Entretien de Marielle Payaud, Rédactrice en chef de la Revue internationale des Francophonies, avec Catherine Cano, Administratrice de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF)

DOI : 10.35562/rif.1120

Texte

Cela fait maintenant 50 ans que la francophonie s’institutionnalise, et on peut mesurer, depuis le début des années 1970, le chemin parcouru, Sommet après Sommet : le nombre de pays, universités, organismes, collectivités membres ou observateurs à l’OIF ou au sein des autres opérateurs n’a jamais été aussi important. La Francophonie intervient dans des domaines stratégiques et tend à devenir un des forums de délibération internationale les plus dynamiques.

Il nous paraît intéressant de dresser le bilan, au regard des propres actions de votre institution, et ce à travers quelques questions.

1 – Quel bilan pensez-vous pouvoir tirer des 50 ans de la Francophonie institutionnelle ?

La Francophonie institutionnelle est née de la volonté de quelques personnalités issues des Indépendances, les Présidents Senghor, Bourguiba, Dior et le Roi Sihanouk du Cambodge, de se rassembler autour de cet héritage qu’ils avaient en commun : la langue française. Avec une quinzaine d’autres dirigeants des cinq continents, en 1970, à Niamey, ils ont inscrit leurs pays dans ce mouvement de solidarité internationale qu’est la Francophonie.

Le pari était risqué de faire converger les intérêts de ces États et gouvernements si divers. Cinquante ans après, on peut dire que le pari est largement gagné : des liens solides se sont tissés entre les peuples francophones autour de valeurs partagées. La langue française, ce ciment de notre Organisation, est devenue le ferment d’actions multiples dans des domaines de plus en plus élargis : de l’éducation à la culture, en passant par la politique, l’économie, le développement durable…

Aujourd’hui, dans les instances de la Francophonie, ce sont 88 États et gouvernements qui dialoguent sur un pied d’égalité au-delà des frontières géographiques et des intérêts géopolitiques ; c’est aussi une multitude de réseaux francophones de la société civile qui travaillent ensemble aux quatre coins du monde.

Les acquis du projet francophone sont inestimables, mais il convient de les redéfinir pour inscrire résolument la Francophonie institutionnelle dans l’avenir, et lui permettre d’affronter avec succès les cinquante prochaines années. C’est cette mission que s’est donnée Mme Louise Mushikiwabo, Secrétaire générale de la Francophonie et qu’elle a commencé à remplir depuis le début de son mandat en janvier 2019. En tant qu’Administratrice de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) depuis mai 2019, je la seconde dans cette mission.

2 – Quelle est la place de l’OIF au sein de la Francophonie institutionnelle ?

La Francophonie institutionnelle est une construction complexe. La Charte adoptée en 2005 par la Conférence ministérielle d’Antananarivo en définit les différents niveaux. En tant que Secrétaire générale de la Francophonie élue par les Chefs d’État et de gouvernement réunis en Sommet, Louise Mushikiwabo dirige l’organisation intergouvernementale qu’est l’OIF. Nommée par elle, je suis chargée d’après la Charte de proposer, d’exécuter, et d’animer les programmes de coopération, ainsi que d’assurer la gestion des affaires administratives et financières.

La Secrétaire générale préside en même temps le Conseil de coopération qui réunit l’Assemblée parlementaire de la Francophonie (APF), dont le rôle est consultatif, et les opérateurs directs et reconnus du Sommet que sont l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF), TV5MONDE, l’Université Senghor à Alexandrie et l’Association internationale des maires francophones (AIMF). La Charte indique aussi que la Secrétaire générale est représentée aux Instances des opérateurs.

On peut dire que l’OIF, dont je suis fière d’être l’Administratrice, est au centre d’un vaste dispositif de coopération multilatérale aux équilibres fragiles, mais dont la complexité fait la richesse : quelle autre institution à l’exception de l’ONU (et encore), peut-elle se targuer de rassembler des États, des gouvernements, des parlementaires, des élus locaux, des universités, un média international, des organisations de la société civile ?

3 – Quels ont été ses rôles au fil des décennies ?

L’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT) créée par la Convention de Niamey du 20 mars 1970, devenue par la suite l’Agence intergouvernementale de la Francophonie, était un opérateur dédié à ce l’on appelle souvent la « coopération au développement ». Elle agissait principalement dans les domaines de l'éducation et de la formation, des sciences et techniques, de la culture et de la communication, du droit, de l'environnement et de l'énergie, et même de l'agriculture.

Au fil des années, son rôle est devenu plus politique, surtout à partir du Sommet de Paris en 1986, et de celui d’Hanoï en 1997 qui a élu le premier Secrétaire général en la personne de Boutros Boutros-Ghali, ancien Secrétaire général de l’ONU. L’OIF a commencé à aborder des questions de gouvernance et de droits de la personne, et a elle a contribué à faire progresser la paix et la démocratie au sein de l'espace francophone grâce à ce que le Président Abdou Diouf, le deuxième Secrétaire général, aimait à appeler « sa magistrature d’influence ». Louise Mushikiwabo partage pleinement l’idée que l’OIF doit continuer à agir à ces deux niveaux, politique et de la coopération, mais elle prône un resserrement de nos domaines d’intervention.

