Parmi les notions popularisées en France par la classe politique et affinées par les auteurs en sciences sociales, la laïcité n’apparaît pas a priori comme la plus aisée à exporter. Elle exerce cependant une certaine influence, notamment dans une partie de l’Afrique et à travers la Francophonie mais sous des formes spécifiques à ce continent. Elle est passée, dans notre pays, par plusieurs étapes qui en expliquent les contours1. Parmi les origines lointaines, les racines gallicanes sont trop empreintes de préoccupations liées à la défense de la souveraineté monarchique pour avoir laissé une trace importante de nos jours, sauf à les utiliser pour réclamer l’éviction de certains pays étrangers dans la gestion des mosquées. Par la suite, le XIXe siècle se voue à la défense de la liberté de pensée et à la construction d’un système de valeurs dans lesquelles la nation est invitée à se reconnaître, sans influence confessionnelle imposée de l’extérieur.
À la jointure des XIXe et XXe siècles, les tenants de la laïcité se concentrent sur la mise en œuvre de la séparation des Églises et de l’État. La difficulté de rompre avec des liens séculaires fait prendre à ce processus une dimension très anticléricale lors du vote de la loi de 1905 qui consacre la dénonciation du Concordat conclu un siècle plus tôt avec la papauté. Le judaïsme et le protestantisme sont les victimes collatérales et inégalement consentantes de ce conflit dramatisé et qui se déroule, en partie, à front renversé puisque la dénonciation du traité de 1802 entre Bonaparte et Pie VII comble le vieux désir de la papauté de contrôler l’Église de France. Les conditions de déroulement du grand débat qui accompagne, il y a quelques années, la commémoration du centenaire de ce texte législatif important, témoignent de ce que le principe de la séparation du religieux et du politique constitue désormais un des éléments du consensus national. L’idéal laïc conduit à se regrouper autour d’un certain nombre de normes qui permettent à beaucoup de se constituer un système de valeurs cohérent, placées sous le signe du civisme et de la solidarité. En toute hypothèse et quel que soit le degré d’adhésion à ces valeurs, elles constituent un puissant renfort dans tous les combats pour la liberté d’opinion et d’expression des opinions. Il est vrai que l’on constate aussi une appropriation identitaire de la laïcité2.
La laïcité prend des formes trop diverses en France pour que l’on puisse s’étonner qu’en dehors de nos frontières, elle se soit adaptée à d’autres spécificités nationales. Sur le continent africain, et d’abord dans sa partie subsaharienne, le rapport pluriséculaire à la religion est fort différent de celui qu’a connu l’Europe latine avec, pour cette dernière et sur plus d’un millénaire, la présence d’un catholicisme très cohérent, soumis à une autorité extérieure, celle de la papauté et imposant une stratégie très centralisée de contrôle des esprits. En Afrique, des cultes ancestraux, très différents d’une ethnie à l’autre, répondant cependant à un certain nombre de principes communs, ont montré leur résilience et bénéficient d’une forte adhésion de toutes les populations3. Ils coexistent avec un islam et un christianisme venus de l’extérieur et qui présentent des particularismes adaptés à ce continent. Pour n’évoquer qu’un aspect, les deux religions du livre y prennent une forme plus tolérante avec une acceptation plus aisée des opinions dissidentes. Il nous semble qu’il y a là un acquis à préserver, en refusant que s’installe un intégrisme venu d’ailleurs, ni qu’il influence quelque communauté confessionnelle de ce soit (Chrétien, 1993).
L’appel à contributions qui a permis ce numéro sur « La laïcité dans l’espace francophone » évoque les avatars de cette notion dans notre pays et rappellent les critiques de théoriciens d’outre-Atlantique notamment, qui prônent « une laïcité plus ouverte et libérale que celle, prédominante, qui reposerait sur une perspective trop rigide et stato-centrée ». Il est vrai que, de ce point de vue, la laïcité à l’africaine peut être une source d’inspiration, tendant à favoriser la coexistence des cultes, s’élevant contre la tentation de fomenter des guerres de religion, ne reculant même pas devant certaines formes de syncrétisme religieux (Constantin et Coulon, 1997). L’appel à contributions traite aussi de la « nouvelle grille conceptuelle » à appliquer au débat qui se développe en France et dans l’espace francophone musulman autrefois colonisé. De ce point de vue aussi, la laïcité à la française, très hésitante entre la tradition d’indifférence à l’égard de tous les cultes et la tentative d’encourager une prise en compte de l’islam dans l’espace des valeurs républicaines, peut puiser des éléments de réflexion dans la laïcité à l’africaine.
Le problème est trop vaste pour que l’on prétende traiter une telle notion en entier dans une contribution comme celle-ci. L’on peut s’étonner que nous prétendions l’analyser à travers les Constitutions (Cabanis et Martin, 2010, 45-58). Par nature, ces textes ont un caractère général, intégrant tous les problèmes de société, quoiqu’historiquement concentrés sur ce qui concerne le fonctionnement des pouvoirs publics et les rapports qu’ils entretiennent. On a tendance à penser que le reste ne peut être traité que de façon allusive. Cette vision doit être nuancée4. Avec la montée en puissance du constitutionalisme à la faveur de la transition démocratique, une tendance se fait jour dans la classe politique et, au-delà, au sein même de la population, pour souhaiter placer dans la Constitution tout ce qui paraît important, tous les principes susceptibles de régler les problèmes de l’heure. Servant de lieu d’accueil aux préoccupations du moment, aux revendications des groupes particuliers, les Constitutions deviennent de plus en plus longues et avec d’importants préambules, avec des déclarations de droit qui mêlent engagements, promesses et projets, droits créances et déclarations programmatiques5.
