« Is that man crying or singing? » Faire œuvre d’écoute dans Sand Opera de Philip Metres

  • « Is that man crying or singing? » The Work of Listening in Sand Opera by Philip Metres

DOI : 10.35562/rma.595

Résumés

Écrite dans la tradition de la poésie documentaire américaine, Sand Opera (2015), œuvre multimodale et plurivocale du poète arabo-américain Philip Metres, tente de rendre compte d’une juxtaposition déroutante : à l’époque où le scandale des prisons d’Abu Ghraib retentissait, Metres et sa femme célébraient la naissance de leur nouvelle fille. Devant la coprésence de ces deux extrêmes, le poète s’interroge sur le caractère éthique de son travail. Comment la poésie peut‑elle redonner voix aux victimes sans esthétiser leur souffrance ? Quel espace le poème peut‑il espérer réserver à l’amour et à l’affection paternels quand le pire a lieu ? Comment accueillir la vie que symbolise le nouveau-né dans un monde dominé par la torture et la mort ? Comment protéger son enfant sans étouffer plus encore les voix des victimes déjà en proie au silence imposé par le terrorisme d’État ? Confronté à une Amérique qui cherche à dissimuler ses exactions, le poète met au jour les mécanismes de censure du gouvernement américain et propose, par l’entremise de sa fille et de l’éthique de l’écoute qu’elle nous somme d’adopter, que nous tendions l’oreille pour écouter la voix et la respiration résilientes des victimes de la « guerre contre la terreur ».

Written within the tradition of American documentary poetry, Philip Metres’ poetic collection Sand Opera (2015) is a multimodal and multivocal work that delves into the reality of a jarring juxtaposition: at the time of the Abu Ghraib scandal when crimes were being perpetrated against anonymous and innocent Arabs, the Arab-American poet welcomed the birth of his daughter. This copresence in the world led him to ponder over critical ethical demands: How can poetry give voice to the victims without aestheticizing their pain? How much space can be dedicated to love and affection while in the meantime the worst is happening? How is life to be welcomed in a world where death and torture prevail and how can the poet protect his daughter from the horrors of the world without further silencing the voices of victims already silenced by State terrorism? As the poet is confronted with the exactions perpetrated and concealed by his country, he proposes, thanks to his daughter and the ethics of listening that she imposes upon us, that we lend an ear to listen to the resilient voices and breathing of the victims of the War on terror.

Plan

Texte

(we have lids on our eyes, we do not have doors on our ears)
Susan Sontag,
Regarding the Pain of Others.

Poetry can make the invisible audible.
It can lend an ear, and give voice, to the silenced bodies.
Philip Metres, « Remaking/Unmaking: Abu Ghraib and Poetry ».

L’opéra de la contre-opération

Le titre Sand Opera1 du recueil du poète arabo-américain Philip Metres suggère un impensé culturel que serait une œuvre poético-opératique arabe ou, à tout le moins, une œuvre culturellement hybride2, proprement arabo-américaine. S’il dénonce de la sorte, avec outrance, la hiérarchisation impérialiste qui placerait un monde « occidental » au-dessus d’un monde « oriental », il révèle par ailleurs, en creux, un processus d’effacement : « The title itself is an erasure of the longer (secret) title, revealed on the title page, Standard Operating Procedure » (Metres, Sound 107). En d’autres termes, Metres a choisi de reprendre à son compte les procédés d’effacement et de censure utilisés par le pouvoir américain sous le gouvernement de George W. Bush, afin de mieux les dénoncer. Cette œuvre s’inscrit par conséquent, contre le phénomène de redaction, ce procédé textuel qui consiste à effacer des écrits par le biais d’un bandeau noir. Ce jeu de cache‑cache à l’endroit du titre révèle une opération dialectique de dissimulation et de révélation, qui est elle‑même le fruit d’une politique générale de l’ombre et du mensonge car la Standard Operating Procedure ne peut être dissociée de tous les autres syntagmes et vocables de la guerre contre la terreur (The War on Terror)3 que sont les enhanced interrogation techniques — soit la torture euphémisée par le jargon administratif —, les black sites — soit l’autre nom des prisons secrètes illégales, cet « extralegal American penal empire » (Sontag 2004, 29) —, les enemy combatants — soit ces prisonniers de guerre que l’on ne nomme pas ainsi pour échapper aux Conventions de Genève. Il s’agit donc bien pour Metres de s’approprier, dans la tradition de la poésie documentaire américaine, la langue et les archives d’État pour révéler ce que ce dernier a cherché à taire et à occulter afin de légitimer la lutte contre le terrorisme par un terrorisme d’État ou ce que nous nommerons ici le terrorisme du contre-terrorisme. Aussi, Sand Opera nous invite à considérer ces documents à nouveaux frais pour redonner une place visuelle et sonore aux victimes qui ont été évincées des récits officiels univoques. Pour ce faire, Metres crée une œuvre multimodale aux registres sémiotiques divers, au premier rang desquels figurent le verbal et le visuel4. Cependant, Sand Opera est aussi une œuvre polyphonique pour au moins deux raisons. La première lui vient d’abord de son intérêt pour la métaphore musicale dans la mesure où le texte se présente sous la forme lâche5 d’un opéra, alternant airs et récitatifs. La deuxième relève du fait que le poète entremêle une pluralité de voix, celles des victimes, des bourreaux, de civils iraquiens et américains6 mais aussi la sienne, celle d’un poète américain d’origine arabe comme il l’explique dans les « Notes » à la fin de son recueil : « Sand Opera began out of the vertigo of feeling unheard as an Arab American, in the decade after the terrorist attacks of 2001. After 9/11, Americans turned an ear to the voices of Arabs and Muslims, though often it has been a fearful or selective listening » (103).

