu Michael Brown, un homme noir non armé. Les journalistes, souvent noirs, qui avaient été envoyés couvrir l’événement étaient revenus avec des reportages ne mettant pas dos à dos police et manifestants mais prenant la défense de ces derniers et montrant les excès des forces de l’ordre. Ces reportages avaient alors détonné dans une atmosphère conformiste de neutralité journalistique où les médias d’information avaient l’habitude de tenir à égale distance policiers et manifestants.
Le meurtre de George Floyd poursuit et amplifie le phénomène. En effet, le 25 mai 2020, à Minneapolis dans l’État du Minnesota, cet homme noir meurt lors d’une interpellation violente, plaqué sur le sol et étouffé sciemment par un policier. Dans les jours et les semaines qui suivent, des manifestations massives ont lieu dans le pays, pour la plupart pacifiques et multi-ethniques, parfois aussi violentes, se transformant en émeutes et entrainant des dégradations voire des pillages. Les autorités locales gèrent le plus souvent les événements avec retenue, limitant le recours à la Garde nationale, tandis que se produisent de nombreuses scènes de fraternisation entre la police et les manifestants. Au contraire, le gouvernement fédéral dénonce vivement la violence et appelle à la force pour rétablir l’ordre, à l’instar du président barricadé à la Maison‑Blanche.
Le 3 juin 2020, le New York Times publie une tribune du sénateur républicain Tom Cotton intitulée : « Envoyez l’armée ». Cotton est une figure montante du Parti républicain, issu de l’aile la plus conservatrice, proche de Donald Trump. Il écrit :
Cette semaine, des émeutiers ont plongé de nombreuses villes américaines dans l’anarchie, rappelant la violence généralisée des années 1960 […]. Certaines élites ont excusé cette orgie de violence […] en la qualifiant de réponse compréhensible à la mort injustifiée de George Floyd […]. Une majorité qui cherche à protester pacifiquement ne doit pas être confondue avec des bandes de mécréants […]. Des éléments radicaux issus de la gauche comme les Antifas s’infiltrent dans les marches de protestation pour exploiter la mort de Floyd à leurs propres fins anarchiques […]. La loi sur l’insurrection autorise le président à employer l’armée1.
Si le journal s’est clairement positionné en pages informations contre le recours à l’armée, la tribune en elle‑même est publiée en pages opinions, telle quelle, sans être accompagnée d’éléments de contextualisation ou de contre-argumentation. Elle a certes fait l’objet de quelques corrections à la demande du quotidien, et apparaît uniquement sur la version en ligne.
La publication de cette tribune de Tom Cotton entraîne dans les heures qui suivent une vive réaction notamment sur Twitter, de la part de nombreux lecteurs ainsi que de nombreux collaborateurs du journal, ce qui est rare et donc significatif. Ces derniers sont souvent issus de la nouvelle génération réputée plus progressiste et aussi plus diverse, c’est-à-dire notamment moins blanche. Plus de 800 rédacteurs signent une pétition contre la tribune tandis que le principal syndicat de médias new-yorkais publie un communiqué du même ton.
Le directeur éditorial des pages opinions, James Bennet, essaie dans un premier temps de se justifier (Bennet), soutenu par le directeur de la publication, A. G. Sulzberger. Mais le mouvement est d’une telle ampleur, favorisé par les réseaux sociaux, que ce dernier revoit sa position après un débat général au sein du quotidien, reconnaît une erreur et annonce la révision des critères de publication (Tracy et al.). James Bennet finit par démissionner (Tracy).
Les rédacteurs signataires de la pétition appellent au rejet des articles d’opinion défendant une lecture considérée comme réactionnaire ou non morale des événements. Ainsi, ils introduisent au sein de la presse les guerres culturelles, telles que les définit James Davison Hunter (1991). Ces signataires ne représentent cependant pas l’ensemble de la rédaction du journal dont une partie, sans doute moins jeune et plus libérale au sens américain, critique ce qu’elle considère comme une restriction de l’espace de débat, voire de l’intolérance. Cette dernière partie de la rédaction est relayée par un collectif de 150 intellectuels, écrivains, artistes et journalistes qui publie une lettre ouverte dans le magazine Harper’s en défense du débat ouvert (Multiples).
