Dans les îles du sud-ouest de l’océan Indien, ainsi que dans l’ensemble des zones de francophonie issues du lourd passif esclavagiste et colonial, le rapport à l’histoire, à l’institution et à la langue françaises s’avère complexe, miné de conflits rémanents. Il l’est d’autant plus qu’il reste décisif pour permettre aux écrivains et écrivaines de trouver leur place dans le monde des lettres. Comme ailleurs, les artistes tendent à user de commentaires métalinguistiques et épilinguistiques1 sur l’usage de leurs langues et sur les conflits glottopolitiques qui traversent leurs textes, manifestant ce que Lise Gauvin nomme leur « surconscience linguistique »2. Ce n’est toutefois pas à ce panorama déjà bien connu3 que je me propose de me consacrer.
À partir d’un recentrement sur certains textes de l’auteur malgache Jean-Luc Raharimanana, je souhaite montrer la nature de l’attention qu’il porte au statut de l’auteur et à son rapport à l’institution francophone, afin d’observer la façon dont cette réflexion transforme le genre de certaines des œuvres elles-mêmes. Ainsi, dans L’Arbre anthropophage (2004)4, le discours, que l’on attendrait paratextuel et réservé aux entretiens ou revues littéraires, entre dans le récit au moment même où l’histoire nationale malgache interfère dans sa vie privée5. On notera la conjonction frappante qui s’opère alors entre la « politique de la littérature » (Rancière), celle des langues, et celle des états. C’est sans doute à partir de ce texte source que se développe une perspective radicalement décoloniale chez l’écrivain, se traduisant par une mutation de la forme de ses récits comme on le verra dans Revenir (2018)6 et dans Tisser (2021)7. La réflexion sur le verbe, le mot, sur la vocation de l’écriture y est omniprésente. Elle s’avère aussi constructive que douloureuse, la voix énonciative ne pouvant plus s’élaborer que depuis la cassure et le trouble de la parole. Cette réflexion sur le mot et la difficulté à l’énoncer se fait au confluent d’une attaque souvent acerbe contre la marchandisation du livre et de l’écrivain francophones d’une part et, d’autre part, d’une volonté de redessiner une cartographie littéraire contemporaine. Il s’agit de la redéfinir à partir de ce qui fait lien : le dépassement du « complexe du colonisé » transmué en recentrement sur soi permettant à l’auteur de dire que « CHAQUE POINT DU MONDE EST LE CENTRE DU MONDE »8.
Les textes de Raharimanana sont irrigués par des sources plurielles. Il a le souci constant de donner une visibilité aux formes malgaches, tant précoloniales, coloniales que contemporaines, et de les réinscrire dans une littérature de langue française émancipée, dont le centre européen ne constituerait que l’une des provinces. Par l’intime fusion d’univers inextricables dans le « creuset des possibles »9 que sont tous les genres littéraires qu’il mêle, il propose une réinterprétation de la catégorie de l’universel qui fut au fondement même de l’entreprise coloniale française. La déconstruisant et la défaisant de toute autorité, il restaure un lien entre Madagascar et une Afrique qui n’est plus désolation mais force de combat et « Afrotopia »10 : lieu des réinventions possibles, tant littéraires que sociopolitiques. Cette Afrotopia se caractérise par un rapport décomplexé et créatif au monde, mais aussi par une attention forcenée et exigeante accordée à tous les sujets vulnérables.
Dans l’océan Indien comme ailleurs, le discours critique s’attache le plus souvent à déterminer la francophonie par l’usage des langues et, pour reprendre une expression foucaldienne, par le pouvoir disciplinaire de la norme française et par la forte sensation de colonialité11 qui en émane. Le cas de Raharimanana n’y échappe pas totalement, mais permet de s’écarter de cette seule dynamique pour prêter une plus grande attention aux poétiques qui se sont élaborées à partir d’elle, rendant inextricables l’esthétique, le politique, l’autoréflexivité et la métatextualité.