Avec Sand Opera, Metres cherche à provoquer sur la page et dans la lecture une éthique de l’écoute afin de faire remonter les voix des victimes de la guerre contre la terreur et de dénoncer les exactions qui ont été perpétrées contre elles. Cette œuvre fonctionne sur le double registre du voir et de l’entendre pour familiariser le lecteur, par l’intermédiaire d’une poétique de l’écoute, à une éthique de l’écoute :

Sand Opera began out of a desire to write back against the dehumanizing force of the Abu Ghraib prison scandal, but I realized very quickly that writing about the photos would simply reinstantiate the status of Iraqis as objectivized victim […] When I found transcripts of the testimonies of the Iraqis who were abused in Abu Ghraib, I knew I wanted to work with them, to work myself into listening to those voicesvoices of great vulnerability, but voices that announce their courageous tenacity and will to live. And that, of course, was only the beginning. I wanted to avoid staying in that prison, the prison of Abu Ghraib and the prison of misprison, of seeing Iraqis as victims only. (Metres, Sound 106, je souligne)

Nous analyserons les « abu ghraib arias » afin d’explorer comment Metres met à nu les mécanismes de la censure d’État en s’appropriant les archives de la guerre contre la terreur. Pour ce faire, nous focaliserons notre attention sur l’intrication des dimensions visuelles et acoustiques des poèmes. Une fois le matériau de l’archive mis au jour, nous déplacerons la focale sur le foyer américain pour montrer de quelle manière Metres rend compte de l’incursion de la guerre contre la terreur sur le « home front » que le poète décrit de la manière suivante : « the home front as a site of, as a part of, the battle space » (Metres, « Home Front » n. p.). À partir du poème « Woman Mourning Son », nous nous attacherons à expliquer comment les images de cette guerre en viennent à représenter un conflit qui a toujours lieu trop loin, et, en cela, peinent à véritablement rendre audibles les voix des victimes. Nous finirons par sonder plus avant la question de l’écoute conçue comme une poétique à visée éthique en nous intéressant à la figure de la fille du poète. Cette dernière a pour fonction première d’affiner notre écoute, notamment grâce à la « mise en résonance » (Nancy, « Ascoltando » 15) qui est l’apanage de l’oreille et que la métapoétique installe, pour nous libérer du primat de la vue, de ce qui se trouve « du côté de l’œil, manifestation et ostension, mise en évidence » (ibid. 15).

« abu ghraib arias » ou chants contre silence

D’abord publiés séparément en 2011 sous le format d’un chapbook (Flying Guillotine, 2011), les poèmes qui composent les « abu ghraib arias » se jouent à trois voix en faisant entendre tour à tour les témoignages de victimes de la prison d’Abu Ghraib, les soldats américains qui ont perpétré ces actes de torture et la littérature bureaucratique de la guerre contre la terreur (la Standard Operating Procedure, notamment du Camp Echo du complexe carcéral de Guantánamo). L’entremêlement des voix de cette première partie de Sand Opera est conçu de telle sorte que les airs commencent par le chant du soldat tortionnaire et se conclut sur le silence imposé à la voix du prisonnier.

Les six dépositions des soldats américains tortionnaires utilisées dans les poèmes se présentent tels des « airs », des complaintes. Contre toute attente, chaque titre des chants des bourreaux reprend la formule « The Blues of… » laissant entendre que celui qui a infligé la souffrance est paradoxalement celui qui souffre. Cette souffrance attribuable à celui que l’on n’attendait pas s’écrit sur la souffrance sans nom de la victime sans nom en l’effaçant. Chaque titre rend de fait impossible toute vocalisation du trauma et de la douleur des prisonniers arabes. Les blues entonnés sont des chants rythmés par des effets de répétition avec l’anaphore « four Iraqis » (5) dans le blues de Lane Mc Cotter ou, avec un couplet particulièrement sonore (« a bunch of buddy bending over ») et même un refrain, dans celui de Joe Darby :

They call me bulls-eye they call me traitor
[…]
They call me walking dead call me waking night
[…]
Call me talking dead call me waking eye (25)

En personnalisant ces voix, Metres feint de conforter la thèse qui veut que ces exactions aient été commises par des individus singuliers qui ne sauraient représenter le Department of Defense.

Outre le clin d’œil au poème « George Robinson : the blues » de la poète américaine, pionnière de la poésie documentaire, Muriel Rukeyser, le choix d’un terme comme « blues » associé historiquement à la douleur des Afro-Américains subjugués et torturés sous l’esclavage par le pouvoir américain permet à Metres d’établir un lien patent entre l’histoire de la violence américaine perpétrée sur son sol et celle commise hors du territoire national, dans les prisons secrètes ou dans cette « anomalie territoriale » (Worthington xii) qu’est Guantánamo. Ces poèmes sont donc doublement identifiés : outre le genre musical qui est clairement exposé, on remarque que tous portent le nom de leur interprète et il n’est pas anodin que cela soit le bourreau, celui qui détient le pouvoir, qui commence. Le premier blues, celui du lieutenant-colonel Lane McCotter, correspond au poème du soldat le plus gradé, celui qui fut recruté pour superviser la construction de prisons en Irak. On note qu’à ce titre, il est celui qui est le plus censuré si l’on se réfère au nombre de bandeaux noirs qui recouvrent ses paroles et en viennent presque à figurer une sorte de langage cryptique à part entière, comme si la dissimulation de l’information était concomitamment, en creux, l’expression exponentielle d’un méta-secret lui-même indice d’une méta-censure. Le dernier blues, celui de Joe Darby (25), est dépourvu de censure car ce dernier a prévenu les autorités des abus de l’armée américaine dans les prisons secrètes. Le mouvement qui nous mène du premier au sixième et dernier blues rend compte du travail d’exposition des crimes militaires initié par le lanceur d’alerte, Joe Darby, et corroboré par les poèmes.

