Lire le détail : entre signe et signifiant

  • Reading the Detail. Between Sign and Signifier

DOI : 10.35562/rma.753

Résumés

À partir de la notion de « texte » non comme représentation, mais comme production (d’une écriture/lecture), cette étude définit d’abord le « détail » comme produit de la lecture (conception donc proche de ce que Roland Barthes appelait la « lexie »). D’où la problématique de la relation du détail au fonctionnement et à l’espace du texte où il se situe.
Apparaissent dans cette perspective deux types fondamentalement différents : (1) le détail comme affleurement (ou lieu de passage) d’un code qui permet de construire le texte et son sens, donc de la nature du signe ; et (2) le détail qui reste étranger à cette construction, et qui est en cela de la nature du signifiant tel que l’entend la psychanalyse lacanienne, c’est-à-dire un élément qui surgit seul de la chaîne inconsciente de signifiants à laquelle il appartient et reste donc singulier : lieu hors‑sens du texte où « la structure s’affole », car elle n’a plus affaire à l’ordre symbolique, mais au réel, ou à un morceau du réel. Le détail comme signe est illustré par les constructions / déconstructions de « The Oval Portrait » d’Edgar Poe ; le détail comme signifiant par certains traits majeurs de la poétique de Wordsworth et de Keats qui préfigurent la poésie moderne.
Le dernier mot revient sans doute à la lecture en ce sens que, s’agissant d’un seul et même texte, les deux types de détail seraient l’un et l’autre pertinents dans la mesure où ils renverraient en dernier ressort à une hésitation du sujet lisant, à la vacillation de son désir entre sens et jouissance. Vacillation qui pourrait être illustrée par l’approche d’un texte pictural, Les Ambassadeurs de Hans Holbein (1533), à la lumière de la théorie lacanienne de l’œil et du regard.

Based on the modern notion of “text”, that is the text not as (or not only as) representation (or reproduction), but as production by the intersection of a writing and of a reading process which creates its own space, this study will describe the detail in terms of the relation(s) which it bears to the textual space wherein it is situated.
There are, from this perspective, two fundamentally different types of details: (1) the detail as the emergence or trace of a code enabling the reading to construct the text and the meaning(s) of the text, thus of the nature of the sign; and (2) the detail refractory, resistant to such construction and thereby of the nature of the signifier: the signifier as understood by Lacanian psychoanalysis, that is as an element—whether image, sound, lexeme or phrase—that wells up alone from an unconscious chain of signifiers and thus remains alien to the text it intrudes upon. Alien and yet “ex‑sisting” within the text like a piece or a trace of the “impossible”, unsymbolizable real. The detail as sign is here illustrated by the constructions / deconstructions of Poe’s “Oval Portrait”; and the detail as signifier by the analysis of certain features of Wordsworth’s and of Keats’s poetics which foreshadow the poetics of “modern” poetry.
All things considered, however, one may wonder whether all does not hang on the reading: a reading that would vacillate between two desires: the desire for a “pleasure of the text,” that of constructing a “well-wrought urn”, or a desire for the
jouissance afforded by the naked impact of the real. Such vacillation might be illustrated by an approach to a pictorial text, Hans Holbein’s Ambassadors, in the light of Lacan’s theory of “the eye” and “the gaze”.

Plan

Texte

Je voudrais prendre comme point de départ de cette étude sur « le détail » une observation que fait Umberto Eco sur le « texte » : la notion de texte telle que nous pouvons l’entendre aujourd’hui, à la lumière des théorisations qui se sont élaborées depuis les dernières décennies du xxe siècle — je pense notamment aux études de Roland Barthes, de Julia Kristeva et à la refondation de la notion d’« écriture » par Jacques Derrida — : le texte, à savoir non comme (ou pas seulement comme) représentation, mais comme production. Le texte n’exprime pas un sens (qui lui préexisterait ou existerait en dehors de lui, dans la « pensée ») ; il produit un sens en s’écrivant : « Le sens doit attendre d’être dit ou écrit pour s’habiter lui‑même » (Derrida 22). Il habite les mots, les signes qui s’écrivent et surtout les corrélations (virtuellement infinies) qui peuvent jouer entre ces signes et par lesquelles un texte se tisse. Il n’existe donc, ce sens, que par ce tissage : travail de l’écriture bien sûr, mais aussi travail de la lecture qui produit son sens à travers son écoute. Bref, cette notion de texte — que partage pour l’essentiel Umberto Eco — implique « la mise en œuvre d’une écriture-lecture, celle de deux productivités qui se recoupent et font espace en se recoupant » (Ducrot et Todorov 443).

