L’événement 11 Septembre fut avant tout télévisuel. En effet, les Américains plébiscitèrent les chaînes télévisées pour suivre en temps réel les attaques terroristes perpétrées par Al‑Qaïda à New York, Arlington et Shanksville qui survinrent dans un laps de temps très limité d’à peine deux heures1. Après un temps relativement court « d’événementialité pure » (Dayan 287) durant lequel les journalistes stupéfaits exprimèrent à l’antenne leur sidération face à la plongée des avions détournés dans les tours jumelles, la couverture télévisuelle se mua en une construction de plus en plus maîtrisée de l’événement qui passa par la mise en relation des attentats avec l’attaque de Pearl Harbor le 7 décembre 1941 dont les États‑Unis commémoraient alors le 60e anniversaire2.
Durant les jours qui suivirent les attentats, les images des tours éventrées, embrasées, puis réduites à néant, furent rediffusées plusieurs dizaines de fois par heure, autant de boucles hypnotiques qui marquèrent durablement la psyché américaine3. Quelques semaines plus tard, alors que la guerre contre le terrorisme fut déclarée par le président républicain George W. Bush, les chaînes de télévision amorcèrent un timide retour à la normale qui se concrétisa notamment par la reprise de la diffusion des séries. Ces dernières furent ainsi les premières œuvres de fiction à devoir composer avec le trauma des attentats, ce qui explique sans doute leurs tâtonnements éthiques et leur manque de distance émotionnelle et critique. Si la plupart des séries rallièrent l’appel à l’union sacrée et au deuil national lancé par Bush, d’autres allèrent plus loin en mettant en intrigues et en images la guerre contre le terrorisme qui s’ouvrait à peine. Ces fictions, qui essaimèrent au fil des années suivantes, servirent activement la rhétorique sécuritaire et la doctrine guerrière développées par le gouvernement Bush tant elles en épousèrent les fondements et les imposèrent aux téléspectateurs. Elles formèrent rapidement une catégorie à part, identifiable grâce à des similarités génériques et génésiques que nous avons choisi de baptiser « séries-terrorisme » (terrorism TV series) en empruntant à la terminologie plus englobante de « télévision-terrorisme » (terrorism TV ou terror TV) par laquelle Stacy Takacs et Yvonne Tasker désignent, dans deux travaux distincts parus en 2012, l’ensemble des programmes télévisés (documentaires, émissions de télé-réalité, séries, téléfilms, etc.) qui ont figuré la guerre contre le terrorisme.
Cet article entend ainsi explorer les séries-terrorisme au fil d’une étude en trois temps. Il se concentre en premier lieu sur le contexte génétique de ces fictions pour évaluer dans quelle mesure les attentats du 11 Septembre ont pesé sur leur développement. Il se livre ensuite à l’anatomie des séries-terrorisme afin d’en établir une typologie. Enfin, l’article analyse les évolutions dans le temps de ces fictions en distinguant deux générations, l’une propre aux années Bush, l’autre correspondant aux années Obama.
Le contexte génétique
Les attentats du 11 Septembre affectent directement les productions hollywoodiennes. Hésitant dans la gestion de cette tragédie nationale, les grands studios préfèrent jouer la prudence en reportant la sortie de certains films traitant de terrorisme comme The Sum of All Fears (Robinson, 2002) et Collateral Damage (Davis, 2002). Ils craignent, en effet, que les spectateurs américains ne soient pas prêts à renouer avec ce genre d’intrigue alors typique du cinéma de sécurité nationale (Prince 31‑44), quand bien même ceux‑ci se ruent dans les magasins de vidéo précisément pour acquérir ce genre de film dans les jours qui suivent les attaques terroristes (Spigel 236).
S’agissant de la télévision, les grands réseaux nationaux4 (networks) tels ABC, NBC et CBS choisissent de retarder le retour de leurs programmes de fiction de quelques semaines, peinant eux aussi à prédire la capacité des Américains à revenir à un semblant de normalité. Cet aménagement leur permet de réévaluer en urgence leur programmation à l’aune d’une question centrale : selon quels principes moraux négocier le 11 Septembre ? Les séries deviennent ainsi le lieu d’expérimentations. Rares sont celles qui incluent directement les attentats dans leurs récits. Parmi elles, Third Watch (New York 911 ; NBC, 1999‑2005) qui propose le 22 et 29 octobre 2001 un double épisode cathartique consacré à la tragédie5. La série, qui suit le quotidien d’une brigade de pompiers à New York, pouvait difficilement déserter le réel6. Dans la plupart des cas, les séries établies optent pour une poétique d’effacement partiel que Luke Howie a nommée « la présence-absence » (3). Elles ne mentionnent et ne montrent pas les attentats du 11 Septembre mais les évoquent par le biais d’indices visuels ou de narrations allégoriques qui leur permettent d’incorporer la tragédie et de participer au deuil national sans brusquer la sensibilité des téléspectateurs.
