Première version de King Lear à la française : Le roi Léar de Jean‑François Ducis (1783)

  • First King Lear at the Comédie-Française: Jean‑François Ducis’s Le roi Léar (1783)

DOI : 10.35562/rma.99

Résumés

Le premier grand dramaturge français qui s’est emparé de Shakespeare de façon mémorable est Jean‑François Ducis (1732‑1817), membre de l’Académie Française, écrivain adulé en son temps et dont la renommée s’est étendue dans toute l’Europe, tant en français qu’en traduction. Lorsqu’il fait jouer Le Roi Léar à la Comédie-Française en 1783, il est au faîte de sa gloire. Son texte, écrit en alexandrins à la rime classique, est porté à la scène par le grand acteur Brizard qui émeut les spectateurs jusqu’aux larmes par l’intensité de ses sentiments.
Ducis, inspiré par le Théâtre Anglois de Pierre-Antoine de La Place (1746) pour ses deux premiers « Shakespeare » (Hamlet et Roméo et Juliette), se tourne vers la traduction de Pierre Le Tourneur (1737‑1788) pour son Roi Léar (volume 5 paru en 1779), traduction intégrale en prose, fidèle aux textes originaux. Cependant, Ducis s’écarte de la trame shakespearienne pour adapter Shakespeare au goût et aux principes dramaturgiques de son époque, convaincu, avec ses innombrables admirateurs, qu’il améliore l’original et fait œuvre personnelle. Ainsi, au dénouement, le roi Léar recouvre sa raison parmi ses larmes et marie sa plus jeune fille Helmonde à Edgar.
Cet article s’appliquera à montrer l’importance des sources utilisées par Ducis et son désir d’offrir à ses spectateurs et lecteurs une version de l’œuvre de Shakespeare conforme à leurs attentes. Mais on observera les indices qui laissent poindre une approche plus sensible du théâtre, ouvrant la voie à une inflexion pré‑romantique.

Jean-François Ducis (1732–1817) is the first major French playwright who took his inspiration from Shakespeare on a sustained basis. A member of the Royal Academy (Académie Française), he was much admired in his lifetime, his fame spreading all over Europe, and his plays being performed in French as well as in translation. When his Roi Léar, a tragedy written in heroic alexandrines, was played at the Comédie-Française in 1783, his fame was at its apex. The title-role was performed by the famous actor Brizard who moved the audiences to tears through the intensity of his rendering.
If for his first two Shakespeare plays (
Hamlet and Roméo et Juliette), Ducis drew his inspiration from Le Théâtre Anglois (1746), a four-volume collection by Pierre-Antoine de La Place, for his Roi Léar, he turned to the complete translation of Pierre Le Tourneur (volume 5 published in 1779), a full translation in prose close to the original. However, Ducis did not keep to the Shakespearean plot, he chose to adapt the play to the taste and theatrical conventions of his time, convinced, along with his numerous admirers, that in so doing, he improved the original and was producing a new play with his personal mark. So in the dénouement the King recovered his wits among much tear shedding and married his youngest daughter Helmonde to Edgar.
In this paper I will endeavour to show the importance of the sources used by Ducis and his wish to offer his audiences and readers a version of the tragedy corresponding to their expectations. However, I will point out some trends which feature a more sensitive perception of drama, which paves the way for a pre-romantic approach.

Plan

Texte

Introduction

Le nom de Jean-François Ducis n’a pas résisté au passage du temps, mais au xviiie siècle, ce dramaturge a été gratifié d’une gloire théâtrale et livresque surpassant même les grands classiques français, et ce, pendant plusieurs décennies1.

Né à Versailles en 1732, Secrétaire de Monsieur, le frère de Louis XVI, élu à l’Académie Française en 1779 à l’unanimité des quatorze voix au fauteuil 33 occupé par Voltaire, mort l’année précédente, Ducis a joui d’une réputation extrêmement favorable, n’étant d’aucune cabale, d’aucune faction, bien que faisant partie des cercles intellectuels et artistiques les plus en vue. Surnommé « le bon Ducis », il avait conquis les plus grands par sa douce nature qui fut rappelée au moment de sa mort en 1817 par des « gens de Lettres » qui avaient fait frapper, à leurs frais, une médaille à sa mémoire portant la légende suivante : « L’accord d’un grand génie et d’un beau caractère » (Arnaud 109‑115). Loin du bruit des intrigues lorsque Napoléon se couronna empereur, puis à la Restauration de la Monarchie, il retourna vivre tranquillement à Versailles, entouré de ses amis, et surtout, visité par son acteur fétiche, le grand François-Joseph Talma, et, l’élève étant devenu le maître, c’est l’acteur qui demandait incessamment au dramaturge de reprendre ses textes, ce qu’il faisait avec une généreuse complaisance (Golder, 54‑58).

Des dix pièces qui ont rendu Ducis si célèbre, six sont imitées de Shakespeare : Hamlet, Roméo et Juliette, le Roi Léar, Macbeth, Jean sans Terre, Othello. En effet, devant l’essoufflement des imitations d’origine classique, les dramaturges du xviiie siècle cherchèrent à se tourner vers d’autres sources d’inspiration. En Angleterre, dans le même temps, il y eut un renouveau d’intérêt pour l’œuvre de Shakespeare dès la parution des Œuvres Complètes de Nicholas Rowe en 1709 et encore plus après les ouvrages d’Alexander Pope en 1725, qui donnèrent lieu à un processus d’adaptation et d’appropriation des textes. Il est communément admis que Voltaire, exilé en Angleterre de 1726 à 17292, vit des représentations de Jules César, d’Othello et d’Hamlet au théâtre de Drury Lane (Monaco 2). À son retour en France, il composa des adaptations, La Mort de César (1731) et Zaïre (1732) qu’il fit représenter, et par ailleurs, il traduisit le soliloque d’Hamlet (« To be or not to be », III. 1) en alexandrins à la rime classique3. Dès lors, l’intérêt pour Shakespeare fut lancé en France, chacun y allant de sa version personnelle de certaines pièces, avec plus ou moins de succès, par exemple Roméo et Juliette par le Chevalier de Chastellux (1770) et la version de la même pièce par D’Ozicourt (1771) ou Les Tombeaux de Vérone par Louis-Sébastien Mercier (1782) (Monaco 86‑90/120‑126 ; Schwartz-Gastine 2017, 79‑82). L’effervescence culmina lorsque l’acteur David Garrick se produisit dans les salons parisiens au cours de ses trois séjours à Paris (1751, 1763 et 17654). Son jeu expressif bouleversait les critères scéniques français engoncés dans un style classique à bout d’inspiration. Comme tant d’autres, Ducis fut subjugué par cet acteur qui maniait la pantomime pour favoriser l’expression des sentiments, en particulier la folie qui s’emparait de Macbeth lorsqu’il aperçoit une dague devant lui (II. 1) (Monaco 33). Il entretint une correspondance épistolaire suivie avec lui — d’origine huguenote, Garrick s’exprimait en français —, et fit monter son Hamlet dans la nouvelle salle de la Comédie-Française en 1769, l’année même où Garrick inaugurait, sous une pluie battante, les festivités du Jubilé en l’honneur de Shakespeare dans sa ville natale de Stratford-upon-Avon. Devant le succès remporté par cette première tentative shakespearienne, soutenue par l’interprétation magistrale de l’acteur Molé dans le rôle éponyme, Ducis poursuivit l’exploration du répertoire en y imprimant sa propre veine tragique. La tragédie suivante qu’il a abordée, et dont il a francisé le titre, Le Roi Léar, amplifie les déchirements familiaux aux prises avec les enjeux territoriaux. Une fois encore, à la grande satisfaction de ses spectateurs, Ducis proposa une imitation personnelle, éloignée de l’original shakespearien, qui conjuguait un certain respect des règles dramatiques du théâtre classique français avec des innovations de son cru.

Pour aborder Le Roi Léar, il me faut d’abord remonter aux sources dans lesquelles Ducis a puisé. Ensuite, je me pencherai sur la portée de quelques modifications significatives apportées par Ducis pour répondre au goût de ses contemporains, et enfin, j’aborderai la création de cette tragédie sur la scène de la Comédie-Française.