Voici donc, dans la perspective du texte qui se fait, la citation d’Eco — dans le style piquant qui était souvent le sien — dont on pourrait partir : « Le texte est […] un tissu d’espaces blancs, d’interstices à remplir […] Un texte est un mécanisme paresseux qui vit sur la plus-value de sens qui y est introduite par le destinataire […] Un texte veut que quelqu’un l’aide à fonctionner… » (Eco 63‑64). Je mets en exergue cette image du « blanc », de ce qui manque, pour en esquisser les prolongements, et surtout pour l’infléchir en posant une double question : comment « remplir » ces blancs, à partir de quelle source ? Mais aussi, y a‑t‑il vraiment des blancs dans un texte ? Je pense à la remarque de Lacan, dans le « Séminaire sur La Lettre Volée », selon laquelle « ce qui est caché n’est jamais que ce qui manque à sa place » (Lacan 1966, 25). Et l’on sait la magistrale démonstration qu’en a fait Edgar Poe dans son conte : la « lettre » (dans les deux sens du terme), absente aux yeux de tous parce qu’elle est « perloignée », c’est-à-dire déplacée (et non cachée), est ainsi introuvable tout en étant parfaitement visible à qui sait regarder de côté, comme sait le faire Dupin (Dupin, sans doute figure du scripteur, ou du moins du lecteur, dans sa production du texte) ; Dupin dans le bureau du ministre, regardant de biais, les yeux masqués par ses lunettes vertes, et repérant dans l’espace de la pièce un lieu que son regard découpe du reste de l’espace, qu’il dé‑taille, comme étant celui où la lettre se trouve. Disons que cette lettre manquante et pourtant à portée du regard ou de l’écoute, ce serait le détail. Le détail serait ce fragment de texte que la lecture (« ma » lecture) découperait pour le mettre à la place du blanc. Il n’y aurait donc pas dans le texte, à vrai dire, de blanc : tout serait en surface, et non dans un arrière-plan ou une profondeur ; et c’est d’ailleurs ce que Poe, dans sa modernité, voulait sans doute dire quand il mettait dans la bouche de Dupin (dans un autre conte, « The Murders in the Rue Morgue ») la remarque selon laquelle « There is such a thing as being too profound. Truth is not always in a well. In fact, as regards the most important knowledge, I do believe that she is invariably superficial » (« On peut pécher par excès de profondeur. La vérité n’est pas toujours dans un puits. En fait, pour ce qui est de l’essentiel, je suis persuadé qu’elle se trouve invariablement en surface ») (Poe 153).

Le détail tel que je commence à le décrire est donc proche, il faudrait le noter, de ce que Roland Barthes avait nommé la « lexie » et qu’il a fait systématiquement fonctionner dans S/Z (sa lecture de Sarrasine de Balzac), en annonçant en préliminaire que le texte « sera découpé en une suite de courts fragments contigus qu’on appellera lexies puisque ce sont des unités de lecture » ; ces unités étant « le meilleur espace possible où l’on puisse observer les sens » (Barthes 1970, 20). Disons, en prolongeant cette notion de lexie, que le détail (que ma lecture découpe dans son travail) fonctionne comme l’affleurement d’un code ou comme un de ses lieux de passages : d’un code qui me permet de construire le sens du texte (en comblant les blancs) et par là même de le structurer. Et surtout, ce que je voudrais montrer (et qui n’était pas le propos majeur de Barthes dans S/Z), c’est que cette structuration à partir du détail est indépendante des structures affichées par le texte, et qu’elle tend donc forcément à les mettre en question et à les déconstruire.

Le détail, l’affleurement d’un code

On prendra comme exemple un texte bref : un autre conte d’Edgar Poe, « The Oval Portrait », ne serait‑ce que parce que son titre, quelque peu énigmatique, est déjà en lui‑même, découpé, mis en surplomb du texte, en quelque sorte comme un modèle exemplaire du « détail ». « Le Portrait Ovale » est un texte double, fait de deux récits juxtaposés de part et d’autre de ce qu’on pourrait appeler, avec Eco, un « blanc » ; ce blanc étant le lieu d’articulation (problématique) entre les deux récits, et d’autant plus spectaculaire qu’il est en même temps le lieu d’un décrochage du mode narratif. À la première narration autodiégétique d’un « je » qui raconte l’étrange expérience qu’il a eue face à un portrait, succède le récit impersonnel, trouvé sur un document, qui rapporte l’histoire de la composition du portrait. Texte clivé, donc, en deux voix narratives et en deux histoires. Dans le premier récit (les cinq premiers paragraphes) le « je » raconte comment une nuit, blessé, il dut se réfugier dans un château inhabité — disons « gothique » — et comment il y découvrit le portrait d’une jeune femme par lequel il fut inexplicablement fasciné ; jusqu’au moment où il tomba sur le catalogue où était consignée l’histoire de la genèse du portrait. C’est le second récit qui constitue le sixième et dernier paragraphe du conte : le peintre, passionnément amoureux de son épouse, la prit pour modèle, et celle‑ci mourut au moment où il mettait la dernière touche à son chef‑d’œuvre. « She was dead » est la phrase finale du conte.

Il est certain que le « blanc » entre les deux récits est aisément comblé si la lecture fait appel à un modèle structural que Poe, précisément, venait de créer en 1841 (donc un an avant « The Oval Portrait ») en écrivant « The Murders in the Rue Morgue » : celui du genre policier dit « classique », qu’Uri Eisenzweig a fort bien défini comme étant « un récit qui en recherche un autre » (Eisenzweig 281), donc un texte double : un premier récit qui décrit la démarche d’un détective qui cherche à résoudre une énigme en remontant à un événement passé dont la mise au jour résoudra l’énigme ; l’« autre » récit, qui intervient donc en fin de texte, est le récit analeptique de l’événement qui a été découvert par le travail de l’herméneute.

La structure du conte de Poe semble bien coller au modèle, dans l’enchaînement de son premier récit, qui est celui d’une recherche (l’auto‑analyse du « je » narrateur qui cherche à percer le mystère du pouvoir du portrait), à l’autre récit qui révèle le secret de ce pouvoir, à savoir l’art magique par lequel le peintre sut « soutirer » les couleurs de la vie au modèle pour les transférer sur son tableau et donner ainsi à celui‑ci « une expression absolument adéquate à la vie », traduit Baudelaire. Enigme / résolution, c’est bien la structure du genre policier ; sauf qu’il lui manque la dynamique qui en assure l’enchaînement, c’est-à-dire le travail et le succès de l’herméneute, en l’occurrence le héros-narrateur du premier récit. Ce n’est pas lui, mais un texte trouvé qui livre la clé. Le narrateur n’est pas Dupin, ou alors c’est un Dupin dépassé, et le conte est un « conte de ratiocination », une histoire policière ratée. Il y a de la part du texte poesque une ironie structurale par laquelle il se construit globalement en trompe-l’œil, manière de se déconstruire et de susciter ainsi le besoin d’une structuration toute autre : une construction qui chercherait à combler le blanc central par les voies d’un dé‑taillage du texte, par la recherche de lieux par où pourrait passer une autre lecture.