Dès ma prise de fonctions, en mai 2019, je l’ai épaulée afin de poser les jalons de la transformation de l’OIF dans l’objectif de la rendre plus performante, plus utile, mieux à même de répondre aux besoins des populations, par des actions plus ciblées et à plus fort impact, recentrées sur quelques grandes priorités. La première priorité est de remettre au cœur de nos missions la langue française, pour en promouvoir la transmission par une éducation de qualité, et pour la repositionner dans les domaines d’avenir comme celui du numérique qui sera au centre du prochain Sommet. La seconde priorité est de renforcer la communauté politique en dégageant des positions communes et en faisant entendre une voix forte sur la scène internationale. Nous devons également continuer à développer les solidarités, en premier lieu face aux crises et aux conflits qui peuvent survenir dans notre espace et rester mobilisés sur ce sujet, au service de la paix et de la démocratie.

4 – La Francophonie peut s’inspirer de modèles ou d’expériences fructueuses dans d’autres espaces linguistiques ou régionaux. Y a-t-il une initiative que vous souhaiteriez particulièrement « importer » en Francophonie, ou une innovation que vous estimez indispensable ?

L’OIF entretient d’excellentes relations avec d’autres organisations géolinguistiques que sont, par exemple, le Commonwealth, ou la Communauté des pays de langue portugaise (CPLP). Je pense que chacun de ces espaces a une histoire, des ressources et des modes de fonctionnement propres difficilement transposables. Je crois en revanche en la force de ces organisations qui, comme l’OIF, réunissent, grâce au lien indéfectible que crée une langue partagée, des États et gouvernements aux réalités économiques, sociales et politiques très diverses. Cette diversité est un atout pour favoriser la solidarité, l’établissement de dialogues fructueux, de convergences voire d’alliances inédites. Leur positionnement permet de créer des passerelles économiques et stratégiques à différents niveaux. C’est un potentiel que l’OIF peut et doit encore mieux exploiter.

5 – Le monde, ces dernières années, connaît de profonds bouleversements. Des enjeux (la paix, les révolutions technologiques, le réchauffement climatique, le développement des inégalités) constituent des défis considérables. Une « communauté linguistique » a-t-elle, face à ces défis, une utilité ? Quels peuvent être les rôles de l’OIF face à ces enjeux ?

Ce qui distingue l’OIF de beaucoup d’autres organisations multilatérales, c’est sa diversité. Certains de ses États et gouvernements membres sont reconnus comme de grandes puissances du monde ; d’autres figurent parmi les pays les moins avancés de la planète. Ils évoluent dans pratiquement tous les regroupements économiques régionaux et, même s’ils sont unis par la langue française, ils appartiennent aussi à d’autres groupes linguistiques, géographiques, culturels. De cette diversité, de cette connaissance de différents terrains, de différents cercles d’influence, la Francophonie tire sa capacité à éviter les clivages, son agilité dans l’action, sa capacité à contribuer à l’élaboration de compromis ou de consensus dans les enceintes internationales. C’est pour cela que notre Organisation doit faire entendre une voix plus forte sur la scène internationale autour des grands enjeux dont dépend l’avenir de nos sociétés qu’il s’agisse de l’environnement, de la régulation du numérique, de l’égalité entre les femmes et les hommes, ou encore des questions d’état civil.

Citer cet article

Référence électronique

Catherine Cano, « Entretien de Marielle Payaud, Rédactrice en chef de la Revue internationale des Francophonies, avec Catherine Cano, Administratrice de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) », Revue internationale des francophonies [En ligne], 7 | 2020, mis en ligne le 10 juin 2020, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/rif/index.php?id=1120

Auteur

Catherine Cano

Avant de prendre son poste en tant qu’Administratrice de l’OIF, Catherine Cano était Présidente et Directrice générale de CPAC (Chaîne d’affaires publiques par câble). CPAC est l’unique réseau de télévision et média numérique national bilingue, sans publicité et à but non lucratif au Canada. Catherine transforme alors cette chaîne en chef de file canadien en matière de littératie démocratique. Depuis plus de 20 ans, Catherine a occupé divers postes de haute direction dans le secteur de la radiodiffusion – sur toutes les plateformes – au Canada, aux États-Unis et à l’échelle internationale. Elle a cumulé les postes de direction à CBC/SRC, dont ceux de rédactrice en chef au service des nouvelles de la SRC et directrice du RDI – une chaîne d'information en continu – et de directrice du développement de la programmation à CBC News. Catherine a également été directrice adjointe du service des nouvelles d’Al Jazeera English à Doha. Dans le cadre de ces plus récentes fonctions à CBC/SRC, elle a été Directrice, Émissions d’information à la télévision, à la radio, sur les plateformes numériques, et à ce titre, elle était responsable de la collecte d’informations et de toutes les émissions de nouvelles à la Société Radio-Canada. Catherine a aussi acquis de l’expérience à titre de cadre supérieur dans le secteur privé, où elle a œuvré comme associée directrice du bureau de Toronto du cabinet de relations publiques NATIONAL. Les réalisations de Catherine lui ont valu de nombreuses récompenses, dont deux prix Gémeaux et le Prix Michener, l'un des honneurs les plus prestigieux du milieu journalistique canadien. En novembre 2017, elle a été désignée l’une des 100 femmes les plus influentes au Canada par Le réseau des femmes exécutives (RFE) – un honneur qu’on lui avait aussi accordé en 2012. L’année dernière également, elle a reçu le très convoité prix de l’Innovatrice de l’année de l’association FCT (Les femmes en communications et technologie). En mai 2018, Catherine s’est vu décerner le Prix Meritas-Tabaret pour diplômée exemplaire de l'Université d'Ottawa, le plus grand honneur conféré par son alma mater. Ardente défenseure de la « culture de l’information », de la compétence médiatique, ainsi que de la nécessité de faire preuve d'innovation et de créativité pour mieux capter l’attention de son public, Catherine est souvent invitée à prendre part à d’importants débats d’experts à la fois comme participante et modératrice. Elle rédige aussi des articles pour le magazine Policy.

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