Sources d’inspiration

Le Théâtre Anglois de Pierre-Antoine de La Place

Ducis ne parlait pas du tout anglais, et ne s’en cachait pas. Il l’indique même comme une évidence, qui procède néanmoins d’une certaine audace, dans son « Avertissement » à Hamlet (1770) : « Je n’entends point l’Anglois, & j’ai osé faire paroître Hamlet sur la Scene Françoise ». Mais qui donc parlait ou lisait l’anglais à cette époque, à part Voltaire et quelques autres intellectuels affranchis5 ?

Pour ses deux premières imitations de Shakespeare, Hamlet (1769) et Roméo & Juliette (1772)6, Ducis s’était inspiré du Théâtre Anglois de Pierre-Antoine de La Place qui avait comme texte source des pièces du corpus shakespearien l’édition établie par Alexander Pope en six volumes, The Works of Shakespear publié à Londres par Jacob Tonson en 1725. La première édition du Théâtre Anglois en deux volumes in‑12 publié en 1745‑1746 ayant rencontré un tel succès, elle fut augmentée jusqu’à huit et même dix volumes dans les éditions ultérieures (1746‑1749), La Place n’hésitant pas à inclure des pièces faussement attribuées à Shakespeare.

Pierre-Antoine de La Place (1707‑1793), lui, parlait anglais, mais sans avoir quitté le royaume de France7. Il était originaire d’une famille huguenote d’Angoulême montée à Paris, persécutée lors des violences religieuses de la « Nuit de la Saint-Barthélemy » puis réfugiée à Calais où il naquit en 17078. Après la Révocation de l’Édit de Nantes par Louis XIV en 1685, pour ne pas subir le sort de son aïeul sauvagement tué le 25 août 1572, son père fut obligé d’abjurer la « religion prétendument réformée », suivant l’expression en vigueur. Non seulement il dut se convertir à la religion catholique, mais il dut aussi éduquer ses enfants selon le rite romain. Comme il n’y avait pas d’institution à Calais, La Place intégra le Collège des Jésuites anglais à Saint Omer où il acquit, de force, une solide culture anglaise en immersion totale.

Si La Place essuya des échecs cuisants en tant que dramaturge9, en revanche, il se distingua durablement par ses traductions d’ouvrages romanesques10 : sa traduction de Tom Jones de Henry Fielding, publiée en 175011, demeura sans rivale pendant un demi-siècle12, la dernière édition datant de 201313. Et surtout, il resta à la postérité par ses volumes sur les principaux auteurs dramatiques anglais que les Français lettrés de son époque n’avaient pas encore eu l’occasion de découvrir. L’attente était grande, même si les principes dramaturgiques anglais ont pu dérouter certains lecteurs.

Sur la page-titre de chaque volume du Théâtre Anglois14, est inscrite en épigraphe une citation en latin, «  non verbum reddere verbo ». Les points de suspension qui précèdent les quelques mots ont leur importance, à l’usage du lecteur érudit qui pourra reconnaître aisément le premier terme de la citation complète. En effet, La Place évoquait ainsi le débat initié par Cicéron15, entre les tenants de la traduction littérale (verbo verbum reddere : rendre un mot par un mot) et ceux qui, comme lui, procédèrent par imitation, selon le principe des « belles infidèles16 ». La Place justifia sa démarche tout en essayant de se prémunir contre d’éventuelles critiques. « Il m’a paru impossible de les traduire littéralement » (La Place 221, note 9), écrit‑il, car il sentait bien que les Français auraient de fortes réticences vis-à-vis d’une forme théâtrale si éloignée des principes du théâtre classique. Dans sa longue introduction au premier volume de 118 pages, il invite ses contemporains à comprendre que les goûts théâtraux des deux peuples sont différents et qu’il ne faut pas rejeter Shakespeare en le traitant de « barbare ivre » selon l’expression de Voltaire, fervent admirateur puis devenu pourfendeur de Shakespeare, mais peut-être s’en inspirer17. Cependant, les lecteurs français n’étaient pas encore prêts à recevoir une telle littérature. Le volume 3, dans lequel figure le Roy Lear, s’ouvre sur une Préface de vingt pages, en réponse aux critiques acerbes qui ont accueilli les deux premiers volumes18. La Place en appelle à son « Lecteur intelligent » (xix), car il considérait, en effet, que ses traductions n’avaient pas vocation à être portées à la scène. Comment le pourraient-elles d’ailleurs, puisque La Place ne propose pas des traductions suivies mais procède plutôt par résumé très succinct de l’intrigue principale ponctuée de commentaires personnels ? Il conclut sa Préface en suggérant que, parmi les vingt-six pièces qu’il a portées à la connaissance des lecteurs français grâce à ses extraits et ses résumés, des « Auteurs Dramatiques y trouveront peut-être le germe de quelque sujet capable de plaire sur la Scene Françoise, étant refondu & manié par une main habile » (xix). C’est exactement ce que Ducis s’est proposé de faire.

Dans le volume 3, la tragédie du Roy Lear est loin d’être traduite puisqu’elle tient sur huit pages (511 à 519), résumé (511‑517) et commentaire (517‑519) compris. Le résumé suit fidèlement la trame de la pièce shakespearienne : « Le Duc d’Albanie remet tous ses Etats au Roy Lear, qui meurt peu de moments après ; & le fidèle Comte de Kent ne survit point à son maître » (La Place 517). Cependant, La Place omet le quatrain conclusif shakespearien qui propose un panégyrique du roi défunt ainsi qu’une perspective pour le royaume réunifié grâce à l’avènement d’un successeur. Selon cette version, la tragédie, centrée sur Lear, se termine par la mort du roi et implique non seulement la fin d’un règne, mais la fin d’une époque. Considérée par La Place comme « un contraste perpétuel, de grandeur & de bassesse, de patétique [sic.] & et de frivolités, de sublime & de ridicule » (517), cette tragédie brosse le portrait d’un personnage éponyme « rassemblant tous les défauts de l’enfance avec ceux de la vieillesse la plus décrépie », mais qui « n’arrive presque jamais sur la scène, sans arracher des larmes au spectateur le moins sensible » (518).

Si ce résumé commenté pouvait satisfaire la curiosité intellectuelle des lecteurs français en ce milieu du xviiie siècle, il ne pouvait plus convenir à partir de la parution des travaux de Pierre Le Tourneur en 1776. Ainsi, bien que restant en bons termes avec La Place, Ducis puisa ses inspirations suivantes dans ces nouvelles traductions.

Shakespeare traduit de l’Anglois, dédié au Roi, Pierre-Prime-Félicien Le Tourneur (Paris, La Veuve Duchesne, 1776‑1783)

La vie de Pierre Le Tourneur est peu documentée. On sait qu’il est né à Valognes, en Normandie, en 1736 et qu’il monta à Paris où il fut nommé censeur royal et secrétaire de la librairie du Comte d’Artois, frère du futur roi Louis XVIII. En revanche, il connut un grand succès avec ses premières traductions de l’anglais, en prose, Les Nuits d’Edward Young, aussi il continua à traduire, en particulier cette somme que représente l’œuvre de Shakespeare. Il meurt à Paris en 1788, après avoir été tout à tour admiré, puis détesté par Voltaire vieillissant.