Par son caractère exemplaire et ses répercussions dans l’ensemble des grands médias américains, cette affaire remet en question les fondements du dogme de l’objectivité ou de la neutralité journalistique aux États‑Unis et s’invite dans la campagne présidentielle. Elle oppose deux camps qui se partagent la presse mainstream, l’un traditionnel, libéral (au sens américain) ayant le souci de l’ouverture et de la liberté de l’information, et l’autre jeune et plus progressiste, notamment les « woke » (les éveillés), défendant le respect voire la primauté des valeurs morales et sociales dans l’information. Bari Weiss, journaliste et éditorialiste au New York Times résume ainsi : « La devise du New York Times est : Toutes les informations sont dignes d’être imprimées. Un groupe insiste sur le mot : toutes. L’autre sur le mot : dignes. » (Alpert et Trachtenberg)
Que s’est‑il donc passé au sein de la rédaction du New York Times suite à la publication de la tribune de Tom Cotton ? Le journal réputé pour son ouverture malgré sa ligne libérale, s’abandonne‑t‑il aux guerres culturelles en devenant ouvertement partisan, c’est-à-dire en se fermant aux idées opposées aux siennes et au débat dans un contexte tendu par le discours de Donald Trump ? Est‑ce une affaire interne et isolée ou un changement général qui concerne l’ensemble des médias mainstream américains ? Doit‑on craindre les conséquences de ce qu’il convient d’appeler la cancel culture sur la liberté de la presse ou au contraire est‑ce le signe d’un mouvement général de progrès dans les médias malgré quelques débordements regrettables et condamnables ?
Pour le comprendre, nous avons suivi les réactions au sein du New York Times, affectueusement surnommé la Vieille dame grise (the Old Grey Lady), et d’une quinzaine de grands journaux et magazines d’information américains pendant les deux mois qui ont suivi la publication de la tribune de Tom Cotton.
Nous nous intéresserons d’abord aux défenseurs de la publication de la tribune de Cotton dont nous verrons qu’ils sont nombreux malgré tout et que leurs arguments sont solides. Puis nous considérerons la contestation de la tribune et nous montrerons qu’il s’agit d’un mouvement de fond qui correspond à une évolution positive de la société et du journalisme vers une plus grande inclusion au rythme parfois non maîtrisé qui est celui des réseaux sociaux.
La publication de la tribune de Tom Cotton s’est faite sous la responsabilité d’un journaliste réputé, dans un journal et une profession accordant traditionnellement une large autonomie à cette rubrique, le tout dans un contexte difficile de polarisation et de guerres culturelles.