On peut donc interpréter les Constitutions non seulement comme les textes destinés à organiser la vie politique, à encadrer les jeux électoraux, ou à faciliter les transitions démocratiques, mais aussi comme un reflet de la société qu’ils prétendent régir, lieu propice pour sanctuariser les principes auxquels la population est la plus attachée. À ce titre, la laïcité trouve tout naturellement sa place dans les lois fondamentales rédigées en des termes soigneusement pesés qui marquent la révérence à laquelle les religions ont droit mais aussi les limites de leur domaine d’intervention, tant dans la vie publique que privée. On retrouve dans certaines interdictions la trace des anciens abus commis. On exprime des craintes légitimes ou pas dans des précautions qui en révèlent l’existence. La montée en puissance des intégrismes, des intolérances se retrouve dans les prescriptions qui se multiplient. C’est à ce titre que l’étude des Constitutions africaines révèle à la fois une laïcité multiforme (I) puisqu’elle doit composer avec un respect sincère des valeurs religieuses selon des modalités variables pour chaque pays, mais aussi une laïcité protectrice contre l’intolérance (II) et plus spécialement contre tous les abus d’origine cléricale.
I. Une laïcité multiforme
Traiter de la place de la laïcité dans les Constitutions des pays africains de succession coloniale française conduit à distinguer les nations composant le Maghreb et celles occupant la partie subsaharienne du continent. Les premières ne mentionnent jamais la laïcité, les secondes s’en réclament toutes6. Ni les unes, ni les autres n’implique aucun rejet du divin. Si la laïcité est présente dans la grande majorité des textes étudiés (I.1.), elle doit s’accommoder d’une place notable reconnue aux religions (I.2.).
I.1. Le principe : l’affirmation de la laïcité
Pour ce qui est du Maghreb, il n’est pas question de laïcité dans les lois fondamentales. L’on ne saurait s’en étonner pour ce qui est du Maroc (Tozy, 1999 ; Cavatorta, 2006, 203-222), monarchie dont le roi est affirmé comme le commandeur des croyants. Dans ce pays, toutes les Constitutions qui ont encadré la vie politique depuis 1962, comportent une disposition qui, habilement et dans la même phrase, affirme à la fois la prédominance de l’islam et la liberté religieuse, en les présentant non comme deux principes contradictoires mais au contraire complémentaires, presque indissociables : « L’islam est la religion de l’État qui garantit à tous le libre exercice des cultes ». On retrouve le même libellé, plus de cinquante ans plus tard, inchangé (Azzouzi et Cabanis, 2011, 150-154). Pour ce qui est des trois autres nations qui composent le Maghreb francophone, l’on peut s’attendre à une position un peu différente dans la mesure où les classes dominantes, notamment issues du combat pour l’indépendance, ne se réclament pas de la même légitimité ostensiblement religieuse que le royaume chérifien.
En Tunisie et bien que le président Bourguiba prenne ses distances, lors de l’indépendance, avec certaines prescriptions de la charia, surtout en ce qui concerne le statut des femmes, réclamant en outre quelque assouplissement aux prescriptions du ramadan, le texte constitutionnel de 1959 proclame, dès son premier article sur les valeurs dont se réclame le pays : « sa religion est l’islam », renvoyant à cinq dispositions plus loin la liberté de conscience et le libre exercice des cultes « pourvu qu’il ne trouble pas l’ordre public ». Ces deux affirmations demeureront inchangées sous le président Ben Ali et jusqu’à la chute de ce dernier, malgré de multiples révisions constitutionnelles entre 1965 et 2008. Le nouveau texte de 2014 reprend textuellement, de ce point de vue, la formulation ancienne (art. 1 et 6), même si disparaît la référence un peu menaçante à des risques de troubles à l’ordre public. La laïcité a été l’un des thèmes très controversés durant la longue période d’élaboration de la loi fondamentale actuelle7.
En ce qui concerne l’Algérie qui mène son combat pour l’indépendance au nom d’idéaux socialistes et qui se réclame de certains aspects des analyses marxistes, il est indiqué, dans tous les textes qui se sont succédé, de 1963 à 2016, dès leurs premiers articles, que « L’islam est la religion de l’État » (art. 2, 3 ou 4 selon les versions). Cette place ne fait par la suite que s’accentuer ce qui se traduit, notamment, par la disparition, en 1976, d’un second membre de phrase qui contrebalançait en quelque sorte le premier : « La République garantit à chacun le respect de ses opinions et de ses croyances, et le libre exercice des cultes ». La reconnaissance de la liberté de conscience est désormais reléguée plus loin dans le texte tandis que la liberté de culte « dans le respect de la loi » ne réapparaît qu’à la faveur de la réforme constitutionnelle du 6 mars 2016 (art. 52, 53, 35, 36 et 42 selon les versions).
Quant à la Mauritanie, elle présente la double et contradictoire caractéristique d’être le pays dont la Constitution est – au moins jusqu’en 2017 – la plus proche de la Ve République française et celui dont la vie politique en est la plus éloignée. En tout cas, les valeurs de référence sont claires dès le texte de 1959 avec la proclamation de la « République Islamique de Mauritanie » (art. 1er), affirmant que la religion de son peuple « est la religion musulmane », pour ajouter aussitôt que « La République garantit à chacun la liberté de conscience et le droit de pratiquer sa religion sous les réserves imposées par la moralité et l’ordre public » (art. 2). Il n’échappe à personne qu’imposer le critère de la moralité peut ouvrir la voie à certaines dérives. De toutes façons, si le qualificatif d’islamique demeure attaché à la république jusqu’à nos jours, le membre de phrase sur la liberté de conscience et de pratique religieuse, maintenue dans le texte de 1961 et tout au long de la présidence de Mokhtar Ould Daddah jusqu’en 1978 disparaît avec les juntes militaires qui lui succèdent. En 1985, la charte constitutionnelle reconnaît la charia comme « seule et unique source de droit » (préambule), ce qui est quelque temps appliqué en droit pénal, avec des condamnations à des peines de mutilation qui, diffusées dans les médias, ne font pas très bon effet dans l’opinion publique internationale8 et qui, actuellement suspendues n’en demeurent pas moins comme une menace.