En parallèle à ces programmes établis, un nombre remarquable de nouvelles séries ayant pour thème la sécurité nationale s’apprêtent à être diffusées, non sans provoquer au préalable des cas de conscience aux patrons de chaîne. Cette prédominance du genre n’est en rien la résultante du 11 Septembre, dans la mesure où les séries concernées ont été commandées et produites — en partie ou dans leur totalité — bien avant les attentats. Elle s’explique avant tout par le succès depuis la fin des années 1990 des techno-thrillers cinématographiques et télévisuels, ces fictions mélangeant politique, action, et questions de sécurité nationale (The Peacemaker, Enemy of the State, Rock, The Siege, etc.) qui répondent, pour beaucoup, à la volonté de certains services de renseignement de justifier leur existence dans un contexte de fin de guerre froide. À cette fin, la CIA engage son premier officier de liaison avec l’industrie du divertissement, Chase Brandon, dès 1996 pour organiser la coopération entre l’agence et Hollywood. Cette initiative, qui vise aussi à susciter des vocations parmi les jeunes Américains, se poursuit après le 11 Septembre bien que la CIA utilise désormais sa relation spéciale avec Hollywood afin de réhabiliter son image aux yeux des Américains et montrer qu’en dépit du désaveu qu’elle a subi, elle reste omniprésente et omnipotente (Jenkins 73).
La salve de nouvelles séries sécuritaires est à appréhender dans ce contexte : que ce soit Alias (ABC, 2001‑2006), The Agency (Espions d’État ; CBS, 2001‑2003) ou 24 (24 heures chrono, Fox, 2001‑2010), toutes bénéficient du concours de la CIA. Si Alias parle effectivement de terrorisme, elle est davantage une série d’espionnage teintée de fantastique7. En revanche, The Agency et 24 sont bien plus arrimées à la géopolitique réelle. La première met en scène des missions à risques de la CIA, tandis que la seconde suit la course contre la montre d’une unité antiterroriste basée à Los Angeles. Dans ces deux séries, le terrorisme tient une place centrale. Nous pouvons également ajouter la mini‑série Terror qui aurait dû être tournée fin septembre 2001 pour une diffusion au printemps 2002, mais, celle‑ci est annulée mi‑septembre par la chaîne émettrice NBC du fait de son postulat. Créée par Dick Wolfe — père de la franchise Law & Order —, la fiction mettait en scène la ville de New York, victime d’une série d’attentats perpétrés par Al‑Qaïda et la menace pressante d’une autre attaque biologique à l’anthrax et à la variole.
Si The Agency et 24 sont maintenues malgré les attentats, c’est avant tout parce qu’elles représentent un investissement conséquent pour CBS et Fox, leurs diffuseurs respectifs. Les deux séries sont en production depuis le printemps 2001 et sont considérées comme des blockbusters télévisuels : le pilote de 24 a coûté à lui seul 4 millions de dollars. Pour autant, ce maintien à l’antenne engendre des modifications de programmation et de contenu. La scène finale de l’épisode pilote de 24 qui montre un avion de ligne exploser en plein vol est corrigée de sorte que la déflagration de l’appareil n’apparaisse qu’en contre-champ. Quant à l’épisode pilote de The Agency, qui relate une menace terroriste à Londres échafaudée par Al‑Qaïda et mentionne ben Laden, il est déprogrammé et remplacé par l’un des épisodes suivants moins polémique. Finalement proposé le 1er novembre 2001, il est débarrassé de toute référence à ben Laden8.
Ainsi, malgré leur conception antérieure au 11 Septembre, qui les rend de fait anachroniques (par exemple, la première saison de 24 relate les conséquences de la guerre des Balkans), ces nouvelles séries de sécurité nationale sont immédiatement associées au contexte de menace terroriste qu’elles déclinent d’épisode en épisode. Parce qu’elles mettent en images la guerre que le républicain George W. Bush a déclarée au terrorisme dans des récits qui ne cessent de figurer la victoire américaine, ces fictions se transforment en œuvres de propagande qui participent à resserrer les rangs autour de la réponse gouvernementale aux attentats.
Ce phénomène se trouve renforcé à la faveur de deux rencontres entre des représentants du gouvernement Bush et Hollywood dans les semaines suivant les attentats. La seconde réunion pilotée par Karl Rove, secrétaire général adjoint de la Maison-Blanche, qui se déroule le 11 novembre 2001 à Beverly Hills, finit d’embrigader les géants de l’industrie du film américain à qui l’on demande de soutenir l’effort de guerre en « persuadant le monde que les Américains sont les gentils dans la guerre contre le terrorisme », qu’ils incarnent les valeurs de « tolérance, de courage et de patriotisme » (Calvo). Autrement dit, le gouvernement Bush profite des attentats et du contexte d’union sacrée pour transformer Hollywood en « appareil idéologique d’État » (Zizek 16) dans le but de construire et diffuser l’image d’une guerre contre le terrorisme à la fois juste et « propre », guerre immuablement remportée par les héros américains survirilisés, comme c’était déjà le cas dans les séries sécuritaires développées en collaboration avec la CIA. La mobilisation d’Hollywood va même plus loin puisque début octobre 2001, l’Institute for Creative Technologies de l’Université de Southern California fait appel à de grands scénaristes et réalisateurs pour imaginer les futures attaques terroristes possibles.
Dès le début, la Maison-Blanche envisage une double audience : les téléspectateurs américains et leurs homologues internationaux. À l’échelle nationale, l’objectif est bien sûr de cultiver l’adhésion à la guerre contre le terrorisme à la fois par la dramatisation à l’excès de la menace islamiste et le portrait hyperbolique de la réponse gouvernementale. À l’échelle mondiale, il s’agit d’exporter ces réseaux de représentations afin qu’ils deviennent dominants et qu’ils soient interprétés comme « réels » par les spectateurs étrangers faute de connaissances géopolitiques suffisantes. Parce qu’elles sont les premières fictions à figurer le 11 Septembre et la guerre contre le terrorisme, qui plus est avec une rare synchronicité, les séries télévisées constituent ainsi des outils essentiels et particulièrement efficaces du soft power, œuvrant à fabriquer un consensus mondial autour de la justesse des interventions militaires américaines au Moyen‑Orient. Cette entreprise s’avérera d’autant plus nécessaire pour « vendre » la guerre en Irak aux partenaires de l’OTAN.