Après avoir observé le positionnement et les choix esthétiques de Raharimanana ainsi que la façon dont il évoque son rapport à l’institution francophone au cœur même de ses récits, nous verrons que, suite à l’autodafé des livres de son père et à la torture que ce dernier a subie, l’auteur se livre à une réflexion sur la nécessité d’une double décolonisation, tant française que malgache. Il renouvelle dès lors profondément les formes du littéraire en rejetant toute délimitation générique et en proposant de repenser la question de l’oralité et de l’écriture. Il ne les perçoit pas comme deux mondes affrontés, mais, par la conjonction entre les héritages pluriels dont il se réclame, il libère le signe, transmue l’écriture en chant. Étroitement inscrite dans une réflexion immédiatement contemporaine sur la crise du récit, en même temps que sur la quête de solidarités transnationales refondant indianocéanisme et afropolitanisme, sa poétique enracine l’art contemporain de l’océan Indien dans un monde pluriel, seul à même de proposer un universel qui tisse enfin toutes les voix en une parole émancipée.
I. Un rapport complexe à la francophonie linguistique et institutionnelle
Les îles du sud-ouest de l’océan Indien constituent, tant sur un plan linguistique que littéraire, un ensemble composite dont les liens, pour être forts, n’en révèlent pas moins de profondes disparités, issues en particulier des variations entre elles de la formation de l’histoire esclavagiste, coloniale, départementale ou post-coloniale. Celle-ci a des implications majeures dans le champ glottopolitique aussi bien que littéraire — nous comprenons ce dernier autant dans ses dynamiques créatrices que dans sa structure sociologique et économique.
Comme le rappelle Saïd, la littérature, et en particulier le roman, « a joué un rôle immense dans la constitution des attitudes, des références et des expériences impériales. […] le pouvoir de raconter ou d’empêcher d’autres récits de prendre forme et d’apparaître est de la plus haute importance pour la culture comme pour l’impérialisme et constitue l’un des grands liens entre les deux »12. De fait, les écrivains et écrivaines du sud-ouest de l’océan Indien insistent sur le ravalement des autres langues parlées dans les îles à une dimension orale : langues des contes, parfois des textes religieux, des chansons. L’universalité alléguée des langues européennes et en particulier du français ramène donc ces autres langues dans une temporalité qui serait de l’ordre de l’archaïque et de l’intime maternel et familial. Ce clivage ressort peut-être moins, à notre époque, de l’ancienne disqualification coloniale du sauvage et du civilisé, du populaire et du savant. Il relèverait plutôt d’une perception présentiste de l’histoire13 qui se manifesterait par une mondialisation de plus en plus grande de la littérature, que ce soit sur le plan strictement économique du marché du livre, ou sur le plan d’une ouverture à l’altérité soigneusement contrôlée. L’obsession présentiste admet « le divers », plébiscite l’hétérogène et l’hybride, mais dans le cadre de ce qui est acceptable et recevable pour le marché mondial de la lecture. En ce sens, une partie essentielle de la création reste invisible et n’est jamais transmise en dehors des frontières du « local ».
L’océan Indien n’échappe donc en rien aux systèmes de hiérarchisation et de démarcation que l’on trouve dans les autres zones francophones issues de la colonisation : pour être moins ouvertement affichés, ils n’en demeurent pas moins insidieusement perpétués. L’organisation du champ littéraire français continue de ce fait de peser sur la représentativité des artistes francophones et de produire en eux une sensation de marginalisation, quelle que soit la reconnaissance dont ils jouissent. Françoise Lionnet revient ainsi, en 2012 encore, sur « la cécité critique et théorique des discours centralisateurs [qui] risque de nous faire passer à côté de l’originalité d’une parole francophone qui ne cesse d’ironiser sur les prétentions du “centre” »14. Elle rappelle que « Toute l’histoire de la littérature est une histoire de famille écrite par des critiques à la plume violemment “paternaliste” qui […] méconnaissent les innovations des écrivains ancrés dans un lieu autre… »15.
Pour changer cette situation, de nombreuses actions, même si on leur reproche d’avoir été tardives et maladroites, ont été menées, dont le « Manifeste pour une littérature-monde en français » suivi de l’ouvrage Pour une littérature-monde16. Le recul des années montre que ces tentatives pour défaire les clivages des catégorisations littéraires ne sont pas dépourvues, elles non plus, d’un certain paternalisme académique17. Malgré le succès médiatique qu’elles ont connu et qui a eu le mérite de révéler au grand public les fractures symboliques qui régissent le fonctionnement des champs littéraires, elles n’ont pas permis un réel renouvellement épistémologique. Sans doute est-ce le fait d’un manque encore trop grand de perspectives comparatistes qui permettraient de replacer les littératures dans leurs interrelations avec leurs univers linguistiques et culturels de production. Faute de cela, beaucoup d’écrivains issus des îles du sud-ouest de l’océan Indien, comme d’ailleurs en francophonie, éprouvent encore directement et fortement la sensation d’être privés d’une partie de leurs voix.