Sur la page de titre, figure également une citation latine : « Homo sum : Humani nihil à me alienor puto » avec la référence explicite au poète Térence. Ce vers, tiré de la comédie L’homme qui se punit lui‑même, qui signifie « Je suis homme, et rien de ce qui touche un homme ne m’est étranger », a été qualifié comme étant la « devise des Lumières » (Delon 279). « L’Epître dédicatoire au Roi » est signé de trois noms, Le Comte de Catuelan, Le Tourneur et Fontainemalherbe, mais l’ensemble est resté à la postérité sous le seul nom de Le Tourneur, alors qu’il s’était entouré d’un aréopage de lettrés pour réussir à publier cette magistrale traduction en vingt tomes in‑8 en un laps de temps très court, entre 1776 et 1783. Les auteurs s’empressèrent de critiquer vertement leurs prédécesseurs, en évitant de les nommer, sans doute La Place et Voltaire (qui lui a donc rendu la pareille ensuite) :

Jusqu’ici ce Père du Théâtre Anglois, ne s’est montré aux regards d’une Nation rivale & superbe dans son goût, que sous une sorte de travestissement ridicule qui défiguroit ses belles proportions. Nous avons eu le courage de le délivrer de ses faux brillans qu’on avoit substitués à la vraie richesse, & d’arracher ce masque, qui en étouffant l’expression vivante de ses traits, n’offroit de lui qu’une physionomie morte & sans caractère. (Tome 1, p. iv)

Ils procèdent ensuite à l’auto-promotion de leur travail dans « L’Avis sur cette Traduction » (Tome 1, n.p.), en justifiant leurs écarts vis-à-vis du texte source :

C’est une traduction exacte & vraiment fidèle que nous donnons ici ; c’est une copie ressemblante, où l’on retrouvera l’ordonnance, les attitudes, le coloris, les beautés & les défauts du tableau. Pour cette raison même, elle n’est pas et ne doit pas être rigoureusement littérale : ce serait être infidèle à la vérité et trahir la gloire du Poëte. Il y a souvent des métaphores et des expressions qui, rendues mot à mot dans notre langue seraient basses et ridicules, lorsqu’elles sont nobles dans l’original : car en Anglais il est très peu de mots bas. (Tome 1, p. cxl)

Le premier volume se conclut par une « Approbation » signée de Crébillon fils19 qui eut une charge de censeur de 1774 à 1776 : « J’ai lu, par ordre de Monseigneur le Garde des Sceaux, Le Théâtre de Shakespeare ; & je n’ai rien trouvé qui ne dût en faire désirer l’impression. À Paris, ce 20 janvier 1775. Crébillon »

Cette autorisation, beaucoup plus légère que pour le manuscrit de Ducis présenté à la censure quelques années plus tard, ne concerne que l’autorisation d’impression. En effet, cette somme ne prétendait nullement être portée à la scène. La preuve en est par l’abondance de notes explicatives en bas de page et en fin de pièce. Le Tourneur s’adressait, comme La Place, à de futurs lecteurs désireux d’élargir leurs connaissances, à des érudits résidant loin des scènes théâtrales et à des institutions (bibliothèques, collections privées…) comme s’il allait de soi que le théâtre shakespearien ne devait pas trouver sa place sur une scène française en l’état. C’était aussi transposer sur la scène théâtrale les conflits géopolitiques de l’époque, de la Guerre de Sept Ans (1756‑1763) aux jeux d’alliances opposées en terre américaine.

Le volume V, paru en 1779, contient Le Roi Léar suivi de Hamlet. Sur la liste des Personnages, classés selon leur rang, Le Tourneur indique que Léar est « Roi de la Grande-Brétagne, fils de Bladud, auquel il succéda l’an du monde 3105 », le Duc de Bourgogne est omis ; le « Roi de France » a pour nom « Aganippus », « Roi d’une partie de la Gaule où est aujourd’hui la France ». Ces précisions indiquent que Le Tourneur a pris ses sources dans l’ouvrage de l’écrivain gallois Geoffrey of Monmouth, Historia Regum Britanniae (The Histories of the Kings of Britain) écrit vers 1135, repris en partie par Raphael Holinshed dans ses Chronicles of England, Scotland, and Ireland dont la seconde édition de 1587 a servi de texte source à Shakespeare. En archaïsant certains noms de personnages, Le Tourneur veut replacer l’action dans son cadre historique antérieur à l’ère chrétienne, aux environs de 800 avant J.‑C.20.

Le Tourneur (256) attribue la réplique finale de la pièce (quatrain à la rime classique dans l’original) au Duc d’Albanie (la liste des personnages n’indique pas qu’il a été marié à Gonerill, la fille aînée de Léar) :

Il faut céder, malgré nous, à la nécessité de ces temps désastreux. Epanchons les sentimens de notre cœur, sans nous permettre ni murmure, ni réflexions amères (+). Le plus vieux de nous était celui qui a le plus souffert. Nous qui sommes jeunes, nous ne verrons jamais tant de maux, ni tant de jours !
(Ils sortent au son d’une musique funèbre.)
____
(+) Disons ce que nous sentons, & non ce que nous devons dire, c.‑à.‑d. sans accuser les dieux.

Laisser le mot de la fin au gendre de Léar est conforme à l’in‑quarto de 1608, texte qui a dû être joué devant le roi Jacques Ier d’Angleterre lors des Festivités de la Nativité, le 26 décembre 1606 (Schwartz-Gastine 49). Albanie est le seul membre de la famille royale encore vivant, quoique royal par alliance et non par le sang, il a prouvé son attachement au Roi, et donc, il est le personnage le plus approprié pour prononcer l’éloge funèbre du Roi défunt et conclure la tragédie. En revanche, l’in‑folio de 1623 rassemblé par John Heminge et Henri Condell sept ans après la mort de Shakespeare, offre une variation significative car, dans ce volume, c’est Edgar qui termine la pièce par ce même quatrain. Edgar mérite reconnaissance puisqu’il a subi une injure impardonnable de la part de son père, mais lui a montré un attachement indéfectible dans la tourmente, ainsi qu’à son roi. De plus, Edgar est lié à Lear sur un plan spirituel puisqu’il est son filleul, cette précision donnée par Regan, la fille cadette de Lear à l’Acte II, prend alors toute son importance21.

On voit que Le Tourneur s’est cru obligé d’insérer une note en bas de page de cette réplique composée d’un vers en traduction littérale « Disons ce que nous sentons, & non ce que nous devons dire » qui correspond au deuxième vers du quatrain de l’original (« Speak what we feel, not what we ought to say », V. 3, 323), suivi d’une glose explicative « c’est-à-dire sans accuser les dieux » qui n’apparaît nullement dans le texte shakespearien actuel.

Jean-François Ducis avait à sa disposition ces deux textes. S’il cherchait à s’inspirer principalement de la version de Le Tourneur, il n’en a pas moins voulu faire œuvre personnelle en intégrant d’autres sources d’inspiration. Mettant à profit le conseil de La Place, il a « refondu et manié » le « sujet » de la tragédie originelle et a proposé une pièce « capable de plaire sur la Scene Francoise » et a, ainsi, permis la découverte d’un corpus en l’adaptant au goût de ses contemporains.

De quelques remarques sur le texte de Ducis

Les approbations successives

Sous l’Ancien Régime, toute publication quelle qu’elle fût, devait obligatoirement être évaluée par un comité de censure royal. C’était le premier barrage, incertain et aléatoire, que devait franchir l’auteur. On a déjà indiqué que le fils du dramaturge Crébillon avait été le censeur de Le Tourneur, lui‑même ayant une charge de censeur qu’il exerça sur d’autres écrivains. Le censeur de Ducis fut l’implacable Jean-Baptiste-Antoine Suard (1732‑1817). De 1774 à 1790, celui‑ci administra sa charge de censeur royal avec une sévérité impitoyable, débusquant les attaques masquées contre la royauté, refusant les nouveautés par trop éloignées du « bon goût » et de la « bienséance » de son époque22. Ce fut donc un soulagement lorsque la permission de faire représenter et de publier Le Roi Léar fut accordée le 24 octobre 1782. On remarquera que la permission est double, accordée au cours du même examen : « représenter » et « publier », plaçant l’art vivant avant même la version livresque.

Venait ensuite la séance de lecture par l’auteur devant le Comité de Lecture de la Comédie-Française, composé en grande partie de comédiens. Ducis avait dû reprendre son manuscrit de Hamlet à trois reprises en 1769, à cause de l’opposition de Lekain, l’acteur favori de Voltaire, qui s’opposait à ces nouveautés de style et de sujet. Quatre ans après la mort de Voltaire et après l’immense succès de Hamlet et de Roméo et Juliette, le Comité accueillit son Roi Léar favorablement dès la première lecture. Puis, c’était l’épreuve de la scène. Étant donné sa célébrité, Ducis a bénéficié d’un très grand nombre de commentaires, mais pour le plus grand désespoir des historiens de la scène, ces commentaires sont pour la plupart des jugements de valeur péremptoires, très élogieux certes, mais trop généraux, ou des condamnations provenant sans surprise des tenants du style classique, Fréron, l’abbé Geoffroy et les autres ainsi que les émules de Voltaire, comme La Harpe ou Bachaumont. Et enfin, lorsque le livre était publié, le texte était scruté avec une minutie renouvelée qui ne laissait rien au hasard, chaque détail, chaque changement, étant analysé à la loupe, louanges et critiques redoublant d’intensité : « la lecture, la redoutable lecture, […] c’est là où l’auteur paraît tout nu devant son juge », se plaignait Ducis, alors même qu’il était en pleine gloire23.