Face au vent de contestation, le premier à défendre la tribune de Cotton dans les colonnes du journal est naturellement James Bennet, le responsable éditorial des pages opinions de la Vieille dame grise, dès le lendemain de la publication. Il reconnait d’emblée que la tribune a irrité de nombreux lecteurs ainsi que nombre de ses collègues du Times et se déclare lui‑même opposé à l’utilisation de l’armée fédérale pour rétablir l’ordre. Il cherche à expliquer les raisons pour lesquelles la décision de publier la tribune a été prise : elle correspond écrit‑il à « l’engagement du journal d’ouvrir le débat sur les questions importantes telles que celle‑ci ». De même, écrit‑il encore, ce serait « égarer les lecteurs que de conclure qu’en ignorant les arguments de Cotton, on les diminuerait ». Ce dernier, sénateur du Minnesota, est une personnalité politique significative, susceptible de gouverner un jour. Son opinion compte. Nombre de collègues de James Bennet de toutes tendances prennent sa défense dans les colonnes du journal ou simplement lui expriment leur respect et leur amitié. Ainsi Roger Cohen, journaliste dans la même rubrique, écrit que Bennet a été pour lui « depuis vingt ans un collègue attentionné, progressiste, nuancé, ouvert, l’intégrité journalistique personnifiée ». Un autre de ses collègues, Marc Tracy, ajoute que « pendant ses 4 années à la tête des pages opinions, Bennet a cherché à les ouvrir davantage, embauchant des éditorialistes progressistes et conservateurs ». Tous reconnaissent que Bennet a donné de l’ampleur à la rubrique opinions, livrant des éditoriaux remarqués, malgré quelques inévitables erreurs. D’ailleurs, comme le rappellent plusieurs confrères du New York Times, James Bennet était considéré comme un possible successeur de Dean Baquet, le directeur de la rédaction (Wemple). Travis Andrews et Elahe Izadi du Washington Post, écrivent que « la démission de Bennet est une fin étonnante à un mandat pendant lequel il a développé les pages éditoriales et vu l’un de ses éditorialistes gagner un Pulitzer ». Le moins que l’on puisse dire est que James Bennet a assuré sa mission. Il a courageusement assumé sa responsabilité, couvert son équipe et protégé une direction nettement moins téméraire. Il quitte le New York Times le 7 juin 2020.
Au‑delà de James Bennet et de la gestion des pages opinions, c’est toute la tradition d’ouverture du New York Times et de la grande presse américaine qui se trouve remise en question. Adolphe Ochs, le fondateur du journal dans sa version moderne, avait expliqué dans son premier éditorial du 14 juin 1896, sa « déclaration de mission » :
Mon but sera de faire en sorte que le New York Times donne les nouvelles, toutes les nouvelles, […] de manière impartiale, sans crainte ni faveur, indépendamment du parti, de la secte ou des intérêts impliqués ; de faire des colonnes du New York Times un forum pour l’examen de toutes les questions d’importance publique, et à cette fin d’inviter des discussions intelligentes de toutes les nuances d’opinion. (Dunlap)
Son arrière-arrière-petit-fils, actuel directeur du journal, Arthur Gregg Sultzberger, va dans le même sens, dans son premier mail au personnel le 4 juin matin : « Je crois au principe de l’ouverture à un éventail d’opinions, même celles avec lesquelles nous pouvons être en désaccord » (Tracy et al.). Cette tradition d’ouverture est de notoriété publique. Dans son éditorial du 8 juin 2020, le Wall Street Journal — le grand journal conservateur new‑yorkais — qualifie la rubrique opinions de James Bennet d’« ostensiblement indépendante » (Editorial Board, Wall Street Journal). Plus largement, la grande presse américaine, dite mainstream porte un idéal de liberté de pensée et de débat, jusqu’à la controverse, que certains appellent le marché des idées (market place of ideas). Paul Starobin du City Journal explique que « le marché des idées est certainement bruyant. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas de meilleure alternative. […]. Ochs, dans sa déclaration de mission pour le Times en 1896, n’inventait rien mais réaffirmait un principe intemporel [du journalisme] ». Erik Wemple, journaliste critique des médias, ajoute qu’« il y a un dicton à Washington qui dit que si vous mettez en colère les deux parties, vous devez faire quelque chose de bien ». La lettre ouverte du collectif d’intellectuels en faveur de la justice et du débat ouvert publiée dans le Harper’s Magazine du 7 juillet 2020 va plus loin encore en affirmant que « l’échange libre d’informations et d’idées est le cœur de toute société démocratique » (Multiples).
