Les caucus du Parti démocrate de l’Iowa (2020) : faux départ ou fin de partie ?

  • False Start or Endgame? The 2020 Iowa Democratic Party Caucuses

DOI : 10.35562/rma.673

Abstracts

Cet article s’intéresse aux caucus démocrates de l’Iowa (hiver 2019‑2020). Ancrée dans le terroir et dans le temps long, la période précédant les caucus est censée donner davantage de latitude aux électeurs et aux candidats que les autres phases de la campagne présidentielle. En avant‑première de la course à l’investiture, les caucus de l’Iowa sont néanmoins fortement contraints par des attentes nationales.
Afin d’explorer cette tension entre les forces locales et nationales à l’œuvre dans l’organisation des caucus, nous procédons à une mise en contexte de leur fonctionnement et à leur système de scrutin complexe. Nous mentionnons notamment la spécificité géographique et démographique de l’Iowa. Dans un deuxième temps, nous observons les techniques de communication des différents candidats. Force est de constater qu’en lieu et place d’un véritable discours politique, les candidats optent majoritairement pour un spectacle aux contraintes normatives fortes. Enfin, nous nous intéressons aux stratégies divergentes de deux candidats centristes en 2019‑2020 : Pete Buttigieg et Joe Biden. L’un fit le choix de l’ancrage local et du temps long tandis que l’autre considéra l’Iowa comme une étape parmi tant d’autres. Pour conclure, nous constatons que la spécificité de l’Iowa n’entrave en rien la réussite d’un candidat qui n’aurait su briller dans cet État, à condition que celui‑ci jouisse déjà d’une renommée nationale et d’une longue expérience politique.

This article focuses on the Iowa caucuses of the Democratic Party (Winter 2019–2020). Months before the caucuses, presidential candidates crisscrossed this Midwestern state, in the hope of more freely reaching out to the people there. At the same time, national expectations strongly constrained them. In order to explore this local / national duality, we first take stock of how caucuses work and what their complex voting system entails. We also highlight the geographic and demographic specificities of the Hawkeye state. Secondly, we look into the communication techniques of different candidates, whose skillfully crafted shows matter as much as—if not more than—the political content of their speeches. Finally, we analyze the divergent strategies of two center‑left candidates (Pete Buttigieg and Joe Biden). The former chose to run a local campaign, hoping to carry momentum to New Hampshire and the next states, whereas the latter had a national race in mind, treating Iowa as just another state. We conclude that the uniqueness of the Iowa caucuses does not in any way hinder the candidates’ success, provided they already have political experience and enjoy name recognition on the national stage.

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Qui n’a jamais entendu parler des primaires (primaries), en amont des élections présidentielles aux États‑Unis ? Le terme est toutefois trompeur, car il recouvre une réalité double. Lors de chaque cycle électoral, coexistent en fait deux systèmes de sélection des candidats : primaires et caucus. Les primaires, où le vote s’effectue à bulletin secret, sont organisés par les États, à la différence des caucus, qui sont des réunions de nature privée, gérées par les partis politiques (<https://th.usembassy.gov/primaries-caucuses-differences/>). Lors des caucus, on affiche ouvertement sa préférence pour un candidat. Les deux systèmes permettent, par voie d’un modus operandi différent (Redlawsk 6‑8), de sélectionner qui, des nombreux candidats en lice, représentera son parti lors de l’élection présidentielle.

En 2020, au sein du camp républicain, bien qu’on dénombrât une dizaine d’aspirants, un seul nom frappa les esprits : celui de Donald J. Trump. Le 45e président des États‑Unis comptait naturellement se succéder à lui-même. Saturant constamment l’espace médiatique, il ne laissa aucune chance aux autres candidats du Grand Old Party. Chez les démocrates en revanche, la concurrence s’annonçait plus rude. De fait, une petite trentaine de candidats s’affrontèrent. Parmi les centristes, se sont distingués Joseph Robinette Biden Jr. (vice-président lors des deux mandats d’Obama, de 2009 à 2013 puis de 2013 à 2017) et Peter Buttigieg (maire de la ville de South Bend, dans l’Indiana, de 2012 à 2020). L’aile gauche du Parti démocrate était représentée par Bernard Sanders (sénateur indépendant de l’État du Vermont depuis 2007), mais également par Elizabeth Warren (sénatrice du Massachusetts depuis 2013). Les candidatures des démocrates les plus conservateurs (John Hickenlooper — gouverneur du Colorado de 2011 à 2019 — et Steve Bullock — gouverneur du Montana de 2013 à 2021) passèrent relativement inaperçues.

Lors de cette course, démocrates et républicains opèrent donc séparément. Il convient également de rappeler que la course à l’investiture a beau se terminer par une convention nationale, elle n’en reste pas moins séquentielle. Les « primaires » (appellation impropre, puisque les caucus en font partie) sont donc d’abord l’affaire de chaque État fédéré, et des partis. À quelques exceptions près (Super Tuesday) les électeurs des 50 États s’expriment tour à tour et non simultanément.

Le territoire américain étant vaste, et les candidats n’ayant pas le don d’ubiquité, les « primaires » présidentielles s’étalent sur une période longue. Depuis 1972 pour les démocrates (et depuis 1976 pour les républicains), il est coutume que le point de départ de la campagne se situe en début d’année dans l’Iowa, où se tiennent des caucus. C’est à cette phase précise de la course à l’investiture que l’on s’intéressera. Après les premiers caucus viennent les premières primaires, stricto sensu, dans l’État du New Hampshire. Les États suivants apparaissent dans un ordre qui peut varier selon les années. La course à l’investiture se termine en été, lors d’une grand’messe, appelée convention nationale, clôturant le processus des primaires. Lors de celle‑ci, le candidat ayant reçu le plus de représentants est investi par son parti. En 2020, le choix du Parti démocrate s’est porté sur Joe Biden. Une fois investi, l’impétrant entame ensuite une seconde série d’épreuves (de la fin de l’été jusqu’à début novembre) avec cette fois-ci pour adversaire la personne ayant été choisie par le camp opposé (en 2020, le Parti républicain misa sans surprise sur Trump). Tous deux concourent avec la Maison‑Blanche en ligne de mire.

Dans le cadre de cet article, on se concentrera donc sur les caucus du Parti démocrate de l’Iowa, afin de s’intéresser tout particulièrement au paradoxe suivant : d’une part, les caucus permettent une expression toute singulière du fonctionnement démocratique local, et forment l’alternative aux primaires stricto sensu. Dans le même temps, ces caucus représentent la première étape des primaires (lato sensu) précédant l’élection présidentielle aux États‑Unis. Par conséquent, constituent‑ils une épreuve dont la spécificité en ferait, dans la course à l’investiture, une espèce à part ? Ou font‑ils à l’inverse intégralement partie des primaires ?

Pour tenter de répondre à cette question, on effectuera dans un premier temps un bref rappel historique afin de mettre en contexte le fonctionnement des caucus et leur système de scrutin complexe. Dans un deuxième temps, on analysera les stratégies de communication d’une sélection de candidats démocrates lors du mois de janvier 2020. En dernier lieu, on se penchera tout particulièrement sur les approches divergentes de deux candidats centristes, ainsi que sur les résultats des caucus. Pete Buttigieg, candidat jusqu’alors peu connu sur le plan national, tenta de se servir de l’Iowa comme rampe de lancement (comme l’avaient fait Carter et Obama avant lui). Joe Biden, à l’inverse, était déjà considéré comme le grand favori avant même d’entrer dans la course. Pour lui, l’Iowa n’était qu’une étape parmi tant d’autres. Cette étude en trois temps montrera que malgré leur caractère prioritaire, les caucus constituent un moment singulier dans le processus pré‑électoral sans pour autant être déterminants.

Les caucus du Parti démocrate de l’Iowa

Aux origines des caucus

« Caucus » est un terme dont l’origine est incertaine. Les dictionnaires (Oxford English Dictionary, Webster) rappellent qu’il existait dans tous les ports des colonies britanniques en Amérique des calfats (caulkers), qui se réunissaient en petits comités lorsqu’ils avaient à effectuer des choix ayant trait à leur corporation. L’orthographe corrompue de l’appellation de cette profession aurait donné « caucus ». Il existe des hypothèses étymologiques plus exotiques ou caustiques, mais bien moins certaines (Simpson et Weiner 226, Trumbull 29).