Une œuvre sous le signe de « l’Imitation »

Dans son « Avertissement » publié avant Hamlet (en 1770), Ducis note déjà la dette qu’il doit à sa source principale :

Tout le monde connoît le mérite du Théâtre Anglois de M. de la Place. C’est d’après cet Ouvrage précieux à la Littérature que j’ai entrepris de rendre une des plus singulières Tragédies de Sakespeare [sic]. On verra ce que j’ai emprunté de ce Poëte si fécond, si pathétique & si terrible.

Il utilise le même procédé dans son « Avertissement » au Roi Léar :

La traduction du Théâtre de Shakespeare par M. le Tourneur, est entre les mains de tout le monde : ainsi chacun peut voir aisément ce que j’ai tiré de cet Auteur célèbre, & ce qui est de mon invention dans cette Tragédie. (v24)

Ducis reconnait la valeur des sources auxquelles il a puisé. Ainsi, en les imitant, il rendait hommage à ses prédécesseurs, ne manquant pas de les complimenter au passage. Il se plaçait donc dans la tradition antique, de Platon à Aristote, de l’imitation des maîtres, « imitatio ». Et, selon cette même tradition qui doit laisser transparaître en filigrane des traits reconnaissables de l’œuvre source, il savait s’en détacher pour faire œuvre personnelle, suivant le concept de « renovatio ». C’est justement ce double jeu qui a fait la gloire de Ducis. Les Français commençaient à pouvoir appréhender l’œuvre de Shakespeare dans sa globalité, mais elle paraissait encore beaucoup trop novatrice pour un public pourtant lassé des formes anciennes et à l’affut de nouveauté. Ducis a servi de passeur : on voyait sa créativité à l’œuvre, dont les ressorts étaient bien ancrés dans son époque.

La règle des trois unités, légèrement bousculée

La tragédie de Ducis est divisée en cinq actes, comme il se doit. Les scènes sont nombreuses puisque, suivant la règle classique, elles sont définies par les entrées et sorties des personnages, si bien que cette tragédie totalise quarante-six scènes25 dont certaines sont composée d’une seule réplique26. Cette structure rend compte du mouvement de l’action scénique, surtout dans la deuxième moitié de la pièce. Il faut mesurer la hardiesse de Ducis qui osa s’éloigner de la sacro-sainte règle des trois unités du théâtre classique. Il n’y avait que lui, grâce à sa réputation et à son aura, qui ait pu se permettre une telle brèche dans les traditions. Pour permettre le bon déroulement du spectacle, Ducis fournit des didascalies élaborées et précises qu’il développa au fil des représentations, selon les annotations manuscrites de diverses mains figurant sur le manuscrit de scène.

Le temps. Les vingt-quatre heures réglementaires sont quelque peu élastiques à l’Acte IV pour permettre un allongement du temps dramatique. « La nuit » de la scène 1 (Ducis 9827) se prolonge en « demi-nuit » à la scène 2 « faire peu à peu une demi-nuit pour imiter le lever de l’aurore » (Ducis 100), puis, à la scène 4, Léar, inconscient gisant sur un lit de roseaux, est placé « vis-à-vis les rayons de l’aurore naissante dans la caverne » (Ducis 102) et lorsqu’il s’éveille, « charmé par les rayons de l’aurore », il s’écrie « O, la douce lumière ! » (Ducis 106).

Le lieu. Les Actes I et II se passent « dans un Château fortifié du Duc de Cornouailles », les Actes III, IV et V ont lieu dans la nature : « le Théâtre représente une forêt hérissée de rochers ; dans le fond, une caverne, auprès de laquelle est un vieux chêne. Il est nuit. Le temps est disposé à un orage épouvantable28 ».

La nature s’avère tour à tour bonne et mauvaise. Faisant écho à la sensibilité rousseauiste, elle charme Léar, offre des roseaux servant à lui faire un lit champêtre et des « végétaux d’où l’art sait exprimer / Quelques sucs bienfaisans » (IV. 5, p. 78). Elle offre un refuge protecteur à plusieurs reprises : Edgar dissimule Helmonde dans la caverne (I. 4), Léar se cache dans le creux d’un chêne antique (IV. 829), et quand il s’évanouit, Léar est retenu dans sa chute par les morceaux de rochers (tombant évanoui sur un débris de rocher, V. 9, 111). Mais la nature peut s’avérer être effrayante, dans l’obscurité ou lors de la tempête. Cette violence de la nature appelle une correspondance dans les tourments de l’âme humaine. À la fin de l’Acte II, Léar (avec joie et d’un air égaré) aspire à la violence de la nature : « Je sens qu’avec plaisir je verrai la tempête » (II. 9, 45) ; il apostrophe les éléments : « Redoublez vos efforts, cieux, tonnerre, tempête, / Versez tous vos torrens, tous vos feux sur ma tête ! » (III. 5, 55‑56). Et à l’Acte III scène 6, Léar, sortant d’entre les arbres, s’écrie : « Une autre dans mon sein va bientôt s’élever » (59). On ne peut que rapprocher cette réplique de l’invocation que Chateaubriand (1768‑1848) mettra plus tard dans la bouche de René : « Levez‑vous orages désirés qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie » (René, François-René de Chateaubriand, 1802). Ainsi, sous la plume de Ducis, la tragédie shakespearienne prend des accents préromantiques.

Nombre de personnages

L’action est très resserrée par rapport à la trame shakespearienne, le xviiie siècle français n’appréciant nullement les digressions ou les intrigues subsidiaires, aussi ses contemporains ont su grand gré à Ducis d’avoir opéré ce recentrement et « corrigé les défauts du plan » de la tragédie de Shakespeare (Arnault 110). Par voie de conséquence, le nombre de personnages est réduit par rapport à l’œuvre shakespearienne, et pourtant relativement élevé pour la scène de l’époque. Ducis a maintenu quinze personnages parlants, parmi ceux‑ci, douze portent un nom, trois n’en n’ont pas.

Quels sont les personnages supprimés ? La fille aînée de Léar, renommée Volnérille, trop perverse pour être dramatisée, n’existe que par références obliques. Le Duc de Gloucester, pourtant sujet loyal du Roi, éliminant de fait le châtiment sanguinaire de l’énucléation (pourtant si prisé des spectateurs jacobéens) en conformité avec la bienséance classique, ainsi que ses deux fils, donc, point d’Edmund, le fils illégitime monstrueux ni d’Edgar transformé en « Pauvre Tom » pour échapper à la vindicte. En revanche, Kent est un composite de Gloucester puisqu’il a deux fils légitimes, Lénox et Edgar, mais tous deux sont honnêtes et solidaires, quoique mésestimés par leur père. Le médecin aurait été d’un statut déplacé, de même que le Fou du Roi, inconvenant suivant la stricte démarcation à la Française entre la tragédie et la comédie. Mais l’élimination du Fou n’est pas uniquement une concession pour se conformer à la bienséance classique à la Française. Par ses échanges avec David Garrick lors de ses séjours à Paris, Ducis s’est aussi inspiré de sa version scénique de Lear dont il interprétait le rôle-titre (cf. Halio). Au King’s Theatre, l’action était ainsi recentrée sur les faits et gestes du Roi (et donc sur le personnage et la prestation de l’acteur), et malgré les diverses modifications que Garrick a apportées au texte au fil de sa carrière, il n’a jamais repris le Fou, personnage éminemment ambivalent, que déjà Nahum Tate avait supprimé dans sa réécriture classique de la tragédie après la Restoration, en 1692. Alors que Tate avait cédé au goût classique français en introduisant une Confidente auprès de Cordelia (qui n’était pas mariée au roi de France), Ducis inventa un personnage, Norclète, qu’il décrit comme un « pauvre vieillard » ou « ermite », et qui vit au milieu de la nature, au fond de la caverne et qui porte secours d’abord à Helmonde (ainsi qu’est renommée Cordelia, la douce et bonne cadette de Léar), puis à Léar, faisant vaillamment face aux soldats de Cornouailles.