Les pays subsahariens se rejoignent, pour leur part, dans une référence commune à la laïcité. Ici les formules utilisées s’inspirent largement du texte français, ce qui est moins fréquent qu’on ne l’imagine volontiers. L’accusation de mimétisme est souvent invoquée à l’encontre des Constitutions africaines, ce qui est peut-être exact aux lendemains des indépendances, lorsque les pays récemment décolonisés ne disposent que d’un nombre réduit de juristes. Ce n’est plus vrai de nos jours au point que nous avons cru pouvoir parler de « mimétisme inversé » (Cabanis, 2020). Il est cependant resté quelques exceptions, des formules empruntées à l’ancienne métropole et obstinément reproduites d’une loi fondamentale à l’autre jusqu’à se retrouver, quasi inchangée, plus d’un demi-siècle plus tard. Il en va ainsi de la laïcité, ce qui est donc rare et qui révèle sans doute un attachement à cette notion fondée sur le respect de la tradition, parfois sur une réflexion novatrice. C’est dans ces conditions qu’à l’exception du texte nigérien qui se borne, comme on l’a vu et si l’on peut dire, à proclamer la séparation de l’État et de la religion (art. 3), toutes les Constitutions de l’Afrique subsaharienne reprennent plus ou moins fidèlement la première phrase du premier article de la version française de 1958 : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale »9.
Si l’on s’intéresse aux variantes parmi les adjectifs utilisés, il est plus rapide de mentionner les omissions. Ainsi la référence au caractère démocratique – valeur unanimement reconnue au moins officiellement et depuis 1990 – n’est-elle absente nulle part. L’indivisibilité n’est oubliée que par le Sénégal et le Togo, donc avec une fréquence qui reflète sans doute le souci de ces nouveaux États de préserver leur intégrité territoriale, attachement qu’exprime par ailleurs l’adjonction, dans près de la moitié des cas (Bénin, Cameroun, Centrafrique, Congo Brazza, Côte d’Ivoire), de la proclamation de l’unité du régime. Quant au qualificatif sociale, il n’est négligé que par le Burkina Faso et Madagascar. Ce n’est sans doute pas très révélateur d’autant que ces deux pays ont un passé progressiste marqué et puisque les droits sociaux sont partout très abondants dans d’opulentes déclarations de droits, ce qui fait défaut en France. Enfin l’adjectif souverain est présent en Centrafrique, au Congo Brazza, au Mali et au Tchad, revendication normale pour des nations ayant récemment accédé à l’indépendance.
Cette belle quasi unanimité ne va pas sans quelque hésitation. Si le Niger n’a pu franchir le pas et parler de laïcité mais a dû se contenter d’une formule à peu près équivalente, c’est sous la pression des oulémas, lors de la transition démocratique de 1990 et de la réunion de la conférence nationale pour la paix civile10. Au Sénégal, Abdoulaye Wade, nouveau président élu en 2000 à la faveur d’une alternance démocratique exemplaire, décide de faire rédiger une nouvelle Constitution. Il envisage d’abord de ne plus mentionner une laïcité à laquelle Senghor était attaché. Wade s’appuie ostensiblement sur la confrérie tidjane. C’est sous l’influence de la commission chargé de rédiger le nouveau texte que le terme est maintenu (Sy, 2020, 703). À Madagascar, la laïcité, présente dans la Constitution de 1992, disparaît dans le texte révisé en 2007. Cette suppression correspond à la présidence de Marc Ravalomanana qui bénéficie de l’appui des Églises tant catholique, notamment à travers ses liens avec le cardinal Razafindratandra, que protestantes. Il les favorise notamment en finançant la rénovation des lieux de culte et l’enseignement confessionnel11. La laïcité réapparaît dans la Constitution de 201012.
I.2. La limite de la laïcité : l’évidente présence du religieux
Cette mention de la laïcité dans à peu près toutes les lois fondamentales d’Afrique subsaharienne n’implique évidemment pas une attitude unique à l’égard de la religion, ce qui contraste d’ailleurs avec le Maghreb qui, on l’a vu, se borne à une sèche reconnaissance de la liberté de croyance et de culte. Cette dernière figure très généralement dans les autres pays d’Afrique francophone. Elle est complétée par de multiples références aux divers domaines où les communautés religieuses et les institutions politiques peuvent se rencontrer, parfois s’opposer, souvent coopérer. C’est au Burkina (art. 7) et au Congo (art. 27) que les allusions à ces relations sont les plus modestes avec une brève reconnaissance de la liberté d’organiser des processions, disposition dont on ne sait – dans ces pays où existe une forte minorité catholique – si elle résulte d’une crainte héritée d’une vague réminiscence des conflits dont la France a été le théâtre après la loi de séparation de l’Église et de l’État ou de la crainte qu’avec la montée de l’islam les chrétiens soient invités à cantonner leurs cérémonies à l’intérieur de leurs édifices de culte. On verra plus loin, lors de l’examen de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle béninoise, que cette question des manifestations religieuses hors des temples, des mosquées et des églises pose des réels problèmes qui, dans le silence d’autres textes, doivent parfois être résolus à la lumière de la Constitution.