Ce lieu du texte, ne peut‑on le voir dans un fragment de la toute première phrase — ce n’est sans doute pas un hasard — : « The château into which my valet had ventured to make forcible entrance, rather than permit me, in my desperately wounded condition, to pass a night in the open air… » ? « In my desperately wounded condition » : syntagme circonstanciel, détail latéral et qui pourtant fixe la lecture, ne serait-ce que parce qu’il fait énigme. Quelle blessure ? Blessure dont le narrateur, étrangement, ne dit rien, mais dont le texte, lui, lu à la lettre, dit tout. Il dit d’abord, littéralement, que la blessure est première : c’est ce par quoi il y a une histoire. Et il dit en même temps que la blessure est concomitante à l’inscription du sujet (« me… my »), du sujet en tant qu’il parle, qu’il raconte son histoire. Notre détail, notre lexie tient en quatre mots, « me… my… desperately wounded ». Ce qui s’écrit, c’est un sujet de la parole qui est en tant que tel « désespérément » (parce qu’irrémédiablement) blessé, dépossédé de quelque chose qui faisait partie de sa chair. Or ce sujet foncièrement blessé, nous le savons depuis Freud et à la lumière du Soleil Noir de Kristeva, c’est le sujet mélancolique, le sujet qui ne peut faire le deuil de l’objet d’amour perdu, du premier amour ; le « je » inconsolé de l’« El Desdichado » de Nerval, « Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé », que l’on croirait entendre à l’écoute de la première phrase du conte de Poe. Ce qui s’énonce dans cette phrase, c’est — on ne pourrait mieux faire que de citer Roland Barthes — « la blessure d’amour […] qui n’arrive pas à se fermer, et d’où le sujet s’écoule, se constituant comme sujet dans cet écoulement même » (Barthes 1977, 224).

Le détail (la lexie) « me […] desperately wounded » ouvre donc un code : un code qui donne à lire la première partie du conte moins comme un récit que comme le dessin d’une intériorité. Car à travers la narration (où le « je » décrit, dans le premier paragraphe, sa progression à l’intérieur du château où il se réfugie), c’est surtout une parole qui s’entend, une parole compulsive au fil de laquelle le sujet se décrit comme par emboîtements : dans le château, lieu refuge, la tourelle ; dans la tourelle, la chambre ; dans la chambre, la niche secrète où se trouve l’image fascinante. C’est donc moins une histoire qui se raconte qu’une psyché qui se dessine ; et c’est bien celle du sujet mélancolique, s’il est vrai que ce sujet, comme l’a montré Julia Kristeva, est un sujet « qui ne sait pas perdre », qui ne sait pas faire le deuil du premier amour, la Chose maternelle, qu’il incorpore alors imaginairement, qu’il installe au fond de lui‑même, à la fois morte et fantasmatiquement vivante, la conservant en un « dedans psychique » (Kristeva 14, 74), à la fois douloureux et lieu intime de jouissance où il reste « rivé » à la Chose. Parvenu au portrait, le narrateur restera, dit‑il (nouveau détail qui prolonge le code) « with my vision riveted upon the portrait ».

D’un détail à l’autre, de « wounded » à « riveted », de la blessure originaire au ravissement qui la guérit — mais un ravissement qui fait du sujet un prisonnier de l’image —, tel est le destin du sujet mélancolique. Et c’est ce destin que projette le premier récit du conte. Se repose alors, dans cette lecture, la relation de cette première narration à l’« autre » récit, celui du catalogue, et globalement le sens de la structure en diptyque du conte. Si elle n’est pas, comme on l’a vu, celle du genre policier, ne serait-elle pas celle d’une spécularité qui mettrait en miroir une même scène de part et d’autre du blanc ? Car c’est bien une même scène de scopophilie qui se joue, des deux côtés du miroir, celle du regard amoureux d’un sujet qui se porte sur l’objet : « gaze », le regard qui s’attache. « Gazed », verbe clé, inscrit bien en miroir (« devoutly I gazed » / « he yet gazed ») le reflet où « je » et « il », les deux pronoms, s’échangent.

Relation spéculaire, donc, mais ironique, en négatif, pour dire qu’elle ne l’est pas. Car ce qu’il, l’artiste, regarde, ce n’est pas (ce n’est plus) l’objet d’amour que je regarde (dans le délire qu’elle est comme vivante). Ce qu’il regarde amoureusement, c’est l’image qu’il crée sur la toile et qui la représente : « for the painter had grown wild with the ardour of his work, and turned his eyes from the canvas rarely », « he stood entranced before his work… » Le miroir est donc bien là, dans le blanc entre les deux récits, mais c’est pour montrer la différence : pour montrer qu’il y a dans le faux-reflet du second récit un déport du regard (de la part de l’artiste), de la Chose aimée et perdue vers son art et sa propre performance ; et ajoutons, par une analogie qui s’impose, un déport du regard, chez celui qui écrit « Le Portrait Ovale », d’un amour premier et jadis perdu vers la performance de son écriture où s’inscrit le texte du conte. C’est ce déport, cette sublimation de l’amour premier en amour de la langue qui s’écrit, du je au il ; et une sublimation qui n’advient que pour autant qu’il, l’écrivain que je suis devenu, dans le présent de l’écriture, a dit adieu à la Chose aimée, qu’il a reconnu sa mort, bref que, à l’opposé du « je » mélancolique, il lui a en quelque sorte donné la mort. La phrase finale du conte, la dernière lexie, « She was dead », est, au‑delà de sa spectaculaire soudaineté, l’inévitable phrase dans le mécanisme et le code du texte.