L’atmosphère qui règne dans la société américaine, en politique ou dans les médias, est tendue en cette fin de mandat de D. Trump. Le débat auquel la presse mainstream américaine est très attachée, comme on vient de le voir, est rendu particulièrement difficile par la division de plus en plus profonde de l’opinion en deux camps irréconciliables, à mesure que s’approfondissent les Culture Wars comme l’écrit James D. Hunter : « L’Amérique est au cœur de guerres culturelles qui ont eu et continueront d’avoir des répercussions non seulement sur les politiques publiques, mais aussi sur la vie des Américains ordinaires » (34). D’autant que ces dernières s’accélèrent et s’amplifient, favorisées par les réseaux sociaux, leurs algorithmes et l’effet de suivisme qu’ils induisent. Les journaux comme le New York Times se posent pourtant en lieu de controverse pacifique refusant l’intolérance envers les idées contraires à leur ligne. Comme le présente la lettre sur la justice et le débat ouvert :
La restriction du débat, qu’elle soit le fait d’un gouvernement répressif ou d’une société intolérante, porte invariablement préjudice à ceux qui manquent de pouvoir et rend tout le monde moins à même de participer à la vie démocratique. Nous refusons le faux choix entre la justice et la liberté, qui ne peuvent exister l’une sans l’autre. (Multiples, Harper’s Magazine)
Il s’agit de défendre la société libérale au sens premier, c’est-à-dire démocratique, contre l’idéologie du successeur (successor ideology comme la nomme Wesley Yang), forme d’intolérance qui conduit à l’affaiblissement de la presse libérale (Douthat). Bret Stephens écrit qu’un « esprit d’intolérance intellectuelle féroce règne dans le pays et dans une grande partie de l’establishment journalistique. Les opinions contraires ne sont pas seulement erronées, elles sont aussi indignes d’être discutées. L’éventail des opinions politiques jugées moralement inaptes à la publication semble s’élargir de plus en plus ». Il s’agit aussi de soutenir l’approche critique systématique aussi appelée journalisme des deux côtés, et de défendre l’objectivité contre l’idée de clarté morale que promeut le journaliste afro-américain Wesley Lowery. Paul Baumann écrit dans Commonweal : « En règle générale, il convient de se méfier de toute personne qui prétend avoir accaparé la clarté morale […]. Les journalistes doivent poser des questions sceptiques à la fois à la police et aux manifestants. » L’opposition est aussi générationnelle entre les plus de quarante ans, conquis au principe du libre examen, du pour et du contre, de la recherche d’objectivité, et les « millenials ». Ces jeunes sont intéressés davantage par la morale, c’est-à-dire la recherche de la vérité. Ils incluent notamment les « woke », progressistes « éveillés », en quête d’une plus grande justice raciale, sociale ou entre les genres. Comme l’explique Ross Douhat :
La force qui transforme le libéralisme occidental a de nombreuses descriptions. L’une d’entre elles appartient au critique culturel Wesley Yang : l’idéologie du successeur, c’est-à-dire qu’elle représente un successeur possible au libéralisme, comme le marxisme au siècle dernier. La montée du militantisme féministe et de #MeToo au cours de la dernière décennie, par exemple, a fait progresser un objectif libéral admirable et de longue date […]. Mais en même temps, elle a généré de nouvelles structures disciplinaires, principalement sur les campus universitaires, qui nous orientent vers un système post-libéral. L’influence de l’idéologie du successeur est également palpable dans les médias, où les anciens préjugés des médias libéraux ont fait place à un esprit de croisade.
Pour certains médias, le New York Times n’est plus le journal libéral qu’il voulait être. Ainsi, le New York Post affirme :
Les journaux sont bien sûr autorisés à décider des opinions qu’ils publient. Il y a des rédactions libérales, il y a des rédactions conservatrices. Mais le New York Times ne peut plus prétendre être la place publique de la vie américaine, pour représenter fidèlement la diversité des opinions d’une nation. Ce n’est plus un journal impartial. (Marcus)
Et le Wall Street Journal ajoute dans son éditorial du 8 juin 2020 : « la purge des rédacteurs en chef des journaux progressistes est un autre jalon dans la marche de la politique identitaire et de l’annulation de la culture par nos institutions libérales, et le journalisme américain et la démocratie en souffriront » (Editorial Board, Wall Street Journal). Est‑ce qu’un nouveau Maccarthysme a pris racine dans le quotidien de référence (voire dans la presse américaine) comme l’écrit Bari Weiss dans sa lettre de démission du New York Times le 14 juillet 2020 ?