Cinq autres pays prévoient explicitement la possibilité pour les institutions religieuses d’ouvrir des établissements d’enseignement, enjeu important tant pour les musulmans que pour les chrétiens d’autant qu’en formant des jeunes on investit pour l’avenir. Le Bénin (art. 14) et le Gabon (art. 1er 19°) se bornent à autoriser l’ouverture de telles écoles13 sous autorisation et contrôle de l’État au Bénin, dans les conditions fixées par la loi au Gabon. Il est ajouté que des subventions publiques peuvent leur être versées. Les trois autres pays sont plus affirmatifs : l’État togolais (art. 30) « reconnaît » l’enseignement privé confessionnel ; en Côte d’Ivoire et au Sénégal, cette activité est officiellement rattachée aux communautés religieuses : elles sont autorisées à « concourir à l’éducation des enfants » en Côte d’Ivoire (art. 11), « reconnues comme moyens d’éducation » au Sénégal (art. 22), le pays qui leur accorde la place la plus importante.
C’est le réalisme qui conduit les Constitutions à concéder aux institutions religieuses une place officielle. Si l’on tente de classer la demi-douzaine de textes qui s’y livrent, par ordre de faveurs croissantes, c’est le Tchad qu’il faut placer comme le moins généreux, voire le plus allusif, se bornant, dans le préambule, à appeler au dialogue inter-religieux et à faire l’éloge de la conférence nationale souveraine qui a notamment réuni « les autorités traditionnelles et religieuses ». On ne sait si ce rapprochement des dignitaires ecclésiastiques avec les chefs traditionnels est vraiment valorisant pour les premiers, de même que la référence aux « communautés religieuses ou philosophiques » qui se voient reconnaître par la loi fondamentale béninoise « le droit de se développer sans entraves », de régler et d’administrer leurs affaires d’une manière autonome et sans tutelle de l’État (art. 23) 14. On peut en rapprocher la Guinée où « les institutions et les communautés religieuses s’administrent librement » (art. 14).
Les deux derniers pays – Madagascar et le Sénégal – sont ceux où les communautés religieuses sont les mieux traitées, le premier à cause de la place qu’y tiennent les Églises chrétiennes, notamment catholique, luthérienne, anglicane et l’Église de Jésus-Christ, le second à cause de l’influence des confréries, surtout les mourides et les tidjanes. A Madagascar et compte tenu de l’intervention des dignitaires ecclésiastiques dans l’histoire agitée de la grande île, la préoccupation principale en ce domaine est d’éviter le retour de telles situations avec une formule en forme d’engagement réciproque : « L’État et les institutions religieuses s’interdisent toute immixtion dans leurs domaines respectifs ». Pour plus de précaution, il est ajouté une disposition qui, par sa rigueur même, révèle l’influence que l’on prête aux Églises : « Aucun chef d’institution ni membre du gouvernement ne peuvent faire partie des instances dirigeantes d’une institution religieuse, sous peine d’être déchu (…) » (art. 2).
Quant au Sénégal, dans la liste des libertés publiques, une rubrique particulière est consacrée aux « Religions et communautés religieuses ». À côté de la proclamation de la « liberté de conscience et de pratiques religieuses », il est indiqué que « la profession d’éducateur religieux » est garantie, cependant « sous réserve de l’ordre public ». Le second paragraphe porte sur les « institutions et communautés religieuses » : elles ont le droit de se développer sans entrave ni tutelle. « Elles gèrent et administrent leurs affaires d’une manière autonome ». (art. 24) Cette dernière formule qui reprend le texte béninois, est particulièrement importante dans la mesure où elle s’applique à des communautés riche et qui ont joué dans le passé et parfois encore de nos jours un rôle important, notamment lors des consultations électorales15.
Il est un domaine où la référence religieuse tient une place hautement symbolique : c’est celui du serment présidentiel. Il est prévu à peu près partout par les Constitutions (Boumakani, 2017) sauf à ce que son libellé précis soit renvoyé à la loi comme au Cameroun16. Dans près de la moitié des pays étudiés, il est prononcé « devant Dieu et le peuple », ou « devant Dieu et la Nation »17. On peut voir dans ce cérémonial qui marque avec solennité la prise de ses fonctions par le chef de l’État, une influence américaine puisqu’il n’y a guère de précédents dans les traditions africaines et que cette prestation bénéficie d’un fort relais médiatique. Pour très généralement accepté qu’il soit, ce serment pose parfois quelque problème.
Ainsi, au Bénin, pays de fortes traditions pré-coloniales, est-il ajouté à la mention « devant Dieu » l’adjonction « et aux mânes des ancêtres ». En 1996, le président Kérékou, récemment converti à la religion évangélique, se fait rappeler à l’ordre par la Cour suprême parce qu’il a omis la référence aux ancêtres : le texte du serment est une « formule sacramentelle indivisible »18. Il devra donc être prêté de nouveau en en respectant scrupuleusement le contenu. Autre problème lié à une évolution du texte imposé : si, au Tchad, la Constitution ne prévoit qu’un serment « devant le peuple tchadien et sur l’honneur », il est prévu, par ordonnance19 que les ministres doivent jurer d’exercer leurs fonctions honnêtement « au nom d’Allah le tout puissant », ce que le chef de l’État présente comme un engagement efficace dans la lutte contre la corruption. Cette référence ostensible à l’islam provoque un refus de plusieurs ministres qui, finalement, obtiennent de jurer « au nom de Dieu tout-puissant ». On peut interpréter ces polémiques soit comme le signe d’une réticence à l’égard de toute référence religieuse, soit comme la preuve, du moins pour beaucoup, qu’il ne s’agit pas d’une simple formalité.