Les deux récits juxtaposés dans « Le Portrait Ovale » se lisent donc en somme, dans notre construction, non synchroniquement, comme deux variantes d’un paradigme (structure affichée par le texte-miroir), mais dans l’axe syntagmatique, séquentiel où ils s’énoncent, dans l’ordre littéral où ils se succèdent et qui fait passer, au travers du blanc-seuil, du je mélancolique, captif d’un amour perdu, au il qui signifie, dans la grammaire poétique du texte, le sujet qui s’absente de son vécu pour s’engager dans l’espace d’un nouvel amour, celui de l’œuvre à créer. Le « sens » du texte de Poe est donc celui d’un rite de passage — du vécu d’un impossible amour à l’amour de l’œuvre —, rite de passage qui, s’agissant d’Edgar Poe, est sans doute en même temps une autobiographie imaginaire.

Et cette métamorphose de l’amour de la Chose en celui de la forme à venir (qui se dessine au fil de notre analyse) se donne à voir à vrai dire d’emblée, dans le premier « détail » du texte : dans le titre en surplomb, « The Oval Portrait », dans le premier mot de ce titre. Pourquoi appeler l’œuvre, celle du peintre et, au-delà, celle de l’auteur du conte, « Oval », si ce n’est que « Oval », la forme de l’œuvre, est quasiment l’anagramme de « Love » ? À la fin du conte, « Love » s’est réécrit en « Oval ». Oval est la transformation de Love par l’écriture. D’emblée, on le voit, le « détail » met le conte en abyme.

Le détail, là où la structure s’affole

Le « détail », tel que je viens de le décrire à travers cette lecture de « The Oval Portrait », est de la nature du signe : il est sens et donne sens. Il est le point de départ ou le point de passage d’un code qui peut s’emparer du texte et en fonction duquel je construis ce texte. Mais on peut se demander si ce fragment que découpe ma lecture ne pourrait être d’une autre nature, en ce que ma construction ne pourrait l’intégrer, en ce qu’il resterait hors structure et par là même étranger au sens. Cette question du non‑sens se pose d’autant plus que, s’agissant de la production du texte par la lecture, elle se pose avec insistance quant à une autre production qui est, elle aussi, celle d’un texte, le texte de rêve. Dans L’interprétation des rêves Freud affirmait, on le sait, qu’il avait pour méthode de base le découpage du texte et l’analyse des éléments découpés détail par détail : « Les plus petits détails sont indispensables pour l’interprétation des rêves. » Et pourtant il notait par ailleurs, dans le même livre, qu’« il y a dans tout rêve de l’inexpliqué ; il participe de l’inconnaissable » (Freud 437, 103). Pour revenir au texte littéraire, disons que le « détail », dans ce type d’hypothèse, serait non pas le signe (ou la lexie) que je découpe dans l’espace du texte pour le construire, mais qu’il se coupe lui-même de la structure à laquelle il reste étranger. Il est dans le texte — pour reprendre une formule de Barthes — le lieu « où la structure s’affole ».

Le détail, dans ce cas, ne serait pas un signe. Il serait un signifiant ; mais un signifiant non au sens linguistique du terme, mais au sens où l’entend la psychanalyse lacanienne et qui fait dire par exemple à Lacan que « plus il ne signifie rien, plus le signifiant est indestructible » (Lacan 1981, 210). Autrement dit quel qu’il soit — élément de rêve, mot de son récit, geste symptomatique, ou surtout, pour nous, mot, syllabe, phrase, image dans la parole ou dans l’écriture — le signifiant « ne signifie rien » à quelqu’un qui l’écouterait. Il ne signifie rien parce qu’il est privé de son contexte : il surgit seul, « un », de la chaîne de signifiants avec lesquels il s’articule et qui restent, eux, dans l’inconscient. Il ne peut donc être, dans le texte littéraire où il advient, le départ d’un code qui va essaimer le sens ou son prolongement qui va ramifier le texte. C’est un pur surgissement. L’inconscient (en tant qu’il se manifeste, dans son dit, dans le signifiant), c’est « l’évasif », insiste Lacan. « L’évasif » doublement : évasif quant au sens, parce que le signifiant surgit seul de sa chaîne ; évasif matériellement, dans le temps, car l’instant de son apparition se confond quasiment avec celui de son évanouissement. « Ce qui est ontique, dans la fonction de l’inconscient, c’est la fente par où ce quelque chose dont l’aventure dans notre champ semble si courte est un instant amené au jour — un instant, car le second temps, qui est de fermeture, donne à cette saisie un aspect évanouissant » (Lacan 1973, 33).

On voit comment la théorie lacanienne du signifiant est en même temps une virtuelle théorie du texte littéraire, et plus précisément de la création poétique dans sa « modernité », telle qu’elle s’est transformée depuis les premières décennies du xxe siècle, à savoir une poétique fondée sur le désir d’échapper à ce qu’Adolphe Haberer a appelé, dans son livre sur la poésie moderne, La Lyre du larynx, « le désir compulsif du sens » (Haberer 314) dans le but de s’ouvrir à un réel non symbolisable, un réel à la limite du poème, ou plus exactement, comme le montre Haberer, dont le poème fait sa limite (en s’entourant, sur la page, de blanc et de silence) pour donner à entendre des bruits de ce réel. D’où la légitime « difficulté », avait reconnu T. S. Eliot, du poème moderne qui, s’affranchissant de la structure monologique du sens, est moins à « comprendre » qu’à écouter, en s’ouvrant aux intermittences, fugitives ou parfois violentes, du hors‑sens.