Il ne faut pas oublier la nombreuse figuration (cinquante soldats à la première devant la Cour le 16 janvier 1783, soixante-douze soldats à la reprise de juin 1792), autre innovation de Ducis, qui se permettait des déploiements spectaculaires sur la grande scène du nouveau Théâtre Royal situé dans le Faubourg Saint-Germain. Contrairement aux pratiques dramatiques de la première modernité anglaise qui faisait largement appel à l’imagination des spectateurs pour évoquer des scènes spectaculaires représentées sur les espaces restreints des théâtres (voir le Prologue d’Henri V), Ducis s’inspira de la scénographie anglaise de son temps en privilégiant des représentations grandioses que permettaient les vastes dimensions de ce nouveau plateau.

Glissement du politique au domestique

À l’ouverture de la pièce, les partages de territoire ont déjà été effectués, les mariages des deux sœurs, Régane et Volnérille, aussi, ainsi que le rejet de la fille favorite, Helmonde car Régane et Volnérille ont insinué auprès de leur père que leur cadette, promise au roi de Danemark, Ulric, était un danger pour le royaume d’Angleterre avec son armée si puissante (Ducis 10, I. 4). Mais Léar, encore chez Volnérille, se rend compte de son erreur et « laisse pour Helmonde échapper des regrets » (Ducis 2, I. 1). Dans sa perspective, Ducis évacua le politique de la trame dramatique pour se concentrer sur la tragédie domestique de ce père abusé par ses méchantes filles et plein de remords envers sa seule fille valeureuse qu’il a indûment « chassée & maudite » (Ducis 2, I. 1). Il est rejoint dans son malheur par Kent qui se méprend aussi sur ses deux fils (33, II. 4). Tous deux forment le chœur des vieux pères se lamentant sur l’ingratitude des enfants : « On ne voit plus partout que des enfans ingrats » dit Léar, ce à quoi, Norclète renchérit : « Ils n’ont que trop souvent désolés les familles » (60, III. 7). Mais au fil de la pièce, ce sont surtout les remords de pères égarés dans leurs jugements qui dominent : « mes remords, mes enfans » (29, II. 4), et encore « La honte, la douleur, le remords, tout m’égare » (32, II. 4). Et lorsqu’enfin il voit Helmonde, Léar la supplie : « Pardonne à ce Vieillard que le remords déchire » (71, III. 8). Pourtant, Helmonde n’a aucun ressentiment envers son père, bien au contraire, elle est pleine de sollicitude, ce qui touche tant Edgar, si bien qu’il décide de la mettre à l’abri dans la caverne et de répandre de fausses nouvelles de sa mort (15, I. 1 et 4).

Lorsqu’il réalise sa méprise, ce n’est pas la couronne perdue que Léar regrette, mais l’ingratitude de ses filles et son jugement erroné : « Je cherche des enfans, & non pas un Empire » (didascalie : « Lear seul », Ducis 36, III. 5). À la question d’Helmonde qui essaie de lui faire remonter à la mémoire son état antérieur : « Auriez‑vous été Roi ? », Léar, qui ne la reconnait pas encore, répond « Roi ? non ; mais je fus père » (81, IV. 5). Alors, Helmonde va jusqu’à suggérer que c’est l’ingratitude de ses sœurs « qu’il aima trop peut-être » qui lui « ont troublé la raison » (81, IV. 5). Les spectateurs étaient si sensibles à cet aveu poignant de la part de ce Roi si malheureux que, d’après les critiques de l’époque, toute la salle était transportée par des larmes30.

Raison et Sentiment

La représentation de la folie d’un roi sur la scène royale était un pari très risqué de la part de Ducis, ce qu’il exprime dans son « Avertissement » :

[…] j’ai tremblé plus d’une fois, je l’avoue, quand j’ai eu l’idée de faire paroître sur la scène Française un Roi dont la raison, est aliénée. Je n’ignorois pas que la sévérité de nos règles & la délicatesse de nos Spectateurs nous chargent de chaînes que l’audace Anglaise brise & dédaigne, & sous le poids desquelles il nous faut pourtant marcher dans des chemins difficiles avec l’air de l’aisance & de la liberté. (Ducis 8)

Ducis considère que Léar a été victime de ses excès d’humanité. Comme le dit Helmonde dans la très longue scène de reconnaissance de l’Acte IV, son père a perdu la tête car il a trop aimé ses deux filles (« de coupables enfans, qu’il aima trop peut-être », 82, IV. 5) qui l’ont rejeté alors qu’elles avaient reçu son royaume. Léar est « le personnage d’un Roi abandonné, Vieillard vraiment déplorable, tombé dans la misère pour avoir été trop généreux, & dans la démence pour avoir été trop sensible » (9). La « générosité » et la « sensibilité » sont deux sentiments qui n’ont pas trace dans l’original shakespearien, mais qui commencent à faire leur entrée dans le registre des fondements de la personnalité en cette fin du xviiie siècle, et surtout qui s’accordent avec le caractère bienveillant de Ducis. Dès « l’Épître Dédicatoire » dédié à sa mère31, Ducis avoue qu’il doit à sa génitrice « une sensibilité héréditaire que j’ai puisée dans [son] sein » (6). Il fait sienne la maxime de Diderot « Heureux celui qui a reçu une âme sensible et noble » (Le Fils naturel, 1757 sans pagination). Dans cette pièce, pourtant une tragédie, on se laisse aller aux sentiments, à la douceur, à la douleur de l’ingratitude, du remords, et l’on verse beaucoup de larmes. Les temps ne sont plus à la vertu guerrière et au devoir filial des classiques français. Les pleurs ne sont pas tant attribués au grand âge, à la faiblesse ou à la douleur extrême de Léar32, mais sont l’émanation naturelles des personnages vertueux fidèles au Roi et à Helmonde, comme Kent33 ou le Duc d’Albanie qui revient sur scène après avoir saisi Volnérille et Régan en les laissant à la vindicte populaire et, suivant la didascalie, mettant Helmonde dans les bras de Léar, témoigne de la ferveur des soldats et du peuple lorsqu’il rend à Léar sa couronne : « Tous les cœurs sont émus, tous les yeux sont en larmes / Vivez, régnez, mon père » (115, V. 13), ou Volwick, l’Officier du Duc devenu protecteur du Roi qui enjoint Kent de s’enfuir avec Léar pour éviter la violence de Cornouailles et de Régan, malgré la tempête qui se lève au-dehors34.

Celle qui verse le plus de larmes est bien sûr Helmonde. Edgar en rend compte au début de l’Acte III « sur ses malheurs / Helmonde est la première à répandre des pleurs » (48, III. 1). La langue française pose une ambiguïté quant à la personne concernée : il s’agit certes de ses malheurs à elle, mais, avant tout, elle s’émeut des malheurs de son père, rejeté par ses deux filles ingrates. C’est par ses larmes de compassion qu’elle a touché, involontairement, l’âme d’Edgar. Le Duc de Cornouailles comprend que Helmonde représente un grand danger pour eux car il craint que « ses soupirs, ses larmes » n’émeuvent « des sujets toujours prêts à s’armer contre [eux] » (97, V. 1). De séductrices malgré elle, ses larmes deviennent objet d’anxiété, si bien qu’elle se fait arrêter et que Cornouailles et Régan la destinent à une mort certaine. Mais ses larmes sont également salvatrices car c’est bien grâce à elles que Léar recouvre la raison et la reconnaît : « Oui, je sens que tes pleurs, en baignant mon visage, / M’ont rendu ma raison. » (86, IV. 5)

Les larmes sont d’une importance capitale tout au long de cette tragédie. En prenant une valeur polysémique, elles reflètent véritablement la nature sensible de Ducis, conférant à son écriture des inflexions préromantiques.

