Si les Jeux des îles de l’océan Indien (JIOI) sont relativement bien connus et ont fait l’objet de nombreux travaux scientifiques, leurs homologues pour la jeunesse, les Jeux de la Commission de la Jeunesse et des Sports de l’océan Indien (Jeux de la CJSOI), restent dans leur ombre1. Organisés pour la première fois à l’île Maurice en 1995, ces Jeux ont lieu tous les deux ans (sauf exception), dans des années où ne sont pas organisés les JIOI. Faisant de l’usage du français un fondement, ils rassemblent, selon les éditions, entre 500 et 1 000 jeunes de 14 à 18 ans des îles du sud-ouest de l’océan Indien ayant un lien avec la francophonie (issus de l’union des Comores, de la république de Madagascar, de la république de Maurice, de la république des Seychelles, de La Réunion ainsi que, depuis 2003, de la république de Djibouti, et, depuis 2005 officiellement, de Mayotte).
Les Jeux sportifs dits « régionaux », initiés depuis les années 1920-1930, sont inscrits dans l’histoire des relations internationales comme des « extensions de l’idée olympique2 », qui permettent notamment l’expression des communautés en contexte colonial ou post-colonial3. Sur le continent africain, les Jeux de l’amitié (ou Jeux de la communauté), organisés en 1960 et annonçant la création des Jeux africains à partir de 1965, témoignent de la volonté initiale de la France d’accompagner la structuration sportive dans ses colonies tout en cherchant à y préserver son aire d’influence4. Sans établir d’analogie, la création de Jeux dans l’océan Indien en 1979, les JIOI, est empreinte d’une intention similaire, la France en étant à l’origine et y occupant une place prééminente par l’intermédiaire du Comité régional olympique et sportif de La Réunion5. Ces « Jeux de la France » deviennent toutefois rapidement une « réussite mauricienne6 », à partir du milieu des années 1980, et dans le sillage de l’île Maurice, les îles-nations de l’océan Indien s’en emparent à partir de cette date ; ils deviennent alors un instrument de diplomatie7, le sport lui-même s’imposant aussi dans ce bassin comme un « vecteur de développement économique ou un atout de valorisation des espaces8 ».
Bien que plus modestes dans leur taille que les JIOI, moins soutenus médiatiquement et orientés vers des finalités éducatives et culturelles, les Jeux de la CJSOI sont une part de cet échiquier diplomatique. Les gouvernements s’y investissent, voyant en eux une manière de se donner une image différente de celle qu’offrent les JIOI, dont ils perçoivent la politisation excessive comme embarrassante9. Les Jeux constituent l’action-phare de la CJSOI dont l’objectif officiel est de « promouvoir l’amitié et la fraternité entre jeunes par le biais d’actions de coopération, la promotion des activités socioéducatives et des sports10 ». Les organisateurs de l’évènement ne dérogent pas ici au façonnement d’une standardisation rhétorique politiquement commode à l’échelle régionale, portée notamment par la Commission de l’océan Indien (COI)11. Bâtis sur le principe d’une complémentarité entre pratiques sportives et culturelles, les jeux de la CJSOI font en tout cas de la langue française un pont, susceptible de faire converger ces régions et nations, au-delà de l’évidente disparité de leurs situations politique, économique ou sociale. Mais comment s’incarne réellement cette francophonie et quelle est effectivement son efficacité dans le cadre de cet évènement ?
L’objectif de cet article est d’appréhender jusqu’à quel point la francophonie, et plus précisément l’usage du français comme langue exclusive des Jeux, peuvent être utilisés comme un outil de tissage de liens entre nations et régions entre lesquelles de fortes tensions politiques, sociales et économiques existent. Il s’ancre sur un travail sur les archives de la CJSOI (cahiers des charges des Jeux, statuts, compte rendu des réunions du comité d’organisation, procès-verbaux des rencontres des experts de la jeunesse et des sports, etc.), ainsi que sur des entretiens menés auprès de certaines de leurs parties prenantes (membres du comité d’organisation, responsables de délégations, etc.). Il prend également appui sur un travail ethnographique, réalisé à l’occasion de l’édition de 2016 à Madagascar. Après avoir évoqué l’impératif d’une coopération interrégionale passant par la francophonie et esquissé les contours des Jeux de la CJSOI, nous montrerons que ceux-ci sont inévitablement rattrapés par la logique de la concurrence sportive et politique, notamment dans un contexte régional géopolitique problématique concernant le statut de Mayotte vis-à-vis des Comores, de même que de la place prédominante de la France (par l’intermédiaire de La Réunion et de Mayotte) dans les coopérations internes à cet espace. Pour autant, alors que la coopération au sein du bassin india-océanique12 apparaît comme une condition contemporaine au développement de chaque entité, la francophonie qu’ils contribuent à véhiculer s’affirme en vecteur d’échanges, les Jeux étant notamment un moyen de dynamiser la formation des cadres de la jeunesse et des sports dans ces territoires.