On est frappé, en particulier, par l’analogie entre la théorie psychanalytique du signifiant telle que le Séminaire la décrira dans les années 1970 (notamment dans le Livre XI), et la célèbre définition du poème telle que Dylan Thomas l’avait livrée (en 1951) pour caractériser son écriture. Écrire un poème, c’était, disait‑il, « construire un compartiment étanche de mots » (« a formally watertight compartment of words »), autrement dit un texte où écouter les relations des mots entre eux, à l’intérieur de lui‑même, plutôt que les relations des mots aux choses qu’ils représentent ; mais aussi faire en sorte que cette structure close soit marquée de « trous » — de trous du sens —, de failles, « afin que ce qui n’est pas dans le poème puisse s’y glisser ou y fulgurer » : « The best craftsmanship always leaves holes and gaps in the works of the poem so that something that is not in the poem can creep, crawl, flash or thunder in » (Thomas 202). Ce hors‑sens, « cette réalité existant […] sur une feuille de papier, dans tel écrit », avait déjà noté Mallarmé à l’orée du xxe siècle (Mallarmé 383), ce réel qui fait irruption par la faille du non‑sens, c’était bien ce que Lacan décrira, dans le Séminaire des années 1970, comme « ce quelque chose dont l’aventure dans notre champ [celui du sens] semble si courte, [et qui] est un instant amené au jour » (Lacan 1973, 33). Comme si la théorie psychanalytique avait fourni rétrospectivement à la poétique moderne ses assises théoriques.

Cela ne veut pas dire bien entendu que la théorie du signifiant n’aurait pas prise sur les œuvres anciennes : la parole des personnages de Shakespeare est habitée par le signifiant, des signifiants qui souvent déterminent leur action à leur insu et scellent ainsi leur destin. Mais ce qui est remarquable, sur le plan de la théorie et de l’analyse, c’est que cette notion de signifiant au sens psychanalytique — soit, en termes d’analyse textuelle, la notion de « détail » qui reste étranger au(x) code(s) du texte — avait été saisie et explorée dans sa relation problématique au langage, bien avant la découverte freudienne. Les romantiques l’avaient mise au jour dans leur réflexion sur leur propre création et, ce faisant, avaient esquissé une esthétique qui cherchait à intégrer les intermittences du hors‑sens dans l’expérience poétique. Et c’était là préfigurer, ne serait-ce que fragmentairement, la théorie du signifiant, ce qui atteste par ailleurs, contrairement à une opinion naguère répandue, la modernité du romantisme.

J’en veux pour preuve un texte analytique de Wordsworth : la longue note à son poème « The Thorn » (qu’il introduisit en 1800 dans la deuxième édition des Lyrical Ballads). « The Thorn » est une narration, la parole d’un narrateur qui décrit un lieu associé à une femme inconnue qui l’intrigue, et qui revient toujours, dans ses descriptions, au même lieu avec ses trois détails, — « a thorn », « a hill of moss », « a little pond » — en un ressassement que Coleridge lui‑même, en dépit de sa perspicacité critique et de son admiration pour la poésie de Wordsworth, ne put s’empêcher de critiquer en le qualifiant de « bavardage ». Mais Wordsworth tient à ce ressassement : il le commente dans sa note (Wordsworth 1800, 332‑333) en livrant en fait une théorie de la répétition dans le texte poétique et, ce faisant en esquissant une véritable théorie du signifiant. La reprise du même mot (ou des mêmes mots), observe‑t‑il pour commencer, est due à l’échec du mot, du signe, à communiquer la réalité que le locuteur voudrait représenter — la réalité étant en l’occurrence, et essentiellement pour Wordsworth, ce qu’il appelle « passion », la réalité psychique. La répétition du mot (désignant le détail perçu et obsédant) témoigne de « the deficiencies of language », disons de l’incapacité de l’ordre symbolique à représenter le réel, ici le réel du sujet de la parole. Mais il peut y avoir, poursuit Wordsworth, une répétition qui est une beauté du texte : c’est lorsqu’elle a pour origine « the interest which the mind attaches to words, not only as symbols of the passion but as things active and efficient which are of themselves part of the passion ». C’est dire qu’au‑delà de sa défaillance en tant que signe linguistique sur le plan de la signification, le mot, en tant que signifiant, dans la matérialité de son hors‑sens, peut faire trace d’un réel. Le mot n’est plus, dans ce moment singulier de la parole ou de l’écriture, le « symbole » d’une chose, il est la « chose » elle‑même, ou du moins fragment, empreinte de la chose. Et c’est pourquoi il n’est pas, à vrai dire, répété : il fait retour. Il fait retour parce qu’il y a jouissance dans ce signifiant, dans ce détail étrange où s’énonce sans doute un impossible à dire. Et Wordsworth, en fait, pointe bien (un peu plus loin dans son analyse) cette jouissance de (dans) la parole : « the mind luxuriates in the repetition » (je souligne). Bref, on le voit, pour revenir à notre problématique du détail hors-sens, la théorie wordsworthienne le décrit dans sa revenance comme l’intermittence — et la jouissance — d’un surgissement.

Ces surgissements qui font rupture dans la représentation et qui donnent à entendre, par instants, quelque chose du réel, c’est sans nul doute un trait majeur de l’écriture de Wordsworth. Cette intermittence est en particulier le rythme fondamental qui sous‑tend Le Prélude. C’est elle qui configure ce grand texte en cette alternance dissymétrique de la représentation (des paysages, des souvenirs, de la pensée), et de ces inattendus intenses dont la durée peut ne pas excéder, dirait Blake, « the pulsation of an artery », mais qui sont à vrai dire, précisément, les pulsations, les battements du texte. Ces pulsations ne sont autres que ce que Wordsworth appellera, dans le XIIe Livre du Prélude, les « spots of time » — mais pas vraiment, il faut le préciser, le concept du « spot of time » tel que Wordsworth le définira dans ce passage du XIIe Livre sur un plan éthique, à savoir comme une expérience passée, « enchâssée » dans la mémoire, remémorée et à laquelle la pensée donne rétrospectivement sens, ce qui est certes une dimension du « spot of time ». Ce dont il s’agit ici, dans notre perspective, c’est le « spot of time » tel qu’il s’écrit, dans l’espace et le présent de l’écriture (et de la lecture), dans la nudité de son surgissement.