À ceci s’ajoutent des conditions socioéconomiques différentes en fonction des îles, qui entravent le lien entre les littératures et les publics, particulièrement à Madagascar. Si l’on en croit Raharimanana, le fort goût pour le livre, même s’il a toujours été difficile d’accès, se serait émoussé dans une société où le culte d’un profit rapide par des dirigeants « dollaromanes » serait devenu le seul modèle social d’accomplissement. Comme le rappelle Dominique Ranaivoson18, la situation économique et le délabrement du système scolaire sont des causes majeures de cette désaffection, ainsi que la rareté des structures éditoriales19. L’écriture reste pourtant un goût partagé, ainsi qu’en témoignent les recueils de nouvelles ou les prix pour jeunes auteurs malgachophones et francophones20. Néanmoins, on retrouve de nombreux témoignages d’inquiétude au chevet d’une littérature qui se porterait mal21.
S’il est évident que ces constats demanderaient une exploration serrée de la sociologie de la littérature et des publics, ainsi que des politiques culturelles (ou de leur absence), il semble toutefois qu’ils continuent de s’appuyer sur une césure profonde entre une production francophone perçue comme un isolat et étroitement associée à ses manifestations écrites, et le territoire inconnu des littératures, orales ou écrites, en langues autres, maternelles ou diasporiques22. La sacralisation du livre lors des implantations britannique et française s’est accompagnée de la force de régulation du texte colonial, qui a contribué à disqualifier bien des expressions artistiques des mondes colonisés. La complexité des systèmes littéraires, tant écrits qu’oraux, de ces mondes s’en est trouvée défaite. Le recensement et l’étude de leurs manifestations ont été délégués aux folkloristes et aux ethnologues et non aux littéraires ou aux poéticiens. Cela les a enfermées dans une sorte d’archaïsme anhistorique et leur a dénié toute valeur esthétique au profit d’une simple fonctionnalité sociale ou sacrée. Qui plus est, cela les rend également difficiles d’accès en dehors de Madagascar puisqu’elles ne sont guère diffusées au-delà d’un public restreint de spécialistes. Il y a donc une évidente dissociation entre la vitalité des pratiques littéraires et artistiques internes à un lieu, et l’ignorance totale qui les entoure hors de leur espace de production et d’usage. Des continents entiers du littéraire, pourtant contemporains et en permanente mutation, échappent à la perception française mais aussi à celle des publics des autres îles de l’océan Indien car, selon Raharimanana, « nous regardons de la mauvaise manière. Nous regardons avec les mêmes yeux que le colonialisme »23. L’état de santé attribué à une littérature est donc le plus souvent aligné sur la courbe de ce qui se fait et se lit en français. Or, pour l’auteur, « Nous ne cherchons pas au bon endroit, n’écoutons pas nos propres arts »24.
Du fait de cette sensation d’amputation et d’incomplétude, on comprend mieux la récurrence du motif de la bouche déformée, des problèmes d’élocution dans plusieurs œuvres des îles de l’océan Indien, voire la présence de narrateurs mourants ou mort-nés25. Le rapport à la langue et aux langues, à la parole, comme au dire — empêché en partie par l’écrit —, reste contrarié et mis en scène sous les modalités d’une souffrance qui perdure.
Toutefois, on constate que cette sensation d’aliénation par la langue se transforme dans la francophonie indianocéanique contemporaine. C’est moins la légitimité à user du français qui est interrogée par des textes qui fondent son usage en évidence, que l’accès même à la parole, à toutes les paroles. Pour des raisons intersectionnelles renvoyant à des questions de genres, de subalternité, de citoyenneté, trop de voix sont réduites au silence par des discours hégémoniques. C’est ce silence que veulent faire à nouveau résonner les littératures, par le biais du français. En soi, cela inscrit l’océan Indien dans une préoccupation transnationale et translinguistique qui ne concerne pas seulement les littératures francophones : il s’agit d’un souci éthique largement partagé qui vise à refonder de nouvelles solidarités.