I. La coopération interrégionale comme un impératif pour les îles du sud-ouest de l’océan Indien
La notion de coopération régionale est considérée comme un impératif pour le bassin india-océanique, et ce depuis la création en 1984, à l’initiative de l’île Maurice, de la COI. Seule organisation politique de niveau interrégional13, la COI impulse des dispositifs de coopération entre les îles du sud-ouest de l’océan Indien dans les domaines de l’industrie de la pêche, des transports, du tourisme, mais aussi dans ceux de la santé, de la recherche, de l’éducation et de l’environnement. Malgré ses limites, liées notamment à la dépendance financière de ses entités aux organisations internationales gouvernementales ou non gouvernementales, l’extension de la COI atteste de son rôle grandissant en tant qu’instance cruciale de rapprochement pour permettre aux nations et territoires de l’océan Indien d’exister dans le jeu géopolitique et macro-économique mondial.
Certes, la notion même de région pour cette aire territoriale doit être discutée, tant sa plasticité y est importante, les situations des îles de l’océan Indien étant si diversifiées que seule leur proximité géographique semble parfois les rapprocher14. Elle s’avère néanmoins appropriée en ce que ses acteurs la perçoivent comme un « cadre pertinent pour l’action » : rassemblement singulier, l’idée de région india-océanique permet de créer, en passant par la sphère symbolique surtout, des dynamiques et de « former de nouveaux espaces d’échange, sinon de solidarité »15, au sein desquels la francophonie peut apparaître comme un levier important. En son sein, la quête d’un « sentiment d’indianocéanie » (dont la réalité et la légitimité sont aujourd’hui largement débattues par les hommes politiques comme par les scientifiques16) partagé par les populations apparaît comme le moyen de créer un « espace fonctionnel de coopération17 » et de dialogue, concrétisant l’idée que l’océan Indien est d’abord une « zone de contacts » entre civilisations africaine, asiatique, musulmane et européenne18.
Dans ce cadre, la francophonie, ou du moins l’usage du français, est souvent perçue comme un point de départ d’une intégration régionale des États et territoires de la zone, un point de convergence culturel et linguistique susceptible de dépasser les frontières politiques et de créer des liens en transformant les représentations de celles-ci19. En ce sens, les Jeux de la CJSOI, pleinement imprégnés du symbole d’une fraternité régionale, sont un endroit où cherche à s’inventer « une identité permettant aux individus comme aux États-nations de se sentir exister pleinement, dans une singularité conflictuelle mais solidaire20 ».
II. Sport, culture et éducation : les piliers des Jeux de la CJSOI
Après différents reports dus à la situation sanitaire mondiale, l’île Maurice devrait accueillir, en décembre 2022, des Jeux dont les premières éditions doivent beaucoup au ministre des Sports mauricien Michaël Glover21. On repère dès 1987 la volonté de promouvoir le sport, pour la jeunesse de l’océan Indien, par l’intermédiaire d’une manifestation sportive d’ampleur. Cette année-là, lors de la conférence des États francophones organisée par la Conférence des ministres de la Jeunesse et des Sports de la Francophonie (CONFEJES) au Québec, la création d’une commission sportive de l’océan Indien est actée. Déclinaison sportive de la COI, et ouverte à partir de 1992 également au secteur de la jeunesse, cette commission crée les Jeux de la CJSOI.