Ainsi, dans le premier Livre, l’inoubliable passage (I. 430‑463) qui décrit le patinage des enfants sur le lac gelé, après leur sortie de l’école, un soir d’hiver à la nuit tombée (Wordsworth 1949, 122)1 :

                                    Clear and loud
The village clock tolled six,—I wheeled about,
Proud and exulting like an untired horse
That cared not for his home. All shod with steel,
We hissed along the polished ice in games
Confederate, imitative of the chase
And woodland pleasures,—the resounding horn,
The pack loud chiming, and the hunted hare.
So through the darkness and the cold we flew,
And not a voice was idle; with the din
Smitten, the precipices rang aloud;
The leafless trees and every icy crag
Tinkled like iron; while far distant hills
Into the tumult sent an alien sound
Of melancholy not unnoticed… (430‑444)

Évocation d’une scène jubilatoire et sonore où résonnent les cris joyeux des enfants dont le bonheur est motivé, en profondeur, par le sens de leur appartenance au paysage, à la nature qui les entoure et auquel participe pleinement le « je »- enfant du narrateur, « fier et exultant comme un cheval infatigable », qui focalise la scène. Et soudain, comme venu d’un ailleurs, « an alien sound / Of melancholy not unnoticed… » (443‑444). « Alien », littéralement « étranger » : son « mélancolique », donc trace d’un manque, étranger à la plénitude et à la jubilation de la scène représentée ; étranger au sens du texte et pourtant dans le texte. Bruit du texte qui surgit par le biais d’une double négation, not un, qui exhibe en quelque sorte sur la scène de l’écriture le mécanisme du surgissement : not, c’est la défaillance du sens, ce par quoi la représentation défaille en se niant ; et par la faille, par le not, l’irruption du signifiant, du pas-de-sens qui s’inscrit dans le un et qui, à mon écoute, ne dure pas plus que le passage de not à un, pas plus que la « pulsation d’une artère ». Et c’est pourtant cette pulsation qui est au cœur de ma lecture.

Ce qu’il faudrait donc ajouter, c’est qu’une telle écriture appelle, sur l’autre versant de l’expérience poétique, un certain mode de lecture qui n’est donc pas le même que celui que nous avons mis en jeu pour lire « Le Portrait Ovale » : une écoute dont le modèle pourrait être précisément celle de l’enfant mythique de Wordsworth dans la scène du patinage : l’écoute du détail qui « ex‑siste » — il conviendrait d’écrire ici le verbe à la manière dont l’écrit parfois Lacan, comme un syntagme. C’est que le détail « sort d’ailleurs » (que le sens du texte), et il est pourtant « dans » le texte. Il y ex‑siste ; et cette ex‑sistence attache mon écoute. La lecture qu’appelle le texte est ainsi une lecture de l’étonnement : le sujet lisant s’ouvre à l’étonnement ; il s’y livre, le temps de la pulsation, sans doute parce que l’étonnement est un lieu de jouissance.

Il n’est donc pas surprenant que cette théorie de la lecture, implicite dans le texte wordsworthien, se trouve explicitée quelque vingt ans plus tard, toujours dans le champ romantique ; non seulement explicitée, mais conceptualisée par un terme que la rhétorique n’avait pas inventé, celui de « Negative Capability ». Il s’agit donc de Keats, dans une lettre qu’il écrit en décembre 1817, alors qu’il a achevé Endymion et qu’il vient de visiter une exposition de peinture. Il s’interroge sur ce qu’est l’expérience créatrice, aussi bien en littérature qu’en art, et sur la nature de l’œuvre — qu’il voit, avec pénétration, comme un espace où se recoupent œuvre peinte et regard, écriture et lecture. Après avoir réfléchi, écrit‑il,

it struck me what quality went to form a Man of Achievement especially in literature, which Shakespeare possessed so enormously—I mean Negative Capability, that is when a man is capable of being in uncertainties, Mysteries, doubts, without any irritable reaching after fact or reason—Coleridge, for instance, would let go by a fine isolated verisimilitude caught from the Penetralium of mystery, from being incapable of remaining content with half-knowledge. (Keats, vol. I, 193-194)

j’ai soudain pris conscience du don qui est à la base du génie, en particulier en littérature, et que Shakespeare possédait énormément : je veux dire la Capacité Négative, c’est-à-dire lorsqu’un homme est capable de rester dans l’incertitude, le mystère, le doute, sans se sentir contraint à les résoudre en termes factuels ou rationnels — Coleridge, par exemple, laisserait facilement échapper ce que l’on sent être une belle vérité isolée, puisée à l’insondable, parce qu’il est incapable de se satisfaire d’un demi-savoir. (ma traduction)

Laissons de côté la pique (largement injustifiée) envers Coleridge, pour aller à l’essentiel : « isolated », qui pointe l’élément singulier, l’irréductible « détail » (dans le tableau, dans le texte) qui ne peut véritablement s’intégrer à la structure et à la logique du sens, ni telles qu’elles se donnent, ni telles que la lecture les construit ; et c’est la présence de cet « incompris » (pour reprendre le mot de Freud à propos du texte de rêve), du pas-de-sens, que pose le « negative » du concept de Keats. Or ce pas-de-sens — c’est le point essentiel — est quelque chose que l’écriture créatrice accueille dans l’œuvre, tout comme la lecture. Ce que Keats s’attache à théoriser, c’est donc bien le détail qui ex‑siste : le signifiant qui n’a pas de sens parce qu’il fait trace d’un réel non symbolisable. Et de ce signifiant, dit Keats en déclarant « remaining content with half-knowledge » — et c’est là un point essentiel de son esthétique — la lecture ne devrait pas faire un sens : car si elle en fait un sens, elle perd (ce que j’ai appelé) l’étonnement, et ce que Keats appelle (dans la même lettre) « l’intensité ». « Negative Capability » : l’oxymore dit bien le pas‑de‑sens et le pouvoir de ce pas‑de‑sens ; et cela sur les deux versants, écriture / lecture, de l’expérience poétique.