Les propositions esthétiques de Raharimanana s’en font sans doute l’expression la plus aboutie. Selon Françoise Lionnet, c’est « la qualité des innovations lexicales et syntaxiques qui [a] permis d’ancrer la littérature dans des espaces transculturés »26 ; or, l’auteur malgache pousse au plus loin la recherche formelle et la volonté de transculturation. Il balaie l’institution francophone pour mieux user poétiquement d’un français qui lui permet d’interroger le statut même du pouvoir, de la fiction et des fonctions de la littérature.
Raharimanana aime à rappeler qu’il est né le 26 juin 1967, sept ans jour pour jour après la proclamation de l’indépendance de Madagascar. Bien que n’ayant jamais vécu sous le régime colonial, il n’en a pas moins une conscience aiguë de ses effets dévastateurs. Il en voit une manifestation dans le fonctionnement même des littératures.
Ses positions à l’égard du marché littéraire de la francophonie sont sans appel : « la Françafrique, la francophonie et tout le bazar colonialiste, on s’en passera bien ! »27. Sans jamais remettre en question la littérature qui fait sa passion, il est d’une grande causticité envers l’institution de la francophonie littéraire et le statut de l’auteur : « D’ailleurs, dans la littérature française, ne représente-t-il pas la francophonie, francophonie qui joue un rôle non négligeable dans l’aliénation politique et économique de son pays natal ? »28. Dans Revenir comme dans Tisser, il évoque une fois de plus la violence de l’histoire coloniale et l’éradication des voix comme des mémoires à laquelle elle a procédé29.
Dans L’Arbre anthropophage, il consacre quelques pages au festival Étonnants voyageurs de Bamako (2002). Il s’y livre à une satire du monde francophoniste, cantonné entre hôtel, centre culturel français et soirées avinées. Il délègue la parole à un « ami » qui assume cette critique, et cette autocritique, avec dérision : « Maintenant à partir de midi, je parle plus qu’en anglais. J’en ai plus rien à foutre de leur francophonie […] Tu parles pas l’anglais, toi ? Mais t’es un vrai imbécile ! Un colonisé dans l’âme »30. Cet ami renseigne le narrateur-auteur sur ce qui est attendu de lui : « Ils te prennent en car, te déversent encore dans leur centre, tu thématises à mort à la gloire de la francophonie et de la nouvelle génération des écrivains, sauveuse de la littérature française déconfite. […] et tu n’oublies pas la pose »31. Dans ce texte, qui n’est même pas à clef puisque soit les prénoms des écrivains sont donnés, soit tout francophoniste reconnaît aussitôt les auteurs rapidement croqués, la littérature est un produit de consommation. Les écrivains sont, eux, un enjeu dans la diplomatie culturelle française.
Plusieurs passages de L’Arbre anthropophage reviennent sur l’incompréhension qui sépare le monde du créateur et de l’écriture de celui du marché du livre, comme de celui de l’académie. L’auteur évoque ainsi une libraire de Marseille qui lui reproche d’exploiter la misère des Malgaches ; le lancement d’un livre à Antananarivo où il se retrouve exhibé et muet ; les articles scientifiques qui déforment son œuvre ; les questions vaines et récurrentes sur les destinataires de son œuvre32... La critique de Raharimanana porte sur toute posture institutionnelle qui instrumentalise la littérature, l’écriture, et qui confisque son travail au poète.