C’est ainsi que dans les années qui suivent les attentats, le motif de la lutte victorieuse contre le terrorisme se retrouve de manière sporadique dans l’écrasante majorité des séries, en particulier les fictions policières et celles qui gravitent dans les corps de l’armée et la marine américaines (JAG, NCIS, etc.). Il va également constituer l’essence narrative des séries-terrorisme (Pichard, Représentations de la guerre contre le terrorisme 34‑35).
Anatomie des séries-terrorisme
Les séries-terrorisme se développent tout au long des années 2000 et 2010 et s’étalent sur trois présidences, celle de George W. Bush, celle de Barack Obama et, finalement, celle de Donald Trump. Elles ne forment pas un bloc homogène dans la mesure où elles ne sont pas produites au même moment de la guerre contre le terrorisme, elles ne sont pas diffusées par les mêmes chaînes, et elles fonctionnent sur des régimes narratifs différents. Or, ces trois paramètres essentiels déterminent l’identité même des programmes. Pour autant, les séries-terrorisme partagent des caractéristiques structurantes d’ordre narratif, formel et idéologique qui permettent de les subsumer sous une appellation commune.
D’abord, elles placent la menace terroriste au cœur des intrigues dans un contexte post-11 Septembre aisément identifiable. Cette menace est protéiforme, sa nature et son origine varient, en particulier dans les séries formulaires qui doivent générer de nouvelles menaces et de nouveaux ennemis en flux continu. Dans le contexte post‑11 Septembre, on observe logiquement une forte récurrence de la menace islamiste, encore plus forte dans les séries feuilletonnantes9. 24, The Grid (État d’alerte, TNT, 2004) et Sleeper Cell (Showtime, 2006‑2007) tissent des intrigues centrées sur l’ennemi islamiste à l’échelle de saisons entières. L’ennemi, sauf cas rares, est immuablement battu en brèche : la guerre contre le terrorisme ainsi figurée est certes illimitée dans le temps, mais elle produit des victoires américaines.
Les séries-terrorisme célèbrent l’héroïsme américain souvent incarné par des agents hommes dévoués à leur mission, prêts à se sacrifier pour la nation, qui font montre d’une exemplarité, d’un courage et d’une intelligence sans faille. L’archétype étant bien sûr Jack Bauer (Kiefer Sutherland) de la série 24, archétype du héros anonyme jacksonien qui inspire de nombreux doubles. Cette éthique représentationnelle rappelle la manière dont l’Amérique endeuillée se raccroche à des figures héroïques essentiellement masculines (les pompiers, les sauveteurs, le maire de New York, et le président), devenues symboles de résistance et de résilience, tandis que les femmes sont invisibilisées ou essentialisées en tant que victimes et parfois même en tant que complices des islamistes (Faludi 21‑27 ; 35‑39). Ce sont précisément ces archétypes que l’on retrouve dans les séries-terrorisme, en particulier celles produites dans les années suivant le 11 Septembre. Les femmes y sont assignées à des rôles de subalternes, de traîtresses ou de « demoiselles en détresse » requérant l’intervention salvatrice du héros.
Les séries-terrorisme représentent la guerre contre le terrorisme sur le sol américain et à l’étranger, le plus souvent au Moyen‑Orient. Si quelques séries comme The Agency, Threat Matrix ou The Unit (The Unit : Commando d’élite ; CBS, 2006‑2010), essentiellement formulaires, montrent les deux fronts, on observe souvent une dichotomie entre les séries intérieures, sises aux États‑Unis, et les séries extérieures, se déroulant à l’étranger. Des séries comme Over There (FX, 2005) et Generation Kill (HBO, 2008) narrent les interventions militaires en Irak, tandis que 24 ou Sleeper Cell décrivent principalement la guerre contre le terrorisme sur le territoire américain. De rares séries feuilletonnantes comme Homeland (Showtime, 2011‑2020) délocalisent leur intrigue d’une saison à l’autre pour insister sur la dimension globale de l’action antiterroriste américaine, et renouveler leur formule narrative par là même.
La centralité de la menace islamiste dans la guerre contre le terrorisme se retrouve également dans les séries-terrorisme et donne lieu à des représentations gorgées de stéréotypes, en particulier s’agissant des musulmans et/ou arabes, de l’Islam et du Moyen‑Orient (voir Alsultany ; Pichard, Représentations de la guerre contre le terrorisme 290‑301). Nonobstant quelques précautions et représentations compensatoires, les séries-terrorisme déploient ainsi des figurations « orientalistes » (Said), à la fois essentialisantes et altérisantes, qui instruisent les perceptions de leur public.