II. La laïcité, une protection contre l’intolérance
Cette laïcité qui est si largement proclamée par toutes les Constitutions de l’Afrique sub-saharienne en prenant en compte les spécificités des pays qui la composent, donc en adoptant des formes diverses, retrouve son unité, y compris par rapport à ses origines françaises (Cabanis, 2000), dans une opposition sans aucune complaisance à l’encontre de toutes les formes d’intolérance. De ce point de vue, la force obligatoire que détiennent les lois fondamentales (II.1.), du fait de leur place au sommet de l’ordre juridique interne, est complétée par l’intervention des juridictions constitutionnelles (II.2.) qui mettent en application les grands principes.
II.1. Les obstacles constitutionnels aux atteintes à la laïcité
Une première et évidente nouveauté, moins présente il y a quelques dizaines d’années, tient à l’interdiction des partis confessionnels. Elle se répand avec les Constitutions de la transition démocratique de la décennie 1990. Elle consiste en la proclamation du multipartisme comme une des conséquences de la liberté d’information et d’opinion et comme une des conditions du bon déroulement des élections et d’un fonctionnement efficace du parlementarisme. Cette situation rompt avec des décennies d’un monopartisme qui justifie le refus de toute opposition en affirmant qu’il faut rassembler les énergies et éviter tout ce qui divise. La liberté de créer librement des mouvements politiques se traduit souvent par la multiplication des petites formations (Thiam, 2015), chacune liée à une personnalité politique, destinée à soutenir sa carrière, rassemblant un nombre limité de militants d’ailleurs géographiquement concentrés.
La crainte d’encourager des divisions au sein de jeunes nations ayant récemment accédé à la pleine souveraineté, survit à la transition démocratique ce qui se traduit dans la grande majorité des Constitutions par le refus que les partis soient constitués sur une base ethnique, religieuse ou même régionaliste. Cette dernière interdiction peut surprendre ceux qui ont une opinion plutôt favorable au régionalisme mais s’explique par la conviction que l’unité du peuple est un grand enjeu. L’interdiction des partis fondés sur des principes ethniques ou religieux étonne moins dans la mesure où il y a là une source de conflits meurtriers, notamment ces dernières années en Afrique, que ce soit sous forme de génocide ou de développement du terrorisme fondamentaliste.
Les formules utilisées par le constituant sont diverses, plus ou moins péremptoires. Dans cinq pays, il se borne à enjoindre les partis à se placer sous le signe du respect de la laïcité (art. 5 béninois, 31 centrafricain, 61 congolais, 28 malien et 5 tchadien). Six autres pays adoptent des formules prohibitives excluant soit une base religieuse ou confessionnelle (art. 52 algérien, 13 ivoirien et 7 marocain), soit a fortiori une identification à une religion (art. 3 guinéen, 7 togolais et 4 sénégalais). Il est enfin deux textes pour refuser simplement le caractère religieux ou confessionnel (art. 13 burkinabè et 9 nigérien)20. Quelques Constitutions utilisent des formules particulières qui révèlent de façon plus ou moins claire leurs préoccupations spécifiques. À Madagascar où les Églises ont joué un rôle important, en général pacificateur ce qui n’empêche pas chez certains une réaction de méfiance, les partis sont sommés de rester éloignés tant du totalitarisme que du ségrégationnisme confessionnel (art. 14). Au Maroc, il est ajouté à la prohibition d’une base confessionnelle, l’interdiction de porter atteinte à la religion musulmane et au régime monarchique (art. 7)21. Enfin à Tunis où des mouvements se réclamant de l’islam sont associés à la rédaction de la Constitution, il est simplement indiqué que les « Les partis politiques, les syndicats et les associations s’engagent dans leurs statuts et leurs activités à respecter les dispositions de la Constitution et de la loi, ainsi que la transparence financière et le rejet de la violence » (art. 35).
De façon plus générale et selon des modalités dont chacun peut se réclamer, figure, le plus souvent, une formule générale sur l’égalité entre les citoyens, sans aucune exception notamment fondée sur une appartenance confessionnelle. À noter que, dans les Constitutions du Maghreb, la religion, comme source de discrimination, n’est pas explicitement mentionnée quoique parfois évoquée sous une forme allusive22. En revanche neuf textes subsahariens placent la religion comme exposant à un risque de traitement différencié, aux côtés d’autres causes comme la naissance, la race, le sexe, l’origine géographique, les opinions… et interdisent de telles pratiques23. Les formules retenues peuvent paraître assez vagues dans leur expression dans la mesure où elles n’énumèrent pas les modalités – juridiques, financières, professionnelles, familiales, personnelles, psychologiques, etc. – que peuvent prendre ces attitudes différentes. Il ne faut pas s’y tromper : par sa généralité même, c’est un des principaux motifs de recours devant les juridictions constitutionnelles contre des textes accusés d’impliquer une discrimination voire une injustice liée à des considérations confessionnelles ou pouvant laisser supposer que l’appartenance religieuse a été prise en compte d’une façon ou d’une autre pour orienter les politiques étatiques. Nous en aurons confirmation lorsque nous traiterons de la jurisprudence des instances en charge de vérifier la conformité des textes en vigueur avec les prescriptions figurant dans la loi fondamentale.
Quelques-unes se veulent plus explicites ou plus évocatrices sur les risques encourus par les citoyens pour leur appartenance religieuse (Samb, 2005). Le préambule camerounais exclut que quiconque puisse être inquiété en raison de ses croyances en matière religieuse. Le Congo (art. 24) interdit aussi bien l’usage de la religion à des fins politiques que l’embrigadement des consciences et le fanatisme religieux. La Côte d’Ivoire (art. 10 et 12) prohibe toute propagande incitant à la haine religieuse, ainsi que toute persécution infligée pour des convictions religieuses. Le Mali (art. 12) reprend cette dernière interdiction. Le Tchad (art. 59) exclue que l’on puisse se prévaloir de sa religion pour se soustraire à une obligation dictée par l’intérêt général. On retrouve ici les pays du Maghreb et d’abord la Tunisie (art. 6) où il est enjoint à l’État d’assurer la neutralité des mosquées et des lieux de culte de toute exploitation partisane. Il est également précisé que l’État s’engage à diffuser les valeurs de modération et de tolérance, à protéger le sacré et à empêcher qu’on y porte atteinte. Il s’engage également à prohiber et empêcher « les accusations d’apostasie, ainsi que l’incitation à la haine et à la violence et à les juguler ».