Toutefois, l’écrivain ne s’arrête pas à une perception purement oppositionnelle qui en quelque sorte laisserait une fois de plus ce qui vient de la France au centre de toute réflexion comme une référence incontournable. Ayant réglé son compte à l’institution francophone, il peut user du français pour se recentrer sur Madagascar et pour analyser les conséquences de ce que Jean-Joseph Rabearivelo nomma « l’interférence » coloniale. Les langues malgaches l’intéressent beaucoup plus car c’est de leurs relations conflictuelles qu’est né son français littéraire. L’intervention coloniale a conduit en effet à une reconfiguration de ces langues en permettant au merina de s’imposer. Mais à son tour celui-ci se trouve « vidé de sa substance dès les premières lignes littéraires »33 par le double poids colonial et religieux : « D’inspiration biblique, conformistes et pudibonds, ils [les textes] reniaient toutes références à la culture malgache, n’étaient que de pâles copies de la prosodie française. L’œuvre missionnaire a fait en sorte de créer une littérature de soumission et d’acculturation ».34
Écrire en malgache, c’est écrire à partir de ces filtres et entériner la « part de la perte », celle de sa langue antakarana. Il s’y refuse : « Ne pas obéir aux diktats du malagasy officiel qui consistaient et qui consistent encore à glorifier “la langue de nos ancêtres”, à éviter les sujets qui fâchent, à épurer les mots de toute rébellion. »35 Face à l’idéologie nauséabonde de la « pureté » de la langue des ancêtres qu’a déployée le merina, le français apparaît comme la « langue de détour ». Il s’est donc mis :
« À écrire en français. Loin de la douleur de dire en malgache, les émotions me submergeant trop vite dans cette langue. J’écrivais en français où je n’avais pas non plus de choix à faire : être un vrai Malgache ou pas, être merina ou antakarana. L’urgence était d’écrire, simplement écrire. […] Pour désigner ce que j’avais vu, la pauvreté qui se développait jour après jour devant mes yeux, les mots en malagasy que j’avais à ma disposition s'avéraient trop "sales", trop "violents". J’ai donc écrit en français. »36
L’idée du français comme « langue de détour »37 mais aussi comme langue pouvant dire les choses « sales » n’est pas nouvelle en francophonie littéraire. Le recours au français n’est toutefois pas allégué comme un moyen d’épargner une langue maternelle qui serait trop crainte ou trop révérée pour la salir. Le français oppose en réalité le potentiel de l’impur à un double mythe ethnocentrique du pur : celui dont s’était doté l’ancien colon ; celui que s’est créé la langue merina. Les perspectives ont donc changé. Ce faisant, le français peut porter une attaque à la « soumission » malgache aux normes littéraires et morales, et non plus être utilisé pour parler du rapport de l’ancien colonisé à son ancien centre. Ainsi le français va-t-il en quelque sorte permettre une double dissidence : à l’égard de l’institution « françafricaine » et de son histoire bien sûr, mais aussi à l’égard du normativisme merina défait de sa prérogative. C’est la double perspective surplombante et du français, et du malgache officiel, que l’auteur déconstruit conjointement pour mettre en procès le « monolinguisme »38 de chacune des deux langues et les faire sonner de toutes les diversités qu’elles avaient tenté d’écraser.
II. Écrire depuis la blessure
Cette entreprise a pris un caractère d’urgence particulier dans sa vie comme dans son œuvre lors du séisme que sa famille a connu avec l’arrestation de son père par le nouveau régime et la torture qu’il a subie dans les geôles du pouvoir. « Langue de détour » et mots « sales » ne relèvent plus d’une simple perception épilinguistique, mais prennent toute leur place dans l’édification d’un nouveau langage à fleur de drame. Cet événement traumatique a engendré chez l’auteur une crise brutale de la conception du littéraire, de la fiction, du régime linguistique et politique. Celle-ci se manifeste à partir de L’Arbre anthropophage, texte particulièrement hybride. Ce qui arrête en effet l’attention, c’est que ses propos sur la littérature et les langues ne peuvent pas être réservés à des entretiens ou à des commentaires paratextuels. Ils semblent aspirés dans chacun de ses ouvrages, rendant toute frontière imperceptible entre textes autobiographiques, autofictionnels, essais et fictions, tous communément inclus dans la catégorie très large de « récits ». C’est le signe que le métatexte et l’autoréflexivité font pleinement partie du texte, voire en commandent et la forme, et le sens.
L’Arbre anthropophage commence par retracer l’histoire des diverses formes littéraires malgaches et les silences successifs auxquels elles ont été réduites par les ouvrages « scientifiques » des colons français. Textes ethnographiques, encyclopédiques, visaient à transformer les peuples côtiers en sauvages sans récits, et les merinas en « civilisables ». Il oppose à cela la complexité des histoires de migrations, assorties des divers mythes de fondation et des légendes auxquels elles ont donné lieu. Une fois établies cette richesse et cette complexité de l’histoire des arts littéraires et des récits malgaches, il peut entrer dans l’actualité de Madagascar et retracer le combat mené pour libérer son père. C’est donc l’évocation du système littéraire et linguistique malgache qui lui offre une grille de déchiffrement de la situation politique contemporaine dans laquelle est pris son père.