L’explication à la réaction vive et massive des lecteurs et des rédacteurs contre la publication de certaines idées considérées comme outrageuses dans la presse ne peut cependant se résumer à une montée de l’illibéralisme dans les médias. Il s’agit aussi d’une demande populaire permise et renforcée par les réseaux sociaux, d’une plus grande justice concernant les petits et les plus faibles, et qui inquiète l’élite traditionnelle. C’est d’ailleurs une demande qu’exprime fortement Wesley Lowery, figure marquante du journalisme afro-américain et qui correspond à une évolution des normes journalistiques (Lowery).
La réaction populaire aux États‑Unis suite au meurtre de George Floyd s’accompagne d’une prise de conscience générale des excès de la police, notamment vis‑à‑vis des Noirs. Les collaborateurs du New York Times diffusent ainsi massivement sur twitter le slogan « publier cela [la tribune de Cotton] met nos collègues noirs en danger » (Tracy et al.). Les rédacteurs du Times ne sont pas opposés au débat d’idées, mais considèrent que la tribune n’aurait pas dû être publiée telle quelle, sans contrôle de la vérité qu’elle affirme, sans contre-argumentation face au caractère potentiellement violent de ce qu’elle propose. Ainsi, dans leur pétition du 3 juin 2020, les quelque 800 collaborateurs du journal signataires indiquent :
Nous pensons que le message [de Cotton] sape le travail que nous faisons et constitue un affront à nos normes de rigueur et d’éthique de reportage […]. Nous comprenons l’engagement de la rubrique opinions à publier une diversité de points de vue. Si l’appel aux armes de Cotton doit être transmis à nos lecteurs, il doit être soumis à un interrogatoire rigoureux et à la réfutation de ses arguments douteux et de ses présomptions grossières. (Multiples, « Letter », The New York Times)
Le même jour, un communiqué de la Newsguild of New York, le syndicat des journalistes et communicants new‑yorkais reprend les mêmes éléments et ajoute que la tribune de Cotton encourage la haine, à un moment particulièrement sensible de l’histoire américaine avec le meurtre de George Floyd et le discours clivant du président Trump : « Les médias ont la responsabilité de demander des comptes au pouvoir, et non d’amplifier sa parole sans contextualisation ni précaution » (Board, Newsguild of New York). Les rédacteurs du Times reprochent ainsi aux responsables éditoriaux de n’avoir pas assez contrôlé la tribune et d’avoir laissé passer des affirmations manifestement fausses ou non attestées. Ils critiquent le propos de Cotton selon lequel des militants d’extrême gauche, notamment des Antifas, ont infiltré les manifestations et sont les instigateurs des débordements. On notera que la réaction est vive et que la critique est argumentée. La réaction des collaborateurs du New York Times vis‑à‑vis de la publication de la tribune de Tom Cotton n’est pas isolée. Comme le remarquent Elahe Izadi, Paul Farhi et Sarah Ellison dans le Washington Post, « le Times n’est pas le seul grand journal américain à avoir subi une révolte de ses équipes. Les journalistes du Philadelphia Inquirer ont protesté contre la décision de publier un éditorial titré Buildings matter too (les bâtiments comptent aussi) en référence à Black Lives Matter », contraignant son responsable à la démission. On assiste à une prise de conscience générale et nouvelle de la responsabilité des rédactions et également du contexte menaçant. Ainsi, Andrew Marrantz écrit dans le New Yorker : « Dans une république où la plus haute fonction est occupée par un aspirant autoritaire, la violence d’État n’est pas une abstraction académique mais une menace permanente. »