Le dénouement

L’action de l’Acte V procède d’une succession de retournements improbables qui se suivent avec une rapidité irréaliste jusqu’à l’heureux dénouement35. Helmonde, Léar et Kent sont prisonniers de Cornouailles et de Régan, tandis qu’Edgar est parti guerroyer contre leurs armées et, d’après le bref compte-rendu de Strumor, avance de façon fulgurante (106, scène 7). Avant de se lancer dans la bataille, Cornouailles fait emmener Helmonde par Oswald avec mission de l’éliminer (108, scène 9), Léar très affaibli restant avec Kent entourés de gardes (109, scène 10). Font alors irruption sur scène des gardes entraînant Edgar enchaîné dont les armées ont été défaites (110, scène 11). Il apprend la mort d’Helmonde, se jette dans les bras de son père et, toujours dans les fers, affronte Cornouailles et en appelle à ses soldats pour le secourir et revenir vers le Roi (112). Un premier soldat du Duc passe du côté d’Edgar, suivi immédiatement par « des soldats en assez grand nombre », il s’ensuit une courte confrontation entre les deux factions, celle du Duc étant bien supérieure. À nouveau, Edgar exhorte les soldats du Duc si bien que l’un d’entre eux se rebelle contre son chef, « le désarme, et tourne son épée contre lui, prêt à le percer » et en masse « tous les Soldats du Duc l’abandonnent, ils se rangent dans l’instant du parti d’Edgar, et tombent avec respect aux pieds de Léar : ils baissent devant lui leurs armes, et inclinent leurs drapeaux ». Edgar, toujours dans les fers, ordonne aux soldats d’emmener le Duc (114). C’est alors que le Duc d’Albanie revient, mettant Helmonde dans les bras de Léar (114, sc. 13). Il l’avait arrachée des mains d’Oswald avant de le tuer, laissant Volnérille et Régan subir leur châtiment selon la vindicte populaire, il restaure Léar sur son trône « Vivez, régnez, mon père » (115). Ayant recouvré ses esprits, Léar marie Helmonde et Edgar et leur transmet la couronne :

Approchez-vous, Edgar ; approchez-vous Helmonde.
Recevez, mes enfans, avec le nom d’époux,
Celui de Souverain qui m’est rendu par vous. (115‑116)

Rétabli dans sa dignité, Léar peut conclure la tragédie :

Kent, voilà nos enfans : tu veilleras sur eux
(
en les regardant tous)
Et vous qui m’accordez ces amis généreux,
Avant de m’endormir dans la nuit éternelle,
Dieux, laissez-moi goûter leur tendresse fidèle !
Si ma raison s’éteint, daignez la rallumer ;
Ou laissez-moi du moins un cœur pour les aimer.
(
La toile tombe) (116)

Le dénouement présenté par Ducis n’est pas conforme à la version de Le Tourneur, fidèle à l’original de l’in‑quarto réactualisé par Alexander Pope qui rend compte du goût des spectateurs de son temps pour un texte plus fidèle à l’original shakespearien. Il ne correspond pas plus à la version tronquée du final selon le résumé de La Place, lui aussi conforme au texte shakespearien. Il suit la version que David Garrick porta à la scène à partir de 1773 conservant le dénouement romanesque de la version de Nahum Tate (en date de 1681)36 qui plaisait tant aux spectateurs de la Restauration et qui sera porté à la scène anglaise jusqu’au xixe siècle (Foakes 85). L’heureux dénouement correspond en partie au récit en prose, Leir, narré par Geoffrey of Monmouth, dont s’est inspiré Shakespeare et dont Ducis a eu connaissance puisqu’il a repris les noms et qualités de certains des personnages, comme on l’a déjà indiqué.

Bien évidemment, Ducis ne pouvait pas faire mourir le Roi Léar car cela aurait été contraire à la bienséance classique, les personnages ne mourant pas sur scène mais en coulisse37, et surtout, cela aurait été perçu comme un funeste présage pour cette tragédie inaugurée à la Cour de Louis XVI à Versailles six ans avant la Révolution, et ensuite jouée devant Napoléon, puis Louis XVIII.

La représentation

À chaque nom de personnage est associé celui de l’interprète choisi par Ducis lors de la création en 1783, que ce soit dans le manuscrit38 et dans le livre imprimé la même année par Gueffier, la preuve que ce texte était avant tout écrit pour être joué. Ducis était très proche du théâtre royal, en connaissait les acteurs et avait lui-même choisi son interprète du roi Léar, le grand Brizard (Orléans 1721-Paris 30 janvier 1791) qui excellait dans les tragédies de Voltaire39. Celui‑ci avait déjà interprété Claudius dans Hamlet en 1769 et Montagu dans Roméo et Juliette en 1772, et Œdipe aveugle dans la tragédie de Ducis, Œdipe chez Atmède en 1778. En revanche, en 1784, pour Macbeth, il ne fit que prêter sa voix à Duncan car il avait des pertes de mémoire40. Les répétitions avaient dû être interrompues à plusieurs reprises à cause des problèmes de santé de Brizard (Monaco 127) et l’on pressait Ducis de choisir un autre acteur, Larive, mais Ducis persistait, car il considérait que Brizard avait saisi ses intentions d’interprétation. La réception des spectateurs lui donna raison : ce fut un immense succès, tant à la Cour, le jeudi 16 janvier 1783 (la reine avait pleuré) qu’aux représentations données dans la nouvelle salle de la Comédie-Française située au Faubourg St‑Germain41. Cette salle était beaucoup plus grande que celle de Richelieu, permettant une assemblée de plus de mille spectateurs qui, pour la première fois, assistaient à la représentation en étant assis. La scène, aux dimensions spacieuses, permettait des séquences spectaculaires à la nombreuse figuration qui ont fasciné le public et qui s’inscrivaient dans le déroulement de l’action dramatique, surtout au dernier acte : les soldats d’Edgar, la capture d’Helmonde par les hommes d’Oswald, Cornouailles entrant sur scène le poignard ensanglanté annonçant la fausse mort d’Helmonde, Cornouailles se précipitant sur Léar, le final. Les éléments de décors permettaient des séquences de jeu : Léar sortant d’entre les arbres, se glissant hors du tronc du vieux chêne (III. 6). Alors que les acteurs classiques jouaient dans la statique, Ducis lui, prit le parti de l’activité scénique, du mouvement, du spectaculaire (Monaco 134). Représenter une véritable tempête sur scène était un défi supplémentaire. Des frais extraordinaires substantiels avaient été engagés pour se fournir en « poudre et esprit de vin » (Monaco 133‑134 et Golder), cependant, ce défi en valait la peine tant il fut apprécié des spectateurs et même des critiques.

Après sa création à la Cour, la pièce fut jouée dix-huit fois, entre le 20 janvier et le 23 mars 1783, nombre impressionnant étant donné la grandeur de la salle et le nombre de spectateurs potentiels, et rapporta les plus grandes recettes jamais obtenues par Ducis, pourtant si célèbre (Golder 144‑145). Ce fut un immense succès pour Brizard, qui émut les spectateurs par sa majesté dans le malheur : « pour comble de bonheur, Ducis fut joué par Brizard : il semblait que l’âme du poète eut passé par l’acteur » (Arnault 110). Sa longue silhouette, son port altier, sa chevelure prématurément blanchie lui tombant sur les épaules, sa voix profonde ont ému les spectateurs aux larmes. Les critiques ne nous aident pas car ils ne décrivent pas la représentation, mais en rendent une impression subjective. Néanmoins, ce sont les mêmes adjectifs qui reviennent sous leur plume pour louer le jeu de l’interprète : « noble », « imposant », « vénérable », « auguste » (Golder 154)…

Les costumes de la représentation initiale à la Cour avaient été prêtés par Les Menus Plaisirs royaux42. Pourtant, plutôt que d’être revêtu d’un riche habit comme il aurait dû le faire, Brizard avait passé une cape « en toile gris et pourpre », une matière qui indiquait sa déchéance, mais dont la couleur rouge évoquait son rang passé. Sur le portrait de Madame Guiard, la cape est entr’ouverte, laissant apparaître son ancien vêtement royal, combinant « lambeaux » avec « richesse ». Les autres personnages, tous de rang royal (sauf Norclète, dont la toile est encore plus grossière que celle de Léar), portent des soieries de différentes couleurs : bleu, lilas, vert, brun, prune… contribuant à composer des tableaux colorés agréables à l’œil. Et parmi les effets spéciaux qui clôturent la pièce, l’entrée triomphale de Cornouailles suivi de son armée renforcée par le déploiement de « drapeaux pour quelques officiers » et de « drapeaux [pris sur l’ennemi] pour d’autres officiers, suggère un final spectaculaire et plein de couleurs (V. 11).