La mise en perspective des deux permet de comprendre que le combat est toujours le même : c’est celui de l’Un qui veut réduire le multiple et le divers au silence, qui s’efforce de simplifier le complexe. Ainsi, les textes coloniaux avaient tenté de juguler les langues et les littératures malgaches et de neutraliser la diversité des peuples. À son tour, le gouvernement malgache a tenté de réduire au silence le père, arrêté parce qu’il dénonçait le centralisme tananarivien et invitait les provinces à faire preuve d’agentivité en s’appuyant sur leurs savoirs et leurs compétences. Le fils va donc désormais, dans tous ses textes, œuvrer à une double décolonisation des savoirs et des points de vue, dénonçant toute velléité de réduire la diversité des récits au silence, qu’elle émane d’un pouvoir français, malgache, ou de quelque autre nature.
La fragmentation formelle va de pair avec cette idée du pluriel et toutes deux sont devenues, à compter de ce drame familial, plus que jamais sa modalité d’écriture et son rapport politique autant qu’éthique au monde. Cela a pour conséquence qu’il n’y a plus non plus de dissociation possible entre fiction et réel et que l’auteur se trouve amené à prendre part à ses propres fictions : « Ce que j’ai attribué à mes personnages, leur vie, leur mémoire, ne sont en fait que les miennes »39. Ce traumatisme a donc été le point de bascule de sa vie40 et l’a conduit à penser autrement l’écriture et la langue, la transmission de la parole et du récit.
L’écrivain revient sur les deux actes de violence majeurs du régime qui l’ont conduit à prendre très concrètement acte de la fragilité du signe : l’autodafé et la torture. La destruction des livres et des archives du père, professeur d’histoire, c’est certes le risque de réduire à néant ce qui a fait du fils « un liseur de monde, un écrivain »41. C’est aussi ce qui l’a contraint à penser autrement la littérature. L’acte de torture qu’a subi le père, quant à lui, a consisté à blesser sa bouche avec un fusil et a porté atteinte à sa possibilité de transmettre des récits, de contester les discours hégémoniques :
« "Il m’a ouvert la bouche avec le canon avant de l’introduire. Il l’a tourné dans tous les sens. Le viseur a blessé ma bouche. Mes dents sont tombées. Mon palais meurtri." Il rit. "Comment parler après tout ça ?" » 42
Or, précisément, ce double traumatisme a conduit l’auteur à explorer toutes les ressources de la langue française et à écrire depuis la blessure. « Parler après tout ça », cela a d’abord été écrire le roman Za qui lui a permis de faire passer tout entier le français au service du malgache. Ce roman, de nombreuses fois analysé, laisse la parole à un narrateur qui zozote après avoir été torturé. Sa parole se fait spiralaire et vertigineuse :
Excuses et dires liminaires de Za
« Eskuza-moi. Za m’eskuse. À vous déranzément n’est pas mon vouloir, défouloir de zens malaizés, mélanzés dans la tête, mélanzés dans la mélasse démoniacale et folique. Eskuza-moi. Za m’eskuse »43
Plutôt que de n’y voir qu’une volonté de renouveler le français, il s’agit en réalité plutôt de comprendre ce texte comme un « kabary qui déraille » selon les mots de l’auteur. Ce sont en effet les normes du kabary qu’il transgresse, en plus de celles du français. Le genre oral du kabary est très codifié. L’orateur doit commencer par s’excuser de prendre la parole et par se soumettre à ses aînés. Il doit produire de la belle parole et pour cela, montrer sa virtuosité à travers son aptitude à tisser des proverbes et des formules figées. Ici, le kabary explose toutes les codifications. Il est comme possédé par le délire du genre du sôva44 et miné de jeux intertextuels avec des contes provenant de diverses régions malgaches auxquels le français peut prêter des mots « sales ». Jouant sur l’instance pronominale du « za » malgache (du je), et sur les jeux euphoniques ou homophoniques que produit le zozotement, l’auteur tout à la fois redonne un centre énonciatif fort45 à ce tourbillon littéraire et refuse toute forme de réduction à l’un, au monosémique. Le français, écrit Raharimanana, est sa matière, et le malagasy son burin : son objectif est de faire ensemble dérailler les langues pour qu’elles produisent de l’« inouï ». Le français fournit donc un répertoire de formes et de sources que peut animer le point de vue énonciatif malgache.
