Pouvoirs du détail romantique (Keats, Byron, Coleridge)

  • Romantic Minute Particulars

DOI : 10.35562/rma.780

Résumés

Flirtant avec l’idée de sommeil, cet article interroge cinq modalités du détail romantique, à la recherche de ce qui en constitue la « puissance » (Jean-Claude Milner). Ces modalités sont diverses, tantôt typographique (tiret), géologique (chasm), narrative (la chute d’un récit), discursive (la « culture phrasée » dont parle Milner), neuronale (à propos de l’image de pensée). Elles ont en commun de procéder d’un même art, de la « découpe », entre fracture et facture, et d’une volonté double : réinterpréter ce qui, dans le texte romantique, faseye ou clive, en déréglant la lecture et son protocole ; explorer ce que « peut » le détail, préféré à l’entaille, et ce que valent ses « pouvoirs » puisés pour une bonne part aux puissances du sommeil.

Toying with the idea of sleep, this paper questions five modalities of the Romantic detail, in search of its potency. The modalities in question are diverse, now typographical (the dash), geological (the chasm), now narrative (the exit line of a tale in verse), now discursive (Jean-Claude Milner’s “phrase culture”), now neuronal (with reference to the Denk Bild). They share something, which is to proceed from the same art, that of cutting, half way between fracture and fabrication, and from a twofold desire: to reinterpret that which, in the Romantic text, flutters or cleaves while deregulating the reading protocol, and to explore and assess what detailing, much preferred to carving, can do, on the basis of its proximity to and kinship with the powers of sleep.

Plan

Texte

Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Et ce, dans l’espoir qu’une longue nuit de sommeil me permettrait de concevoir en rêve ce que j’ai toujours caressé, en plein jour, mais sans parvenir à en fixer le moindre linéament sur le papier. Trouver, je ne demandais que ça. Sentiment, je suis à en prendre le pari, commun à tout chercheur. Attente de la « bonne nouvelle » en chemin1. À savoir, attente du moment où dénicher le texte, de préférence romantique, qui se prêterait à l’art de la découpe tel qu’il prévaut chez le Roland Barthes de S/Z. On connaît le dispositif complexe par lequel une nouvelle de Balzac, Sarrasine (1830), donna lieu à une entreprise interprétative passée à la postérité, ne serait-ce qu’en raison de son caractère unique, impossible à répéter. Mais, j’ai eu beau me coucher de plus en plus tôt, rien n’y faisait ! Pas la moindre « révélation » quant à la nature d’un texte connotant la féminité, la masculinité, en lien avec la castration et/ou l’impuissance. Pas l’ombre d’un texte susceptible d’être découpé en « lexies », en « courts fragments contigus ». Aucune prémonition d’un récit lu « pas à pas », relu « au ralenti », susceptible d’être « brisé », auquel on « coupe la parole », « jusqu’à l’extrême du détail » (S/Z, 19).

Le salut sera donc venu d’une sollicitation de la part de Sébastien Scarpa, à l’occasion du séminaire qu’il consacre au détail et aux lectures détaillantes. J’ai immédiatement accepté, quitte à le regretter par la suite, mais nous en sommes tous là. Contraint, je l’étais désormais. Je me réconfortais en songeant que l’anatomie des textes et des corps ne saurait m’être tout à fait étrangère. Allons, je n’aurais aucun mal à dénicher deux ou trois membra disjecta, assortis d’une poignée de Sibylline Leaves, cueillies au vol avant qu’elles ne s’éparpillent aux quatre vents, et le tour serait joué. Disséquer le corps romantique, rien de plus simple, en apparence du moins. Ainsi, dans le texte du Milton de Blake, la descente de Milton sur terre — un Milton révisionniste, revu et corrigé, libéré de ses erreurs passées —, acceptant par là même la mort éternelle, se matérialise‑t‑elle sous la forme d’une étoile filante tombant sur le tarse du poète, et remontant ensuite tout le long de son corps. La planche 33 du même ouvrage représente quasiment la même scène, sous les traits du frère du poète, Robert, frappé au pied gauche par la descente d’une étoile filante qui semble, par ailleurs, le foudroyer. Pourquoi le pied ? Et pourquoi le gauche ? Poser la question, c’est s’engager dans une enquête aux ramifications infinies. On y a vu une allusion directe au Juif Saul (ou Paul), originaire de Tarse, persécuteur des disciples de Jésus, et à sa conversion, sur la route de Damas (Actes des Apôtres 9, 1‑30). Pour Blake, émancipateur d’anatomie extraordinaire, et partisan déclaré d’une libération d’avec les préceptes de toute religion, a fortiori de la religion puritaine, la coïncidence entre l’os du tarse et la ville de Tarse, au grand « renom2 », est du pain béni — et ce, alors même que le pied gauche (sinistre, selon l’étymologie) est toujours connoté négativement dans les représentations blakiennes. En même temps, le pied s’impose, car sans pied, pas d’incarnation, aucune existence réelle, ainsi qu’on le voit dans Thel, du même Blake, où le personnage éponyme recule à l’idée de poser, ne fût‑ce qu’un orteil, dans le monde de la génération et de la mort. Le genre de détail qui ne s’invente pas.

À la réflexion cependant, pareille démarche de démembrement, aux modalités comparables à celle de la chirurgie médico-légale, trouverait rapidement ses limites. Un corps à ce point découpé en morceaux n’est plus un corps. Parcellaire et réductrice, la méthode du scalpel semble, de surcroît, aller à l’encontre d’un mouvement de fond, inhérent au romantisme, consistant à remembrer, à collationner, à rassembler. À composer, pour prendre un cas particulier, non pas des bouquets, mais des recueils. L’ouvrage de Michael Gamer, Romanticism, Self-Canonization and the Business of Poetry, s’attache ainsi à un processus, censément peu étudié avant lui, qui a consisté à se canoniser soi‑même, par le biais de la self-commodification, et dont le mode d’expression le plus caractéristique aura été la recollection, autrement dit « the transformational reprinting of works that have appeared earlier in some other form » (2). Voisine, quoique distincte de l’anthologie et de l’édition des œuvres complètes, la recollection, qui est, et n’est pas, la même chose que la remémoration chère en particulier à Wordsworth, aura concerné au final un assez grand nombre de poètes romantiques qui auront procédé, de leur vivant, à une nouvelle forme d’ordonnancement de leur matériau textuel, selon d’autres dispositions, obéissant à des (re)découpages différents. Lesquels rejoignent, peu ou prou, des démarches, un modus operandi, de type génétique. L’occasion (d’une re‑publication) faisant le larron, le poète-éditeur de soi‑même peut alors choisir de maintenir ou d’infléchir, en le réorientant, le processus de construction, compris comme composition et comme édification de son œuvre, et au travers de celle‑ci, de façonnement de son image telle qu’il imagine, ou souhaite, que la postérité la recevra.