Les statuts des Jeux rendent obligatoire, lors de chaque édition, l’organisation d’au moins deux activités sportives (athlétisme et football) et de deux activités de jeunesse (assemblée des jeunes et musique)22. Dans les faits, les activités sportives varient selon les années, mais regroupent des pratiques présentes dans les différents territoires, selon les infrastructures disponibles. Une adaptation des programmes et du cahier des charges d’accueil des Jeux est en effet envisagée de sorte que chaque pays ou région puisse accueillir l’évènement selon ses possibilités. Outre l’athlétisme et le football, on retrouve le volley-ball, le basket-ball, le judo, le tennis de table, le badminton, la natation, et plus occasionnellement le tennis, la pétanque, la randonnée en montagne ou encore la pratique handisport de l’athlétisme pour certaines éditions. Les activités éducatives et culturelles, elles, sont également variées et se déclinent, en français exclusivement, en concours de connaissances, construction d’exposition, réalisation de bandes dessinées, concours de photographie et journalisme, graffiti ou peinture murale, théâtre et spectacle vivant, prestations d’orchestres, mais aussi en défilé de mode, concours d’inventions, etc.23
L’un des temps forts des Jeux est l’assemblée des jeunes, au cours de laquelle des représentants de chaque nation et région débattent de la situation dans l’océan Indien de thèmes comme l’écologie, les cultures et l’histoire régionale, etc. Si la sélection des sportifs participant aux Jeux se fait sur des critères compétitifs, celle des jeunes participant aux activités culturelles repose lui sur le choix d’associations locales chargées de préparer des jeunes aux différentes activités. Garçons et filles, globalement, sont également représentés lors de ces épreuves, la mixité et la sociabilité entre jeunes des deux sexes étant au fondement des Jeux, ce dont témoigne le principe d’un hébergement ou d’une restauration en commun.
Officiellement, il s’agit en effet d’encourager les jeunes de l’océan Indien à se connaître, s’estimer et s’exprimer par le sport et la culture. Les différentes éditions affichent ainsi la promotion d’un « esprit propre à l’océan Indien24 » par le biais d’évènements éducatifs, fraternels et d’activités participatives avant, pendant et après la période des Jeux. On retrouve ici une intention fréquemment avancée par les festivals ou rencontres culturelles et sportives de la francophonie : dès le premier Festival international de la francophonie de Québec d’août 1978, chaque participant est encouragé à « témoigner d’abord de sa réalité culturelle », à « laisser plus de place aux échanges fraternels et à l’amitié plutôt qu’au strict désir de gagner »25. Les idées de solidarité et de fraternité sont également premières dans les discours des organisateurs des Jeux de la CJSOI, pour qui peut se construire, dans le sillage des jeunes participants, et malgré la diversité des appartenances nationales et des référents culturels, l’image d’une communauté indianocéanique26, permise par l’usage de la langue française notamment, déformant ainsi une réalité plus complexe. L’évident processus de sportivisation vécu par les Jeux de la CJSOI entre leurs débuts et aujourd’hui (au sens d’une priorisation de plus en plus marquée des logiques compétitives)27, ne contrecarre pas cette finalité. Le choix de ne retenir que le drapeau et l’hymne de la CJSOI pour les cérémonies d’ouverture et de clôture, de même que pour les remises de médailles pour lesquelles la Charte des Jeux précise que « pour les cérémonies de victoire, les drapeaux des pays seront montés au son de l’hymne de la CJSOI », est également une ligne officielle visant à favoriser l’esprit de fraternité et la tolérance28.
La CJSOI prône ainsi le rapprochement des îliens et la solidarité indianocéanique, censés alimenter, dans les discours des instances organisatrices, un « sentiment d’indianocéanie ». Pour être admises aux Jeux, les délégations doivent prouver que leurs membres sont natifs de l’île ou en détenir la nationalité, et y avoir résidé durant les trois années précédant les Jeux, ce qui garantirait, même si cela constitue sans nul doute un fantasme officiel, une sorte de culture indianocéanique minimale29. Il n’en reste pas moins que, passionnément appréhendés par une partie importante de la population, les Jeux de la CJSOI, un peu comme les JIOI mais avec leur singularité, créent des liens, font se rencontrer des jeunes et des cadres de la jeunesse et des sports. Ils peuvent ainsi dans une certaine mesure être perçus comme un « vecteur de rencontres et d’échanges entre les îles30 » qui ne sont pas que de circonstance mais contribuent à « transformer les frontières […] en points de contacts […] permettant d’affirmer une identité nationale en constante interaction avec une identité régionale31 ».
III. Un projet éducatif contrarié par les enjeux politiques
Derrière les discours, et malgré les intentions d’une majorité de leurs protagonistes, les Jeux de la CJSOI apparaissent pour autant d’emblée comme un évènement imprégné de logiques politiques qui détournent leur projet éducatif et interrogent leur capacité à contribuer effectivement à la construction d’un sentiment indianocéanique. Les historiens ont depuis longtemps montré le masquage, derrière un imaginaire identitaire, d’une dimension politique et géopolitique des évènement sportifs, en particulier pour le contexte ultramarin32. Dès la première édition des JIOI d’ailleurs, le contraste est saisissant entre des Jeux présentés dans les médias comme une « fête grandiose de la fraternité » autant que comme des Jeux « avant tout politiques »33. Les Jeux de la CJSOI, parce qu’ils s’adressent à la jeunesse, sont souvent affichés comme étant moins idéologisés que les JIOI. Ils n’en sont pour autant pas moins profondément pénétrés d’enjeux qui dépassent les strictes sphères socioculturelles et sportives, la francophonie apparaissant ici finalement comme un prétexte. Un passage de la Charte des Jeux, précisant que le conseil des Jeux a pour vocation de « lutter contre toute forme de discrimination susceptible d’affecter les mouvements sportifs et de jeunesse des îles », suggère que ces discriminations ne sont pas inexistantes et que des tensions existent34.