Malgré les incertitudes sur l’origine du terme, la notion qu’il désigne peut néanmoins être définie de manière empirique. Dès le xviiie siècle (Butterfield 238‑240), et plus encore dans les États‑Unis d’Amérique du xixe siècle, le caucus est un comité électoral composé de permanents d’un parti politique. Ces derniers passent en revue les candidats à l’investiture du parti, puis négocient entre eux (ou parfois l’inverse). Lorsque le comité se réunit, c’est nécessairement à huis clos. Les témoignages écrits (Gordon 365, Adams 144) et documents iconographiques de l’époque indiquent clairement que les rassemblements sont autant de soirées arrosées (Sismondo 51) et les lieux excessivement enfumés (Safire 672). Le caucus d’antan a donc tout d’un club exclusif, où un old boys’ network choisit les candidats selon un processus de nature pour le moins opaque. Pour le lecteur contemporain, les caucus qui caractérisaient la jeune Amérique évoquent un fonctionnement fort peu démocratique.

Au début du xxe siècle, les pratiques vont changer. L’ère progressiste introduit l’idée selon laquelle il faut en finir avec le clientélisme politique. Lors d’élections, la voix du peuple importe. Un système d’élections primaires, perçu comme plus en prise avec l’époque, va petit à petit remplacer le système des caucus (Kamarck 8). Suite à la convention démocrate de Chicago de 1968 le fonctionnement de type caucus à l’ancienne (opaque, compliqué et résolument archaïque), n’est plus considéré comme acceptable. Les primaires dominent désormais le paysage politique américain. Seul un nombre restreint d’États choisit de préserver des caucus. Parmi ceux-ci se trouve l’Iowa (Winebrenner et Goldford 35‑56).

L’État de l’Iowa : entre banalité et singularité

L’Iowa est un État rural du Midwest des États‑Unis, qui en temps normal ne fait guère parler de lui. Son économie repose depuis fort longtemps sur l’agriculture (maïs, soja, élevage porcin et ovin, produits laitiers) et par extension sur le secteur agro-alimentaire. Sa superficie ne le classe qu’en 26position, et sa démographie en 30e place : on y dénombrait un peu plus de 3 millions d’habitants en 2019 (United States Census Bureau). Les habitants du Hawkeye state ne sont pas à l’image du reste de la population américaine, dans ce sens qu’on y dénombre moins de 10 % de minorités visibles, et moins d’1 % de non‑chrétiens (athées exclus). À titre de comparaison, cette même année, parmi les 39 millions d’habitants résidant en Californie, 63,5 % déclaraient appartenir à une minorité (United States Census Bureau). Au Texas (29 millions d’habitants), ce chiffre était de 58,8 % en 2019. En Floride (21,5 millions d’habitants), 46,8 % des habitants se disaient « non caucasiens » (United States Census Bureau). Quant à l’État de New York (20 millions d’habitants), 44,7 % des personnes y résidant ne se reconnaissaient pas comme étant « blanches » (United States Census Bureau). Par ailleurs, la ville de New York comptait 16 % de non‑chrétiens en 2014, ainsi qu’un quart d’athées (Pew Research Center).

Bien qu’il ne ressemble pas à ces quatre États, dont la démographie est nettement plus importante, l’Iowa jouit depuis bientôt un demi‑siècle de la primeur lors de la course à l’investiture pour chaque parti. En amont de chaque élection présidentielle, dès le mois de janvier (ou début février selon les années), les citoyens américains qui résident dans l’État de l’Iowa sont amenés à se prononcer sur la viabilité des candidats de leur parti. Ils jouent, en quelque sorte, un rôle d’éclaireurs : l’Iowa sert de rampe de lancement pour bon nombre de candidats qui ne bénéficieraient pas (ou pas encore) d’une véritable exposition nationale. Ce fut le cas de Jimmy Carter (en 1976) et plus récemment de Barack Obama (en 2008). L’Iowa peut donc révéler un candidat (Redlawsk 5). Mais il peut tout aussi bien en mettre en péril un autre (Roller) : le Hawkeye state a également pour vocation d’effectuer un tri parmi les candidatures (et on sait qu’au sein du Parti démocrate, elles furent nombreuses en 2020). Au beau milieu de l’hiver, lors de chaque année bissextile, l’Iowa est donc tout à la fois videur (bouncer) et éclaireur politique (scout). Ses habitants décident de qui brille et mérite donc de rester dans le club restreint de ceux qui concourent à la phase préliminaire de la course à la Maison‑Blanche, et qui doit le quitter. En bref, il est attribué un rôle remarquable à un État qui, au vu des statistiques et chiffres présentés ci-dessus, ne l’est pas.

Un bref retour sur l’histoire récente du Parti démocrate permettra au lecteur d’appréhender la logique qui donne à l’Iowa sa primauté. Suite à la débâcle de la convention nationale du Parti démocrate de 1968 à Chicago, une réforme du fonctionnement des caucus était de mise. L’époque où les caciques du Parti démocrate pouvaient désigner un candidat sans que celui‑ci se soit frotté aux électeurs était révolue. La réforme devait donc permettre au peuple de mieux s’exprimer, et à celui-ci d’être mieux entendu des candidats. De nouvelles règles furent instaurées. Dorénavant, les électeurs démocrates éliraient d’abord des représentants au niveau des comtés, puis ces derniers enverraient des représentants dans les circonscriptions, qui choisiraient à leur tour leurs représentants pour la convention de l’État (Redlawsk 275). Pour un État comme l’Iowa, dont les moyens étaient restreints, un tel fonctionnement séquentiel signifiait qu’il faudrait désormais consacrer davantage de temps au processus de sélection. La convention nationale ayant généralement lieu en été, cela impliquait que l’Iowa mette à l’œuvre son processus de sélection dès le mois de janvier, c’est‑à‑dire avant tous les autres États (Seagrave). Ce statut de first in the nation étant un accident de l’histoire, il est paradoxal que l’Iowa façonne le paysage électoral aux États‑Unis tous les quatre ans.

Suite à la convention de Chicago en 1968, d’autres changements furent opérés. Lors du cycle électoral présidentiel suivant (1972), des questions épineuses (notamment le droit à l’avortement, la guerre du Vietnam, etc.) divisaient profondément les électeurs du Parti démocrate, et par extension, les candidats. Afin de ne pas éparpiller les voix en multipliant à l’infini les candidatures, de nouvelles règles furent instaurées. Il fut décidé que l’Iowa n’enverrait que 7 délégués à la convention nationale du Parti démocrate. Par conséquent, tout candidat recevant moins d’un septième des votes (c’est-à-dire approximativement 15 %) serait éliminé des caucus (Iowa PBS). Ce sont donc des considérations essentiellement pratiques qui dictèrent de nouvelles règles au sein du Parti démocrate local.

Ces nouvelles règles changèrent la donne. Certes, elles compliquaient la tâche des candidats, mais elles allaient également donner à tout électeur l’occasion de s’exprimer. Depuis 1972, tout membre du Parti démocrate peut émettre un avis sur les nombreux candidats à l’investiture en choisissant celui qui lui semble être le plus méritant. Si les caucus évoqués en début d’article recouvraient une réalité peu démocratique, la réforme qui suivit la convention de Chicago donnait voix au chapitre à la base (grassroots democracy).

Praxis

De manière prosaïque, cela signifie que lors de chaque nouveau cycle électoral, en début d’année, les électeurs sont invités à se rendre en personne dans le gymnase, le lycée, ou toute autre salle de réunion indiquée par leur parti (on ne se rend pas dans les caucus du parti adverse). Lors de ces rassemblements de petite taille, les fervents partisans d’un candidat tentent de rallier les indécis à leur cause par la simple force d’arguments bien choisis (Kinzel et Wertlieb).