Le choix d’un terme relevant du registre du chant associé au nom du soldat a pour effet immédiat de rendre plus saillant encore le caractère anonyme des poèmes qui sont issus des témoignages des victimes. Les pages paires dévolues aux récits des prisonniers portent toutes le titre « (echo/ex/) ». Fadda-Conrey les interprète ainsi :

[T]hese poems [of the American soldiers] automatically take on a specificity of experience and perspective that is lacking in the uniform title ‘(echo/ex/)’ used for the prisoner’s poems, with the interchangeable perspectives of pain and trauma they capture. (Fadda 17)

Metres montre ici comment d’une manière générale pour les Américains, l’Autre, en l’occurrence l’Arabe, n’a ni voix ni nom. Il n’est qu’une représentation menaçante stéréotypée, l’ennemi tout trouvé.

Dans le titre « (echo/ex/», le terme « echo » renvoie à la manifestation acoustique de la victime dont le poète tente de faire entendre ou, à tout le moins, de signifier la voix ; quant à « ex » qui peut se traduire par la lettre X, il désigne la radiographie, un registre du voir et, par là même, l’inscription dans la lettre de l’anonymisation des victimes, ces inconnues générées par un système, celui de la guerre contre la terreur qui lui aussi, dépend de la tonitruance de sa voix autoproclamée d’agent du bien. Ce titre frappe, par ailleurs, par l’excès de signes dont il se pare. Il est enserré par deux parenthèses à droite et à gauche et abrite deux barres obliques qui elles-mêmes emmurent le texte « ex ». Plusieurs lectures se télescopent ici. La première lecture serait de dire que ce « ex » enferme l’inconnu dont il est l’index — le prisonnier dont on ne connaît pas le nom. Cette anonymisation concourt à faciliter la mise en œuvre de la torture :

We should promote the perception of others as individuals: when people are led to see others as anonymous members of a group, they are more willing to do bad things to them than when they see them as individuals with names and distinctive histories. (Nussbaum 365)

La deuxième aurait pour finalité de situer le prisonnier, ou en tout cas, de réfléchir à la problématisation de la situation géographique du prisonnier. En effet, il est question en filigrane de la suspension de la localisation de la prison, ces fameux « black sites » qui, dans une topographie de l’horreur, rappellent au Camp Echo, l’un des sept camps qui composent le complexe carcéral de Guantánamo et Camp X‑Ray, un autre camp situé à Guantánamo Bay. Dans un registre qui relève davantage de la sphère juridico-légale de la guerre contre la terreur, ce titre met en exergue le principe de l’état d’exception introduit en hâte par le gouvernement Bush et qui correspond à cette mise entre parenthèses par l’État américain de l’état de droit : « Ni prisonniers ni accusés, mais seulement detainees, ils sont l’objet d’une pure souveraineté de fait, d’une détention indéfinie, non seulement au sens temporel, mais quant à sa nature même, car totalement soustraite à la loi et au contrôle judiciaire. » (Agamben 13)

Non seulement ces poèmes ne sont pas associés à un nom de personne, mais ils témoignent en l’absence de référence à toute terminologie musicale ou lyrique d’un étouffement de la voix de la victime et d’un refus d’esthétisation de son témoignage car c’est à bon droit que le poète aurait pu intercaler, en contrepoint aux blues des bourreaux, les blues des victimes qui auraient ainsi porté les titres « The Blues of Nori Samir Gunbar Al‑Yasseri » (Danner 228‑229) ou « The Blues of Kasim Mehaddi Hilas » (ibid. 234‑235). Metres choisit de ne pas le faire car il laisse à la voix de la censure d’État toute son autorité. Il ne cherche aucunement à combler un vide de l’archive mais bien à rendre visible ce qui n’a pas été consigné pas l’État dans toute la force de son « principe nomologique » pour le dire avec les mots de Jacques Derrida (Derrida 11). Non seulement Metres ne comble pas ce vide informationnel, mais il contribue en outre à décrédibiliser la capacité de l’État à produire une archive crédible puisqu’elle souffre d’une forme d’illisibilité syntaxique. Metres explique qu’il est à la recherche d’une forme particulière de langage : « language that renders the ruptures of violence, through black bars of redaction and fractured syntax » (Metres, Sound 183).

Le poème « The Blues of Lane McCotter » qui ouvre la section « abu ghraib arias » le fait d’une manière presque performative en faisant référence à l’ouverture des portes de la prison : « four Iraqis XXXX I could not grant access » (5). En refusant de leur ouvrir, il les laisse à l’extérieur — ex signifie aussi « out of » — et confirme leur absence à venir en tant que personnes dans le poème : « all of them missing » (5). La phrase se poursuit par un bandeau noir qui certes censure la mutilation des corps, mais qui révèle aussi en passant, comme par inadvertance, par le truchement d’une juxtaposition lexicale, une vérité historique que le gouvernement américain dans son récit officiel cherche à taire : « all of them missing their hand or their XXXXX story » (5).

Au fur et à mesure que les récits des victimes s’accumulent, on est frappé par le dépouillement de plus en plus flagrant de la syntaxe qui se délite de part en part pour ne laisser transparaître que les pronoms personnels sujets qui flottent sur la page et ne sont les agents de rien (20). Le crescendo se poursuit pour atteindre son paroxysme à la fin de la première partie où le témoignage a totalement disparu et a laissé place à une ossature quelque peu spectrale que Fadda-Conrey qualifie de « complete collapse of language » (Fadda-Conrey 19). Seuls demeurent visibles les signes de ponctuation (guillemets, virgules, deux points, points et crochets) qui sont autant de balises inertes en souffrance de langage, des notes atrophiées sur une partition mourante. Il semblerait qu’à ce stade le témoignage ne soit plus possible face à tant d’épreuves et d’exactions. Le prisonnier est dans une souffrance telle qu’il ne peut plus parler et, de fait, sa voix n’est plus audible. La multiplication des guillemets mais aussi des crochets n’en finit pas de souligner l’enfermement de la voix, bâillon après bâillon, jusqu’à son extinction qui peut s’apparenter à l’idée de suffocation et de mort. Ces signes corroborent ainsi l’architecture proprement carcérale de la torture en une mise en abyme presque littérale qui fait que le prisonnier n’est plus en mesure de parler. Mais cet arsenal de signes, cette « stigmatologie7 » (Szendy 13) de la dé‑subjectivation ou ce que Metres appelle dans la cinquième partie du recueil intitulée « (homefront/removes: A Narrative of the Renditions of Mohamad Farag Ahmad Bashmilah) » ces « disembodied I’s » (81), trahissent aussi le retrait du poète qui, face à la torture et au trauma qu’elle provoque, se refuse à parler à la place des prisonniers. Cette béance ne signifierait plus tant le silence de la victime que celle du poète. Le poème tente de communiquer ainsi l’incommunicabilité d’une douleur et non pas la douleur elle-même, et ce dans un geste éthique guidé par une « identification hétéropathique » (Silverman 24), c’est-à-dire une empathie qui jamais ne cherche à faire sienne l’expérience de l’Autre.