Pour des raisons théoriques autant que pratiques, il fallait donc trouver un point d’insertion distinct de l’incision que pratique le bistouri. La lecture de l’ouvrage de Romain Bertrand, Le Détail du monde. L’art perdu de la description de la nature (2019) m’y aura encouragé. Son auteur y montre comment « le parti de l’entaille l’a peu à peu emporté sur l’art du détail » (13). En clair, sous l’effet d’une libido sciendi attachée à aller « au fond des choses », les naturalistes du xviiie siècle, les Goethe et autres Humboldt, adeptes convaincus d’une histoire naturelle totale, attentive en rêve à tous les êtres, sans exception, lichen, galaxie, papillon, « ourlés de la dentelle de l’instant à jamais singulière » (13), sont devenus les naturalistes des xixe et xxe siècles, Charles Darwin, Alfred Russel Wallace, acharnés à tuer, à détruire la faune et la flore, par goût dévoyé de la collection et pour le compte de la science pure. Et Bertrand de plaider, un brin nostalgique, pour la reconstitution d’un savoir sur le monde qui renoue avec le temps du répertoire des êtres par concordances de teintes et de textures. Un « détail du monde » enté sur des puissances, non de mort, mais de vie. C’est donc à ce que « peut » le détail, à ses pouvoirs, qu’on s’attachera ici, au moyen de cinq propositions relatives à sa localisation.

Le détail est dans la phrase

On commencera par prendre modèle sur La Puissance du détail, que signe Jean-Claude Milner en 2018 :

Une phrase, un mot manquant, une fracture du sens, et l’intelligence s’arrête, intriguée. Alors commence un travail de dépliage, d’où naît un texte nouveau.
Pour ceux qui aiment lire, un plaisir leur est alors promis : le plaisir de comprendre. Mais aujourd’hui, ce plaisir s’accompagne d’un devoir. Dans un univers que hantent les bouleversements de l’économie et les travestissements de la politique, ce qu’on ne comprend pas peut conduire à la servitude. (8)

Sa méthode ? « Si le fragment est bien connu, le rendre à son étrangeté. S’il passe pour limpide, le ramener à ses obscurités » (7). Et Milner de convoquer quelques formules, discours, phrases ou bouts de phrases, devenues « culte » ou disons historiques. « De ces particules », écrit‑il, « naît une énergie qui excite les perceptions du corps parlant, les empêche de s’émousser faute d’usage, les affine par l’exercice » (9). Autant de spécimens, d’échantillons de ce que Milner appelle « la culture phrasée », propice au discernement politique — pour peu qu’on les cite, et les comprenne, à bon escient. Tout est là. Le plus souvent, ces fragments, débris ou autres déchets, arrachés à coups de ciseau au milieu originel, se retrouvent cités à tort et à travers. C’est vrai de la phrase de Karl Marx « La religion est l’opium du peuple », énoncé discursif dont Milner entreprend de restituer, d’abord la force de frappe, ensuite le sens originel, passablement distinct de ce qu’on fait généralement dire à la citation3.

Sur le fragment, tiré de son contexte textuel, de son environnement politique et idéologique, Milner mène l’enquête, avec force documentation historique et philosophique. Sachant que le fragment ainsi relu demeure intrinsèquement « incomplet ». Incompréhensible, aussi : d’où le titre initialement prévu par Milner : « On n’y comprend rien », calqué sur le « On n’y voit rien » cher à Daniel Arasse. « Belle devise pour réveiller le fragment discursif » (18), alors même que les fragments de discours qui entrent dans la composition de la citation en question « passent pour maximalement clairs et distincts » (19). Il suffit, en principe, qu’on les profère « pour qu’une signification s’impose » (19). De là suit une conséquence paradoxale : il faut parfois plus d’effort pour faire apparaître qu’on n’y comprenait rien, que pour faire comprendre ce qu’il y a à comprendre. La méthode du détail, dans ce que Milner nomme le « matérialisme discursif » — (il ne souhaite pas, affirme‑t‑il, traiter du matérialisme des lettres) —, commence donc par un exercice d’obscurcissement ; l’ascèse doit conduire le sujet à comprendre qu’il ne comprenait pas. La « méthode du détail » a pour principal objectif de libérer du poids des généralités, abusives et/ou creuses. Elle traite les discours et les fragments de discours comme des entités matérielles, dans le style du récit policier, puisqu’enquête il y a bel et bien.

Au sein du corpus romantique tel qu’il est passé à la postérité, il est toutes sortes de « phrases » initialement à double tranchant, mais dont la puissance, au fil du temps s’est émoussée, parfois considérablement. C’est le cas de la fameuse exclamation de John Keats : « O for a life of Sensations rather than of Thoughts! » En restituer la « puissance », c’est d’abord retrouver sa place dans la continuité de la lettre qui l’a vue naître :

[…] Can it be that even the greatest philosopher ever arrived at his goal without putting aside numerous objections? However it may be, O for a life of sensation rather than of thoughts! It is a ‘Vision in the form of Youth’, a shadow of reality to come. And this consideration has further convinced me,—for it has come as auxiliary to another favorite speculation of mine,— that we shall enjoy ourselves hereafter by having what we called happiness on earth repeated in a finer tone and so repeated […]4.