Face à cette levée de bouclier interne et à la force des arguments soulevés, notamment la menace pour les collaborateurs noirs, la direction du New York Times reconnaît rapidement que la tribune n’aurait pas dû être diffusée et cesse de défendre son directeur éditorial. Trois jours après la publication, une note est insérée au début de la tribune : « Cet essai a fait l’objet de vives critiques, ce qui a incité la direction à revoir son contenu et le processus d’édition. Sur la base de cet examen, nous avons conclu que l’essai ne répondait pas à nos critères et qu’il n’aurait pas dû être publié » (Cotton). A. G. Sulzberger, le directeur du journal, reconnaît que la tribune est une contribution au débat, mais qu’elle aurait dû être traitée avec une extrême vigilance, eu égard à sa teneur et à la gravité des circonstances. Il regrette le processus de vérification éditorial bâclé, la vérification des faits insuffisante, l’absence de contextualisation. Il critique le titre choisi par le Times : « Envoyez l’armée » qu’il juge inapproprié notamment à cause de son caractère « incendiaire ». Il demande une réorganisation des procédures de contrôle dans la rubrique opinions ainsi que dans son équipe, abandonnant par conséquent James Bennet. Celui‑ci a reconnu qu’il n’avait pas relu la tribune avant sa publication, ce qui le met dans une situation intenable. Pourtant, comme nous l’avons vu, Bennet n’a pas démérité et a assumé courageusement ses responsabilités. La puissance de la vague qui s’est levée l’a emporté, démultipliée par les réseaux sociaux, comme le rapporte Caleb Ecarma dans Vanity Fair : « Les lecteurs et un grand nombre de journalistes du Times ont passé les deux derniers jours sur Twitter à dénoncer publiquement la décision du journal de publier [la tribune de Cotton]. » Ce retournement et ce départ précipité ainsi que celui de quelques autres dont Bari Weiss (Parker), est incompris d’une partie de la rédaction du Times et d’autres titres mainstream. Il inquiète évidemment une large part de l’intelligentsia, notamment américaine, qui a peur d’être à son tour victime de cette nouvelle guerre culturelle dont la célérité, pour ne pas dire la brutalité, due au numérique, a entraîné l’émergence d’une nouvelle appellation, la cancel culture. C’est bien cette incompréhension et cette peur qui s’expriment dans la lettre ouverte publiée par le magazine Harper’s (Multiples). La cancel culture est apparue courant 2018 comme l’explique longuement Jonah E. Bromwich dans le grand podcast « Daily » de Michael Barbaro du New York Times le 10 août 2020. L’expression a plusieurs sens, l’un péjoratif qui correspond à la culture du boycott ou du bannissement avec une image d’arbitraire et de brutalité, exprimée par la tribune d’Harper’s. Elle a aussi un autre sens plus positif de lutte populaire pour les valeurs progressistes à l’aide des réseaux sociaux. Le problème de la tribune d’Harper’s est qu’en dénonçant à mots couverts la cancel culture, elle exacerbe l’incompréhension au lieu d’y remédier. Ses arguments sont certes tout à fait légitimes : ils évoquent la montée de l’intolérance et de l’ostracisme face à la liberté d’expression. Mais la forme de la tribune est celle d’une leçon d’une élite inatteignable (les signataires, intellectuels renommés) donnée aux gens ordinaires (les lecteurs). Autrefois, cette forme n’aurait pas eu de conséquence. La nouveauté réside dans les réactions des gens ordinaires jusqu’alors inaudibles. Elles trouvent grâce aux réseaux sociaux une immense résonnance que nul ne peut ignorer, même le directeur du plus grand quotidien américain. Bari Weiss écrit dans sa lettre de démission que « Twitter est devenu le directeur ultime de la publication ». Or ces gens ordinaires ont une demande nouvelle, que l’on pourrait résumer à celle d’une plus grande égalité.