La différence de degré d’investissement de ces Jeux par les nations et régions participantes, à « géométrie variable35 », est un premier signe de cet état de fait. La situation sportive de chaque nation ou région de l’océan Indien, reflet de sa situation économique et sociale et produit d’une histoire locale particulière, est très diverse, tant en termes d’équipements que de nombre de licenciés ou encore de politiques publiques36. Dans ce contexte, les Jeux jouent d’abord un rôle éducatif, d’échange ou de dynamisation du tissu sportif et associatif pour certains, comme c’est plutôt le cas pour La Réunion, Mayotte, les Seychelles et Maurice ; pour d’autres comme les Comores ou Djibouti, l’enjeu est avant tout celui d’une participation en vue de montrer sa présence ; pour d’autres enfin, comme Madagascar, les Jeux sont un véritable moyen de promouvoir une image permettant de contrer la réalité économique et sanitaire du pays.
Les intentions éducatives et culturelles ont en effet bien du mal à résister aux enjeux locaux, comme l’illustre le fait qu’au moment des podiums, si les drapeaux des pays sont hissés et si l’hymne de la CJSOI est joué, ce sont bien les hymnes nationaux qui sont entonnés par les spectateurs, qui d’ailleurs ne connaissent pas l’hymne de la CJSOI. Lors de l’édition de Madagascar en 2016, les Jeux de la CJSOI ont ostensiblement fait l’objet d’un surinvestissement politique : présence du président de la République et du Premier ministre à la cérémonie d’ouverture, fléchage des budgets Jeunesse et Sports de l’île durant un an vers les Jeux, couverture médiatique massive, organisation sécuritaire très élaborée, rassemblement et préparation des jeunes malgaches sélectionnés dans un internat spécifique pendant six mois et même prime de 70€ aux athlètes médaillés (dans un pays où le salaire moyen mensuel est d’environ 40€), etc. Alors même que l’on aurait pu penser que ces pratiques seraient davantage édulcorées dans le cadre de Jeux dédiés à la jeunesse, on retrouve ici les mêmes pratiques qu’aux JIOI37. Cette situation a sans nul doute été alimentée par le fait que le président de la CJSOI du moment était malgache (la règle veut que la CJSOI soit présidée par le représentant du pays organisateur). Au final, alors que le conseil des Jeux « n’établit aucun classement global officiel par pays » (seuls des classements individuels par disciplines et des récompenses et diplômes pour les participants aux activités culturelles sont prévus)38, le Premier ministre malgache a pris la parole lors de la cérémonie de clôture pour annoncer la victoire de Madagascar au nombre total de médailles obtenues, classement que la presse locale n’a eu de cesse au cours des Jeux d’actualiser, se calquant sur le modèle olympique.
L’idée d’une moindre politisation des Jeux de la CJSOI par rapport à leurs homologues adultes ne tient donc pas, ce qui bat en brèche un discours officiel stipulant qu’« aucune démonstration ou propagande à caractère politique, religieux ou racial n’est autorisée dans l’enceinte des Jeux39 ». Les chercheurs qui se sont intéressés à l’origine de cet évènement convergent pour montrer leur fort ancrage politique initial. Organisés par les États membres par le biais des ministres de la Jeunesse et des Sports, ces Jeux apparaissent dès leur naissance comme une réaction politique venue de l’île Maurice à la suite des JIOI des Seychelles de 1993, au cours desquels un conflit ouvert entre La Réunion et l’île Maurice à propos de la place des départements français dans les Jeux s’était terminé par un boycott de la délégation mauricienne à la cérémonie de clôture40. Les Jeux de la CJSOI avaient alors été pensés comme un contrecoup venu de Michaël Glover, permettant à l’île Maurice de réaffirmer sa place dans le concert des nations et de concurrencer les JIOI sur leur propre terrain. Depuis, les tentatives de glaner un bénéfice politique des Jeux sont récurrentes, et s’expriment tant par l’instrumentalisation des drapeaux, des hymnes et des médailles, la surenchère financière que par la construction d’un discours de propagande.