D’un point de vue générique, les séries-terrorisme se situent dans la tradition des techno-thrillers, qu’elles actualisent. Genre à l’origine littéraire alliant espionnage, politique, et terrorisme dans des univers dominés par les nouvelles technologiques, le techno-thriller atteint des sommets de popularité durant les années 1980 sous la plume de l’auteur Tom Clancy10. Il est par la suite mis à jour pour correspondre au contexte post‑guerre froide et à l’expansion des dispositifs de surveillance. L’évolution du genre, qui se limite à son adaptation à de nouveaux contextes géostratégiques, n’admet aucune inflexion idéologique : il s’agit de réaffirmer sans cesse la supériorité des États‑Unis par le biais de représentations associant puissance militaire et virilité. Durant les années 1980, le techno-thriller avait ainsi soutenu l’effort du républicain Ronald Reagan de « remasculiniser » l’Amérique après le traumatisme vietnamien et la présidence jugée trop compassionnelle et idéaliste du démocrate Jimmy Carter (Hixson 605). Deux décennies plus tard, le techno-thriller est employé à des fins similaires : le désir affiché par Bush d’un retour en force des valeurs virilistes d’un ancien temps se fait d’autant plus pressant que la destruction des tours jumelles a été collectivement interprétée comme un viol ou une émasculation symbolique (Faludi 9). Cela donne lieu au sein des séries-terrorisme à une démonstration exagérée de la puissance militaire et technologique américaine. Leur esthétique visuelle hypertrophiée (réalisation saccadée, montage accéléré, multiplication des écrans dans l’écran, débauche d’effets vidéographiques, etc.) est mise au service d’un récit lui-même orienté vers le tout action, ce qui se remarque à échelle réduite dès les génériques des séries concernées. La guerre américaine contre le terrorisme est synonyme d’efficacité, de mouvement permanent, de déploiement de l’action militaire aux quatre coins du monde.
Enfin, dernière caractéristique commune à ces fictions : leur courte durée. Hormis les hapaxiques 24 et Homeland qui comptent huit saisons, presque toutes les séries-terrorisme sont annulées au terme de leur première année, parfois même au bout d’une dizaine d’épisodes, faute d’audience suffisante. Une piste d’explication à cet insuccès systématique, qui n’a cependant pas découragé les diffuseurs : l’impopularité croissante de la guerre contre le terrorisme, qu’elle se déroule sur le sol américain ou au Moyen‑Orient (en particulier en Irak), avec pour corollaire le rejet des fictions qui la représentent. Cet élément explicatif semble pertinent au regard des films revisitant le 11 Septembre, ou bien mettant en scène la menace terroriste et la guerre en Irak, pour l’essentiel produits entre 2006 et 2007, qui sont tous des échecs commerciaux à des degrés divers, à tel point que la guerre contre le terrorisme est vite considérée comme un « poison pour le box-office » (Prince 80) par les grands studios. D’autres facteurs s’ajoutent à cette tendance de fond : les qualités intrinsèques de certaines séries, souvent interchangeables, donc oubliables, et leur manque de nuance idéologique. D’ailleurs, 24 et Homeland, qui forment le canon des séries-terrorisme, sont précisément les plus créatives et les plus ambivalentes, celles qui sont capables d’évoluer et de faire cohabiter ce que Guy Westwell nomme les « lignes parallèles » dans sa monographie éponyme, c’est-à-dire les sensibilités progressistes, d’une part, et conservatrices, d’autre part, pour parvenir à rallier tous les publics quelle que soit leur orientation idéologique et partisane.
Les séries-terrorisme sont ainsi un sous-genre inscrit dans une époque bien définie, celle de l’après‑11 Septembre. Elles connaissent des évolutions formelles et idéologiques qui témoignent de la manière dont elles sont capables de refléter en temps réel, d’influencer et parfois même d’anticiper avec une expertise certaine la conduite de la guerre contre le terrorisme par les présidents successifs. On observe ainsi un décalque quasi millimétré des deux grandes vagues de séries-terrorisme sur les présidences Bush et Obama, elles‑mêmes marquées par des ruptures importantes mais aussi des continuités en matière de politique antiterroriste. Bien qu’il convienne de ne pas appréhender ces deux vagues de séries-terrorisme comme deux monolithes, il est possible de repérer des caractéristiques propres à chacune.
Les séries-terrorisme des années Bush (2001‑2009)
Cette première vague illustre avant tout la réponse immédiate de l’Amérique aux attaques du 11 Septembre. En moins de deux semaines, le président Bush requalifie les attentats « d’actes de guerre », déclare la guerre au terrorisme, justifiant par là même l’institutionnalisation de l’état d’exception et le lancement de la campagne militaire « Operation Enduring Freedom » en Afghanistan. Le commandant en chef entend frapper fort et combattre le mal par le mal, sans réel égard pour les conséquences humaines et morales. Le 16 septembre 2001, son vice‑président Dick Cheney acte l’emploi de cette doctrine lors d’un passage dans l’émission télévisée Meet the Press où il déclare que l’Amérique va devoir basculer du « côté obscur », formule sibylline annonçant la mise en place de mesures d’exception et de pratiques bafouant les valeurs morales américaines : « Une grande partie des opérations devront être accomplies dans le secret, sans aucune discussion, en utilisant toutes les sources et les méthodes à disposition de nos services de renseignement si nous souhaitons réussir », ajoute‑t‑il. Le côté obscur auquel Cheney fait référence sera révélé aux Américains quelques années plus tard : il s’agit du recours massif à la torture à Guantánamo et dans la prison irakienne d’Abou Ghraib, les extraditions vers les prisons secrètes de la CIA (rendition), les arrestations arbitraires sur le sol américain, pour ne citer que les exemples parmi les plus marquants.