Brizard a repris la pièce au cours des deux saisons suivantes, en 1784 et 1785, mais à chaque fois pour quatre représentations seulement, étalée de janvier à juillet 1784 et d’août à novembre 1785. Brizard prit sa retraite le 1er avril 1786 quatre jours après avoir joué Léar pour la 27e fois (Golder 154). À la reprise, en 1792, (sept fois entre juin et juillet), Monvel, qui avait repris le rôle de Léar, recueillit un triomphe qui réussit à faire « oublier Brizard, si l’on pouvait l’oublier43 », dont témoignent « les nombreux applaudissements […] et plus encore les larmes qui coulaient en abondance44 », et l’hommage qui lui fut rendu (on lui lança une couronne). Edgar était interprété par François-Joseph Talma45 qui avait infléchi une mise en scène encore plus spectaculaire (il y avait jusqu’à 72 soldats figurants sur le plateau) et favorisé une approche nouvelle des costumes. Talma n’a pas interprété le rôle à la reprise de 1800. Entre temps, il était devenu l’acteur favori de Napoléon et triomphait dans des premiers rôles du répertoire classique selon le goût de l’empereur, ainsi que dans ses succès personnels, les personnages éponymes des pièces de Ducis d’inspiration shakespearienne, Hamlet ou Macbeth.

Conclusion

Le Roi Léar reposait principalement sur l’interprétation du héros éponyme : il fallait un acteur âgé mais encore assez vigoureux, à la mesure des exigences de Ducis et de la sensibilité naissante de la réception par le public. En 1826, il fut question de remonter la pièce. Ducis était mort depuis onze ans, Talma triomphait toujours dans toute la France. Il aurait pu alors interpréter le rôle-titre, mais ses forces déclinèrent brusquement et il mourut dans l’année, avant que le projet ne prenne forme. Après cette date, il ne fut plus jamais question de remonter cette tragédie à Paris.

Et pourtant, il ne faut surtout pas oublier Jean-François Ducis dans la transmission du théâtre shakespearien. Grâce à son aura, sa gloire sur la scène française et la prédominance de la culture française en Europe, ses pièces furent représentées dans toutes les Cours européennes, et bien au-delà (en Turquie, en Argentine, au Brésil…) jusque vers le milieu du xixe siècle, en français ou bien en traduction, Hamlet, bien sûr, mais aussi le Roi Léar, qui fut monté en Pologne jusqu’en 183046.

Ducis fut un passeur de l’œuvre shakespearienne parce qu’il l’a adaptée au goût de la seconde moitié du xviiie siècle. Il en a évacué les passages ou répliques inacceptables pour la scène de son temps et introduit des modifications que son époque considérait comme des traits de génie. Il a régénéré le carcan du classicisme tout en gardant assez de caractéristiques pour être acceptable et a apporté des innovations empreintes de l’esprit préromantique saluées pour leur empathie avec les courants de la modernité. Et de plus, il a renouvelé la pratique scénique par une vitalité qui plaisait aux nouvelles strates de spectateurs. Il ne faut pas oublier l’importance primordiale des sources qu’il a utilisées, allant des résumés incomplets de La Place aux traductions en prose de Le Tourneur. Bien sûr, tout ceci fait partie d’un passé bien révolu, mais qu’il ne faut surtout pas négliger ni minimiser, car Ducis a ouvert la voie à une curiosité initiale envers le corpus shakespearien, qui n’a fait que croître avec le temps. De poète adulé de son temps, Ducis est maintenant passé dans la pénombre littéraire et dramatique, surpassé par l’original, mais il ne doit pas pour autant tomber dans l’oubli.

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Notes

1 Voir John Golder, Shakespeare for the Age of Reason: The Earliest Stage Adaptations of J.‑F. Ducis, 1769–1792, Oxford, The Voltaire Foundation, 1992. Retour au texte

2 Voltaire (1694-1778) fut embastillé puis exilé en Angleterre (mai 1726-février 1729) après sa querelle avec le marquis de Rohan. Retour au texte

3 Lettre XVIII, Londres, 1733, puis Lettres Philosophies, par M. de V***, Amsterdam, 1734, « Dix-huitième lettre sur la tragédie ». Retour au texte

4 Lors de son dernier séjour hors de Grande-Bretagne, Garrick est passé par Paris à l’aller, et au retour, très attendu, il y resta six mois. Pourtant, Garrick n’est pas monté sur une scène royale lors de ses séjours, il s’est uniquement produit dans des salons privés. Voir A. C. Kors, D’Holbach’s Coterie, an Enlightenment in Paris, Princeton, 1977. Retour au texte

5 Comme le Chevalier de Chastellux, voir A. C. Kors. Retour au texte

6 Dans le volume 3 du Théâtre Anglois, Romeo & Juliette occupe quatre pages et demie, p. 534‑539. Retour au texte

7 Certains de ses contemporains mal intentionnés l’accusaient même d’avoir oublié le français : le dramaturge Charles Collé (1709‑1783) ou Jean-François de La Harpe (1739‑1803), dramaturge et journaliste dans la mouvance de Voltaire, qui a souvent dirigé sa plume acerbe contre son œuvre et a publié une notice nécrologique « limitée et malveillante » à sa mort dans le Mercure (de France) le 20 juillet 1793 ». Jean Sgard, Dictionnaire des Journalistes (Voltaire Foundation, LIRE UMR 5611). Retour au texte

8 Voir Pierre de La Place, Claude Ribeyrol, <https://www.guyenne.fr> (consulté le 11 mars 2023). Retour au texte

9 La Venise sauvée, inspirée de Thomas Otway (Comédie-Française, 1746) (Venice Preserv’d, or a Plot Discover’d), tragédie de la Restauration créée en 1682 (et jouée avec grand succès jusque dans les années 1830) (Cobb 120‑121). Adèle, imitée de Zaïre de Voltaire jouée en 1757 seulement sur ordre de Richelieu en souvenir d’un service rendu jadis par son père. Il y eut quatorze représentations, donc un succès, malgré l’opinion critique de Collé et de Grimm et ensuite, l’indisposition (réelle ou feinte) de Mlle Clairon (Cobb 122‑123). Retour au texte

10 Par exemple Aphra Behn (1640‑1689), Oronoko, l’esclave royal, imité de l’anglais par Pierre-Antoine de La Place, édition établie et préfacée par Bernard Duicq, postface de Françoise Vergès, Paris, Éd. La Bibliothèque, 2008. Retour au texte

11 « Cette première édition, soi‑disant publiée à Londres, en réalité imprimée à Paris, valut une amende à son imprimeur, Jacques Rollin » (Cobb 110, note 1). Retour au texte

12 « Quand, en 1847, dans la collection des Mille et un romans, on publia Tom Jones, ce fut la version de La Place que l’on choisit [et non celle de Davaux ou de Chéron] » (Cobb 110‑111). Retour au texte

13 Henry Fielding (1707‑1754), Histoire de Tom Jones ou l’enfant trouvé, adaptation de Pierre-Antoine de La Place édité par Édouard Langille, Paris, Classique Garnier, 2013. Retour au texte

14 Édition augmentée jusqu’à dix volumes. Le lieu d’édition d’origine, Londres, a été authentifié depuis comme étant Paris. La gravure qui illustre la page-titre de chaque volume est légendée sur le troisième volume : F.[rançois] Boucher, del., Beaumont, Sculp. « del. » : abréviation de « deliveavit » qui suit le nom de l’auteur d’un dessin reproduit en gravure ou en lithographie. Retour au texte

15 Cicéron, Libellus de optimo genere oratorum, 46 avant J.‑C. Retour au texte

16 Suivant l’expression de Gilles Ménage (1613‑1691) grammairien, pédant, salonnier. Moqué par Molière dans les Femmes Savantes en Vadius. Il a utilisé cette expression pour critiquer les traductions de Nicolas Perrot : « elles me rappellent une femme que j’ai beaucoup aimée à Tours, et qui était belle mais infidèle ». Et reprise par Georges Mounin (né Louis Leboucher, 1910‑1993, linguiste, Aix-Marseille), Les Belles infidèles. Essai sur la traduction (Cahiers du Sud, 1955, Presses universitaires de Lille, 1994). Retour au texte