Les citoyens exposent leurs arguments, débattent, tentent de convaincre, autant qu’ils se laissent parfois convaincre. Une fois le temps du débat terminé, chaque personne indique le candidat qui a sa préférence en se rangeant dans l’un des quatre coins de la salle. Plusieurs assesseurs effectuent ensuite un compte manuel (headcount). Un deuxième tour est organisé dans la foulée pour ventiler les voix des candidats qui n’auraient pas atteint le seuil fatidique des 15 % (Redlawsk 276). Ce deuxième tour, qui implique un second choix de la part de l’électeur, revêt un rôle plus important qu’il n’y parait, comme nous le verrons dans la troisième partie de l’article. Au bout de quelques heures, tout citoyen résidant dans l’Iowa a donc pu s’exprimer sur le candidat qu’il pense être la meilleure (ou seconde meilleure) incarnation de son parti. Ce système semble on ne peut plus démocratique (Epstein, Ember, Gabriel et Baker).

Pourtant, d’aucuns expliquent a contrario que les caucus de l’Iowa sont anti‑démocratiques, arguments sociologiques et pratiques à l’appui (Ember et Epstein). Se libérer à 19 heures un soir de semaine dans cet État où les routes sont très enneigées exclut de facto nombre de démocrates (personnes à mobilité réduite, jeunes parents ne pouvant faire garder leurs enfants, ceux dont les horaires professionnels sont décalés, etc.). Par ailleurs, les caucus attirent les citoyens les plus militants (Milligan et Cline). Par définition, ceux‑ci émettent opinions et points de vue des plus affirmés. De tels militants ne sont pas représentatifs d’une plus vaste opinion publique, au sein d’un État non représentatif de la démographie états‑unienne.

D’autres s’opposent à la primauté de l’Iowa pour des raisons bien différentes : ce n’est pas tant le processus des caucus qu’ils remettent en cause mais la couverture médiatique démesurée qu’ils génèrent. Pendant presqu’un mois, tous les quatre ans, l’impression est donnée que le centre politique ne serait plus à Washington DC mais qu’il aurait été transplanté dans le Midwest. Les chaines de télévisions locales mais également nationales et internationales sont présentes, comme en attestent les énormes caméras, systèmes de grues et d’éclairage et vans parqués devant les gymnases. Les grands quotidiens du monde entier envoient leurs meilleurs correspondants. Ceux‑ci, habitués aux missions à effectuer dans les capitales et les grandes villes, sont quelque peu désorientés de devoir couvrir une course depuis des lieux aussi reculés, puis de devoir affronter des températures polaires, la neige et le verglas avant de pouvoir rejoindre une chambre d’hôtel dans une des villes de l’État.

Autrement dit, les détracteurs des caucus de l’Iowa (ou plus exactement de la période qui précède ceux‑ci) remettent en cause leur mise en scène. Il est injuste, estiment‑ils, de s’emparer du fonctionnement politique spécifique à un État et de le détourner de sa fonction première. Tenter de suggérer que la course à la Maison‑Blanche est authentiquement démocratique en utilisant la rudesse hivernale du Midwest et ses paysages agricoles pour preuve est au mieux, une ruse médiatique, au pire, un mensonge. Les détracteurs (Editorial Board) précisent toutefois que ce n’est pas tant aux habitants de l’Iowa (dont la gentillesse est légendaire) que le reproche est fait, mais aux médias nationaux et internationaux, coupables de forger une construction artificielle là où se trouvait il n’y a pas si longtemps un processus démocratique authentique.

Stratégies de communication des candidats démocrates

Nous avons évoqué la spécificité et la temporalité des caucus de l’Iowa. Celles‑ci requièrent de la part des candidats à l’investiture du Parti démocrate de mener une campagne intrinsèquement différente de celle qu’ils mèneront par la suite. Pour quiconque accepte de jouer le jeu, la première étape qu’est l’Iowa sous-entend de nombreux déplacements locaux, et des interventions ancrées dans la réalité du terroir. Les candidats peuvent également faire le choix, en amont des caucus, de passer un temps considérable sur le terrain. Mais ces dernières années, lors de cette étape dans la course à l’investiture qu’est l’Iowa, la couverture médiatique nationale n’a cessé de s’intensifier. Très tôt dans leur campagne, ce phénomène oblige les candidats à opérer de manière programmatique : quelle image veulent-ils donner d’eux-mêmes au reste de la nation ? Celle‑ci est‑elle compatible avec la campagne menée dans le Hawkeye state ? Cette double contrainte (locale et nationale) engendre diverses stratégies de communication.

Signalétique

Pour commencer, chaque candidat va opter pour un code couleur lui‑même porteur d’une valeur symbolique, mais également conçu pour le différencier des candidats rivaux. Ainsi, lors de la campagne 2019, l’équipe de communication d’Amy Klobuchar (la sénatrice du Minnesota) choisit une teinte de vert qui se situe entre l’émeraude et le gazon. Celle‑ci explique que son choix est un hommage à son mentor politique (Paul Wellstone), mais également un clin d’œil à sa base et au fonctionnement grassroots de sa campagne (Lerer, 12 janvier 2020). Pete Buttigieg, pour sa part, préfère l’aurore (une nuance d’orange) sur fond bleu. Cette combinaison n’est pas sans évoquer l’aube, et ce n’est pas par hasard. Pour lui, un nouveau jour se lève sur l’Iowa mais également sur le champ politique américain : il veut incarner ce renouveau (Epstein, 12 janvier 2020). Par ailleurs, son choix de couleurs est très éloigné de celui d’Amy Klobuchar. Si leur positionnement sur l’échiquier politique est relativement proche (tous deux sont centristes), alors il est important qu’ils marquent leur différence autrement. Il existe toutefois d’autres candidats visant à capter les voix d’un même groupe d’électeurs. Le plus en vue des centristes est évidemment Joe Biden. Au vu de son parcours politique (ancien vice-président) mais également de son ambition affichée (être le président de tous les Américains, y compris les républicains dégoûtés de Trump), son choix de couleurs (bleu, blanc et une touche de rouge) n’est pas surprenant. Biden se veut être à la fois l’incarnation du Parti démocrate (dominante bleue), mais également le rassembleur (le rouge républicain). Sa chevelure (toison blanche mais non dégarnie) témoigne de sa grande expérience politique (44 années passées à Washington, d’abord en tant que sénateur du Delaware puis en tant que vice-président). En définitive, son choix de couleurs de campagne évoque déjà la bannière étoilée.

Une fois que leur identité visuelle est clairement déterminée, les candidats à l’investiture du Parti démocrate vont solliciter le relai des électeurs. Ainsi, en janvier, les jardins enneigés de l’Iowa arborent tous une pancarte (yardsign) marquant le soutien exprimé à tel ou tel candidat. Il ne s’agit pas là de zèle politique : une telle opération est la norme, vécue par les intéressés comme un rituel bissextile. Il se peut que les adultes d’une même maisonnée aient des avis politiques différents, auquel cas plusieurs yardsigns sont présents. Ces pancartes ne sont pas seulement l’expression du soutien à un candidat. Ils servent également d’indicateurs aux bénévoles qui font du porte‑à‑porte : selon les consignes données par le chef de campagne local, il est inutile d’aller prêcher un convaincu, ou à l’inverse il est fort urgent de s’assurer que celui‑ci se rendra bien dans son caucus le 3 février. Ils sont aussi une jauge quant au vote : d’un coup d’œil, il est facile d’estimer si un quartier est en faveur inconditionnelle d’un candidat ou s’il est au contraire très disputé.

Iowa City a beau n'être que la sixième ville du Hawkeye state, elle héberge néanmoins l’université d’État. Étudiants et enseignants y sont donc légions. Au cours de la campagne 2019‑2020, en amont des caucus, sans même faire de sondage, il était frappant de voir à quel point les pancartes postées devant les résidences étudiantes plébiscitaient Bernie Sanders. Celles affichées dans les jardins des vastes demeures qu’occupent les enseignants, indiquaient également une préférence pour l’aile gauche du Parti démocrate, avec toutefois un soutien plus appuyé à Elizabeth Warren (la sénatrice du Massachusetts). Ces intuitions visuelles, nourries des codes couleur évoqués en amont, furent confirmées lors de la proclamation des résultats (voir troisième partie de l’article).