Les séries-terrorisme des networks, produites en collaboration avec le Pentagone ou les services de renseignement, la CIA en tête, font la promotion de la politique gouvernementale, en montrant notamment que la torture est un moyen fiable et moral pour obtenir des informations. D’une part, la torture américaine est propre et sans conséquences pour les victimes, à la différence de celle pratiquée par les ennemis, et d’autre part, cet outil est moralisé à l’aune de sa finalité : sauver des millions de personnes. Empruntant à la philosophie utilitariste, qui sert de cadre éthique à la doctrine Bush, les séries-terrorisme proclament que la fin justifie tous les moyens et contribuent ainsi à rationaliser et normaliser l’état d’exception et les mesures liberticides prises dans ce cadre au nom de la sécurité nationale. Le très controversé PATRIOT Act, qui est voté à la hâte par le Congrès quelques semaines après les attentats, se voit ainsi régulièrement encensé dans ces programmes qui articulent des débats fallacieux autour de certains de ses principes les plus discutables (profilage racial, surveillances et arrestations arbitraires de personnes soupçonnées de terrorisme, etc.) pour mieux les réaffirmer in fine du fait de leur efficacité supposée dans la guerre contre le terrorisme. C’est à l’évidence le cas de séries comme 24 et Threat Matrix, laquelle dédie un épisode entier aux questionnements moraux entourant au PATRIOT Act11. Même si Mohammad (Anthony Azizi), membre de l’unité spéciale, admet d’abord que cette loi « fait froid dans le dos » à cause de son caractère orwellien, il en épouse rapidement les dispositions les plus attentatoires aux libertés individuelles afin de débusquer un terroriste potentiel qui se trouve être son ami d’enfance. La fin de l’épisode révèle cependant que ce dernier n’est pas le poseur de bombe recherché, qu’il a donc été arrêté sans explications et abusivement détenu dans le noir, privé d’eau et de nourriture, sans accès à un avocat, en vertu du seul PATRIOT Act. Les conséquences de cet important raté, qui suscite chez Mohammad le sentiment d’avoir trahi son ami et, plus largement, la communauté musulmane à laquelle il appartient, sont expédiées hors du cadre de l’intrigue qui se concentre sur la découverte et l’appréhension du véritable terroriste grâce au PATRIOT Act. Threat Matrix cherche ainsi à faire adhérer son public à cette loi d’exception en dépit de ses atteintes aux droits constitutionnels de chaque Américain et des graves erreurs qu’elle engendre. Elle réaffirme que la victoire sur le terrorisme exige des sacrifices et des renoncements en termes de libertés individuelles, illustrant ainsi le « côté obscur » évoqué par Cheney.
Par ailleurs, dans ces séries-terrorisme aux récits fractals stéroïdés, le 11 Septembre est sans cesse rejoué et déjoué à travers la résolution de menaces terroristes séquencées sur un rythme hebdomadaire. La victoire américaine est inéluctable, en moins de 40 minutes ou en moins de « 24 heures chrono », grâce aux performances surhumaines des services de renseignement et de leurs personnels surdoués, autant de contre-discours rassurants qui font oublier que, dans la réalité, la CIA et les autres services du renseignement ont été incapables de prévenir les attentats de New York. La parfaite coopération de ces derniers à l’écran constitue, en outre, une publicité d’ampleur pour le nouveau ministère de la Sécurité intérieure que George W. Bush crée fin 2002 précisément dans un effort d’optimiser la coordination inter‑agences. Par une atténuation des frontières entre la fiction et le réel, les séries-terrorisme justifient ainsi l’existence du ministère auprès des téléspectateurs américains et discrédite les procès en inefficacité dont il fait l’objet.
En outre, la guerre contre le terrorisme est une affaire d’hommes, ce qui se manifeste avant tout par le recyclage de l’imaginaire de l’Amérique des pionniers (Frontier Spirit) et de l’archétype du héros jacksonien12. Les séries-terrorisme glorifient l’ubermensch américain, aussi bien d’un point de vue moral que physique, qui se révèle au fil des épreuves qu’il traverse. Cela fait écho aux représentations mentales masculinistes produites par le gouvernement Bush, et largement diffusées par les médias, dans l’après‑11 Septembre (voir Faludi 46‑88).
Finalement, la première génération de séries-terrorisme est pour l’essentiel diffusée sur les networks, chaînes ciblant le grand public par des séries plutôt consensuelles et épisodiques. Leur forme et leur format répondent ainsi à ces impératifs stratégiques : elles sont le plus souvent constituées d’épisodes indépendants à intrigue bouclée, sérialité formulaire qui valorise la réitération au détriment de l’approfondissement et la continuité dans le but de ne s’aliéner aucun téléspectateur. De fait, la narration s’avère manichéenne, ne développant aucune ligne de tension idéologique qui élaborerait un discours complexe. Autre conséquence, la construction des personnages est immuable, ce que favorise également le choix d’une caractérisation par le seul prisme professionnel. Les personnages sont en effet représentés dans leur seul environnement de travail en tant qu’agents luttant contre la menace terroriste, quoique leurs relations intimes et leur vie personnelle puissent parfois être évoquées. Les séries-terrorisme sont donc des récits employant des personnages fantoches au service d’un scénario de tension et de suspense. On note d’ailleurs que leurs titres renvoient majoritairement à la sphère professionnelle et non personnelle (The Agency, Threat Matrix, E‑Ring [DOS : Division des opérations spéciales, NBC, 2005‑2006], etc.).