II.2. La protection jurisprudentielle des règles de laïcité
L’efficacité des normes constitutionnelles dépend évidemment de la capacité des juridictions constitutionnelles à en imposer le respect. Ce qui paraissait complètement invraisemblable à l’époque des prétorianismes progressistes il y a un demi-siècle et encore fort aléatoire lors de la transition démocratique des années 1990 est devenu une réalité, plus ou moins marquée selon les pays (Böckenförde, Kanté, Ngenge et Prempeh, 2016). C’est actuellement la Cour constitutionnelle du Bénin qui montre la plus forte autorité d’autant qu’avec des règles de saisine largement ouvertes, elle est conduite à rendre un nombre considérable de décisions : plus de 3 000 depuis 1991 en matière de contrôle de constitutionnalité. Les autres juridictions en charge de vérifier la conformité des lois ont été, jusqu’à présent, moins actives mais, avec la généralisation du contrôle par voie d’exception, leurs interventions sont de plus en plus nombreuses. Pour l’instant, ces dernières concernent plutôt les problèmes institutionnels et administratifs dans la mesure où ce sont surtout des hommes politiques et des agents publics qui saisissent le juge. Pour ce qui est de la laïcité, il n’est pas dans la tradition des dignitaires ecclésiastiques de régler leurs litiges devant les juridictions laïques, même lorsqu’il s’agit de conflits opposant des confessions différentes. Sans doute apprendront-ils à utiliser davantage cette voie de droit, de même que les plaideurs, souhaitant ne pas se voir appliquer une loi qui ne leur est pas favorable (Holo, 2009).
Finalement, la seule prise de position que nous ayons trouvée en provenance d’une Cour constitutionnelle et concernant la laïcité, en dehors du Bénin, est une décision de la Haute cour constitutionnelle de Madagascar, à la suite d'une requête de mise en accusation à fin de déchéance dirigée contre le chef de l’État Rajaonarimampianina. Parmi les accusations articulées contre lui figure notamment le fait d’avoir violé l’article 2 de la Constitution sur la laïcité. Il lui est reproché d’avoir confié au Conseil œcuménique des Églises chrétiennes de Madagascar, au FFKM, le soin de mener le processus de réconciliation nationale et d’en avoir cautionné les résultats en signant la résolution finale des travaux. Dans la mesure où c’est le Conseil de réconciliation malagasy, le FFM, qui est « dépositaire de cette mission », l’en avoir dépossédé constitue une autre violation de la Constitution, de l’article 168 qui évoque le FFM. La Haute cour ne paraît pas convaincue par cette argumentation et se borne à constater sobrement que cet aspect de la politique présidentielle ne constitue « pas une violation grave de la constitution »24. On peut y voir le signe d’une volonté de la juridiction d’éviter une instrumentalisation de la laïcité, mise au service des stratégies politiques de l’opposition au chef de l’État.
C’est donc la Cour constitutionnelle du Bénin qui fournit un échantillon (Aïvo, 2017) que l’on peut supposer représentatif des types d’affaires susceptibles d’être liées à la laïcité : une dizaine dont la plus grande partie concerne, comme il a été dit plus haut, des plaintes de la part de responsables religieux qui considèrent n’avoir pas été traités de façon équitable dans le cadre des activités liées à leur culte. Sans doute sera-ce à l’avenir et dans d’autres pays où ces procédures se développeront, la principale source d’intervention au titre de la laïcité garantie par la Constitution. S’il est cependant une spécificité béninoise, c’est dans la place qu’occupent les rites traditionnels en liaison avec le vodou et s’appuyant sur un réseau très dense de rois locaux.
La Cour évite généralement de prendre parti entre confessions rivales, sauf si les faits sont avérés et notamment s’il s’agit de conflits entre les populations locales et les tenants des religions occidentales. Il en va ainsi lorsque les représentants de la « Très sainte Église de Jésus-Christ de la mission » se plaignent qu’au retour d’une de leur célébration, la population d’Abomey ait molesté leurs fidèles sans que la police ni la gendarmerie n’interviennent de quelque façon que ce soit pour les protéger. Au surplus, lorsque l’Église a voulu faire intervenir ses « agents du maintien de l’ordre », ils ont été arrêtés et maltraités. Les plaignants invoquent les articles 17, 18 et 25 de la Constitution qui garantissent notamment la liberté de cortège. Sur la réponse des responsables de la police et de la gendarmerie selon lesquelles les fidèles de l’Église se sont mal comportés et ont insulté les croyances traditionnelles et que certains de ses membres étaient lourdement armés, la Cour se borne à constater que la célébration n’a pas été perturbée, que tout s’est passé après qu’elle ait été terminée, donc que Constitution n’a pas été violée (décision DCC 17-093 du 4 mai 2017)25.