Que raconte la phrase de Keats ? « Tout le monde croit le savoir et bien peu le savent » (28). Ou alors on ne le sait que trop (mal). Pour peu en effet qu’on l’associe à une anecdote — celle d’un Keats enduisant sa langue de poivre de Cayenne pour mieux déguster un verre de Bordeaux5 —, et c’est toute l’image d’Epinal du romantisme anglais, sa représentation culturelle, en France du moins, qui s’en trouve fâcheusement, et durablement, orientée. Un poète, un courant, accusés de tous les maux (sybaritiques), à commencer par celui d’irrationalité, d’immaturité ou d’immoralité, quand ce n’est pas d’indigence intellectuelle tout court6. Ce fragment discursif aura, décidément, causé beaucoup de tort, et donné lieu à de nombreux contresens. Or, il suffit, ne serait-ce que de le resituer à l’intérieur du développement savamment digressif de la lettre, et de l’argumentation en cours, pour en restituer la complexité et la densité spéculatives. « Spéculation », le mot, du reste, figure en toutes lettres, dans un rapport indissociablement complémentaire à « sensation », preuve que la chaîne discursive, mais également épistémologique, commande qu’on la tienne fermement par les deux bouts : à ce compte‑là, aucun maillon (sensation) n’est plus faible que l’autre (spéculation), l’union des deux s’éprouvant indispensable à la cognition romantique prise dans une totalité tout à la fois physique et mentale, corporelle et cérébrale (on dirait aujourd’hui « neuronale »)7. Un détail de ce type regarde en amont autant qu’en aval, au sein de la longue période keatsienne, laquelle progresse à l’image d’un fleuve en crue, par vagues successives, chacune charriant ses propres alluvions, chacune déposant un niveau de signification donnée à un instant T, transformé dans l’instant suivant en autre chose. « O for a life of Sensations rather than of Thoughts! », le « détail » exige donc qu’on en remonte le courant, en quête de la source, avant de le redescendre jusqu’à l’embouchure, et nécessiterait, mais d’autres s’y ont essayé avant moi, Shahidha K. Bari en particulier, qu’on reprenne l’argumentation keatsienne pour en renverser la réception. Tout comme le travail mené pour l’auteur d’Endymion serait également à mener, par exemple, sur le poète de “Kubla Khan” — ce que la suite du présent article devrait s’employer à faire. De fait, il importe que les « détails discursifs », qui sont légion, cessent de constituer des entraves à la pensée libre qu’ils parasitent, quand ils ne la font pas disparaître pas sous d’épaisses couches de réflexes pavloviens. Pour cela, les « obstacles épistémologiques » (Bachelard), à l’origine d’erreurs, de préjugés, de « causes de régression », de « stagnation » ou d’« inertie », doivent être levés, afin que naissent de nouvelles « occasions de liberté » (Milner 26).

Le détail est dans le film

Dans « Frost at Midnight », de Coleridge, un détail visuel attire l’attention : devant la grille du foyer, se meut une étrange pellicule :

Only that film, which fluttered on the grate,
Still flutters there, the sole unquiet thing, (v. 15‑16)

Pareille étrangeté, tout la désigne comme companionable, familière, plutôt qu’inquiétante. Faut-il s’y fier ? Paradoxe d’un « détail-emblème » devenu « comble » du poème, comme il en va de même dans certains tableaux analysés par Daniel Arasse ? Paradoxe, assurément, d’un détail qui l’est de moins en moins, dès lors qu’il va en s’approfondissant. Mais ne brûlons pas les étapes, et prenons les choses dans l’ordre. 1) Le poème, et la demeure du poète, sont plongés dans un profond sommeil. Insomniaque chronique, le poète est le seul à veiller. À figurer l’esprit de vigilance absolue, l’attention personnifiée, tandis que dorment les autres membres de la maisonnée, à commencer par son nourrisson. Le silence, paradoxe des paradoxes, est du reste si entier qu’il n’est pas loin de déranger. Mais à dire vrai, le seul dérangement qui vaille est bientôt identifié comme tel. Détaillé en somme. Il provient de l’âtre. Mais en quoi réside son être ? S’y manifeste une présence double, mi‑studium, mi‑punctum barthésien, qu’il nous appartient de démêler ; en contrepoint par rapport à la fine flammèche bleutée qui se meurt dans l’âtre, se meut un film. La flamme moribonde et dépressive est première, le film est second, image de tonicité certes infime et en retrait, mais à même, tel le punctum photographique, de venir comme une flèche « percer » le sujet de l’énonciation. Bien sûr, à la différence de ce qui vaut pour la photographie, il ne saurait y avoir de « hors‑champ » du poème. Tout y est conçu, eu égard à la nature cérébrale de l’opération de pensée en cours, de façon à tenir dans le cadre et relever de l’intention du poète. Reste que ce film, infime et faseyant, ce « freak » de l’esprit, par quoi il faut aussi bien comprendre une aberration, une chimère — si dangereusement proche dans son instabilité fumeuse des « Bubbles that glitter as they rise and break / On vain Philosophy’s aye-babbling spring » du poème « The Eolian Harp »8 — donne matière à réflexion, se veut essai concernant l’entendement humain, pour paraphraser John Locke puis David Hume.

L’objet de l’enquête touche à la part d’étrangeté logée en soi, dans la demeure nocturne de l’esprit, que ce soit de l’ordre de l’impensé ou de l’obsession. Informe, mais a priori sympathique, la « chose » a‑t‑elle un nom ? Ces films, ou pellicules, partout dans le royaume9, on les nomme strangers. On ne saurait mieux dire, bien avant Freud ou Lacan, qu’on n’est pas maître chez soi. Accessoirement, le film pourrait constituer un rappel de l’invitation à se montrer hospitalier, à faire que l’hôte ennemi devienne l’hôte invité. Et ce, alors même que le film dérange, tout comme dérange, dans le célèbre tableau de Hans Holbein, Les Ambassadeurs, la drôle de chose, mi‑film, mi‑velum, qui flotte devant les yeux, au premier plan, et qu’on peine à déchiffrer.