La dimension propagandiste de cette première génération de séries-terrorisme s’étiole malgré tout au gré des scandales qu’engendre la doctrine Bush. Les révélations dès 2002 des actes de torture pratiqués sur les prisonniers de Guantánamo précèdent celles des abus commis par l’armée américaine dans l’ancienne prison irakienne Abu Ghraib. Fin avril 2004, l’émission 60 Minutes diffuse des photographies prises par les soldats eux‑mêmes sur lesquelles on les voit notamment s’adonner à des humiliations à caractère sexuel sur des locaux suspectés de terrorisme. Ces photographies suscitent l’indignation aux États-Unis et ternissent un peu plus l’image du pays à l’échelle internationale. En parallèle, les premiers rapatriements massifs de soldats blessés et tués en Irak commencent à avoir lieu, ce qui a pour corollaire d’importer les horreurs de la guerre sur le sol américain quand bien même le gouvernement Bush proscrit la diffusion de photographies montrant les cercueils de soldats américains rapatriés d’Irak et d’Afghanistan13. Cette tentative visant à maintenir l’image d’une guerre « propre » et désincarnée ne suffit pas à empêcher le délitement de l’unité nationale née le 11 Septembre qui cède ainsi le pas à une fracture toujours plus béante entre les partisans et les opposants à l’action militaire américaine14.
Les chaînes câblées sont les premières à refléter ce revirement de l’opinion en programmant des séries-terrorisme dissonantes qui prennent le contre‑pied des fictions propagandistes. Dès 2004, la science-fictionnelle Battlestar Galactica (Sci Fi, 2004‑2009), qui suit la lutte pour la survie des derniers humains pourchassés par les robotiques Cylons, offre une lecture critique des guerres menées au Moyen‑Orient. Elle insiste notamment sur la responsabilité américaine dans la création de ses ennemis, interroge la moralité de la torture, et remet en question l’occupation de l’Irak en assimilant les Cylons colonisateurs aux Américains, forçant les téléspectateurs à compatir au sort des humains colonisés, avatars des Irakiens (Maguire 336‑342 ; Achouche 178‑181 ; voir aussi Andréolle). En 2005, FX diffuse Over There, série d’une saison signée Steven Bochco qui dresse un portrait à charge de la guerre en Irak. Trois ans plus tard, HBO met à l’antenne la mini‑série Generation Kill, nouveau brûlot anti‑guerre en Irak adapté du roman éponyme d’Evan Wright. La fiction est écrite par David Simon et Ed Burns, binôme qui avait auparavant collaboré sur la série The Wire (HBO, 2002‑2008), également diffusée sur HBO.
Cette complexification du discours des séries-terrorisme, qui atteint par la suite les séries-terrorisme de networks comme 2415, préfigure ce qui sera l’essence de la seconde génération de séries-terrorisme : la mise au jour de l’épuisement moral et de la désillusion des Américains face à une guerre contre le terrorisme sans fin, et l’articulation de réflexions profondes sur le sens et la moralité de l’action anti‑terroriste menée par le gouvernement Bush.
Les séries-terrorisme des années Obama (2009‑2017)
L’arrivée d’Obama à la Maison-Blanche en janvier 2009 marque une étape majeure dans l’histoire des séries-terrorisme car le nouveau président démocrate promet d’importantes ruptures dans la conduite de la guerre contre le terrorisme et communique ainsi son souhait de prendre ses distances vis-à-vis de la doctrine de son prédécesseur. Avec lui vient le temps du bilan et du renouveau après une décennie d’interventions militaires au Moyen‑Orient où l’horizon d’une victoire américaine apparaît de moins en moins probable. L’appellation de guerre contre le terrorisme est abandonnée au profit d’opérations d’urgence à l’étranger, Guantánamo est progressivement vidé de ses prisonniers malgré l’opposition des républicains au Congrès, les méthodes d’interrogatoire coercitives sont désormais proscrites et pénalisées.
Dans ce contexte, les séries-terrorisme tombent en désuétude en mettant en images une guerre que les Américains rejettent en masse. À l’embourbement de l’armée américaine en Irak et en Afghanistan s’ajoutent les soldats morts au combat et ceux revenus défigurés, mutilés et traumatisés des champs de bataille. L’épilogue de 24 en mai 2010 vient signaler la fin d’une ère télévisuelle et, lorsqu’elle s’achève, plus aucune série-terrorisme n’est diffusée. Les grands symboles de la guerre contre le terrorisme période Bush disparaissent peu à peu.
Pour autant, on s’aperçoit très vite que ce n’est pas tant le genre de la série-terrorisme en lui‑même qui s’est éteint, mais une vague de séries-terrorisme, tout simplement parce qu’Obama poursuit la guerre contre le terrorisme, terminologie qui finit d’ailleurs par ressurgir dans les discours et les annonces de son gouvernement. Si certaines modalités changent, Obama tentant de replacer ce conflit dans un cadre déontologique, au sens philosophique du terme, l’arsenal sécuritaire de l’ère Bush est maintenu, à commencer par le PATRIOT Act qui est reconduit à l’identique jusqu’en 201516.