Les temps ont donc changé. Il semble maintenant impérieux d’ouvrir davantage les médias à des journalistes noirs, ce que reconnaissent la plupart des grands médias américains, progressistes ou conservateurs. Comme le dit Roger Cohen du Times, « l’assassinat de Floyd a montré que le racisme aux États‑Unis est systémique et que les salles de rédaction américaines dominées par les Blancs sont mal équipées pour faire face à cette réalité, car seule une plus grande diversité peut permettre de saisir de multiples perspectives ». Un brillant journaliste afro‑américain, Wesley Lowery, lauréat d’un prix Pulitzer, tient une place à part dans cette revendication. Comme l’explique Ben Smith, toujours dans le Times :
Il s’est fait un nom à Ferguson comme un journaliste audacieux et de premier plan, façonnant un nouveau regard sur l’injustice raciale en Amérique. Six ans plus tard, peu de gens dans le monde de l’information mettent en doute l’affirmation de M. Lowery que la police américaine est plus brutale et malhonnête que ce que la plupart des médias rapportaient avant Ferguson.
Au‑delà de sa demande depuis 2014 de changer le regard médiatique sur les violences policières faites aux Noirs, Lowery demande l’abandon du neutralisme comme méthode journalistique, refusant de renvoyer dos à dos manifestants et policiers. Ce faisant, il conteste la traditionnelle quête d’objectivité au nom de la morale. Il explique ainsi que :
L’objectivité neutre trébuche sur elle-même pour trouver des moyens d’éviter de dire la vérité. L’objectivité neutre insiste sur le fait que nous utilisons des euphémismes maladroits comme : officier impliqué dans une fusillade. La clarté morale […] exigerait que nous utilisions des mots qui signifient avant tout le fait que nous essayons de communiquer : la police a tiré sur quelqu’un.
Ses propos, sortis de leur contexte sont retournés contre lui. Pourtant, il précise qu’il demeure un ardent défenseur de l’enquête journalistique et de la liberté d’opinion. Il cite ainsi Alex S. Jones, ancien directeur du centre de recherche sur les médias de Harvard (le Shorenstein Center) et journaliste de renom : « Je définis l’objectivité journalistique comme un véritable effort pour être un courtier honnête lorsqu’il s’agit d’informations », et il ajoute que Jones « critiquait le reportage parole contre parole, qui ne fait qu’opposer une voix à une autre, comme étant le visage discrédité de l’objectivité ».
Le changement qu’annonce et demande Wesley Lowery correspond simplement à une nouvelle étape dans l’évolution des normes du discours journalistique. En dehors de la loi, il a toujours existé des limites convenues à la liberté de la presse, posant une frontière entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Ezra Klein s’appuyant sur l’historien des médias Daniel Hallin, explique que les journalistes classent les idées selon 3 sphères : il y a « la sphère du consensus » qui regroupe les idées couramment admises ; il y a à l’opposé la « sphère de la déviance » qui regroupe les idées considérées couramment comme inadmissibles et qui ne sont donc en aucun cas diffusées par les médias ; il y a enfin entre « la sphère de la controverse légitime », celle du débat donc, dans laquelle il est important de présenter ou de donner à s’exprimer les différents points de vue, exposés par des journalistes ou des tribunes libres. Les frontières entre ces trois sphères ne sont pas figées, elles évoluent dans le temps parallèlement à la société. Ainsi, explique Klein dans Vox.com :
Il y a deux décennies, un article comme celui de Cotton pouvait facilement être publié, un essai plaidant pour l’abolition des prisons ou de la police se languirait dans la pile des soumissions, et un slogan comme Black Lives Matter serait controversé. Aujourd’hui, Black Lives Matter est dans la sphère du consensus, l’abolition des prisons est légitimement controversée, et il y a un combat pour faire évoluer la proposition de Cotton de déployer des troupes contre les citoyens américains vers la déviance.