Après avoir mis en lumière quelques exemples de l’articulation entre voir/entendre et voir/écouter que figurent les poèmes, nous souhaiterions à présent nous intéresser à un poème en particulier dont les enjeux consistent à montrer que le théâtre des opérations rend compte d’un spectacle martial qui a lieu toujours trop loin et que, du fait de cette distance, les souffrances de l’Autre sont étouffées alors même qu’elles sont parfaitement visibles dans les médias et donc accessibles aux foyers américains.

« To open like the ear, when the eye is shut » (85) — le silence visible du cri

Dans le poème « Woman Mourning Son—Najaf » (29) qui ouvre la deuxième partie du recueil intitulée « First Recitative », il est question de l’incursion de la guerre d’Irak dans le foyer domestique américain, ce homefront où l’on voit le poète ouvrir le journal pour y découvrir une photographie de Alaa Al‑Marjani prise en 2007 à Najaf en Irak et qui représente une femme irakienne vêtue d’un tchador noir, les bras levés au ciel, qui pleure la mort de son fils assassiné par une attaque de drone. Le poème s’ouvre de manière programmatique sur le fait même d’ouvrir les stores pour laisser entrer la lumière du jour, et avec elle, le monde extérieur qui cherche à s’immiscer dans la conscience du poète pour y prendre place :

I pull up the blinds, they screech in retreat,
mad grackles beaking for space on the lawn.
I flip open the news and she flutters out,
trailing the blot of her shadow. I yawn (29)

L’oiseau noir aux reflets irisés qu’est le quiscale, ici un oiseau de mauvais augure, anticipe avec son bec l’image de l’irakienne en noir avec sa bouche ouverte tandis que cette dernière pointe en retour vers l’image de l’oiseau lorsqu’on lit qu’elle sort de la page dans un battement d’ailes, comme si l’oiseau et elle ne faisaient qu’un, ou comme si elle n’était en somme qu’une rémanence aux contours flous de la première expérience visuelle. L’ouverture est pour ainsi dire redoublée par l’action du journal qui s’ouvre, une ouverture dans l’ouverture qui, au lieu de donner accès à un contenu lisible, nous place en face d’une macule noire qui résiste, « the blot of her shadow ». Du reste, il est presque étrange que la description de cette femme commence par « shadow » et non « chador » comme si cette femme était d’abord une espèce de trace fantomatique d’elle-même8, un être désincarné dont la manière de se vêtir la vouait à l’invisibilité. Elle semble nous rappeler qu’elle ne sera jamais qu’une ombre mise à distance par les processus répétés d’aperture car elle n’est qu’une énième femme arabe en deuil.

D’ailleurs, une troisième ouverture s’ensuit, celle de la bouche du poète qui bâille et qui, du confort de son chez-soi, transpose, par mimétisme et par fatigue aussi sans doute, son action à celle de l’irakienne avec sa bouche béante de douleur face au décès de son enfant : « I yawn, / her mouth yawns and yawns ». L’équivalence est là, dans le bâillement du matin (morning) et du cri endeuillé (mourning), chez cet homme in the morning sun et cette femme mourning her son. Ces ouvertures successives, ou cette mise en abyme d’une ouverture qui est à chaque fois recommencée, évoquent selon nous une double impossibilité : cette photographie ne peut nous ouvrir au monde de cette femme, et ce sujet ne peut rencontrer cette femme. Bien que visuellement présente, elle ne peut s’inscrire dans l’expérience de ce témoin qui se tient à distance. Son invisibilité et son incapacité à tendre à une forme de tangibilité condamnent son cri de douleur à l’inaudibilité.

En s’appesantissant sur le noir du « chador », le poème nous présente un sujet embrumé qui laisse ses pensées voguer innocemment au gré de son imagination. La couleur noire reste le fil conducteur et se décline en toutes sortes de formes — l’avion de guerre (« an F‑16 »), le missile (« a missile »), la chauve-souris (« the flailing bat »), le drapeau noir (« a ragged flag ») — ce dernier étant peut‑être une référence à l’État islamique. Cependant, une certaine homogénéité semble se dessiner et conférer à ces évocations pour le moins inamicales un semblant de calcul. En fait, même si cette femme est vue sans l’être réellement, c’est-à-dire de manière désintéressée, elle est néanmoins « vue » au travers d’un prisme, ou devrions‑nous plutôt dire, avec Judith Butler, « appréhendée », selon un cadre (frame) : « the epistemological capacity to apprehend a life is partially dependent on that life being produced according to norms that qualify it as a life, or indeed as part of life » (Butler, Frames 3). De nombreux Américains ont certes vu cette femme et bien d’autres encore sans pouvoir tendre l’oreille — l’enfant mort qui est absent de la photo et du poème figure en creux une invisibilité paroxystique — et le poème tente de relayer l’échec de ce rendez-vous manqué avec l’Autre par une mise en abyme de la page. Cette femme n’est plus qu’une tache d’encre qui bave au milieu de la page et ne renvoie plus à rien, plus à personne comme le matérialise l’enjambement qui nous fait basculer de la quatrième à la dernière strophe :

the blot of this shadow. From above, it looks
just like whirling, a waltz with no one
 
but chadors and shadows. Now she’s lost
her face in the ink. The road is a white (29)

Effacée et « perdue » par et dans la noirceur, le poème anime cette femme — avec tout le souffle et donc l’air que porte l’étymologie de ce terme — et la fait regarder en l’air : elle cherche à sortir du cadre de la photographie pour toucher l’interface de la page du journal qui fait obstacle et la page du poème qui tente de lever cet obstacle et réveiller cet homme qui la regarde d’en haut avec une condescendance tout américaine : « a ragged flag—this black-clad woman’s hands / open and skyward, as if she wants to vault » (29). L’espace d’un vers, si l’on fait équivaloir le groupe nominal « the blot of this shadow » au pronom « it » qui suit, le poème paraît renverser la perspective en plaçant la femme en position de sujet surplombant le poète et en faisant d’elle un sujet non plus regardé (quoique non vu) mais regardant.