Mais à l’inverse de « The Eolian Harp », écrit sous le regard réprobateur de l’épouse du poète, la réflexion n’est pas, ici, l’objet d’une reprise en main, à un repentir pour cause d’élucubrations trop oisives et évaporées. Au contraire, le film se fait « écho » ou « miroir », analogon, symbole vivant, figuration de l’infigurable : il s’offre comme une « correspondance » naturellement trouvée ou donnée d’une pensée en ses mouvements capricieux. Soit une « image de pensée » (DenkBild, en allemand). Le film-détail se projette, sur un écran de fumée, comme le surgissement de la pensée « dans son effervescence secrète » échappée des « limbes de l’esprit » (Caraës et Marchand-Zanartu 15). Ce serait le moment de convoquer Paul Valéry, le cérébral auteur de Tel Quel : « l’esprit tourne et retourne quelque chose qui n’a pas encore de nom propre dans sa propre langue, une étrange substance ; jusqu’à ce qu’enfin ce “sujet”, ce rien, ce moment, ce support universel, ce plasme — ressemble à un objet, touche à un objet, seuil, chance, hasard qui est connaissance10 ! »

Quel accueil réserver, donc, à ces images de pensée témoignant de « l’activité imaginante et graphique de l’esprit11 » ? « Est‑ce l’aube ou le crépuscule de la pensée, ce précipité chimique, ce moment de cristallisation que notre regard curieux tente de saisir ? » (Caraës et Marchand-Zanartu 12). On peut en tracer graphiquement l’apparition, sur un cahier, un brouillon, en marge d’une lettre, sur une nappe en papier. On peut aussi en dire le nom, tel Mallarmé disant la fleur, « l’absente de tout bouquet ». À cette aune, le film serait l’absent de tout âtre. 2) Le détail migre, bien au‑delà de la circonscription temporelle et spatiale du poème. Compris dans l’anamnèse qui débute à partir de « But O! how oft » (v. 28) —, le détail se déploie de manière métonymique pour devenir l’emblème de tout âtre, générique, donc, mais aussi particulier, là où, jeune écolier, Samuel traînait sa solitude, loin d’Ottery St Mary. Le film se fait fil rouge, traversant son existence, la reliant de part en part et imprimant une sorte de continuité à la croyance, ou faut‑il parler de superstition (willing suspension of disbelief, plus que jamais), selon laquelle, à qui surprend le film, infra-visible, seront données et la possibilité de faire un vœu et la chance, qui sait, de voir ce dernier se réaliser, sous la forme de la venue d’un ami pour vous tenir compagnie, le lendemain. En attendant, le film est fixé, preuve que le détail « fascine », littéralement. Son surgissement, de loin en loin, échappe à la raison, tout comme l’interprétation à laquelle il donne lieu. Mais il persiste à faire signe, à interpeller à sa façon muette.

Ainsi, à en croire Ingres, le « petit important » qu’est le détail fait l’important, « fait écart », et loin de se soumettre à l’unité du tout la disloque pour susciter ce que Baudelaire appelle « une émeute des détails », tout « un tumulte » (Arasse 149). Hémorragie du détail qui enfle, enjambe en débordant d’un verse paragraph sur l’autre, tout en devenant point fixe, attirant plus que jamais l’attention sur soi. Mais un détail qui fait que les morceaux se recollent, in fine. Après ce détour, voilà en effet que les douces respirations du bébé endormi sont à présent enregistrées par la conscience du locuteur, à même « d’emplir les vacances interstellaires / et les intermittences de la pensée12 ». Où l’on comprend, où l’on entend, que l’un et l’autre, le bébé comme le film, sont devenus, pour le père de l’enfant, des objets pareillement « transitionnels », également rassurants. Que leur intermittence commune fonctionne davantage comme un signe de plénitude que d’incomplétude, de puissance que d’impuissance. Sous la glace de l’hiver, qui assourdit et dont le ministère est tu, il est néanmoins de petits bruits qui font irruption ; le « détail » agit en secret comme l’un de ces bruits de fond pour lesquels la cristallisation est le terme du processus. Fond de l’air saisi par le gel, fond de l’être coleridgien qui se sait velléitaire et inconséquent, livré à ses pensées aléatoires, mais qui souhaite que ça « prenne ».

Le détail est dans le tiret

Pendant toute la première séquence de Christabel, grand poème inachevé sur le scandale du mal, le lecteur trouve sur son chemin mille et un indices « de caractère ou d’atmosphère », qui peuvent être récupérés par la structure du texte. Eléments « scandaleux », « accordés à une sorte de luxe de la narration », ces détails nous disent : « nous sommes dans le réel » (Barthes 48). À l’origine d’un effet de réel d’autant plus bienvenu qu’il intervient dans un contexte manifestement irréel, pour ne pas dire surnaturel. A contrario, quand le récit entre en crise, des détails pourtant attendus sont escamotés, comme prélevés hors du texte. Leur omission est du reste signalée comme telle au moyen de tirets expressifs d’un suspens dramatique, d’un arrêt sur image — mais une image manquant à l’appel :

Her silken robe, and inner vest,
Dropt to her feet, and full in view,
Behold! her bosom and half her side—
A sight to dream of, not to tell!
O shield her! shield sweet Christabel! (v. 244‑247)