Ce sont ces frontières, c’est-à-dire les normes du discours journalistique, qui ont évolué dans le temps, notamment dans ces deux dernières décennies avec ce formidable accélérateur que sont les réseaux sociaux. Comme l’écrit encore Ezra Klein, « les médias changent parce que le monde change ».
Par conséquent, la publication de la tribune de Tom Cotton par le New York Times n’est pas un incident de parcours ou une légèreté d’un responsable éditorial incompétent, peu scrupuleux. Elle est le fruit d’une politique éditoriale traditionnelle, libérale, suivant un principe d’ouverture au débat d’idées, voire à la controverse. Le tout intervient dans un contexte de forte polarisation de l’opinion à l’heure du meurtre de George Floyd et de la présidence Trump. Comme le remarque James D. Hunter, « la lutte pour le pouvoir (qui est l’essence même de la politique) est en grande partie une lutte entre des vérités affirmées concurrentes » (58).
La réprobation vive et massive qui suit cette publication n’est pas une dérive illibérale ou anti-démocratique. Marquée par la cancel culture et malgré des dérives dommageables, cette réaction correspond à une avancée vers une plus grande inclusion sociale dans les rédactions et à une modification en conséquence des normes du discours journalistique. Au même moment émerge une nouvelle génération plus diverse et notamment une nouvelle figure du journalisme progressiste.
Cette évolution se produit assez brutalement, au rythme du numérique et des réseaux sociaux. Elle tend à déstabiliser une industrie aux valeurs centenaires. Dans un contexte de guerres culturelles, ce changement présente le risque d’une triple cassure, générationnelle, entre jeunes « millenials », « woke » et leurs ainés libéraux, identitaire, entre conservateurs et progressistes et enfin sociale, entre l’élite et le peuple. C’est sans doute cette dernière qui est la plus dangereuse, car elle fait le lit du populisme et traduit l’explosion des inégalités aux États‑Unis.
Nous sommes dans une période transitoire, prometteuse mais aussi périlleuse comme toute période de changement. Le danger est d’abord la limitation du débat par la montée de l’intolérance, liée à une certaine forme de puritanisme ou d’hyper moralisation, de jugement de valeur (judgemental) comme l’a dit Barack Obama le 29 octobre 2019 (Rueb et Taylor). Le péril est ensuite l’intolérance liée à la polarisation attisée par Donald Trump. Ce dernier a vivement dénoncé la cancel culture comme étant une arme politique démocrate dans son discours du 4 juillet 2020 face au mont Rushmore.
Certains regrettent que cette confrontation renforce Tom Cotton et ses alliés, comme Kathleen Parker du Washington Post : « Il est tristement ironique que le Times ait ultimement aidé et encouragé les objectifs plus larges de Cotton : les ambitions présidentielles du sénateur. » On peut cependant aisément retourner l’argument puisque la tribune a mobilisé massivement l’opposition envers le sénateur.
Enfin, tandis que les frontières de l’espace de débat et de controverse bougent, un autre danger apparaît : l’abandon de la controverse par le New York Times et la presse libérale de peur qu’une erreur ou un simple faux pas ne soient brutalement sanctionnés par un boycott massif aux conséquences dévastatrices. Les pages opinions — ce marché des idées si précieux pour la démocratie — survivront‑elles, à l’image des caricatures politiques ? Celles‑ci ont été supprimées par la Vieille dame grise le 1er juillet 2019, comme l’avait annoncé en son temps James Bennet le responsable éditorial des pages opinions, comprenant les caricatures (Lohr).
Pourtant, l’espoir demeure que cette évolution soit positive. Cette évolution repose sur une nouvelle génération de journalistes, diverse et talentueuse. À l’image de Wesley Lowery, cette génération demande un changement de normes journalistiques, plus inclusives, sans renoncer à la quête de la vérité, fondement du quatrième pouvoir.