Il est une autre occasion, moins dramatique, où les cultes traditionnels sont traités avec bienveillance. Il en va ainsi lorsque le roi de Tandou fait l’objet d’une plainte pour avoir envoyé ses émissaires demander aux paysans une cotisation de 500 F et des tubercules d’igname pour une fête : la Cour considère que ce n’est pas contraire à la Constitution puisqu’il s’agit d’une souscription volontaire (décision DCC 13-021 du 14 février 2013). Autre exemple, avec une décision moins favorable : sur plainte contre un chef féticheur qui fait obstacle à l’accès au lac Ahémé, il est répondu par la Cour que cette interdiction de pêcher pendant les sept jours qui suivent les offrandes aux fétiches du lac26 est contraire aux articles 2 et 23 de la Constitution qui traitent respectivement de la laïcité et de la liberté de culte (décision DCC 04-106 du 4 novembre 2004). L’attitude de la Cour est différente lorsque l’argument de l’ordre public est invoqué : l’imam de la mosquée de Madina à Parakou s’étant plaint de ne pas être autorisé à prier dans sa mosquée le jour du Ramadan et de la Tabaski, le ministre de l’Intérieur et le chef de la circonscription de Parakou répliquent que cette décision répond à des menaces à l’ordre public, ce que la Cour approuve27 (décision DCC 98-048 du 15 mai 1998).
Dans certains cas, la Cour renonce à se prononcer seulement à partir de dossiers et décide de se déplacer pour se faire une idée personnelle des problèmes qui se posent. Ainsi, sur plainte d’un abbé et d’un groupe de chrétiens contre les adeptes de Zangbéto de Dekanmé, dans la sous-préfecture de Sô-Ava, la Cour constitutionnelle du Bénin envoie une délégation à Abomey Calavi pour constater s’il est vrai que les partisans du culte Zanbéto veulent obliger les catholiques de Houèto à se plier à leurs rites initiatiques, ont molesté ceux qui s’y refusaient et ont fermé leur chapelle. La décision de la Cour est sans ambiguïté : ces pratiques sont contraires à la liberté de culte et de religion, décision qui est signifié aux plaignants, aux responsables du culte Zangbéto, aux maires et aux commandants des brigades de gendarmerie de Sô-ava et d’Abomey-Calavi (décision DCC 03-049 du 14 mars 2003).
Enfin, ultime manifestation de détermination de la Cour : elle n’hésite pas à rappeler à l’ordre les ministres, fût-ce sur leur simple déclaration. Elle entend protéger les cultes traditionnels dans leurs manifestations habituelles. Une déclaration du ministre de la Justice a suscité des protestations. Dans sa simplicité, la phrase paraît à première vue anodine : « Nos rues ne peuvent plus être exposées à l’expression de la foi ». En fait, beaucoup l’interprètent comme une menace pour les cortèges que les tenants du vodou ont l’habitude d’organiser. C’est en vain que le ministère accumule des arguments fondés sur le décret n° 2015-016 du 29 janvier 2015 concernant les modalités d’occupation du domaine public. La Cour considère que cette déclaration peut être assimilée à une interdiction absolue qui est contraire à la liberté de culte. Les partisans du vodou peuvent être autorisés à occuper temporairement le domaine public à condition qu’il existe une voie de substitution par laquelle le public pourra circuler (décision DCC 17-225 du 7 novembre 201728).
On ne doit pas s’y tromper. Il est des cas où la Cour se garde de trancher. Ainsi évite-t-elle de prendre parti dans le cas d’un conflit entre membres d’une même religion, par exemple entre deux pasteurs de l’Église union renaissance d’hommes en Christ, différend qui entraîne un certain nombre de désordres et conduit le sous-préfet à prendre un arrêté de suspension provisoire des activités de cette Église et de fermeture provisoire de ses paroisses. La Cour qui, là encore s’est transportée sur les lieux, refuse de statuer sur les plaintes réciproques des deux pasteurs et approuve l’arrêté du sous-préfet (décision DCC 03-028 du 27 février 2003). Autre exemple : un chef traditionnel dénonce un maire à propos de la désignation d’un roi. Réponse de la Cour : cela relève du contrôle de légalité. Elle se considère donc incompétente (décision DCC 07-134 du 18 octobre 200729). Troisième exemple : un collectif de responsables du culte vodou se plaint de la tenue d’une cérémonie royale inhabituelle. La Cour déclare la demande irrecevable. Les termes employés révèlent l’agacement de la Cour qui proteste n’avoir pas vocation à « apprécier des faits d’injures, de menaces, de vol de poulets, de bris de portes » (décision DCC 04-059 du 28 février 2004)30. Cette référence au « vol de poulet » comme limite à la compétence de la Cour mérite de rester dans les mémoires comme l’écho lointain à la règle romaine De minimis.
Conclusion
Chaque nation est fondée à élaborer sa propre définition des concepts qu’elle utilise dans sa loi fondamentale. On a trop répété, parmi les pays utilisant le français, qu’il s’agissait d’une langue que nous avons en partage pour refuser à quiconque d’ajouter des termes, d’en faire évoluer d’autres, éventuellement de compléter ou de nuancer des significations, sans autre limite que celles qui naissent du souci de continuer à se comprendre en parlant à peu près de la même chose avec les mêmes mots. Au surplus les Constitutions sont trop liées à la souveraineté nationale pour qu’il soit possible de les soumettre à quelque intervention extérieure que ce soit, y compris en matière de terminologie. Nous ne sommes pas dans le domaine du droit international avec la généralisation du système consistant à faire précéder les traités d’un abondant glossaire pour être sûr de bien s’entendre sur les termes utilisés.