Peut‑être son saut est‑il une tentative de se rapprocher des oreilles de ce lecteur et des nôtres et ainsi, de mieux se faire entendre. On ne parvient pas in fine à basculer du registre ekphrastique vers une forme de communication de la douleur et du deuil qui autoriserait à quitter ce registre visuel pour imaginer et entendre le cri de cette femme : ne plus voir sa bouche mais entendre le cri qui s’en échappe. Les seules données auditives perçues sont celles qui ouvrent le poème. En effet, le bruit des stores qui nous alertait sur la dimension acoustique du monde extérieur a été étouffé par l’image, et remplacé peut-être par les bruits discrets des doigts qu’il nous faut imaginer, pianotant bureaucratiquement sur le clavier pour que l’opération — elle qui n’est rien d’autre qu’une œuvre de la guerre, son opus si l’on peut dire — soit tautologiquement opérationnelle et que le drone, ce double furtif de la chauve-souris, accomplisse sa tâche : « Somewhere someone’s hands danced / over a keyboard to deliver the ordnance » (29).

L’incursion de la guerre dans le foyer du poète refait surface dans un autre poème de la même section, le poème « Asymmetry ». Dans ce poème le poète et sa femme visitent une exposition consacrée à l’artiste Spencer Tunick connu pour ses installations de photographies de corps nus. En voyant ces œuvres, le poète se souvient d’une image de corps irakiens :

                In its distance, the bodies
without faces line a riverbank, shade
                into some darker shadow,
 
obeying the desire of gravity. I’m thinking
                           of Iraq, how they lay out
each disinterred nest of femurs & ribs
                           on separate sackcloths, (40)

L’asymétrie à laquelle renvoie le titre provient de la juxtaposition de cette évocation macabre et de la relation amoureuse entre le poète et sa femme : « After making love, once » (40). Le contraste corrobore le constat du poète quant à la coexistence de ces deux extrêmes : « This world is centaur: half / daydream, half nightmare, / not knowing if we’re awake or dreaming » (40). Ces contraires les plus extrêmes comme l’amour et la mort, l’art et la guerre, prennent une tournure autrement plus radicale dans la troisième partie du recueil où le poète narre la naissance de son enfant dans une Amérique qui inflige la torture. En effet, le sujet lyrique appréhende la guerre contre la terreur à travers une plongée plus profonde encore dans la sphère de l’intime afin de sonder la possibilité d’entendre le cri et de postuler, par l’intermédiaire de l’enfant, une position d’écoute.

« Says, listen: » — l’éthique de l’écoute

La section médiane « Hung Lyres » a pour thématique l’amour que le poète porte à sa fille et l’angoisse qu’il éprouve à l’idée de l’élever dans ce monde de l’après 11 Septembre caractérisé par tant de violence et de haine vis-à-vis des Arabes, et avec eux, des Américains d’origine arabe. Metres explique : « “Hung Lyres,” the sequence of autobiographical lyric poems, meditate on what it means to be a parent in an age of terror » (Metres, Sound 109). C’est aussi un moment dans lequel le poète se pose la question de la pertinence de l’art et de la beauté dans un monde de violence. Doit‑il cesser d’écrire, « suspendre sa harpe et pleurer » comme l’y invite le titre de cette section qui est extrait du Psaume 137:2 ?

Parmi les neufs poèmes qui composent la section « Hung Lyres », huit poèmes ont directement trait à la naissance de la fille du poète et à sa familiarisation sensorielle, principalement auditive, avec le monde et le langage. Le septième poème @ — lové à l’exact milieu des huit autres qui, eux‑mêmes, figurent au centre du recueil — a pour sujet la détention et la torture de Mohamedou Ould Slahi qui fut emprisonné illégalement pendant quatorze ans sans le moindre chef d’accusation. Les neuf poèmes possèdent tous le même titre, à savoir le caractère typographique « arobase », @, que nous analysons selon la déclinaison suivante : @ est d’abord la figuration littérale de l’oreille ; @ traduit ensuite l’assignation topographique, une dimension proprement graphique du recueil puisque ce dernier compte trois copies de diagrammes de prison réalisés par les prisonniers eux‑mêmes (37, 65, 71) ; enfin, @ est l’expression d’une adresse.

En premier lieu, le logogramme @ symbolise schématiquement les circonvolutions du pavillon de l’oreille, et rappelle l’image du « squid » (54). Il est la traduction visuelle de l’organe auditif avec ses « riverine curves » (54) et ses « & whorls & folds » (49)9. Il permet aux lecteurs de penser le poème, à chaque itération du titre, tel un rappel à l’ordre dirigé à l’endroit du régime de l’écoute jusque‑là négligé au bénéfice du voir. Il se joue de l’image, du régime visuel pour amener le lecteur dans le giron du sonore : « In Phil Metres’ Sand Opera, we are asked to activate the ear in a plea against the eye » (Stone n. p.). Il s’agit d’une invitation à écouter pour percevoir (et percer l’omniprésence du voir)10 et, ce faisant, mieux entendre. Obnubilé par l’oreille du nouveau‑né11, le père appréhende sa fille tel un corps‑oreille, réceptacle de la rumeur violente du monde, s’inscrivant de la sorte en faux contre une des épigraphes qui nous alerte sur le poids du monde visible : « “If the whole body were an eye, where would the hearing be?”—1 Corinthians 12:17 ». Le bébé force d’une certaine manière le père-poète et le lecteur à privilégier le canal sensoriel de l’ouïe, ou à tout le moins, à ne pas le sous-estimer :

when you emerged not mouth of fingers but cries
& whorls & folds to hold sound in
 
the first thing I saw was your ear (49)