Le cas de la place réservée à Mayotte aux Jeux est caractéristique de cette politisation évidente des Jeux. L’île de Mayotte, cette « exception géopolitique mondiale41 » revenue dans le giron français après les référendums de 1974 et 1976 puis 2009, et devenue département d’outre-mer en 2011, occupe une place très particulière au sein des Jeux de la CJSOI, précisée dans une partie spécifique du règlement intérieur des Jeux. Une majorité de parties prenantes, suivant la position des Comores sur le sujet, ne reconnaissent en effet pas son statut. Dès les prémices des Jeux, le cas mahorais pose question. En août 1987, des Jeux des jeunes de l’océan Indien sont organisés, avec le financement de l’État français, dans l’esprit des Jeux de l’avenir de métropole. La participation de Mayotte est décidée au dernier moment alors qu’elle n’avait pas été pensée initialement. Elle est conditionnée à l’affichage par les Mahorais d’une appartenance à la « Ligue française sportive n°15 » et non à Mayotte. Elle entraîne à la fois un boycott comorien, une méfiance des délégations mauricienne et seychelloise et une crispation mahoraise. Ces jeux ne connaîtront pas de seconde édition42.
Exclue des Jeux de la CJSOI jusqu’en 2001, Mayotte ne devient membre de la CJSOI qu’en décembre 2005, à la suite d'une procédure d’adhésion par résolution spéciale du Comité ministériel extraordinaire, qui conditionne son adhésion à deux conditions : la participation de l’île aux instances de la CJSOI sans droit de vote et avec voix consultative uniquement ; l’interdiction d’arborer des symboles français en toute occasion (et donc la nécessité, lors des cérémonies nécessitant l’utilisation d’un drapeau national, de recourir à celui de la CJSOI)43. Il est clair que le statut français de Mayotte pose ici problème. Outre qu’il renforce la part de la France au sein de l’organisation (qui fait ainsi figure de mastodonte au milieu de pays confettis), il réactive surtout le conflit historique entre Mayotte et le reste des Comores, depuis l’indépendance de l’archipel en 1975 et la marche lente vers la départementalisation de cette « France de l’océan Indien44 ». La question de la place de Mayotte renvoie plus largement à celle de la France dans l’océan Indien, problématique parce que parfois perçue comme arrogante depuis les années 1970 au moins. Elle illustre la difficulté à créer une unité culturelle dans cet espace où les habitants « n’ont conscience, ni sur le plan linguistique, ni sur le plan religieux, ni sur le plan ethnique, d’appartenir à un même ensemble humain45 ».
Le cas mahorais aux Jeux de la CJSOI offre pourtant aussi une bonne occasion de comprendre qu’au-delà des tiraillements politiques, l’un des enjeux les plus essentiels de ces Jeux est de participer au « co-développement régional » de l’espace india-océanique46. Région interface située à la charnière de la France (donc de l’Europe) et du monde des pays en voie de développement, Mayotte est en effet parfois vue comme une tête de pont de la coopération française, au-delà des problématiques juridiques et des incidents diplomatiques47. Dans le cas des Jeux de la CJSOI, il semble que la gestion de son statut au sein des Jeux et de sa reconnaissance en tant que région participante à part entière soit l’une des marches vers la promotion d’un espace culturel régional susceptible de faire converger, de manière égalitaire, les intérêts de chaque entité. Malgré une situation dans laquelle les pays membres de la COI paraissent « plus concurrents que complémentaires48 », les Jeux de la CJSOI semblent toutefois susceptibles de jouer ce rôle, et ce de manière peut-être plus efficace que de précédents échanges culturels plutôt limités dans leurs ambitions49.
IV. La francophonie ou l’usage du français au service du développement et de la coopération
Les Jeux de la CJSOI sont limités dans leur rayonnement du fait de l’emprise d’enjeux qui les détournent de leurs objectifs premiers et leur donnent une coloration sportive assez « ordinaire » dans le monde des grands évènements sportifs internationaux. Cependant, malgré les incidents, ils perdurent, chaque région ou nation participante y trouvant un intérêt dans la réalisation de projets locaux (les Jeux peuvent être l’occasion de la construction d’un équipement, par exemple) ou internationaux (La Réunion, dont le statut est pourtant celui d’une région, se positionnant par exemple dans le jeu politique de l’océan Indien). De manière transversale, ils cultivent la conviction qu’ils sont utiles à la jeunesse de l’océan Indien. Cette forme de résilience les rend intéressants à observer, au-delà de leur politisation. Parmi leurs spécificités, celle de l’ancrage revendiqué et affirmé dans la francophonie est l’une des plus marquantes. Alors qu’aux JIOI, la présence des Maldives exclut celle-ci, la CJSOI a décidé de prendre le français pour langue officielle, et de ne rassembler dans les Jeux que des nations et régions ayant le français en commun, écartant les Maldives mais intégrant la république de Djibouti, dont on remarquera qu’elle n’est pas une île. L’objectif éducatif et culturel de l’évènement est ainsi affirmé autour du partage linguistique, qui renvoie à l’histoire singulière de chacune de ces nations et régions liée à l’empire colonial français.