Dans ces conditions, nul ne peut s’étonner que la laïcité brandie par les uns et par les autres soit comprise de façon variée, en fonction des frontières franchies. Ce numéro de la Revue internationale des francophonies doit permettre d’en préciser les diverses acceptions. À s’en tenir aux Constitutions puisque c’est l’aspect que nous avons choisi de privilégier, plusieurs auteurs ont proposé de caractériser les spécificités de la notion de laïcité selon les pays en y ajoutant un adjectif. Ainsi a-t-on parlé de laïcité « personnalisée » ou « instrumentalisée » à propos de la Tunisie de Bourguiba par opposition la laïcité « militante » en honneur en Turquie sous Ataturk (Bakir, 2016, 39-56). Pour ce qui est de Madagascar, certains parlent d’une laïcité « contextuelle », ouverte, conciliant la neutralité de l’État et la prise en compte du rôle de la religion dans la société, évidemment distincte de la laïcité occidentale (Bhargava, 2007). S’agissant du Sénégal, la formule laïcité « compréhensive » est utilisée, refusant toute idéologie de combat, excluant toute hostilité aux Églises chrétiennes et à l’islam (Sy, 2017, 200). D’une façon générale, les Constitutions d’Afrique subsaharienne paraissent placées sous le signe d’une laïcité « diluée », par opposition à la laïcité « confessionnelle » des nations composant le Maghreb (Dzouma-Nguelet, 2013, 128-134). Par rapport à la France, une coupure absolue entre les autorités étatiques et confessionnelles ne paraît pas concevable en Afrique. Dans les pays de l’Europe latine, la place de l’Église catholique, avec son organisation centralisée, garantit des institutions religieuses contrôlées et où les éléments les plus exaltés sont promptement rappelés à l’ordre si bien que les pouvoirs publics ne peuvent guère s’en préoccuper. Un autre genre d’équilibre semble souhaitable en Afrique.
Les cultes anciens s’appuient sur un réseau de chefs traditionnels que les régimes nés de l’indépendance auraient voulu affaiblir, sinon éliminer dans leur rôle social. Ils ont prouvé leur résilience et, un demi-siècle plus tard, nul ne peut nier l’attachement que leur portent les populations, à des degrés variables et au moins dans les campagnes. Les institutions officielles, les représentants du gouvernement hors de la capitale, l’administration d’une façon générale font désormais une place à ces pouvoirs traditionnels qui se montrent tout prêts à collaborer et qui mêlent légitimité religieuse et adhésion populaire. Ils apportent leur appui aux dirigeants. Ils jouent un rôle dans les élections en influençant une partie du corps électoral. Ils bénéficient en contrepartie d’une place plus ou moins importante dans la gouvernance publique. À leur égard, la séparation du religieux et du politique n’a pas grand sens. Elle n’est donc souhaitée par personne et les Constitutions officialisent progressivement cette reconnaissance du rôle des chefs traditionnels.
L’expansion de l’islam qui, dans le cadre d’un mouvement séculaire, progresse vers le sud du continent, ne va pas dans un sens différent, quoique les raisons ne soient pas les mêmes mais liées aux valeurs inspirées du Coran, telles que l’interprètent la majorité des oulémas. Ils comptent sur les autorités en charge de diriger le pays pour imposer leurs valeurs, même si l’ambiance majoritaire n’est pas à l’intolérance et si l’islam africain coexiste volontiers avec les autres religions. L’irruption de l’intégrisme et des mouvements terroristes semble rendre plus nécessaire encore un contrôle de l’État pour éviter les dérapages. Les autorités religieuses officielles sont invitées à collaborer avec le gouvernement car elles paraissent la principale force capable de faire obstacle à la montée de l’islamisme. En contrepartie, il est fait des concessions aux règles inspirées de la charia, notamment dans le cadre de la révision des Codes adoptés dans les premiers temps de l’indépendance, très inspirés des textes en vigueur à l’époque dans l’ancienne métropole, mal adaptés aux sociétés africaines et, de toutes façons, actuellement dépassés. Là encore l’on ne saurait imaginer une stricte séparation de l’État et de la religion31. Les Constitutions constatent la place des confréries là où elles sont présentes.
Pour ce qui est des religions chrétiennes et bien qu’elles aient l’habitude d’évoluer en Europe dans un système de gouvernement plus ou moins placé sous le signe de la laïcité, elles sont parfois conduites à se mêler au débat politique. Déjà, lors des combats pour l’indépendance, elles s’y associent ce qui les dédouane, dans une certaine mesure, de la suspicion liée à leur origine occidentale. Par la suite, les Églises catholique et protestantes demeurent comme un recours auquel il est fait appel lorsqu’il apparaît nécessaire de mettre en œuvre un processus de réconciliation nationale. Elles sont représentées dans le cadre des conférences nationales qui permettent de passer des prétorianismes progressistes des années 1980 à la transition démocratique des années 1990 (Bédard-Saint-Pierre, 2006). Par la suite, elles sont souvent sollicitées d’intervenir en cas de crise majeure. Ainsi beaucoup semblent oublier le principe de séparation des Églises et de l’État.
Dans ces conditions, la laïcité pourrait apparaître comme fort menacée en Afrique, notamment francophone, et sans doute l’est-elle avec la montée des religions dans ce continent, et d’ailleurs à peu près partout dans le monde. Pour autant, elle a des défenseurs qui souhaitent garantir sa pérennité. Certains ont suffisamment confiance dans la force des Constitutions pour s’en remettre à elles en y introduisant une disposition interdisant de la remettre en cause dans le cadre d’une procédure de révision de la loi fondamentale. C’est le cas dans neuf des pays subsahariens de succession coloniale française32. Une telle disposition ne suffit pas pour être assuré que la laïcité restera présente pour toujours dans ces pays : on sait la fragilité de ces barrières de papier, même s’il s’agit du texte se situant au niveau le plus élevé de l’ordre juridique interne. Pour autant, il est révélateur tant de l’attachement à ce principe que de la confiance dans cette garantie que la majorité des nations objets de notre étude se soit ralliée à cette précaution. Il n’est jusqu’à ses adversaires pour croire en son efficacité comme en témoigne l’opposition qu’a suscitée la proposition de Macky Sall de l’introduire dans la Constitution sénégalaise, au point de le faire renoncer à ce projet. La laïcité n’est donc pas un enjeu insignifiant en Afrique et elle dispose de défenseurs nombreux et ardents33.