Les pancartes peuvent être doublées d’un autocollant, bien en vue sur le parechoc arrière des véhicules : la préférence politique va donc accompagner tout un chacun dans ses trajets quotidiens et s’exprimer au‑delà de l’espace domestique. Les parkings attenant aux espaces professionnels (bureaux, usines) et récréatifs (centres commerciaux, salles de sport, salles de cinéma) donnent un indice du degré de politisation ou de l’appartenance politique. Au‑delà d’une simple topographie domestique du politique, divers indicateurs peuvent être relevés, consignés, triés puis croisés afin d’être plus tard exploités par les responsables de campagne. Ils constituent un véritable trésor de guerre qui permet, grâce aux outils technologiques sans cesse plus performants, d’identifier les intentions de vote avec une précision chirurgicale (Shmueli 531).

Rallyes de campagne

Parmi toutes les figures imposées en amont des caucus, les rallyes de campagne constituent l’exercice phare. Quel que soit le candidat, ceux‑ci suivent invariablement un ensemble de codes. Dans un premier temps, la presse locale invite tout un chacun à assister à ces rallyes. C’est l’occasion pour les passionnés de politique comme pour les curieux d’aller à la rencontre des candidats. Pour certains, la motivation est d’ordre citoyen. Pour d’autres, elle est plus frivole : qui ne rêve d’une photo souvenir avec l’éventuel futur président des États‑Unis ? Une fois rendus sur les lieux du rallye, les habitants de l’Iowa vont faire la queue, parfois une heure durant. Ceci n’est pas dû à une organisation défaillante, bien au contraire. Un escadron de bénévoles, dont les vêtements obéissent au code couleur du candidat, vont faire leur apparition. En apparence, ces derniers sont là pour assurer une bonne gestion des flux et ordonner la file d’attente. En réalité, leur mission est tout autre. Armés de leurs téléphones portables, ces bénévoles relèvent les noms, prénoms, dates de naissance, numéros de téléphone et adresses mél de ceux venus assister au rallye, leur flanquent un autocollant (aux couleurs et au nom du candidat) avant d’enchaîner avec les suivants. Ces données personnelles constituent pour les candidats une véritable mine, que leur staff ne manquera pas d’exploiter par la suite.

La foule pénètre ensuite dans la salle, où des bénévoles distribuent de grandes pancartes de couleur au nom du candidat. Très rapidement, l’enceinte se remplit. Seul l’espace situé derrière le candidat (qui sera dans le champ visuel des caméras et des appareils photos des journalistes) reste vide jusqu’à la dernière minute. Celui‑ci sera comblé par des visiteurs triés sur le volet, en fonction de l’image que l’équipe de communication veut donner du candidat à l’instant t. Ainsi, début février, Biden choisira d’y mettre des pompiers, Sanders des gens de couleur et Buttigieg un échantillon de personnes plus jeunes que les seniors présents dans la salle.

Le meeting consiste ensuite en une succession de témoignages, organisée selon une hiérarchie stricte. La parole est en général donnée à un très jeune militant, qui énonce les raisons pour lesquelles il croit en son candidat. Vient ensuite le tour d’un gestionnaire de campagne plus expérimenté, qui vante les mérites de celle‑ci. Quel que soit le candidat, et quel que soit l’état réel de la campagne, celle‑ci est toujours présentée comme une « réussite historique ». Dans un troisième temps arrive un intervenant de renommée régionale, occupant des fonctions politiques ou médiatiques. Lors de la dernière phase de la campagne de Joe Biden, ce fut Abby Finkenauer (élue à la Chambre des représentants pour le 1er district congressionnel de l’Iowa). Dans un quatrième temps, un compagnon de voyage d’envergure nationale se présente. Pour Bernie Sanders, ce furent Michael Moore et Alexandria Ocasio-Cortez. En dernier lieu vient le tour du candidat (ou d’un remplaçant, si ce dernier ne peut être là).

Ces présentations en cascade ont plusieurs fonctions. Tout d’abord, elles mettent en avant la nature pyramidale du processus. Un élu national en puissance (le candidat) se doit d’avoir l’appui d’élus régionaux ou locaux. Une campagne ne peut certes fonctionner sans fonds, mais elle le peut encore moins sans directeur de campagne, qui serait lui-même impuissant sans l’armée de bénévoles qu’il commande. Ensuite, elle donne à voir une diversité que le candidat ne peut incarner à lui seul. En faisant appel à Alexandria Ocasio‑Cortez, c’est en réalité toute l’Amérique hispanophone que Sanders sollicite, mais également les femmes. Lorsque Pete Buttigieg fait appel au maire noir de Waterloo, c’est en réalité un appel du pied à la communauté afro‑américaine. Enfin, ces rallyes politiques sont construits comme des shows : il est important que le clou du spectacle (le candidat) n’arrive qu’à la fin, les précédents intervenants ayant participé à la construction d’une mise en valeur et d’une attente forte. Tout se passe comme si ceux‑ci étaient autant de bandes annonces, donnant à voir des extraits du film à venir sans toutefois en révéler la totalité. Ou pour utiliser une analogie commerciale, comme s’ils étaient des publicités, vantant les mérites d’un produit, avant que le produit ne fasse lui‑même son apparition.

À bien y regarder, le contenu politique d’un rallye est relativement faible. En réalité, celui‑ci est tour à tour un rassemblement d’électeurs en puissance ayant sensiblement la même fibre (et la collecte de données personnelles de ceux‑ci), un spectacle (fait d’animations et de narrations) et une opération commerciale (collecte de fonds, vente d’objets souvenirs). Seul le discours du candidat (en général, relativement court) évoque des propositions politiques.

Lorsque Bernie Sanders prend la parole lors de ces meetings, il martèle le même message que depuis qu’il est entré en politique. Celui‑ci peut être résumé en quelques points : un salaire minimum digne, plus de justice (sociale, raciale, et entre les sexes). Il promet un système de santé et un système éducatif régis par l’État et accessibles à tous. Il appelle de ses vœux une politique étrangère plus diplomate. S’il y a en 2020 deux nouveautés dans son discours, ce sont le Green Deal et la légalisation de la marijuana. Lors des meetings sur les campus, la foule étudiante, sensible à ces arguments, acquiesce bruyamment. Sanders termine toujours en rappelant que cette campagne n’est pas la sienne, mais celle de ses partisans.

Lorsque les gens quittent la salle, l’armée de bénévoles est toujours là. Avant qu’ils ne retournent chez eux, les spectateurs sont sollicités de plusieurs manières. Tout d’abord, on leur demande ce qu’ils ont pensé du meeting. Cette question, en apparence anodine, est une manière détournée de jauger le degré d’intérêt, et de solliciter un relai. Un spectateur qui se déclare avoir été intéressé, sans plus, repartira a minima avec une pancarte. À un spectateur très intéressé, on demandera non seulement s’il s’engage à se prononcer en faveur du candidat lors des caucus, mais également s’il veut bien promettre de rallier les indécis ce jour‑là (ainsi que les désœuvrés au second tour). À un spectateur extrêmement intéressé, on demandera de rejoindre l’armée de bénévoles pour faire du porte‑à‑porte (door‑to‑door) ou passer des appels téléphoniques (cold calls). Des dons sont aussi acceptés, même si une manière plus habile pour collecter des fonds repose en fait sur l’exploitation des données personnelles collectées en amont.

La presse

Certains candidats tentent d’obtenir le soutien officiel de tel ou tel organe de presse. Idéalement, le candidat est d’abord adoubé par un organe de presse régional, afin de lui assurer un ancrage local, et l’attention du lectorat correspondant. Ce fut le cas, par exemple, d’Elizabeth Warren, soutenue dans un premier temps par le Storm Lake Times (bi‑hebdomadaire local au tirage confidentiel [3 000]), puis par le Des Moines Register (quotidien régional de référence, dont le tirage atteint actuellement 33 000 exemplaires par jour, et dont les locaux se trouvent depuis 1903 dans la capitale administrative de l’État de l’Iowa). L’annonce du soutien fut faite le 25 janvier 2020, soit dix jours avant les caucus de l’Iowa. Dans ses tracts de campagne, on remarquera que Warren ne mentionnait pas le soutien du New York Times.