La francophonie, ou plus précisément l’usage du français comme langue, s’est en effet affirmée dès les origines des Jeux de la CJSOI. On notera que le mot même de francophonie n’existe pas en tant quel dans la Charte et le règlement intérieur des Jeux, et que lui sont systématiquement préférés les termes de « langue française » ou de « français ». La remarque est loin d’être anodine : elle signale la volonté de ne pas prioriser l’idée d’une culture francophone qui serait susceptible de masquer la finalité indianocéanique des Jeux. Mais en tout état de cause, l’usage du français s’est imposé dans les Jeux comme une opportunité en même temps que comme une manière de lier objectifs sportifs, sociaux et éducatifs. Évelyne Combeau-Mari souligne le rôle de Michaël Glover à la suite du deuxième sommet de la francophonie de Québec en 1987 et de la création des Jeux de la francophonie. À l’origine des Jeux de la CJSOI, celui-ci a vu dans l’usage du français la possibilité d’une alliance des petits États insulaires de l’océan Indien. S’il s’agissait ici de réunir ces États autour d’un évènement qui permettrait de traiter directement avec la France en tant qu’État (et non avec le mouvement sportif réunionnais qui gérait jusque-là les JIOI avec une orientation qui ne satisfaisait pas toutes les nations participantes)50, le projet a également eu pour effet d’initier une réflexion autour du rôle du sport auprès de la jeunesse de l’océan Indien51.
La facette éducative et culturelle des Jeux de la CJSOI est en effet affichée par les parties prenantes comme une manière de dynamiser ces Jeux en leur conférant une dimension sociologique ou ethnologique liée à la connaissance des cultures régionales, au sein desquelles l’usage du français est une composante essentielle52. Cette direction confère aux Jeux une dimension moderne en ce qu’elle s’impose aujourd’hui comme l’une des orientations des grands évènements sportifs internationaux, de plus en plus sommés de réfléchir à leur héritage comme une « dimension primordiale »53. Uniques en leur genre dans cet univers, les Jeux de la francophonie et l’imbrication qu’ils prônent d’un objectif culturel et linguistique avec un objectif sportif54 sont ici une inspiration pour les Jeux de la CJSOI.
La place non négligeable de la francophonie dans le bassin india-océanique, malgré des statuts variés de la langue française, des usages très différents (incluant des créolisations) mais aussi convergents de celle-ci55, offre un contexte favorable à cette orientation. Bien que les régions et nations du sud-ouest de l’océan Indien « conjuguent fragmentation territoriale, marginalisation économique, quêtes identitaires et instabilité politique pour certains56 », l’usage du français, apparaît en effet comme un facteur crucial, bien qu’étriqué, d’une meilleure coopération régionale, synonyme de développement. Perçu comme un facteur fonctionnel d’échanges économiques, techniques, culturels et sociaux, cet usage peut être l’un des rouages d’une meilleure intégration des États et nations dans un ensemble régional difficilement définissable mais pour autant tangible, à la condition toutefois d’être envisagé au-delà d’une coloration impérialiste, dont il a du mal à se défaire et qui suggèrerait que l’impulsion en faveur de la francophonie reviendrait d’abord à la France. Il ne s’agit ainsi pas, dans cette démarche, d’essentialiser la francophonie en l’appréhendant de manière figée, mais plutôt d’intégrer sa dimension « foncièrement dynamique et conflictuelle » pour comprendre comment ceux qui s’en emparent lui donnent effectivement un sens57. En d’autres termes, l’usage du français peut jouer son rôle en matière de développement local si, en tant qu’élément de la francophonie, il est construit et approprié par l’ensemble des États, ce que semblent permettre les Jeux de la CJSOI, qui bénéficient ici de leur relatif éloignement des enjeux économiques régionaux (liés à la pêche, au tourisme, aux communications, aux industries, etc.) qui eux, en revanche, ont tendance à cloisonner plus qu’à faire converger les membres de l’espace india-océanique58. L’usage du français comme choix linguistique apparaît donc aux yeux des protagonistes des Jeux de la CJSOI comme un facteur de cette appropriation culturelle d’une réalité indianocéanique variée et conflictuelle mais néanmoins convergente, sur certains aspects, et surtout actuellement en construction en tant qu’« espace socioculturel vibrant et évolutif59 ».