Face à la vulnérabilité de cette enfant et par le truchement d’une sonorité poétique d’une tendresse inouïe, il s’évertue à former un coussin de sons autour d’elle afin d’amortir — peut‑être littéralement au sens étymologique d’éteindre la mort hurlante, propagée par les « sirens » (49) — la violence, à moins qu’il ne s’agisse là d’une diversion musicale pour ne pas lui permettre d’entendre la cacophonie mortifère de la partition néo-impériale que jouent les États‑Unis d’Amérique dans une partie du monde arabe12. C’est dans le septième poème que Metres s’emploie à identifier et nommer chirurgicalement les parties anatomiques qui composent l’oreille externe et interne, « Maleus, incus, stapes » (54), et ainsi créer dans et par le poème l’interface entre l’enfant et le monde :

lobed trumpet that listens to the oracle
of cymballed world: canal and drum
 
vestibule to the oceanic home
where windows are elliptical & circular (54)

Faisant écho au liquide amniotique, les sonorités de la consonne liquide /l/ façonnent une bulle protectrice autour de l’enfant tandis que l’oreille-coquillage rend compte de la musique du chez‑soi.

Ensuite, l’arobase est la transcription de l’assignation au lieu, ce que suggère non seulement la position centrale du poème dédié à la victime dans sa cellule mais aussi la référence au fœtus dans le ventre de la mère. Le prisonnier comme le fœtus sont « assignés à résidence » : l’un dans sa cellule mortifère, « in the cell of else » (52), l’autre dans la cellule du vivant que constitue la membrane intra-utérine :

The listening tuned inward (47)
[…]
marooned you in that watery egg that mother
voice a constant hum above (49)

Bercée par la voix rassurante de la mère qui sonne dans la caisse de résonance que constituent le ventre et le cocon familial, la solitude du prisonnier, torturé par la musique de l’enfance justement, n’en est que plus criante. Dans le poème « The Blues of Ken Davis » des « abu ghraib arias », le soldat exprimait ses réticences à continuer la torture et en cela, faisait montre d’humanité : « I can’t take this anymore » (21). Son poème se concluait sur ce que l’on devinait être les cris de douleur des victimes :

no matter how much music you play
no matter how loud you turn it up
 
you still can hear
XXXXXXX
XXXXXXXXXXXXXXXXXXX

                           
XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX (21)

Mais ces cris qu’il entend malgré le son assourdissant de la musique diffusée dans les cellules sont censurés et visuellement tus par le bandeau noir du processus de redaction. Le soldat Davis a l’interdiction de parler et donc d’être entendu. Ce qu’il entend est rendu illisible car l’État ne lui laisse pas le loisir de parler. Cette voix de l’Autre que l’on devine hurlante et qui perce la musique de l’horreur fait écho à celle qui est tue au cœur de la troisième section « Hung Lyres ». Mohammedou Ould Slahi est enchaîné dans sa cellule et les soldats américains lui font écouter des heures durant des musiques assourdissantes dont Metres nous fait percevoir les assauts sonores agressifs par la plosive [k] dans les vocables shackled, ankles, shaking, cage, keep, music, breaking. Metres fait référence à la torture dite « propre » (« clean torture ») dans les vers :

the bodies hit / Let the bodies hit the / Barney
 
is a dinosaur / this is the touching without being
touched / this is the being without
 
silence /
from our imagination / in wave upon wave (52)

Le chiasme without being / being without rend bien compte de l’entreprise de déshumanisation et de désubjectivation qui est à l’œuvre dans la mesure où le prisonnier est, quel que soit le sens de la lecture, un être‑sans, un être seul et un être-souffrant-en souffrance de.

Tandis que le prisonnier est dans sa cellule, le fœtus est dans le ventre de sa mère, « enwombed » (49), replié dans son monde intra‑utérin, à l’abri des bombes qui tombent du ciel, des avions qui décollent. Ces deux mondes clos, celui de l’enfant enfermé dans son soi et celui du prisonnier comme figure de l’Autre se touchent par trois fois grâce aux propriétés intrinsèques du son et à l’écoute qui l’accompagne : « Listening, as noted, however, is a radically different epistemic process from that of visual perception—vision distances and separates while listening connects and bridges » (Lipari 233). Il y a d’abord la musique enfantine de « Barney le dinosaure » (Rejali 366) employée comme instrument de torture qui lie Slahi à l’enfant. Ensuite, dans un registre d’écoute plus prononcé, on peut entendre un surplus de sens dans le premier vers du poème sur Slahi : « In the cell of else » (52). Metres juxtapose dans cette formule le terme self qu’il faut entendre dans la proximité acoustique de cell of et de l’Autre, else. C’est cette friction contre l’altérité, tout contre, altérité qui ne se voit pas mais qui s’entend si l’on sait écouter, qui demeure ce à quoi le poème cherche à donner de la voix : « Listening is the hardest, yet most important discipline and practice—I want to say (suddenly, inexplicably) of healing. Of healing the rupture between ourselves and the other, ourselves as other, the other as ourselves. » (Jhingran n. p.)