La perception détaillante (detaglio, et non particolare) de Christabel suivant des yeux Géraldine qui se déshabille se termine en aporie, en impasse du regard. À la faveur d’ellipses stratégiquement aménagées dans le texte, s’escamote la partie du corps incriminée, mixte de répulsion et de fascination. On voit qu’elle voit, ou en tout cas qu’elle veut voir, mais on ne voit pas ce qu’elle voit. La raison d’une telle omission ? Le caractère « abject » de la chose vue, dirait Kristeva. Au moment d’affronter l’inaffrontable ou l’innommable, la nomination s’effondre, et l’identité vacille. La distinction sujet/objet s’efface, pour laisser place à l’abject, coïncidant avec une véritable crise d’identité. Cet autre du corps de Geraldine met Christabel hors d’elle ; ce corps vieilli, flétri, la révulse, et elle s’en détourne. Relié à l’hypotypose, le fait de vouloir mettre les choses sous les yeux du lecteur alimente un premier désir, immédiatement suivi d’un contre‑désir phobique, à valeur de repoussoir. « Comme un vomissement face à du vomis » ; Kristeva parle encore de « répulsion, haut‑le‑cœur qui m’écarte et me détourne de la souillure, […] sursaut fasciné qui m’y conduit et m’en sépare » (129). Et pourtant, bien que dérobé au lecteur, « ça sollicite ». De loin en loin le corps refusé une première fois revient à intervalles irréguliers, signalés à chaque fois par un, ou deux, tiret(s). Là‑dessus se greffe l’interdit de la parole auquel Geraldine soumet Christabel. De là, son impuissance à parler, en particulier de l’immonde flétrissure corporelle. Mais peut-on encore parler de « détail » à propos de cette zone réservée, découpée, à même le corpus textuel autant que corporel ?

Le détail est dans la chute

Pour mémoire, voici la dernière phrase de Sarrasine, évoquée plus haut : « Et la marquise resta pensive. » Au dernier vers de Mazeppa, on lit :

And if ye marvel Charles forgot
To thank his tale,
he wonder’d not,—
The king had been an hour asleep.

Le poème s’ouvre sur une scène de défaite à la bataille de Poltava, où battent en retraite les armées de Mazeppa et du roi suédois Charles XII, face aux Russes victorieux. Épuisés, ils dressent un camp pour la nuit. Le roi se dit admiratif des talents de cavalier de Mazeppa, autrefois page à la cour du roi de Pologne. Ce dernier lui raconte son histoire, cinquante ans auparavant : un comte palatin découvrant que le jeune homme, à la beauté légendaire, le trompait avec sa femme, il fut condamné à être attaché nu à un cheval et renvoyé en Ukraine, son pays natal. À bout de force, son cheval mort sous lui, il sera recueilli et sauvé par une jeune fille à la longue chevelure. Son récit échevelé, toutefois, il n’est pas certain que le roi l’ait entendu, car, au moment où le poème prend fin, il est annoncé au lecteur que le vieux roi dort depuis une bonne heure. Surprise finale, de taille, et des plus inattendues. Chute pour le moins confondante, parfaitement contre-acméique. Le premier qui s’endort réveille l’autre… Autant dire qu’une bonne partie du récit, ainsi que sa conclusion haletante, ont échappé au monarque fourbu. Pirouette byronienne, bien dans l’esprit de Beppo, et de Don Juan, poème resté inachevé. Atout caché dans la manche du poète, et dont la révélation aura été longuement différée, pour maximaliser l’effet de surprise. Paradoxe d’un récit qui va ventre à terre et qui finit, de fait, sur le flanc ; relation d’un rapt, entre emballement et ravissement, qui endort au lieu de galvaniser. Énergie narrative bien mal payée en retour… Ironie romantique, à la Heinrich Heine, sur laquelle on a beaucoup écrit (Anne K. Mellor, Frederick Garber, plus récemment). Ironie de la dévaluation de soi, au terme de laquelle l’importance prêtée au conte, à l’écoute du conteur, se dégonfle. Une histoire à dormir debout, ou à coucher dehors, est‑ce bien ainsi qu’il faut comprendre ce détail, le dernier ?

Assurément un détail qui tue, soit dit entre parenthèses, si l’on veut bien considérer que l’assoupissement du monarque s’apparente à une mort, fût‑elle ponctuelle et consécutive à l’épuisement de la guerre et de l’âge, et ce en conclusion d’un récit, dont le porteur n’a cessé de flirter avec sa propre disparition programmée. Tardif, le détail l’est d’abord en ce qu’il semble opposer aux matins du monde, frais et triomphants, un crépuscule sous le signe du grand âge et de ses naufrages. Mais le trompe-la-mort aura survécu, pour raconter et divertir. Un détail de nature à invalider l’ensemble, à en minimiser plus ou moins durablement la réception ? Nullement. Tout le monde semble avoir oublié le dernier vers, ce détail de l’histoire passé par pertes et profits. La réception d’un motif unanimement et spontanément adopté par des générations de peintres, de compositeurs, de poètes, n’en fait jamais état, quelles qu’en soient les innombrables reprises, adaptations, et ce, sous aucune latitude. On ne retient, au final, et alors que Byron avait assez consciencieusement banni de son portrait de l’amant tout érotisme un tant soit peu dérangeant, qu’un motif psychique et iconique majeur, autrement plus saillant, parce qu’inconsciemment offert en pâture, au lecteur, au spectateur. Un corps dénudé, supplicié, couché de tout son long sur une puissante monture animale, livré impuissant aux regards, aux désirs, à la mort — à la manière du martyre d’un saint Sébastien percé de flèches. Mazeppa, héros de la volupté, icône gay, comme le propose Anne Larue13. À ce titre, il est le pendant de l’Endymion exposé aux rayons de la lune, peint par Anne-Louis Girodet (motif repris, lui, par Keats). Quelque chose qui permet d’assouvir une pulsion tout à la fois sadique et masochiste, des deux côtés de l’encolure du cheval. Notons, comme le souligne Larue, que Byron ne s’encombre pas de faire de l’amant un héros de la libération des peuples. La politique est ce qui fait le plus défaut à ce poème désenchanté.