Amy Klobuchar tint à l’inverse à faire savoir qu’elle avait obtenu à la fois l’appui du Quad-City Times (un journal régional dont le tirage quotidien est de 54 000 exemplaires, lu dans la partie occidentale de l’Illinois et dans l’État de l’Iowa) mais également celui du New York Times (le tirage papier de ce quotidien de référence dépasse les 5 millions d’exemplaires). Quinze jours avant les caucus, la sénatrice du Minnesota ne manqua pas de faire valoir dans ses tracts ce double appui.

On remarquera que la dualité de l’approche (régionale ou nationale) correspond à l’exposition médiatique dont jouit déjà le candidat, ainsi qu’à l’image qu’il veut se donner. En 2020, Warren est déjà connue du public américain ; mais est en manque d’un réel ancrage local. Elle estime que l’appui d’un journal d’envergure nationale, très suivi par l’élite de la côte est des États‑Unis, ne lui apporterait pas de voix qu’elle n’aurait déjà dans l’Iowa. C’est la raison pour laquelle elle choisit de gommer le soutien du New York Times, et de mettre en avant celui de la presse régionale. À l’inverse, Klobuchar est une femme politique issue du Midwest (et qui par conséquent jouit d’une certaine reconnaissance de cet électorat), mais dont la résonnance nationale est à ce stade toute relative (d’où l’importance de l’appui du New York Times [Lerer], information mise en avant dans ses tracts).

Les stratégies de campagne médiatique de l’équipe de Joe Biden et de celle de Pete Buttigieg, divergentes, méritent également d’être mentionnées. Lors de la course à l’investiture, l’ancien vice‑président est un vétéran de la politique, et sa renommée nationale est déjà assurée. Toutefois, en amont des caucus, il ne juge pas utile de mettre en avant son expertise de vice‑président. Biden va plutôt chercher à renforcer l’image middle-class Joe qu’il souhaite donner de lui‑même. Pour ce faire, il va estomper les références les plus évidentes aux élites de la côte est. Dans les tracts distribués dans les boîtes aux lettres des habitants de l’Iowa, les références au New York Times sont masquées (elles apparaissent uniquement en note de bas de page, pour justifier des statistiques, ou de manière indirecte, en mentionnant l’institut de sondage qui renseigne le New York Times et non le quotidien lui‑même). Les tracts feront plutôt référence à la presse régionale, telle le Morning Post. Ce quotidien (dont le tirage est de 80 000 exemplaires en semaine), est publié à Allentown, en Pennsylvanie, mais son lectorat s’étend aux nombreuses bourgades de la ceinture de la rouille, y compris dans le New Jersey (Wildstein). En s’appuyant sur ce type de presse, Biden cherche à s’assurer le soutien des électeurs habituels du camp démocrate, mais également de ceux ayant voté pour Trump en 2016. Il est à ce titre frappant de constater que ses tracts de campagne évoquent également le Pittsburgh Post-Gazette, dont le tirage quotidien est de 74 000 exemplaires. Pendant de nombreuses années, la ligne éditoriale de ce journal d’envergure régionale et le point de vue du Parti démocrate convergeaient. Toutefois, lors du second mandat d’Obama, l’identité politique du journal, faisant écho à celle de son lectorat, s’est droitisée. Les éditos prirent un tournant populiste au point d’en appeler à voter Trump en 2016. C’est donc également ce type d’électorat que Biden et son équipe cherchent à récupérer. Les quotidiens cités dans les tracts de Biden en amont des caucus sont certes sans rapport avec l’Iowa, mais ils disent quelque chose de sa stratégie.

Au moment où il se lance dans la course, Pete Buttigieg n’est que le maire d’une ville mineure de l’Indiana. La directrice de communication de sa campagne fait donc le pari qu’il faudra répondre à toutes les sollicitations de la presse (locale, régionale et nationale, sans exception), voire anticiper celles‑ci, afin de gagner en visibilité (Freedlander). Cette tactique semble fonctionner, puisque si l’on se réfère aux sondages sur les intentions de vote des démocrates, en l’espace d’un semestre, le candidat parvint à se faire une place parmi le quatuor de tête (CBS News). Cette omniprésence médiatique fit de lui un candidat avec qui il fallait désormais nécessairement compter à la fin de l’année 2019.

Ayant établi un seuil de reconnaissance national viable, à l’approche des caucus, Buttigieg fit le choix de privilégier l’Iowa. On recense dans cet État une population plus âgée que dans le reste des États‑Unis. Par ailleurs, dans les parties les plus agricoles de l’État, la couverture réseau est faible, ce qui rend l’accès à l’Internet au mieux difficile, au pire impossible. Pour toutes ces raisons, Pete Buttigieg se concentra sur les journaux locaux de l’Iowa (voir par exemple son entretien dans The Carroll Times Herald, lu essentiellement dans la ville de Carroll, 10 000 habitants [Burns]), Toutefois, il ne se limita pas à répondre aux sollicitations des journalistes locaux. Sa présence dans les journaux se manifesta également au travers d’encarts publicitaires annonçant sa venue lors de quelque événement local (Halle), ou de témoignages attestant de sa forte présence sur le terrain, et relatant son interaction auprès des habitants de l’Iowa. À nouveau, cette approche sembla lui réussir puisqu’en novembre 2020, un sondage indicatif le plaçait en tête des intentions de vote des locaux.

À la différence de Biden, Buttigieg tenta, lors de sa campagne, de profiter d’une couverture médiatique nationale et locale à la fois. Les tracts distribués dans l’Iowa par son armée de bénévoles ne mentionnent aucun journal en particulier, l’idée n’étant pas de faire valoir un type d’ancrage plutôt qu’un autre, mais plutôt de donner à chaque publication (et donc à son lectorat) l’impression d’un entretien exclusif (Stelter).

Une course locale à ambition nationale

Cette dualité locale / nationale est donc au cœur des choix stratégiques qu’opèrent en permanence les candidats en amont de leur campagne et pendant celle‑ci. Faut‑il creuser son sillon localement (grassroots democracy / retail politics), ou bien est‑il au contraire préférable de considérer l’Iowa comme une étape parmi tant d’autres ? Afin de débattre des mérites de chaque stratégie, on observera dans un premier temps la campagne de Pete Buttigieg dans l’Iowa avant de se référer à celle de Joe Biden.

Si nous avons choisi de nous concentrer sur ces deux candidats en particulier, c’est parce que leurs programmes politiques sont comparables, mais leurs parcours divergent (et comme nous le verront, leurs stratégies également). Non seulement tous deux sont centristes, mais de nombreux graphiques les placent exactement au même endroit sur l’échiquier du Parti démocrate (Policy 2020, Reuning, Relman et Hickey). Au sein de l’électorat démocrate, tous deux courtisent les mêmes groupes. Les centristes, bien entendu, mais également les indépendants, la frange conservatrice du parti, les personnes âgées, et les Afro‑Américains (Van Wagtendonk).

Un autre point commun repose sur un paradoxe : tous deux sont crédités d’une filiation (réelle ou imaginaire) avec Obama. Biden fut son vice‑président huit années durant, argument qu’il n’hésita pas à mettre en avant lorsqu’il s’agissait de chercher à obtenir les voix de la communauté afro‑américaine. Lorsque des critiques furent adressées à Buttigieg quant à son peu d’expérience politique et à sa différence, celui cita en exemple le parcours d’Obama en 2008, qu’il cherchait à imiter. Il courtisa d’ailleurs des Afro‑Américains de l’équipe d’Obama afin d’obtenir leur soutien et de rendre sa candidature plus crédible (Rubin).