Enfin, l’arobase est l’expression de l’adresse et suggère ainsi un envoi à quelqu’un qui exige une réponse13, ne serait‑ce que par politesse. Cette adresse vise d’abord le lecteur qui est invité à prêter une attention à chaque fois renouvelée par le visuel du titre @, neuf fois répété. L’adresse se précise surtout à l’orée du huitième poème @ lorsque la jeune fille du poète, faisant preuve d’une écoute des plus attentives qui trahit « une intensification et un souci, une curiosité ou une inquiétude » (Nancy, À l’écoute 18) demande à son père : « She asks: is that man crying / or singing? How should I answer? » (55). Cette interrogation qui est adressée au père et qui le prend au dépourvu souligne la capacité de l’enfant à poser la question éthique par excellence, à savoir celle de la responsabilité. Le père est ainsi sommé de répondre à l’enfant dans une modalité injonctive qui trahit une responsabilité plus ancienne — « immémoriale » dirait Levinas — à l’endroit de laquelle il incombe à tout un chacun de répondre de l’Autre. Mais cette injonction en cache une autre : le père doit s’efforcer d’affiner son écoute pour être à même de répondre, il doit pour cela tendre l’oreille.

Les précautions qu’il prend pour empêcher que sa fille n’entende et n’identifie l’origine de cette voix sont vaines : « dear child, your cartilage is not yet hard— / it’s too soon to know to hear is to bend » (54). Les nouvelles venues du monde et de ses guerres, diffusées par les chaînes d’information sont captées par les oreilles de l’enfant : « what does it mean, amputee? […] / is there such a thing as “orphan”? » (54). L’enfant est condamnée à entendre la douleur du monde et l’appel d’autrui :

She asks: is that man crying
or singing?
How should I answer?
[…]
              She corrects the voices
 
she hears butcher
the name of the country she’s never
 
seen—it’s
“ear-rock,”
not “eye-rack”. (55)

Mais la percée acoustique ne s’arrête pas là car la petite fille est dotée d’une ouïe si fine qu’elle peut non seulement entendre la douleur de l’Autre irakien enferré dans sa geôle bien américaine, quoique déterritorialisée, mais également corriger la prononciation erronée du nom Iraq, /ɪˈrɑk/, cet /aɪˈrɑk/ né dans la bouche de George W. Bush et de son gouvernement — /aɪˈrɑk/ a l’avantage de convoquer à l’oreille une colère, ire /aɪr/, et avec elle la justification d’une vengeance. De la même manière que « Hussein devint juste “Saddam”, pour sonner comme « Satan » en anglais » (Rabaté 75), cette appropriation orchestrée de la nomination qui fait que Bush, pour ainsi dire, parle d’un pays qui n’existe pas ou, et cela revient au même, d’un pays qu’il a inventé de toute pièce — les armes de destruction massive ne sont pas loin —, fait écho aux premières phrases attribuées à l’enfant arabe et américaine dans le premier poème @ :

someone is telling the story of our life
[…]
I don’t know who that is
[…]
They will be telling it our whole life. (47)

Ce récit imposé est déjà l’indice d’une écoute insuffisante de l’Autre, d’une appropriation impérialiste ventriloque de l’Autre qui tend soit à l’empêcher d’être en le maintenant sous silence, soit à lui octroyer une tonitruance diabolique qui justifiera l’étouffement de sa voix. La fille du poète redonne naissance à la nation usurpée et, avec elle, aux voix de ses habitants. Contre la fiction de l’Arabe-terroriste fantasmé et des nations qui lui donneraient naissance, l’enfant propose l’ancrage tellurique d’un retour au réel comme le suggère le terme rock. Elle nous enjoint de prêter attention pour que nous cessions de nous satisfaire du primat de la vue qui fait de l’« Orient » une commodité symbolisée par la figure de l’Arabe enturbanné et barbu offerte en étalage, rack.

La question de la fillette essaie d’attirer notre attention sur l’être qui souffre au cœur du recueil en montrant la voie — et la voix — grâce à la discrimination auditive mise en place par le poème. Mais la question que pose cette enfant, elle qui nous prie de mieux écouter, résonne comme la question primordiale de tout le recueil. En cela, nous sommes invités à revenir à la dernière page des « abu ghraib arias » où s’affichait un espace textuel presque vide, en souffrance de paroles, qui pouvait laisser deviner la trace d’une subjectivité sur le point de s’éteindre. Mais il est tentant d’avancer ici une dernière lecture qui ferait la part belle non pas au caractère inaudible de la parole ou de la voix, voire à son caractère imprononçable mais aux traces sonores résiduelles, et avec elles, à la résilience du souffle que cet espace pourrait signifier. Il nous faut en quelque sorte faire silence pour écouter la respiration de ces victimes jusqu’au souffle dernier. En effet, si la voix échoue à se matérialiser dans un phénomène de vocalisation ou de voisement, il semble qu’il soit possible de prédiquer la résistance courageuse de sa persistance en écoutant la respiration et en la comprenant comme la condition sine qua non de la vie, et donc de la manifestation acoustique première de la subjectivité. Nous nous essayons ici à une forme de réduction phénoménologique à partir de laquelle nous postulons la précession de la respiration sur la voix. Toutefois, la dernière lecture de cette page en appelle une ultime autre, pas simplement parce qu’elle est empreinte d’espoir, mais parce qu’elle sied parfaitement à la teneur acoustique du travail poétique et métapoétique de Metres qui est en réalité un opus, une œuvre sur l’œuvre de l’écoute et de la respiration au sens où cette dernière incarne la forme primale de la voix. D’ailleurs, dans le troisième poème @, le lien entre l’air que l’on respire et l’air que l’on fredonne est explicite :

this is the air you could & ample be
everyone waking to sirens
[…]
this is aria of nightfall that sets the anvil
to tremble the temple behind the temples (49, je souligne)

Un peu plus loin, l’écart entre les deux termes s’efface plus encore lorsqu’il est question, dans un geste métapoétique, de l’air nécessaire à la production d’un air et inversement, d’un air qui a pour vocation de matérialiser l’air qui nous fait être « aria of the air » (53).