Et pourtant, ce sur quoi insiste le détail final, en dépit de sa trivialité qui n’est pas loin de tomber à plat, c’est l’équivalent d’un « je ne sais-quoi et [un] presque-rien », qui n’est, bien sûr, pas rien du tout. Tardif, le détail l’est cette fois au sens de la chouette qui s’envole le soir venu, et pas avant. « Ce n’est qu’au début du crépuscule que la chouette de Minerve prend son envol », dit une phrase célèbre, encore une (!), emblématique de la philosophie hégélienne. Bien que tardif (parce que tardif ?), le savoir recueilli en fin de parcours est loin d’être nul. Il offre même l’occasion d’un rappel des plus opportuns, semble‑t‑il. Le rappel concerne la nature en définitive onirique, profondément nocturne donc, du récit byronien, bordé qu’il est par le sommeil14. Et donc cerné par les songes. Procédant d’une histoire apparemment vraie, malgré ses airs de séquence cauchemardesque, Mazeppa se prolonge, voyage, entame sa deuxième, sa troisième vie, dans le sommeil de Charles, premier à s’endormir, puis dans le sommeil de Mazeppa, et enfin dans celui du lecteur, et ainsi de suite. Un sommeil puissamment actif, d’autant plus actif qu’il irrigue et fertilise les couches profondes de la psyché, alimentant ainsi toutes sortes d’élaborations oniriques et/ou fantasmatiques. Comme s’il fallait un détail, prosaïque, d’une cocasserie triviale, et tellement en retrait ou en contrepoint par rapport à l’intensité dramatique du poème, pour se convaincre de la portée subliminale, puissamment imaginaire, de l’ensemble, sommeil de plomb compris. On se souvient que Barthes voyait dans l’attitude de la marquise dans la conclusion de Sarrasine un marqueur de littérarité à l’occidentale, autotélique et réflexive. « Car », commente Barthes dans sa lexie dernière, « si le texte classique n’a rien de plus à dire que ce qu’il dit, du moins tient‑il à “laisser entendre” qu’il ne dit pas tout ; cette allusion est codée par la pensivité, qui n’est signe que d’elle-même15 » (125). À la différence de Balzac, Byron fait l’économie du suspens terminal, du moins formellement. À la pensivité éveillante, il semble opposer, dans un premier temps du moins, la pensitivité défaite, sombrant dans une sourde torpeur. Loin de moi le désir de donner à penser, semble‑t‑il suggérer. Quant à mon récit à dormir debout, il a beau battre la campagne, rameuter les loups, il renvoie, à la fin des fins, à l’incapacité à séduire, à retenir l’attention. « Narrative teases me » …, pour reprendre la phrase de Charles Lamb16. Mais c’est oublier le deuxième temps, mis en branle par le détail qui surprend, tardivement, donnant à entendre que le texte byronien, lui, ne dort jamais que d’un œil, suscitant ainsi l’envol, telle la chouette de Minerve, de l’imagination galopante… Et de bien d’autres fantasmes, lesquels relèvent, à n’en pas douter, d’un « savoir gai », comme le dirait William Marx17. Et dont le teasing, non plus entendu cette fois au sens de l’agacement, mais de l’émoustillement, de l’aguichage, sensuel a minima, érotique ou sexuel au mieux, est d’une puissance à toute épreuve.

Le détail est dans la faille

On sait que c’est grâce à Byron que « Kubla Khan », présenté par son auteur lui‑même comme un « fragment », vit le jour en tant que « curiosité psychologique » (« rather as a psychological curiosity, than on the ground of any supposed poetic merits »), et également en tant que poème recollected au sens de Michael Gamer18. C’est plongé dans le sommeil, diurne, toutefois, et non nocturne, que Coleridge composa son poème, avant d’en voir l’élaboration interrompue par l’arrivée de l’opportun Porlock, à en croire du moins le récit romancé qu’il en donne, près de vingt ans après les faits. Remonté des profondeurs du sommeil opiacé, le poème figure, entre autres « fragments vaulted like rebounding hail » (v. 22), un fragment discursif, comparable à ceux sur lesquels Jean-Claude Milner aime à se pencher : « But oh that deep romantic chasm which slanted / Down the green hill athwart a cedarn cover! » (v. 12‑13). La faille (d’origine sismique ?) fend ou scinde le paysage « pittoresque », car tel est le sens à l’époque de « romantic », tout comme elle scinde ou coupe le paysage textuel. Précédant les vers 12 et 13, en effet, un blanc interstrophique sépare les deux entités, matérialisant sur la page le « chasm » géologique. Déjointement des strophes, pour un poème de la disjonction ; fracture d’origine sismique, et que la facture poétique s’efforce de rabouter : « A sunny pleasure-dome with caves of ice! » (v. 36). Le poème en a gardé son allure, sinon boiteuse, du moins heurtée, hachée, à l’image de ce qui jaillit des profondeurs de la terre, « momently ». Et qu’il faut entendre aussi bien sous les auspices du moment (temporel) que du momentum (cinétique) de la poussée souterraine qui continue sur son erre, sur le modèle de la tectonique des plaques. Paysage effondré en son milieu, et conservant l’empreinte d’un âge d’avant l’histoire, en même temps que signe annonciateur d’une autre cassure imminente, plus déchirante, plus terrible, à l’image de la faille de San Andreas, en Californie. Autre association ou analogie topographique, voire topophile, la fixation de Gustave Courbet sur un motif pictural autant que géologique plusieurs fois représenté par le peintre : La Source de la Loue (déclinée dans plusieurs versions, dont celles conservées à Buffalo ou à Zurich). Résurgence de la rivière, émergeant d’un trou noir, « source et tombe, [le noir] s’ouvre et se ferme en un lieu qui signe l’origine et la fin de son art19 » (Perret). Au centre du poème, comme chez Courbet au centre du tableau, un trou noir, un gouffre, qui, « attire l’œil vers ce qu’il va expulser : le visible » (Perret). Comme Courbet après lui, Coleridge « montre pour cacher, et en creux, il a‑montre un monde outre visible, l’immonde, le monstre, le daïmôn » (Perret) : « As e’er beneath a waning moon was haunted / By woman wailing for her demon-lover! » (v. 15‑16)20.