Si les différences ne sont pas politiques, elles sont plutôt à chercher dans les parcours respectifs des candidats. Un écart générationnel sépare les deux hommes (en 2020, Biden avait 77 ans alors que Buttigieg en avait 38), qui se situent à deux moments différents de leurs carrières : Buttigieg aspire à étoffer son envergure politique et tente pour cela de profiter des caucus de l’Iowa, alors que Biden a déjà un long parcours politique derrière lui. Par certains aspects, on retrouve un des éléments de la rivalité Obama / Clinton de 2008, où la nouvelle garde l’avait emporté contre l’establishment. Cette différence d’âge et ces parcours non comparables induisent des stratégies nécessairement différentes. Comme on le verra, Buttigieg, bénéficiant d’une exposition médiatique grandissante, fit le pari d’une campagne locale. Il comptait donc faire de l’Iowa un tremplin politique. L’équipe de Joe Biden fit le pari inverse, en menant une campagne nationale dont l’Iowa ne fut qu’une étape quelque peu négligée.

La campagne de Pete Buttigieg

En 2019, Pete Buttigieg n’était pas encore bien connu du grand public américain. Ce jeune homme politique (il n’avait alors que 37 ans) n’avait à son actif qu’une seule fonction élective (maire d’une ville de 100 000 habitants dans l’Indiana). Ceci ne l’empêcha pas de rêver d’une ambition présidentielle : certains médias n’hésitèrent d’ailleurs pas à comparer sa campagne à celle d’Obama en 2008.

D’aucuns prédisaient que la couleur de peau d’Obama serait un formidable obstacle à sa candidature, tout particulièrement dans un État du Midwest où rares sont les minorités visibles. Conseillé par son équipe (Obama 116) Obama fit donc le choix de ne pas faire de l’appartenance ethnique un cheval de bataille. Ou plutôt, il se mit à jouer de son métissage afin de mettre en valeur sa double appartenance. En étant à la fois noir et blanc, Obama put faire appel à la fois aux minorités et à l’électorat traditionnel du Midwest. Buttigieg employa en 2019 et en 2020 une tactique similaire, afin de faire de sa préférence sexuelle un atout et non un handicap. En faisant valoir ouvertement qu’il était gay, Buttigieg capta le vote d’une partie de la communauté LGBTQ +. Dans le même temps, il aimait à préciser que sa candidature ne se résumait pas à son homosexualité. Les jeunes retraités de l’Iowa ne voyaient d’ailleurs pas le gay en lui, mais leur petit-fils préféré : poli, intelligent, tourné vers l’avenir, habité d’une foi fervente, respectueux des valeurs traditionnelles et des institutions.

Obama et Buttigieg ont également en partage une grande maîtrise de l’art du storytelling et un sens aiguisé de la communication politique. De son nom de famille imprononçable, Buttigieg fit un atout en le transformant en Boot Edge Edge, faisant ainsi preuve à la fois de pédagogie (c’est bien ainsi que ce patronyme d’origine malte se prononce) et d’humour. Son nom devient slogan politique. Avec cette transcription phonétique, il indiquait qu’il était doublement à la pointe (edge edge). La botte (boot) quant à elle rappelait que Buttigieg avait servi dans la marine américaine (US Navy), et qu’il avait été déployé plusieurs mois durant sur le théâtre d’opérations en Afghanistan (Blasko), ce que l’électorat du Midwest, profondément patriote, appréciait. Tout comme Obama, Buttigieg parvint à lever une somme impressionnante de fonds très tôt dans sa campagne (7 millions de dollars au premier semestre, 25 millions de dollars au second semestre [Rodriguez, 2 septembre]). L’argent étant le nerf de la guerre (politique), la somme amassée lui permit de penser sa campagne avant de s’y plonger de manière plus prononcée.

Dès février 2019, Buttigieg se rendit dans l’Iowa le temps d’une journée pour jauger si le lancement d’une campagne présidentielle était envisageable. Il réitéra en mars. Puis, ayant décidé qu’il était réaliste pour lui de se lancer dans la course, en avril, mai et juin, le rythme s’accéléra et les déplacements dans le Hawkeye state se firent plus nombreux et plus longs (Rodriguez, 2 septembre). Si en mai 2019, il n’avait à ses côtés que 4 salariés pour l’aider à mener sa campagne (Rodriguez, 6 mai), au mois de juin, sa venue attira plus de mille personnes lors d’un town hall meeting à Des Moines, la capitale de l’État. Un sondage ce même mois le plaçait en quatrième position, juste derrière Elizabeth Warren (Pfannenstiel, 9 juin). Les intentions de vote firent de lui un candidat avec qui ses rivaux démocrates d’envergure nationale devraient compter.

Lors de l’été 2019, Pete Buttigieg multiplia les apparitions dans l’Iowa. Lors de Labor Day, il se trouvait à Cedar Rapids pour discuter des inondations (problème récurrent dans l’Iowa, État bordé du fleuve Mississippi). En août 2019, Pete Buttigieg n’avait toujours qu’un local dans tout l’Iowa (basé à Des Moines, la capitale), mais désormais 62 employés (Rodriguez, 2 septembre), ainsi que de nombreux bénévoles. Parmi eux se trouvaient des étudiants d’Iowa City. Pour l’aider dans sa campagne, ceux-ci avaient pour consigne d’envoyer des textos ou de téléphoner à leur cercle de proches (familles, amis, collègues étudiants), afin de les convaincre que Pete Buttigieg était le meilleur choix pour les caucus du 3 février 2020. Cette approche (relational phone banking) jouait sur la fibre émotionnelle, mais n’excluait pas d’autres techniques plus traditionnelles (les appels en aveugle [cold calls], l’envoi de tracts, le porte‑à‑porte, etc.)

Le 2 septembre 2019, sa campagne dans l’Iowa prit de l’envergure. Celle‑ci comprenait désormais 98 employés et des centaines de bénévoles. Même si le siège du candidat demeurait à Des Moines, 20 villes de l’Iowa avaient désormais un bureau où se rassemblaient salariés et bénévoles de campagne (Rodriguez, 2 septembre).

Comme d’autres candidats, Buttigieg allait apparaitre dans des émissions diffusées par les télévisions locales. À la différence de ceux‑ci, il allait toutefois consacrer une partie significative de ses fonds aux publicités diffusées entre ces émissions. Son raisonnement était le suivant : la démographie spécifique de l’Iowa faisait des personnes âgées une classe d’âge à privilégier. Cet électorat était par ailleurs sensible à son positionnement sur l’échiquier politique (centriste), à certaines de ses thématiques de campagne (réforme de la sécurité sociale) et à son charme. Les seniors ayant grandi avec la télévision (et non avec internet), le petit écran restait pour eux le medium de choix. Les habitudes qu’ils avaient développées demeuraient également. Contrairement aux jeunes, les boomers regardent non seulement les émissions diffusées par les télévisions régionales, mais également les publicités qui les entrecoupent. C’est la raison pour laquelle l’ancien maire de South Bend misa sur la publicité à la télévision bien plus que sur celle des réseaux sociaux. Buttigieg devint alors, dans les domiciles de nombreuses têtes grises de l’Iowa, véritablement omniprésent. Ses rallyes politiques et autres town hall meetings, où il promit aux retraités un « Gray New Deal » (Ember) furent retransmis à la télévision. Il envoya aussi des tracts par la poste, et donna des interviews dans les radios locales. Les médias nationaux constatant le nombre de résidents de l’Iowa qui prêtaient oreille à ce candidat, prirent alors le relai. En novembre 2019, les sondages sur les intentions de vote des démocrates de l’Iowa plaçaient Buttigieg en tête (Pfannenstiel, 17 novembre) : un quart des sondés envisageait alors de voter pour lui.