Enfin, l’ancrage des Jeux de la CJSOI dans la francophonie s’explique aussi par leur intégration dans le cadre de la CONFEJES, dont le CJSOI est l’organe représentatif pour l’océan Indien. Ayant pour objectifs stratégiques la promotion de la gouvernance, le développement de la formation des cadres et le renforcement de l’égalité femmes-hommes dans les secteurs de la jeunesse et des sports, et plus globalement la promotion, par le biais de la francophonie, d’une pratique sportive inclusive, favorable à la paix, la solidarité et la santé des populations, la CONFEJES soutient officiellement les actions de la CJSOI en ce qu’elles sont susceptibles de faciliter l’autonomisation des jeunes. Dans les faits pourtant, les liens entre la CJSOI et la CONFEJES au sujet des Jeux de la CJSOI sont minces. Ces derniers ne reçoivent par exemple aucun financement direct de cette instance, alors que les Jeux de la francophonie, les Jeux africains ou les JIOI (pourtant non exclusivement francophones), eux, sont soutenus. Le fait que l’évènement ne soit pas considéré comme majeur sur le plan sportif, et qu’il ne soit pas reconnu par le Comité international olympique au niveau des Jeux à destination des jeunes par exemple, explique en partie cette situation.
Dans ce contexte, on doit noter l’engagement important et pérenne des nations et régions participant aux Jeux de la CJSOI, qui les financent seuls ou quasiment. Si cette situation est de nature à encourager la solidarité entre les membres (l’organisation de certaines éditions décentralisées, avec des épreuves dans tous les pays membres et non sur un site unique, du fait du désistement des nations organisatrices, en est l’illustration), elle fragilise également les Jeux, que l’inscription dans un programme éducatif, culturel et sportif de plus grande ampleur pourrait affermir. Ainsi que l’affirment les statuts de la CJSOI, la médiatisation des Jeux et la recherche de partenaires internationaux (ONG, associations, etc.) visent le développement de la surface des Jeux, leur implantation durable dans les politiques sportives, culturelles et éducatives des territoires qu’ils concernent60. Cette perspective mobilise aujourd’hui leurs acteurs, qui entendent, malgré les difficultés, toujours s’appuyer sur ce type d’évènement, qui leur permet d’exister sur le plan international à leur niveau, alors que des Jeux sportifs ou des évènements culturels de plus grande ampleur ne leur offrent souvent qu’une place mineure.
V. Des jeux pivots pour la formation de la jeunesse india-océanique
Arqués sur leur conviction d’une francophonie par le sport au service de « l’identité et de la solidarité régionales61 », les Jeux de la CJSOI participent indéniablement, par l’importance donnée au volet culturel et le dialogue entre régions et nations participantes sur les modalités de la participation et de la formation des jeunes athlètes, à l’intégration progressive de ces acteurs dans un projet commun. Ils contribuent ainsi, malgré des difficultés toujours persistantes, à la reconnaissance des Mahorais en tant qu’entité autonome parmi les autres îles de l’océan Indien. Dans un contexte de déficit criant de formation des cadres encadrant les jeunes62, leurs acteurs partagent également la certitude de la nécessité d’une action en ce domaine. L’usage du français, là aussi, apparaît comme un élément déterminant.
En effet, si les Jeux de la CJSOI ont un sens pour les jeunes qui y participent, ceux-ci s’y retrouvant et y vivant une expérience sportive et culturelle originale, ils sont aussi pensés pour susciter la progression des structures d’encadrement et de formation de la jeunesse ou, en d’autres termes, la « montée en compétences » des régions et nations participantes. La CJSOI, organisatrice des Jeux, rassemble les ministres de la Jeunesse et des Sports des Comores, de Djibouti, de Madagascar, de Maurice et des Seychelles, ainsi que les directeurs régionaux de la Jeunesse et des Sports de Mayotte et de La Réunion. Composée de trois représentants par pays ou région (le ministre ou le directeur de la Jeunesse et des Sports, un expert dans le domaine du sport, un autre dans le domaine de la jeunesse)63, cette commission se réunit régulièrement pour mettre en place un programme d’intervention et de formation. La CJSOI est animée par un secrétariat permanent financé par une contribution annuelle des pays participants. Son but est d’encourager la formation multilatérale des cadres de jeunesse (éducateurs de jeunes, responsables d’associations, etc.) et des sports (entraîneurs, arbitres, officiels, etc.). Les Jeux de la CJSOI sont ici une composante essentielle du dispositif en ce qu’ils permettent de rythmer l’activité de cette commission et de donner des objectifs.