Dans un article où elle s’évertue à lire l’éthique levinassienne et sa notion phare de visage, à la lumière non pas simplement de l’appel, le vocatif, mais de l’événement principiel qui le sous-tend, à savoir l’écoute, Lizbeth Lipari rappelle à juste titre l’affinité de la voix et de la respiration : « The voice moves rhythmically through time as an event, not as an object, through the medium of the breath and its rhythm of inhalation and exhalation » (Lipari, « Rhetoric’s Other » 233). Ce rythme de la respiration ponctuée d’inhalations et d’exhalations est ce sur quoi Ariel Dorfman choisit de mettre l’accent dans la postface du recueil Poems from Guantánamo: The Detainees Speak où l’on peut lire non pas les témoignages des prisonniers mais leurs poèmes :

What I sense is that the ultimate source of these poems from Guantánamo is the simple, almost primeval, arithmetic of breathing in and breathing out.
The origin of life and the origin of language and the origin of poetry are all there, in each first breath, each breath as if it were our first, the anima, the spirit, what we inspire, what we expire, what separates us from extinction, minute after minute, what keeps us alive as we inhale and exhale the universe.
And the written word is nothing more than the attempt to make that breath permanent and secure, carve it into rock or mark it on paper or sign it on a screen, so that its cadence will endure beyond us, outlast our breath, break the shackles of solitude, transcend our transitory body and touch someone with its waters.
Breathing in and breathing out. (Dorfman 71)

Cet air qui devient un air est la pulsation même de l’existence. Il est la musique première mais elle serait vouée au silence si elle n’était qu’entendue et non écoutée : « That is, hearing without listening is response without responsibility; it is a form of pseudodialogue without ethics » (Lipari, « Rhetoric’s Other » 236).

Bibliographie

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Notes

1 Toutes les références au recueil sont placées entre parenthèses et renvoient à l’édition suivante : Sand Opera, Farmington : Alice James Books, 2015. Retour au texte

2 Le poète arabo-américain Fady Joudah qui a interviewé Metres lui demande : « Is Sand Opera in part also about the cultural construct of art, which is surely a political process one-step removed? In other words, Sand Opera denies the exclusion of one form of gaze from another (away or towards politics) and merges both into one. Its truth-seeking does not conveniently sieve art from the politics of its creation » (Metres, Sound 107). Retour au texte

3 Il faudrait en effet commencer par remettre en cause l’expression même de « War on Terror » dont Marc Redfield mesure parfaitement les enjeux : « Did the United States ever declare war on terror? In one sense, no, of course: the United States has not issued a formal declaration of war since the Second World War » (Redfield 52). Non seulement la « guerre » n’en est pas une du point de vue de la loi, mais en plus elle n’en est pas une au regard de son adversaire, la terreur : « as if terror were a state and not technique » (Didion 8). Retour au texte

4 Les poèmes usent de nombreux signes de ponctuation et de signes typographiques, de bandeaux noirs qui bloquent la lecture, de mots en lettres grisées qui suggèrent la présence d’une écriture spectrale ; sans parler de la calligraphie arabe (42, 94). Figurent aussi des schémas sur papier calque (37, 65, 71) ce qui s’apparente à de la poésie concrète (67, 73) ou des cas d’ekphrasis (29, 34‑35, 41, 70). Retour au texte

5 « The book’s sections, as in classic opera, reference both “arias” and “recitatives”, the two dominant modes of opera, roughly corresponding to lyric and narrative/dramatic modes in poetry. The book isn’t meant to be a libretto, though it imagine it could be staged a s play » (Metres, The Sound 107). Retour au texte

6 Ce caractère plurivocal est aussi à mettre au compte des divers registres musicaux dont Metres fait usage. Je cite le poète Fady Joudah qui a interviewé Metres : « Moreover, the emphasis on the different kinds of musical registers throughout the book (including arias, operas, the blues, etc.) adversely brings forth a tonal focus on sound, speech, and vocality that should not merely be heard, but more importantly should be listened to, deliberately attuning the ear to the different and nuanced notes making up larger movements or “symphonies” of violence and trauma” » (Metres, The Sound 107). Retour au texte

7 « Car la ponctuation n’est jamais qu’une affaire de style ou de rhétorique au sens courant : elle est force, elle est puissance, elle est décision politique. » (Szendy 10) Retour au texte

8 Elle rejoint en cela les prisonniers fantômes du recueil. En effet, les prisonniers enfermés dans les geôles secrètes sont aussi appelés « ghost detainees » (McCoy 116 et 132). Retour au texte

9 Le choix de l’esperluette au détriment de and d’un bout à l’autre de la section « Hung Lyres » entre en résonance iconographique avec le titre des poèmes et fait que nos yeux n’ont de cesse que de nous demander d’écouter. Retour au texte

10 C’est peut‑être en ces termes que l’on peut comprendre la volonté de Metres de défaire la suprématie du voir. En effet, le poème « Illumination of the Martyrdom of St. Bartholomew » (1) qui ouvre le recueil avant même les « abu ghraib arias » invitait d’emblée à la méfiance vis-à-vis du voir : « their eyes / narrowing knives » (1). Retour au texte

11 « My first daughter was conceived in the months just after 9/11, and she was born into a country very much at war. I remember when she was born, the first thing that stunned me about her were the reticulations of her beautiful little ears, so invisible in utero. The utter fragility of her being, her sweet and vulnerable body, seemed more fragile and vulnerable in light of the machinery of warfare and violence—not only over the airwaves, but above our city streets, where police helicopters hovered nightly over Cleveland » (Hoppenthaler n. p.). Retour au texte

12 Déjà le poème intitulé « Recipe from the Abbasid » (30) laissait poindre la question de l’impérialisme. Retour au texte

13 Il faudrait ici méditer avec Nancy sur la parenté entre la réponse et le terme musicologique, le répons (Nancy, Demandes n. 76). Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Karim Daanoune, « « Is that man crying or singing? » Faire œuvre d’écoute dans Sand Opera de Philip Metres », Représentations dans le monde anglophone [En ligne], 24 | 2022, mis en ligne le 30 avril 2022, consulté le 06 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/representations/index.php?id=595

Auteur

Karim Daanoune

Karim Daanoune est maître de conférences en littérature américaine à l’université Paul-Valéry Montpellier 3. Ses travaux de recherche sont à la croisée de la poétique, de la politique et de l’éthique dans les littératures contemporaines des États‑Unis.

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