Mais chasm, le mot comme la chose, vaut autant pour ce qu’il rend visible et connote — le trou, la trouée, la béance — que pour ce qu’il donne à entendre. Le mot est monosyllabique, sur le papier, mais, oralement, il se dédouble en deux phonèmes distincts, clivés (/kӕzәm/, phonétiquement, avec l’accent tonique sur la première syllabe) ; de surcroît, la lettre (et le son) s se prononce ici /z/. Vous avez bien entendu : S/Z ! Un S qu’occulte et étouffe un Z cinglant comme un coup de fouet, laissant derrière lui une balafre, une « cassure » : c’est qu’il faut bien, en français, deux syllabes pour rendre à l’identique ou presque le clivage occasionné par la faille béante du chasm — et rien ne rapprochera les deux versants de la brèche ouverte à flanc de coteau (« That sunny dome! those caves of ice », v. 46). La faille en question a pris en écharpe (« athwart »), a entaillé à l’oblique, a zébré, il n’y a pas d’autre mot, la végétation. Rayure ou striure littéralement « dia‑bolique », qui fend et écarte la roche, autant horizontalement, croit‑on comprendre, que verticalement. Les signifiants fonctionnent de manière pleinement poétique, c’est-à-dire qu’ils libèrent toute la puissance équivoque dont ils sont porteurs. La couverture végétale (« cedarn cover ») n’est plus ; elle est désormais à découvert, ce qui explique que se découvre « A savage place! », au vers 14. Paysage mis à nu, dévoilé mais aussi dévasté, et possiblement violé (savaged, en anglais). Tel est le monde, mi cultivé, mi-sauvage sur lequel Kubla a jeté son dévolu, son impérieux « décret ». Sous les méandres paresseux de la rivière qui serpente, sous les bosquets de verdure pastorale, perce une faille, bâille une fente, pareillement sombres. Ce qui retient l’attention, ici, c’est bien l’effet de surprise absolue marqué par la conjonction de coordination But, et par la particule exclamative oh. Sans crier gare, en rupture avec l’assoupissement induit par les lents méandres des vers mimant le cours de la rivière pour ainsi dire canalisée, survient la mise en garde.

Libre au romanticiste de la paraphraser ainsi, cette mise en garde : Attention, romantisme ! Attention, changement d’époque et d’allure. Changement de paradigme, aussi. Brusquement le sol s’est ouvert sous nos pas, et nos repères, idéologiques, mais aussi épistémologiques, esthétiques et historiographiques, ont bougé, voire s’en sont allés. La vitesse, après la lenteur alanguie ; la sauvagerie hirsute en lieu et place de la politesse néo-classique ; le risque, l’effroi, le danger, mais un péril exaltant, car puisé aux sources vives de l’imagination ; une ligne de pente, tel « un balai de sorcière qu’il faut enfourcher21 ». Un jaillissement continûment créateur, hors des sentiers battus : « A mighty fountain momently was forced », v. 19. De fil en aiguille, le jaillissement pulsionnel plaide pour une connaissance par les gouffres, en prise sur ce que Michaux nomme « le spectacle délirant de la geysérisation intérieure » (Michaux 123). Un ébranlement tumultueux et fondateur, partie prenante de la modernité en poésie, en littérature. Une émergence inséparable de l’Histoire, celle des guerres (passées, présentes et futures) et des Révolutions (américaine, française…). Un accident de parcours autant qu’un état de « crise » perpétuel. D’où ce raccourci : le chasm — la faille — est l’alpha et l’oméga du romantisme anglais. L’alpha, en lien avec le fleuve Alphée ; l’oméga, soit le point vers lequel tend la quête romantique et romanticiste par la même occasion. Un point à l’infini, sans fin, bien que coïncidant avec l’engloutissement de la rivière dans les eaux du « lifeless ocean » du vers 28.

En quête du détail emblématiquement romantique, mais aussi parti à la recherche d’un texte fétiche, j’en aurai rapproché deux, Christabel, Mazeppa, et retrouvé un troisième, « Kubla Khan », placé sous un triple régime du « détail » : le détail-fragment, le détail-découpe, le détail-phrase — phrase célèbre entre toutes que celle du « deep romantic chasm », qu’il faut renvoyer à son opacité première, tout en réinterprétant autrement sa nature circonstancielle/circonstanciée. Ce que peut le détail, disais‑je en introduction à mon propos. Que l’étude se termine, grâce au truchement du Khan, par le foregrounding du défectif can, entre modalité du faire, du possible (et, partant, de l’impossible), semble, du coup, presque logique. L’analyse n’en est qu’à ses débuts, à l’évidence. L’heure est toutefois venue de conclure. Comme on fait son lit, on se couche.

Bibliographie

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Notes

1 Voir Frédéric Regard, Le détective était une femme, 2018. Son Introduction s’appelle « Euréka ! », mais revient surtout sur le texte de Saint Matthieu, XIII, 44‑48, qui parle du « royaume des cieux », afin d’expliquer en quoi les lecteurs de polars ne cessent de revivre l’énigme de la révélation, du « royaume », de la « bonne nouvelle » toujours déjà là « alors que nous le savons pas encore » (11). Retour au texte

2 « Je suis juif de Tarse, en Cilicie, citoyen d’une ville qui n’est pas sans renom » (Actes 21, 39). Retour au texte

3 Autres « phrases » célèbres : « la langue d’Esope » (Lénine) ; les dernières paroles de Socrate (« Criton, nous devons un coq à Asclépios ») ; Odadrek (Kafka) ; « Evviva la morte » (Nietzsche) ; « Et in Arcadia Ego », etc. Retour au texte

4 Lettre à Benjamin Bailey, 22 novembre 1818. Retour au texte

5 Autre anecdote, tout aussi partielle : « Talking of Pleasure, this moment I was writing with one hand, and with the other holding to my Mouth a Nectarine—good God, how fine. It went down soft, pulpy, slushy, oozy—all its delicious embonpoint melted down my throat like a large beatified Strawberry. » (Lettre à Charles Wentworth Dilke, 22 septembre 1819) Retour au texte

6 On y aura vu un mouvement « toward a hypertrophy of sensation and an atrophy of ideas, toward a constantly expanding sensorium and a diminishing intellect » (Irving Babbitt, The New Laokoon: An Essay on the Confusion of the Arts, 1910). Ce n’est que récemment que la dimension pleinement, mais autrement, cognitive de ce parti pris sensationnaliste a été prise en compte, et théorisée à nouveaux frais. Confer Shahidha K. Bari, Keats and Philosophy: The Life of Sensations, 2012. Retour au texte