17 D’après Christian Biet (30), « La Place se donne pour mission de rendre compte de la tragédie anglaise pour son public propre » ; il poursuit : « traduire le théâtre anglais, c’est donc transcrire, informer, et nécessairement adapter, sous peine de n’être pas compris du lecteur ». Retour au texte

18 De la part de l’acteur italien Antoine Riccoboni ainsi que de l’abbé Desfontaines (Pierre-François Guyot-Desfontaines, Rouen 1685-Paris 1745) et Fréron dans son Jugemens sur quelques ouvrages nouveaux, tome neuvième, Avignon [Jean Sgard replace le lieu à Paris], Pierre Girou, 1745, p. 3‑46. Retour au texte

19 Claude Prosper Jolyot de Crébillon (1707‑1777), dit Crébillon fils, contemporain de La Place, salonnier et goguettier, fils de Claude Jolyot de Crébillon, dramaturge classique très connu. Retour au texte

20 Voir Isabelle Schwartz-Gastine, King Lear, Neuilly s/Seine, Atlande, 2008. Retour au texte

21 Regan. What, did my father’s godson seek your life? / He whom my father named, your Edgar? (King Lear, II. 1, 91‑92, Foakes). Retour au texte

22 Il lui arrivait néanmoins de laisser passer certaines nouveautés, pour le plus grand plaisir des spectateurs et lecteurs de son époque jusqu’à la nôtre, comme Le Mariage de Figaro de Beaumarchais en 1778. Jean-Baptiste Antoine Suard fut élu à l’Académie-Française en 1772, mais l’élection fut annulée, cependant, il est réélu en 1774. Il fut censeur des théâtres royaux jusqu’en 1790. Arrêté pendant la Terreur, il réussit à s’enfuir en Suisse avec sa femme. De retour en France après le 18 Brumaire 1803, il fut nommé secrétaire perpétuel de l’Académie-Française. Sa femme, Amélie Panckoucke, tenait un salon littéraire très prisé. Retour au texte

23 Lettre au Comte Amédée de Rochefort (30 janvier 1794) (Golder 331). Retour au texte

24 Jean-François Ducis, Le Roi Léar, par M. Ducis, de l’Académie Française ; Secrétaire ordinaire de Monsieur. Représentée à Versailles devant Leurs Majestés, le Jeudi 16 janvier 1783 ; & à Paris, le Lundi 20 du même mois, par les Comédiens Français, Paris, P. Fr. Gueffier, 1783. Retour au texte

25 Acte I : 7 scènes, Acte II : 9 scènes, Acte III : 8 scènes, Acte IV : 10 scènes, Acte V : 12 scènes. Retour au texte

26 Comme la scène 6 de l’Acte V comprenant une réplique du Duc de Cornouailles, ou la scène 8 de l’Acte IV contenant un quatrain de Helmonde. Retour au texte

27 Manuscrit original de 1783, p. 98. Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française. Retour au texte

28 Certains contemporains ont pu y voir une description de la forêt de Fontainebleau (Monaco 134). Retour au texte

29 Helmonde. Je respire, cher Kent : le creux d’un chêne antique, / Où d’un obscur détour conduit la route oblique, /Vient de cacher mon père ; & c’est là, dans la nuit, / Qu’il pourra se soustraire à l’œil qui le poursuit. (Ducis 90). Retour au texte

30 À la reprise de la pièce en 1792, Monvel, qui avait repris le rôle après le succès éblouissant de Brizard, a reçu un accueil très enthousiaste : « Les nombreux applaudissements qu’il a reçus et plus encore les larmes qui coulaient en abondance ont témoigné l’impression profonde qu’il a faite sur tous les spectateurs », Chronique de Paris, 14 juin 1792 (Golder 155). Retour au texte

31 Il a emmené sa mère à la première représentation à la Cour. Retour au texte

32 Edgar, prenant la tête des conjurés avec son frère Lenox : « Nous replaçons au Trône un Prince infortuné, / Qu’à des pleurs dès longtemps sa fille a condamné » (48, III. 1). Dans ce même monologue explicatif, Edgar ajoute plus loin « en ce moment Léar verse des larmes » (49, III. 1). Retour au texte

33 Constatant qu’Oswald a les ordres d’emmener Helmonde seule, le fidèle Kent échange avec elle avec des larmes qu’il s’efforce de retenir pour ne pas alarmer Léar (108, V. 9). Retour au texte

34 Lorsque Cornouailles et ses troupes veulent se lancer contre le Roi, Volwick s’écrie : « Ah ! mes larmes, Seigneur, se font assez entendre ! » (45, II. 9) Retour au texte

35 Le texte de la pièce imprimée chez Gueffier présente quelques coquilles dans le comptage des treize scènes de l’Acte V : les chiffres romains ont été intervertis pour la scène 11, indiquée ainsi « IX » page 110, le chiffre XII n’apparaît pas et l’on passe directement au chiffre XIII page 114. Retour au texte

36 David Garrick s’est éloigné progressivement de la réécriture de Nahum Tate composée à la Restauration en 1681 pour intégrer de plus en plus d’éléments de l’original shakespearien, sous l’influence des recherches littéraires et dramatique du xviiie siècle. Retour au texte

37 Lorsque Roxane dit à Bajazet « Sortez », le public sait que le personnage éponyme est voué à la mort. Racine 1672. Retour au texte

38 Le manuscrit de la Folger Library est le plus ancien, ca. 1780, de la main de Ducis, celui de la Comédie-Française (Ms 234) d’un copiste professionnel avec des annotations de Ducis et de Delaporte, le Secrétaire de la Comédie-Française (Golder). Retour au texte

39 Brizard, secondé par Melle Clairon, avait couronné Voltaire en 1778, juste avant sa mort. Retour au texte

40 Voir Lettre de Brizard, Dossier Comédie-Française. Il ne voulait plus avoir de nouveaux rôles jusqu’à sa retraite. Retour au texte

41 L’actuel Odéon-Théâtre de l’Europe. Ducis avait invité ses deux filles dans sa loge à la première. Retour au texte

42 Archives Nationales O 3236, Registre des prêts d’habits de théâtre à l’Opéra, voir Monaco 134. Retour au texte

43 Spectacles de Paris, 42 (1793), p. 246, cité dans Golder 155. Retour au texte

44 Chronique de Paris, 14 juin 1792, p. 662 cité dans Golder 155. Retour au texte

45 Helmonde était interprétée par Melle Desgarcins qui venait de triompher à ses côtés dans Le Cid. Retour au texte

46 Jean Bourilly, « Shakespeare et le romantisme polonais », Revue d’Histoire du Théâtre, no 64, 1964, p. 368, cité par John Golder 334, note 32. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Isabelle Schwartz-Gastine, « Première version de King Lear à la française : Le roi Léar de Jean‑François Ducis (1783) », Représentations dans le monde anglophone [En ligne], 27 | 2023, mis en ligne le 18 décembre 2023, consulté le 17 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/representations/index.php?id=99

Auteur

Isabelle Schwartz-Gastine

Isabelle Schwartz-Gastine est maître de conférences habilitée émérite de l’Université de Caen-Normandie, spécialiste du théâtre de la Renaissance anglaise. Membre de l’UMR 7172 THALIM (CNRS, Paris), elle mène ses recherches principales sur l’analyse du corpus shakespearien et de ses contemporains, porté à la scène, dans une perspective historique et contemporaine. Elle est membre active de plusieurs sociétés savantes (International Shakespeare Association, European Shakespeare Research Association, Société française Shakespeare).
Elle a publié plusieurs monographies (A Midsummer Night’s Dream, 2002 ; King Lear, 2008), a dirigé (Richard II, 2004) ou co‑dirigé un certain nombre de volumes, écrit environ quatre-vingts articles d’érudition dans des livres et revues internationales (Oxford Companion to Shakespeare, The Cambridge Guide to the Worlds of Shakespeare…) et nationales (CNRS Éditions, Revue d’Histoire du Théâtre…).
isabelle.schwartz-gastine@unicaen.fr

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