Dès l’été 2010, de nouvelles séries-terrorisme émergent et inaugurent une période de transition. Tandis que la science-fictionnelle The Event (NBC, 2010‑2011), hybride entre 24 et War of the Worlds (Wells, 1896) où la menace extra‑terrestre figure la menace terroriste, semble perpétuer l’héritage formel et narratif de 24 dans une tentative de récupération de son public fraîchement endeuillé, Rubicon (AMC, 2010) parvient, elle, à renouveler le genre en empruntant ostensiblement à l’esthétique des thrillers politiques des années 1970. Lente et ambivalente, la série met en scène Will Travers (James Badge Dales), brillant analyste pour l’American Policy Institute qui se retrouve pris au cœur d’une conspiration qu’il tente de dévoiler au grand jour : sept entrepreneurs américains cupides déclenchent conflits et désastres à travers le monde afin de tirer profit des conséquences et ainsi asseoir leurs intérêts financiers. Rubicon porte un regard désabusé sur une Amérique éreintée par une décennie de lutte contre la terreur et de culture sécuritaire, de même qu’elle donne une vision peu reluisante des agences de renseignement. Contrairement aux visions fantasmées des séries-terrorisme de l’ère Bush, elle montre que la guerre contre le terrorisme est un combat sans fin et sans victoire américaine possible.
Ce sont précisément ce pessimisme, cette lassitude et cette crainte sans cesse renouvelée face à la menace terroriste qui animent Homeland, dont le premier épisode est diffusé en octobre 2011 sur la chaîne câblée Showtime, soit dix ans après les attentats de New York et surtout quelques mois après la mort de ben Laden. Synthèse de l’israélienne Hatufim (Channel 2, 2010‑2012), dont elle est la libre adaptation, et de 24, de laquelle elle hérite certains producteurs et scénaristes, la fiction va très rapidement s’imposer comme le fleuron des séries-terrorisme des années 2010.
Rubicon et Homeland actent le déplacement des séries-terrorisme vers le câble où les récits plus denses et complexes destinés à un public exigeant — généralement très instruit, favorisé et de gauche (Heslmondhalgh 288‑289) — autorisent un traitement plus ambigu et approfondi des problématiques humaines et morales. D’ailleurs, c’est sur le câble qu’avaient été diffusés les pamphlets anti-guerre en Irak Over There et Generation Kill. Les chaînes câblées sont donc le lieu idéal pour entreprendre une révision et une re‑vision de la guerre contre le terrorisme et de ses conséquences : elles explorent notamment la réadaptation des vétérans à la vie civile, et exorcisent les images bannies des morts du 11 Septembre et des guerres au Moyen‑Orient. Plus qu’un simple bilan, ces séries se livrent à un examen de conscience à visée cathartique, quasi expiatoire. Ce faisant, Rubicon et Homeland s’éloignent des récits propagandistes de la première génération de séries-terrorisme, mais aussi des démarches de reconstruction de la mémoire collective entreprises par Hollywood à certaines époques sombres de l’histoire américaine. Contrairement aux films sur le Vietnam des années 1980 qui minimisaient la défaite des États‑Unis en célébrant l’héroïsme des soldats américains (Tessier 150‑159), Rubicon et Homeland ne construisent aucun récit uchronique de la guerre contre le terrorisme, et plus particulièrement de l’action militaire au Moyen‑Orient.
Dans Homeland, la mise en relation du prisonnier de guerre Nicholas Brody (Damian Lewis) et de l’agente de la CIA Carrie Mathison (Claire Danes), obnubilée par les attentats du 11 Septembre dont elle s’attribue la responsabilité, permet de révéler la perte de repères, voire le nihilisme, que la guerre contre le terrorisme a engendrée. Le doute et la paranoïa semblent peser sur la psyché américaine, que ce soit dans le flou informant désormais les notions de bien et de mal, d’alliés et d’ennemis. Le concept même d’exceptionnalisme, élément central dans la mythologie américaine, est remis en question. Ce bilan moral se double d’une démarche cathartique : chaque nouvel attentat surgissant dans Homeland remet en scène le 11 Septembre, identifiable grâce à des images-types et une forte inter-iconicité avec le réel, dans le but d’exorciser le traumatisme collectif. L’une des méthodes consiste à montrer de manière percutante les corps mutilés et les cadavres des victimes pour précisément compenser la censure dix ans plus tôt de la souffrance humaine (Pichard « Homeland : un antidote à la guerre contre le terrorisme ? » 5‑7).
Cependant, le retour de la menace islamiste au premier plan dès 2013 avec les attentats du marathon de Boston, suivis en 2014 et 2015 par ceux de Seattle, Chattanooga et San Bernardino, parallèlement à l’émergence soudaine du groupe panislamique DAESH, provoque une réactivation de la culture de guerre. Homeland se reformule ainsi pour coller à cette réalité et délaisse son ambition curative pour lorgner vers la guerre contre le terrorisme façon 24 tout en évitant les représentations propagandistes et va-t-en-guerre. Dès 2014, de nouvelles séries-terrorisme épousant le logiciel narrato-idéologique établi par Rubicon et Homeland voient aussi le jour sur les networks dans des écrins plus formatés. L’influence de cette dernière est particulièrement notable dans l’éphémère épigone State of Affairs (NBC, 2014‑2015) qui met en scène Charlie Tucker (Katherine Heigl), analyste de la CIA calquée sur Carrie Mathison, dans sa traque d’une cellule islamiste opérant sur le sol américain.