7 Voir Noel Jackson, et son chapitre « Literature and the Senses », dans la partie « Cognition » (V) du récent Oxford Handbook of British Romanticism (2018), ainsi que l’ouvrage d’Alan Richardson, British Romanticism and the Science of the Mind (2001). Retour au texte

8 « Effusion XXXV », « The Eolian Harp », v. 48‑49. Retour au texte

9 « In all parts of the kingdom these films are called strangers, and supposed to portend the arrival of some absent friend. » (Note de Coleridge, 1798) Retour au texte

10 Paul Valéry, cité dans Images de pensée, Caraës et Marchand-Zanartu, 2011, p. 97. Retour au texte

11 Jean Lauxerrois, « Éloge de l’imagination graphique », dans Images de pensée, p114. « Figure, schème, schéma, dessin, dessin préparatoire, esquisse, croquis, tracé, griffonnage, gribouillage, hiéroglyphe, diagramme, organigramme, carte, cartographie, généalogie, arbre, arborescence, dispositif, combinatoire, projet, projection, allégorie, vision, illumination, utopie, scène, archétype, paradigme, modèle, matrice, idéalité… l’image de pensée est tout cela à la fois. » (115‑116) Retour au texte

12 Dans la traduction que donne Jacques Darras des vers de « Frost at Midnight ». Retour au texte

13 « Mazeppa, héros d’une anecdote grivoise, n’est pas pour rien à la mode quand il s’agit de substituer, aux cris des guerres d’indépendance, l’équivoque chevauchée d’un homme nu. » (Anne Larue, « Mazeppa, icône gay », dans La France et la Pologne : histoire, mythes, représentations, 1999, p. 223) Retour au texte

14 « C’est le sommeil qui confère au rêve sa propriété principale. Sans le sommeil, il ne serait qu’une rêverie un peu plus incohérente, un peu plus fantastique. Avec le sommeil, les images conquièrent l’autonomie. Elles se substituent à la conscience du rêveur. » (Roger Caillois, L’Incertitude qui vient des rêves, 1983, p. 83 ; cité par Julie Wolkenstein, Les récits de rêve dans la fiction, 2006) Retour au texte

15 « Comme la marquise, le texte classique est pensif ; plein de sens […], il semble toujours garder en réserve un dernier sens, qu’il n’exprime pas, mais dont il tient la place libre et signifiante : ce degré zéro du sens […], ce sens supplémentaire inattendu […], c’est la pensivité : la pensivité (des visages, des textes), est le signifiant de l’inexprimable, non de l’inexprimé. Car si le texte classique n’a rien de plus à dire que ce qu’il dit, du moins tient‑il à “laisser entendre” qu’il ne dit pas tout ; cette allusion est codée par la pensivité, qui n’est signe que d’elle‑même. » (S/Z, 126) Retour au texte

16 Voir Éric Dayre, « Charles Lamb : « Le narratif m’agace » », sixième chapitre de son Une histoire dissemblable. Le tournant poétique du romantisme anglais, Hermann, 2010, p. 335‑370. Il y commente le texte suivant de Charles Lamb, tiré des Essays of Elia : « While I am hanging over (for the thousandth time) some passage in old Burton, or one of his strange contemporaries, she is abstracted in some modern tale or adventure, whereof our common reading-table is daily fed with assiduously fresh supplies. Narrative teases me. I have little concern in the progress of events. She must have a story—well, ill, or indifferently told—so there be life stirring in it, and plenty of good or evil accidents. The fluctuations of fortune in fiction—and almost in real life—have ceased to interest, or operate but dully upon me. Out-of-the-way humours and opinions, heads with some diverting twist in them, the oddities of authorship, please me most. » Retour au texte

17 W. Marx, Un savoir gai, 2018. Pour l’auteur, le sexe est « chose mentale », comme la peinture l’est pour Michel‑Ange (9) ; quant au prétendu « savoir », il relèverait plutôt d’une « ignorance gaie » (11). Et d’ajouter que la ruse avec la langue est ce qui tient lieu de contrainte productive pour les auteurs « gay ». Byron aura donc beaucoup rusé… Retour au texte

18 Vide supra. Retour au texte

19 Source de la Loue, mais on songe aussi à L’Origine du Monde, du même Courbet, s’ouvrant sur une faille sombre entre deux lèvres rougeâtres. Retour au texte

20 Plus respectueux des réalités biographico-territoriales, Jacques Darras superpose, lui, sur le paysage tourmenté de « Kubla Khan », l’« angoisssant et sombre canal de Bristol où naviguera le navire spectral du Vieux Marin » (Darras 11). De fait, chasm est assez proche de (Bristol) channel. Retour au texte

21 L’expression, on s’en souvient, est de Gilles Deleuze, parlant de l’effet produit sur lui par la lecture de Spinoza, « grand vent qui pousse dans le dos » (Dialogues, 1977, 22). Retour au texte

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Référence électronique

Marc Porée, « Pouvoirs du détail romantique (Keats, Byron, Coleridge) », Représentations dans le monde anglophone [En ligne], 22 | 2021, mis en ligne le 15 février 2021, consulté le 17 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/representations/index.php?id=780

Auteur

Marc Porée

Marc Porée est professeur de littérature anglaise à l’ENS Ulm. Romanticiste et spécialiste de littérature britannique contemporaine, il est également traducteur. Il est l’auteur, ou le co‑auteur, d’études critiques sur Salman Rushdie (Seuil, Les Contemporains, 1996), Kazuo Ishiguro, Hanif Kureishi. Il a co‑dirigé la traduction des Œuvres de fiction de Robert Louis Stevenson pour la Pléiade, édité le volume Conrad, toujours dans la Pléiade. Avec David Duff, il a récemment édité deux volumes de textes, Wordsworth & France; Exiles, Emigrés & Expatriates in Romantic Era Paris & London (Litteraria Pragensia, 2017, 2019). Il a co‑édité le volume collectif Literature and Error (Peter Lang, 2018). Il collabore à la revue en ligne En attendant Nadeau.

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