Le relai médiatique de la candidature de Buttigieg ne serait toutefois rien sans le message dont il fut porteur. Les électeurs de l’Iowa retinrent du candidat Buttigieg que sa foi nourrissait son progressisme. Cette thématique, dont les hommes politiques de droite et de gauche usent et abusent aux États‑Unis, s’inscrit néanmoins dans l’histoire du Midwest (Mislin). La foi, selon Buttigieg, n’a pas vocation à être idéologiquement radicalisée. Pour lui, elle s’exprime le mieux lorsqu’elle est pragmatique. Il évoqua par ailleurs les groupes d’intérêts (special interests) dont l’Amérique est de plus en plus victime (autre thématique populaire dans le Midwest) comme une défaillance du politique qu’il était urgent de corriger. C’est un message qui lui permit de rallier quelques républicains modérés (Epstein et Gabriel). On notera toutefois que Buttigieg peina à rassembler un électorat de couleur (particulièrement les Afro‑Américains). Ceci ne fut pas en soi un handicap dans l’Iowa, mais le devint plus tard dans la course à l’investiture. Par ailleurs, les bénévoles de couleur au sein de sa propre campagne se sentirent marginalisés et n’hésitèrent pas à le faire savoir (Epstein, 28 janvier).

La campagne de Biden

Buttigieg, après avoir atteint le seuil de reconnaissance médiatique requis, fit le choix d’une campagne locale en vue de bénéficier ensuite d’un élan national. Biden prit le parti inverse. Avant même que la course ne commence, il était donné comme le grand favori par l’ensemble des médias nationaux. Au premier semestre 2019, les intentions de vote le plaçaient bien en amont des autres candidats. Biden fit le pari d’une course qui serait nécessairement nationale, où il devrait ménager sa monture et où l’Iowa jouerait donc un rôle mineur.

Pour toutes ces raisons, Biden fit peu campagne dans l’Iowa (tout du moins en comparaison avec des candidats tels Buttigieg et Sanders). À plusieurs reprises, ce ne fut pas lui qui se rendit à la rencontre de ses partisans, mais un remplaçant (high profile surrogate). Le lundi 29 janvier 2020, par exemple, les bénévoles et salariés de sa campagne furent conviés afin de le rencontrer en personne. Ce jour‑là, ce fut John Kerry (lui-même candidat à l’élection en 2004) qui le remplaça.

Ce qu’il ne put faire en témoignant d’une présence physique, il tenta de le compenser en faisant usage de différents médias. Tout au long de sa campagne en amont de son investiture, Biden inonda ses partisans d’e-mails et de textos (Funt), au point que certains des bénévoles qui travaillaient pour son équipe choisirent volontairement de se désabonner de sa mailing list. Tous ces messages, signés Joe, avaient un caractère urgent. Ils sollicitaient l’aide financière des électeurs (fût‑elle modeste), sans lesquels rien n’était possible. Cette même stratégie avait été utilisée préalablement par Obama avec succès (Obama 90). Notons toutefois que celle‑ci avait alors un caractère novateur. Joe Biden plus que tout autre candidat, incarnait en 2020 le Parti démocrate (Graham), alors qu’en 2008, Obama était un new player (Karmack 16).

Joe Biden fit également parvenir des tracts aux habitants de l’Iowa par voie postale. Dans ceux-ci, se dégageait une double constante : la priorité était de « battre Trump » (« beat Trump ») et « réparer la casse occasionnée par Trump » (« repair the damage done by Trump / fix what Trump has broken »). Ce message est toutefois très général et n’a rien de spécifique à l’Iowa.

Au fil des envois en amont des caucus, la campagne de Biden s’affina. Si le recto des tracts fut pratiquement inchangé, le verso était un collage de photos de campagne où Biden exerçait son point fort : la politique de proximité. Une fois son discours de campagne terminé, Biden prenait toujours un bain de foule, allant ainsi à la rencontre de l’échantillon varié d’électeurs présents à ses rallyes. Invariablement, Biden les prenait par la main et écoutait ce que ses concitoyens avaient à lui dire. À en croire les témoignages dont nous disposons, Biden manifeste toujours une authentique empathie envers eux.

Les photos au verso des tracts sont donc à la fois souvenir de campagne et indicateurs du portrait‑robot de l’électorat sollicité. L’électorat national et celui de l’Iowa n’offrent toutefois pas le même visage. Lors de l’envoi des premiers tracts, on dénombrait 5 Afro‑Américains sur 8 images (pas moins), et également 5 personnes âgées sur 8. D’autres photos s’attachaient à viser la classe moyenne (tout particulièrement les métiers de l’industrie). On trouvait également une référence explicite à l’armée et une allusion discrète était faite à l’église catholique. Un second envoi quelques jours plus tard s’éloignait de l’électorat national présupposé de Biden et tenait davantage compte de la spécificité de l’Iowa. Parmi les photos, on comptait moins d’Afro‑Américains (2 images sur 8), mais une autre minorité avait été ajoutée (1 image sur 8), davantage de femmes (6 images sur 8), un vétéran (1 image sur 8), des jeunes (2 images sur 8), mais autant de personnes âgées (5 images sur 8). Un troisième envoi faisait apparaitre en exergue deux corps de métiers : les pompiers (dont le syndicat appuyait officiellement la campagne de Biden [Reilly]), et un militaire, même si le département de la défense s’abstient toujours d’exprimer toute préférence pour un candidat. Ces catégories n’avaient pas été choisies au hasard. Au‑delà de l’électorat qu’elles représentaient, il y avait aussi des symboles. Les pompiers pour faire face au président pyromane qui mettait l’Amérique à feu et à sang, et les militaires pour préserver la sécurité de la nation états‑unienne (Trump était alors sous le coup d’une procédure de mise en accusation (impeachment) pour tentative de collusion avec un gouvernement étranger [quid pro quo]).

Dans tous les tracts, Biden était présenté comme le candidat démocrate le plus susceptible de battre Trump, sondages à l’appui. C’est un message qui allait être répété à l’envi lors des discours de campagne. Lors de ceux‑ci, Biden fut longtemps secondé par John Kerry, l’ancien ministre des affaires étrangères (Marshall), et ponctuellement par Abby Finkenauer (Barrow). Notons que Kerry exprima son soutien bien en amont de la campagne, alors que Finkenauer ne fut rattachée au camp Biden que bien plus tard. Pour cette équipe, la dimension locale n’était pas pensée comme une assise sur laquelle le candidat allait bâtir sa campagne, mais à l’inverse comme un gage de crédibilité qu’il convenait de mettre en exergue le moment voulu. Flanqué d’élus d’envergure variée, Biden souhaitait imposer une certaine image de lui‑même : il était à la fois l’homme d’expérience capable de diriger la nation mais il restait profondément middle‑class Joe, qui ne perdait pas contact avec l’Amérique moyenne, industrielle ou agricole.

Un dernier envoi quelques jours avant les caucus permit de mettre en exergue trois points majeurs de la profession de foi de Biden : s’appuyer sur l’Obamacare (seule mention explicite d’Obama dans les tracts) pour que l’accès aux soins soit élargi et ne soit pas hors d’atteinte. Deuxièmement, Biden promit de reconstruire la classe moyenne des États‑Unis en éliminant les exemptions fiscales pour les plus riches, en finançant l’enseignement public et la sécurité sociale. Et enfin, il confirma vouloir investir dans des énergies propres, avec un objectif à atteindre en l’espace d’une génération. La mise en exergue de ces trois points ne devait rien au hasard : c’étaient précisément ceux que les résidents de l’État de l’Iowa avaient soulignés dans un sondage du Des Moines Register, dans cet ordre (Akin et Pfannenstein). Si la campagne de Biden ne fut pas bâtie sur l’Iowa et ses spécificités, elle tenta de s’y adapter, de manière plus ou moins heureuse.

Les résultats des caucus de l’Iowa

Le 4 février 2020 (lendemain des caucus), suite à un dysfonctionnement dans l’application choisie par le chapitre local du Parti démocrate, la presse n’était pas en mesure de fournir des résultats définitifs. Il apparaissait toutefois globalement que Pete Buttigieg et Bernie Sanders avaient tous deux remporté cette première étape de la course à l’investiture. Un décompte officiel apparut bien plus tard et indiquait effectivement que Buttigieg bénéficiait de 26,2 % du vote des démocrates s’étant rendus aux caucus dans cet État. Bernie Sanders obtint, pour sa part, le soutien de 26,1 % des démocrates de l’État s’étant exprimés.