Les séries-terrorisme de la seconde vague se distinguent de leurs aînées par la monstration du coût humain de la guerre contre le terrorisme sur ceux et celles qui la mènent ou l’ont menée, la croyance très relative en une victoire américaine, une remise en cause fréquente de la politique étrangère américaine perçue comme un générateur de chaos, une représentation des personnages arabes et/ou musulmans plus complexe bien que l’Islam reste toujours diabolisé, et une féminisation palpable de la distribution. State of Affairs, American Odyssey (NBC, 2015), Quantico (ABC, 2015‑2018), et Designated Survivor (ABC, 2016‑2018 : Netflix, 2019), dans une moindre mesure17 : toutes sont portées par des femmes, qu’elles soient agentes, militaires ou présidentes. Cette réhabilitation des personnages féminins, qui participe du renouvellement des séries-terrorisme, apparaît d’abord accompagner et soutenir dès 2004 les ambitions présidentielles de la démocrate Hillary Clinton, avant de venir refléter les orientations philogynes de la politique menée par le gouvernement Obama.
Enfin, de manière quasi systématique, la menace islamiste est construite en trompe‑l’œil dissimulant des manipulations internationales ou un terrorisme endogène, que ce soient les oligarques de Rubicon, quelques hauts gradés séditieux dans la saison 6 de Homeland, des terroristes d’extrême-droite répondant au nom de « True Believers » dans la saison 1 de Designated Survivor, motif narratif cependant déjà déroulé dans 24 des années auparavant. Plus généralement, cette seconde vague illustre la défiance grandissante de peuple américain vis-à-vis de ses gouvernants dans le cadre de la guerre contre le terrorisme. Ce phénomène s’explique sans doute par les mensonges proférés par le gouvernement Bush pour justifier l’invasion de l’Irak, et les scandales qui ont émaillé l’occupation militaire subséquente, en particulier les actes de torture perpétrés par les soldats américains sur des locaux suspectés de terrorisme, et les crimes commis en toute impunité par la société de sécurité privée Blackwater. Sous Obama, la révélation des écoutes massives menées par la NSA en vertu du PATRIOT Act ébranle encore davantage la confiance des Américains en l’exécutif.
Au final, la seconde vague de séries-terrorisme rencontre un succès très limité : la grande majorité est annulée précocement, y compris le spin‑off de 24, intitulé 24 Legacy (Fox, 2017), signe manifeste que la guerre contre le terrorisme est toujours un « poison pour l’audimat ».
Conclusion
La fin de Homeland en 2020 est venue acter l’extinction du genre de la série-terrorisme dont la seule représentante actuelle est Jack Ryan (2018, Amazon Prime), nouvelle adaptation de l’univers de Tom Clancy centrée sur l’analyste de la CIA qui, au cours de la première saison, doit mettre hors d’état de nuire un réseau terroriste yéménite. La présidence de Donald Trump n’a pas vu l’émergence d’une troisième vague qui correspondrait aux réorientations nationalistes et isolationnistes qu’il a opérées durant son mandat. Celles‑ci apparaissent néanmoins de manière oblique dans les dernières saisons de Homeland, en particulier après l’élection de la présidente Elizabeth Keane (Elizabeth Marvel) qui est déterminée à désengager les États‑Unis des conflits au Moyen‑Orient.
On peut supposer que le rapatriement des derniers soldats américains présents en Afghanistan en août 2021, décision prise par Trump à la faveur d’un accord de paix conclu avec les talibans en février 2020 et depuis confirmée et exécutée par Joe Biden, entraînera l’extinction du genre de la série-terrorisme. Dans un contexte post‑Irak, post‑DAESH et, désormais, post‑Afghanistan, la guerre contre le terrorisme elle‑même semble se conclure, vingt ans après son lancement. Cependant, le genre de la série sécuritaire devrait survivre sans peine à cette disparition dans la mesure où il puise déjà dans d’autres conflits pour alimenter son moteur narratif, à commencer par les tensions diplomatiques entre les États‑Unis et la Russie que l’on retrouve notamment au cœur d’Allegiance (NBC, 2015) et surtout de The Americans (FX, 2013‑2018) de manière anamorphosée. Nul doute que la récente invasion de l’Ukraine par la Russie viendra nourrir les récits des futures séries sécuritaires tant elle semble augurer l’émergence d’une nouvelle guerre froide entre l’Est et l’Ouest.
Remarquons pour conclure que les séries-terrorisme ont connu des déclinaisons étrangères à succès alors que la lutte contre l’islamiste s’est mondialisée. L’anglo-américaine Strike Back (Sky One / Cinemax ; 2010‑2020), les anglaises Spooks (MI‑5 ; BBC One, 2002‑2011) et Bodyguard (BBC One, 2018-), dont la première saison multiplie d’ailleurs les échos à celle de Homeland, ou la française Le Bureau des légendes (Canal+, 2015‑2020), toutes démontrent que le genre de la série-terrorisme s’exporte mais qu’il exige des reconfigurations à l’aune des situations politiques et des particularismes ethnoculturels locaux. Ainsi, la guerre contre le terrorisme n’est pas uniforme et sa formulation varie selon les parties du monde. Le passé colonial de la France au Maghreb et en Afrique subsaharienne, au cœur de la première saison du Bureau des légendes, représente par exemple une différence notable avec les intrigues des séries-terrorisme étasuniennes. Ces variations internationales nous informent sur les obsessions identitaires et sécuritaires des pays producteurs, et constituent ainsi un moyen d’accéder à leur culture, leur Volksgeist. Elles offrent, en outre, un accès privilégié à leur vision du monde et à la place que chacun d’eux occupe au sein du monde.