Cette écoute du texte dans ses intensités, c’était d’ailleurs, en fait, celle de Keats lecteur. C’est vraisemblablement cette expérience personnelle qui est pour une large part à l’origine de sa théorie de la « Capacité Négative ». Keats savait lire avec l’étonnement de celui qui est capable de supporter le pur impact d’un signifiant, notamment dans sa lecture (quasi-quotidienne) de Shakespeare. Arrivé, en avril 1817, dans l’île de Wight pour composer Endymion, il écrit à son ami J. Reynolds qu’un « passage » de King Lear « has haunted me intensely » (Keats, vol. 1, 132). Ce passage, c’est une phrase, un détail de la scène 6 de l’acte IV où Edgar persuade son père aveugle qui veut mettre fin à ses jours, qu’il est au bord vertigineux d’une falaise (et non dans un champ) en lui disant : « Hark, do you hear the sea? » C’est donc une phrase qui donne à entendre un bruit qui, dans le contexte dramatique, sur le plan de la représentation, est un non‑sens. Et c’est pourtant cette phrase qui « hante » Keats lecteur. Et cette hantise s’inscrit littéralement dans la déformation que Keats imprime à la phrase de Shakespeare, à savoir le « not » qu’il introduit dans son écoute : la phrase d’Edgar, « Hark, do you hear the sea ? », devient dans sa réécriture « Do you not hear the sea ? ». Ce que Keats entend dans la phrase, c’est ce « not », ce non‑sens à travers lequel surgit quelque chose du réel. L’« intensité » de la lecture — qui génère l’« intensité » du texte puisque le texte n’est jamais vraiment écrit avant qu’il ne soit lu — est largement due, pour Keats lecteur, à l’écoute de ces détails du texte, à ces « passages » dans un dialogue dramatique, à ces « conceits » dans un sonnet, qu’il reçoit (et qu’il cite dans ses lettres à la manière de « fragments », la forme que les imagistes, tel Ezra Pound, pratiqueront plus tard). Il « isole » par exemple (dans une autre lettre à J. Reynolds) un « conceit » du sonnet 12 de Shakespeare, l’image dessinée par le deuxième quatrain (« When lofty trees I see barren of leaves… »), le citant avec pour tout commentaire : « Is this to be borne? », « Est‑ce que c’est supportable ? » Puis‑je supporter l’impact de l’image ? L’impact du signifiant nu, sans l’enveloppe du sens et la sécurité de la structure, n’est pas supportable, que ce soit par douleur, ou par l’excès de plaisir qu’est la jouissance. Donner sens à l’image serait perdre la jouissance.

Vacillation

Il conviendrait sans doute, en dernière analyse, de revenir sur le diptyque signe / signifiant dans le cadre duquel j’ai proposé d’articuler une problématique du détail, afin de poser la question de la relation entre les deux types, celui du signe et celui du signifiant, dans l’expérience d’un même texte. Si j’ai maintenu l’idée, tout au long de cette étude, qu’il s’agissait de deux types fondamentalement différents, il faudrait à présent ajouter que les deux types renvoient en dernier ressort, dans la production du texte, à une alternative virtuelle de la lecture et donc à une toujours possible vacillation. Après tout, le texte-même du « Portrait Ovale » — dont nous avons travaillé à construire une rigoureuse logique du sens qui nous a permis de lire le conte comme un mythe du devenir-artiste, de son auto‑création — ne laisse‑t‑il pas voir dans sa structure une faille, quelque chose qui manque ? Un « blanc », un vrai blanc, celui‑là, qui ne peut se combler : celui d’un paragraphe final (qui serait, étrangement, le septième, chiffre traditionnel de la création) ? Paragraphe final où reprendrait la narration première, celle du « je » mélancolique qui énoncerait, dans cette reprise de parole, la nature de son écoute de l’histoire du tableau et l’effet sur lui‑même de cette écoute, car c’est bien là l’enjeu de l’histoire que narre le conte. Ce silence du texte là où on attendait sa clôture, c’est le surgissement d’un signifiant, du sens manquant, littéralement d’un non‑sens : le blanc final où le texte semble de lui‑même effacer la structure qu’il a donné à lire. C’est bien le lieu, cette faille, où finalement « la structure s’affole ».

Il pourrait être intéressant, pour finir, d’observer une telle vacillation à la lumière de la théorie lacanienne, disons bipolaire, de la vision, telle qu’elle est exposée dans le Séminaire XI sous l’appellation de « La schize de l’œil et du regard » (Lacan 1973, 65‑74) ; d’autant que Lacan élabore sa théorie, pour ne pas dire son « mythe », à travers le commentaire d’un texte, ici d’un texte pictural : le tableau de Hans Holbein intitulé Les Ambassadeurs, qui contient l’anamorphose peut‑être la plus célèbre de la Renaissance (et qui est reproduit sur la couverture du Livre XI).