Cette préoccupation de la formation des cadres répond à un besoin spécifique de ces nations et régions de l’océan Indien, dont les points de convergence en matière de statut de la jeunesse sont nombreux. D’abord, la forte proportion de la population des jeunes de moins de 25 ans est une constante de chacun de ces territoires (elle y représente de 50 à 60 % de la population), allant corollairement avec un taux de chômage élevé et d’importantes difficultés d’insertion, de même qu’un désengagement associatif et sportif tangible64. Cette situation démographique et socioéconomique s’accompagne d’une demande importante en faveur des pratiques sportives et culturelles et de l’existence d’un tissu d’associations et de clubs sportifs ou d’associations de jeunesse, même si celui-ci demeure encore inégalement structuré65. Dans ce contexte, la CJSOI entend, à partir de diagnostics partagés et en fonction des besoins spécifiques à chaque région ou pays, œuvrer pour un développement des échanges de jeunes favorisant l’élévation réciproque des niveaux de pratique sportive, des connaissances culturelles et de la reconnaissance de la singularité culturelle de chaque territoire.
L’objectif de la CJSOI est donc surtout de mobiliser les cadres de la jeunesse et des sports autour de cet objectif. Des stages locaux ou régionaux sont ainsi organisés et financés par la CONFEJES ainsi que par un fonds commun auquel chaque gouvernement contribue. Y participent régulièrement des dizaines, parfois des centaines de participants, sur des thèmes comme la détection de talents sportifs, la promotion du bénévolat, du handisport, l’organisation d’activités sportives en accueil collectif de mineurs ou encore l’égalité hommes-femmes dans le sport, par exemple. La CJSOI revendique ainsi de mener une « action éducative en profondeur » pour assurer, par l’intermédiaire de la francophonie, un dépassement des frontières et une meilleure unité régionale66. Dans ce cadre, la formation de la jeunesse, à travers le sport notamment, ressort comme une priorité politique, qui permet non seulement de valoriser l’image des pays engagés, mais contribue aussi concrètement à la structuration de réseaux en vue d’une meilleure coopération régionale.
Conclusion
Les Jeux de la CJSOI sont des Jeux multi-faces. Cet article n’entend adopter une posture ni naïve ni sceptique à leur égard67, considérant que cette identité multiple est d’abord le signe de l’intérêt de ces Jeux, à la fois pour leurs acteurs et en tant qu’objet d’étude pour un regard détaché. Les Jeux de la CJSOI s’affichent officiellement et quelque peu pompeusement, selon leur Charte, comme contributeurs à la :
« tradition multiséculaire de la circulation des hommes et des idées entre les différentes îles avec comme langue de communication le français et de nombreux emprunts culturels réciproques dans les domaines très variés comme la musique, l’artisanat, les langues locales, la cuisine »68.
Mais ils sont aussi, dès leurs origines, profondément investis d’enjeux politiques qui en détournent la finalité initiale. Pour autant, leur ancrage dans la francophonie leur permet de défendre des objectifs culturels, sociaux et éducatifs qui les rendent originaux et utiles pour les jeunes participants. Se réunissent dans ces Jeux des nations et régions dont le lien à la francophonie est disparate, parfois opportuniste. Ceux-ci contribuent néanmoins à l’entretien de l’existence, au-delà des logiques institutionnelles, d’une « communauté francophone » de l’océan Indien, au sens où la francophonie est avant tout « affaire de choix, de volonté et d’engagement, de la part des individus qui la font vivre comme des institutions ou des États qui la structurent et la financent69 », qui s’incarne dans des projets communs tels que celui de la formation des cadres de la jeunesse et des sports. Cet engagement est parfois davantage affaire d’opportunité de court terme que de conviction assise sur des valeurs partagées, au sein de nations et régions si radicalement différentes dans leur situation et leur évolution économique et sociale. Mais il demeure toutefois un indéniable facteur de rapprochement, si l’on en croit la richesse des échanges entre jeunes de ces îles autour d’un usage partagé du français et, pour le dire ainsi, d’une francophonie davantage « spontanée » qu’instrumentalisée. Les Jeux de la CJSOI, en ce sens, peuvent être perçus comme des outils friables mais en même temps enthousiastes au service du développement de « la conscience d’appartenir à un espace régional commun, le sentiment d’une communauté de destin70 » où la francophonie n’apparaît pas que comme un prétexte.