Comme l’indique le New York Times (« Iowa Caucus Results 2020 »), les pôles urbains de l’Iowa ont émis une nette préférence pour des candidats progressistes : Bernie Sanders l’emporta à Cedar Rapids, Des Moines, Waterloo, Davenport et Council Bluffs. Le Sénateur du Vermont, appuyé lors de ses meetings de campagne par le cinéaste Michael Moore et la représentante Alexandria Ocasio-Cortez, n’a cessé d’électriser les foules avec ses promesses d’effacer la dette étudiante, de faire payer des impôts aux plus riches, de relancer l’économie par le biais de l’écologie, de garantir un salaire minimum aux travailleurs, et de promettre une couverture sociale digne de ce nom. Les populations urbaines et les jeunes (notamment les étudiants), ont été sensibles à ce message. Remarquons au passage qu’Elizabeth Warren l’emporta de peu dans le comté de Johnson car Iowa City est une ville universitaire, peuplée d’étudiants mais également de professeurs (voir remarques en seconde partie).

Pete Buttigieg fit la différence dans les autres parties de l’État (notamment les plus rurales). Outre l’intérêt qu’il sut susciter auprès des seniors de l’Iowa, notons qu’il bénéficia, lors du second tour, des voix de quasiment tous les autres centristes n’ayant pas atteint le seuil de viabilité (Klobuchar, Yang mais également Biden dont la candidature n’atteint pas les fatidiques 15 % dans de très nombreux comtés). Sans cette règle des 15 % et de la ventilation lors du second tour, Buttigieg n’aurait eu que 21,3 % des voix et Sanders 24,7 %.

Joe Biden n’arriva qu’en quatrième position (derrière Elizabeth Warren), ce qui fut un véritable camouflet pour celui que les premiers sondages avaient annoncé comme le grand favori. Convenons qu’à ce stade de la course à l’investiture, son équipe de campagne n’était pas très étoffée, et qu’elle ne levait que très peu de fonds si l’on compare à celle de Bernie Sanders ou Pete Buttigieg. Qui plus est, la position centriste de Biden n’enthousiasma guère puisque d’autres candidats, positionnés de la même manière que lui sur l’échiquier politique, eurent l’avantage d’être relativement nouveaux (Buttigieg) ou d’être ancrés dans le Midwest (Klobuchar). Le message de Biden (stabilité, expérience, retour à une ère pré-Trump), qui aurait plus tard un écho favorable, ne fut pas — à ce stade — un argument convaincant.

Conclusion

L’année 1968, turbulente, engendra une réorganisation dans la manière dont le Parti démocrate allait choisir ses candidats à l’élection présidentielle. Lors du cycle électoral suivant, ceci fit que l’Iowa hérita de la primeur lors de la course à l’investiture. Depuis, celle-ci est jalousée par les autres États et régulièrement contestée. Pour mettre fin à ce « privilège », d’aucuns mettent en avant des arguments ayant trait à la démographie de l’État, peu représentative de l’Amérique dans son ensemble. D’autres dénoncent le fonctionnement des caucus, qu’ils qualifient de non représentatifs. Pour eux, le mode organisationnel des caucus de l’Iowa rend compte des voix des militants les plus motivés mais leurs idiosyncrasies excluent de fait un nombre important d’électeurs démocrates en puissance. Les détracteurs demandent à ce que l’Iowa ne soit plus situé en amont de la course à l’investiture, car ils estiment que cette position permettrait à ce seul État de décider du sort des candidats à l’élection présidentielle. L’ensemble de ces critiques peut être ramené à l’interrogation suivante : en quoi les candidats du Parti démocrate devraient-ils se plier à un processus de pré‑sélection régi par un modèle local de démocratie, alors que l’enjeu est national ?

Mais dans la pratique, la distinction local / national n’est pas aussi claire. Lorsqu’on étudie les stratégies de communication des candidats représentant les différentes sensibilités du Parti démocrate, force est de constater qu’aucun ne mène une campagne qui serait propre à l’Iowa, et une autre dans les États qui suivent. Leur parcours, l’ampleur de leur réputation, leur passé politique, leur rapport au Midwest et leur positionnement au sein de leur propre camp politique sont également autant d’éléments à prendre en compte. Dès lors, les caucus de l’Iowa ne sont pas simplement une épreuve locale située en amont d’une course nationale : de multiples va‑et‑vient entre des deux éléments sont possibles, et chaque candidat opte pour la combinaison qui sied le mieux à son propre profil, et travaille à en trouver le bon dosage.

De plus, malgré la réputation qu’on veut bien lui faire, l’Iowa n’est que rarement « faiseur de roi ». Jimmy Carter (en 1976) puis Barack Obama (en 2008) démontrèrent qu’il était possible de se servir de l’Iowa comme révélateur puis de profiter de cette exposition médiatique accrue pour remporter les primaires, la convention nationale et enfin l’élection présidentielle elle-même. Pete Buttigieg tenta de rééditer l’exploit en 2020, sans toutefois rencontrer le même succès. Joe Biden, à l’inverse, ne brilla pas dans l’Iowa puisqu’il n’arriva qu’en quatrième position lors de ce premier caucus, (tout comme Bill Clinton en 1992), ce qui ne l’empêcha pas de briguer la nomination de son parti par la suite, puis de remporter la course à la Maison‑Blanche (le parallèle avec Clinton demeure).

Statistiquement, l’Iowa n’aura donc pleinement joué son rôle d’éclaireur qu’à deux reprises lors des 13 dernières élections (c’est-à-dire 15 % du temps depuis la réforme de 1972). Pour un candidat sans envergure nationale et sans financement conséquent, louper le coche lors de cette étape signifie que le reste de la course est fortement compromis. Mais l’Iowa n’est pas nécessairement un couperet pour un candidat à la carrière politique déjà solidement ancrée, jouissant par ailleurs d’une exposition médiatique signifiante, comme l’a démontré Biden en 2020. S’il ne brilla ni dans l’Iowa (premiers caucus), ni dans le New Hampshire (première primaire), il fit le nécessaire pour redresser la barre lors du reste de la course (victoires en Caroline du sud puis dans d’autres États lors de Super Tuesday).

En 2020, l’Iowa connut donc plusieurs faux départs. L’application censée divulguer le soir même les vainqueurs des caucus du Parti démocrate fut défaillante, au point où il fallut attendre un mois avant d’obtenir avec certitude les résultats officiels, privant ainsi le candidat Buttigieg de l’élan dont il aurait pu bénéficier dans les États suivants. Ce fut également un faux départ pour Joe Biden. L’annonce de sa candidature, relayée par les médias bien en amont des caucus, ainsi que sa place dans les sondages donnaient l’impression qu’il était déjà solidement en piste. Ses piteux résultats dans l’Iowa indiquèrent tout le contraire. Enfin, les caucus de l’Iowa constituent un faux départ dans le sens où ni l’épreuve, ni l’État ne ressemblent au reste des primaires. Dès lors, de nombreux détracteurs appellent à mettre un terme à cette relative exception que sont les caucus, et au privilège accordé à l’Iowa. Ces demandes, bien que régulièrement médiatisées, restent pour l’instant lettre morte.

Bibliography

Médias régionaux

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Ouvrages de référence

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References

Electronic reference

Raphael Ricaud, « Les caucus du Parti démocrate de l’Iowa (2020) : faux départ ou fin de partie ? », Représentations dans le monde anglophone [Online], 23 | 2021, Online since 15 décembre 2021, connection on 06 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/representations/index.php?id=673

Author

Raphael Ricaud

Raphaël Ricaud est maître de conférences à l’université Paul-Valéry – Montpellier 3, où il enseigne l’histoire et la civilisation des États‑Unis. Il est membre du groupe de recherche EMMA (Études montpelliéraines du monde anglophone). De janvier à mai 2020, il fut invité à l’université d’Iowa (the University of Iowa, Iowa City, États‑Unis), d’où il put observer de près le fonctionnement grassroots du système électoral lors de la course à la présidence américaine.

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