« L’œil » et « le regard ». « L’œil », c’est l’œil du sujet (on pourrait dire sa conscience) qui « voit » le monde, y compris l’image de lui‑même ; ou du moins qui croit le voir : car il le voit à travers les a priori de sa conscience et à travers ses concepts qui sont ceux du langage ; il voit les choses à travers les mots qui les ont à vrai dire créées en découpant ce monde et par la médiation desquels il construit sa réalité. Ce qu’il « voit », c’est ce qu’il com‑prend (dans les deux sens du verbe : saisir les choses dans un ensemble et par là même leur donner sens). « Le regard » est tout autre chose. C’est un regard, dit Lacan en s’inspirant d’une étude phénoménologique de Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, qui préexiste au sujet. Le « regard » existe donc, quand le sujet s’est constitué comme « je » à travers le langage, en dehors de ce « je » : « Je suis sous le regard » ; autrement dit le regard me saisit ; et il me saisit dans ma réalité, à la différence de « l’œil » qui ne voit, narcissiquement, que ses propres représentations.

Contemplant le tableau de Holbein, l’œil « voit ». Je vois et je construis, je comprends comme un ensemble la scène représentée, laquelle s’organise autour des deux grands personnages qui posent, entourés des objets emblématiques qui les caractérisent dans leur pouvoir et dans la riche culture de la Renaissance à laquelle ils appartiennent, symbolisée par les ouvrages, les instruments scientifiques et instruments de musique peints sur le tableau. Mais il y a aussi une forme rampante, ou volante, de biais, tout au bas du tableau, comme si elle s’y immisçait ou s’en échappait — et que ne voient manifestement pas les deux personnages centraux. C’est là, disons, le « détail » du texte ; mais ici, bien sûr, un détail fantastiquement grossi, surdimensionné, tout en restant inaperçu, pour ainsi dire « comme un simple détail », des deux ambassadeurs (et en cela le tableau, le texte, est exemplaire dans la perspective de notre problématique).

Je puis (premier temps de l’alternative) faire de ce « détail » un signe. Je puis lui donner sens (et par ce sens l’inclure dans le message du tableau) : en appliquant dans ma lecture la méthode, bien connue des artistes de la Renaissance et des amateurs, par laquelle on déchiffrait une anamorphose, c’est-à-dire en adoptant par rapport à la composition un point de vue particulier, de biais, latéral ; comme si, imagine Lacan, au moment où je quitterais la salle représentée dans l’espace du tableau par une porte sur sa gauche, je me retournais et identifiais en cet instant la forme, illisible parce que déformée vue de face, comme une tête de mort, allégorie traditionnelle de la condition humaine, de la mortalité. J’intègre alors le concept dans la structure symbolique du tableau, en toute cohérence et aussi en toute ironie : la forme, le « détail » que les deux grands personnages sont incapables de voir fait de leur représentation majestueuse une antiphrase. Le détail est ainsi à la fois signe (de la mortalité) et code (l’ironie qui donne à comprendre le sens de la composition comme étant la futilité de la grandeur et du pouvoir) : le tableau est une « Vanitas ».

Mais cette lecture épuise‑t‑elle notre expérience du tableau ? Ne laisse‑t‑elle pas en marge un effet (disons) de fantastique ? une étrangeté qui fait de la composition de Holbein pour ainsi dire le premier tableau surréaliste, en ce sens qu’elle met en jeu ce qui sera une pratique privilégiée du surréalisme, en peinture comme en littérature, celle de la figure déplacée : la représentation d’un objet bien connu, mais qui devient étrange parce qu’il est hors contexte, situé dans un espace où on ne l’attend pas : la tête de mort — ou serait‑ce un « fantôme phallique » ?, suggère Lacan — dans une salle d’apparat, aux yeux de tous. La forme, le détail, exsiste (second temps de l’alternative). Je ne la « vois » pas (en ce sens que je ne la comprends pas, je ne puis l’intégrer dans la structure du tableau). Je ne « vois » pas la forme ; c’est la forme qui me « regarde ». Elle me regarde en ce qu’elle est hors‑sens et qu’ainsi elle me fascine — jusqu’à ce que je lui redonne sens.

La forme, on le voit, le détail, vacille, de signe en signifiant, de signifiant en signe. Tout dépend de ma lecture (c’est elle à vrai dire, qui vacille) et du désir qui la sous‑tend dans la production du texte. Recherche‑t‑il, ce désir, (ce que Roland Barthes appelait) un « plaisir du texte », la satisfaction de le saisir dans sa totalité, de la première à la dernière lexie (comme je me suis plu à le faire dans notre lecture de « The Oval Portrait »), le plaisir de construire (ce que John Donne appelait) « a well-wrought urn » : une belle structure de signes ? Ou recherche‑t‑il, ce désir, l’étonnement du signifiant, dont il se garde bien, alors, de faire un signe ? C’est ce que prônait l’éloge keatsien de la « Negative Capability » : le suspens du sens qui ouvre la lecture comme l’écriture, pour un temps, au pur impact du signifiant ; à une « intensité » qui peut être certes de l’ordre de l’angoisse, mais aussi — Keats ne le disait pas, mais tout porte à croire qu’il le ressentait — de l’ordre de la jouissance.

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Notes

1 On trouvera une traduction de ce passage dans Wordsworth (2013, 70‑71). Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Christian La Cassagnère, « Lire le détail : entre signe et signifiant », Représentations dans le monde anglophone [En ligne], 22 | 2021, mis en ligne le 15 février 2021, consulté le 17 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/representations/index.php?id=753

Auteur

Christian La Cassagnère

Christian La Cassagnère a enseigné la littérature anglaise et la poétique en France ainsi qu’aux États‑Unis comme Guest Professor. Responsable du Centre du romantisme anglais de 1985 à 2005, il a dirigé plusieurs ouvrages collectifs — notamment Lectures du Don Juan, Le Double dans le romantisme anglo-américain, Visages de l’angoisse — et publié de nombreux essais sur les poètes anglais, de William Blake à Ted Hughes. Il est l’auteur d’une biographie de Keats, essentiellement consacrée à sa création poétique, John Keats. Les terres perdues, parue en 2008 aux Éditions Aden.

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