Face à la violence du monde toutefois, peut-on réellement résister par le délire verbal et faire du labyrinthe de cette cocréation franco-malgache l’expression d’une agentivité retrouvée ? Cela serait sans doute trop optimiste que de l’affirmer, car Za est d’abord le thrène d’un père qui a vu son enfant mourir dans les fleuves de déchets que charrient les canaux d’Antananarivo. Un temps libérées par la truculence du verbe, la parole et la voix sont vite entravées par le sanglot, par le sordide du devenir économique, écologique et politique du pays.
Quoi qu’il en soit, français et malgache se fraient conjointement un chemin pour dire ensemble que, malgré toutes les obstructions, rien ne peut être tu. Par la transgression des normes de la belle parole et d’un rire qui explose du fond des abysses, Raharimanana s’oppose frontalement à la notion envahissante de fady (interdit) qui structure la socialité malgache. Le français dérange et remet ainsi en cause l’interdit, qu’il s’agisse de tabous ancestraux ou de censure, réaffirmant que la littérature est le lieu où tout doit être dit : « Tout dire. […] Scander à n’en plus finir. Chanter »46.
Autodafé et bouche mutilée sont des actes fondateurs d’un renouveau poétique dont ils ne peuvent toutefois que désigner également la fragilité. Le fils, dans Revenir, est à nouveau un bada lela, un garçon à la « langue lente, paresseuse » qui zozote47. La nécessité de tout dire se fait donc d’autant plus impérieuse que la blessure est irréparable, et ne peut dès lors que sans cesse être réévaluée, répétée. Les textes de l’auteur sont en effet hantés par le « ressassement » que Magali Marson propose comme l’un des paradigmes définitoires de la poétique francophone des textes de l’océan Indien48. L’autointertextualité y est proliférante, vertigineuse. Chaque texte, quelle qu’en soit la forme, courte ou longue, théâtrale, poétique, en prose, se déverse par pans entiers dans les autres, répétant ou repétrissant en écho des interrogations obsessionnelles. Il n’est pas plus possible d’assigner un genre aux diverses œuvres de l’auteur que, parfois, de les distinguer les unes des autres.
En ce sens, son usage littéraire de la langue française se fait totalement postmoderne, ultracontemporain. Refus des genres, crise du sujet, fragmentation, autoréflexivité, refus de toute forme de continuité narrative sont autant de mises en doute de la fiction et de renoncement à la production de « grands récits »49. Outrepassant les questions de la francophonie et du recours aux langues, Raharimanana s’inscrit dans cette crise généralisée des catégorisations littéraires, mais il le fait depuis un lieu énonciatif qu’il veut établir à Madagascar et dans la sphère africaine. En quelque sorte, l’affaiblissement contemporain du régime fictionnel en langue française va permettre à des formes malgaches tues et ignorées de revenir à la surface, et d’entraîner le texte francophone dans de nouvelles directions poétiques, vers la proposition d’un nouvel universel décolonisé.
III. Faire sonner les mots pour redéfinir l’universel
Le texte en langue française, défait de toute contrainte narrative liée à un genre particulier, constitue un espace hospitalier aux formes malgaches. Il est retravaillé de l’intérieur par les récits malgaches au point que la prérogative même de l’écrit se défait. La francophonie s’ouvre alors à de nouvelles relations transversales et peut être le lieu d’un nouvel universel.
Dans son constant souci de « tout nommer », l’auteur passe en revue tout un pan de savoir ignoré du lectorat occidental. L’Arbre anthropophage évoque ainsi un ensemble de genres littéraires malgaches : le sorabe, le hainteny, l’ohabolona, le sôva, l’angano, le tantara, le tafasiry, le tononkira, ou le hira50 dont il donne traduction, étymologie et exemples en malgache et en français. À travers cette place enfin laissée au malgache, le texte en français a pour vocation de réparer des manques et de constituer une archive postcoloniale, au sens où la redéfinit Carpanin Marimoutou :
« C’est aussi cela qui explique, d’une certaine façon, un certain mal d’archive, pour reprendre l’expression de Jacques Derrida, des sociétés postcoloniales. Le rapport symbolique à l’archive ne fonctionne pas, puisque cette dernière a toujours été celle du pouvoir, que l’histoire des autres a toujours été déniée. Ce mal d’archive dit ainsi un déficit de représentation de soi. L’archive postcoloniale est une archive des traces, des spectres, des disparus, des anonymes. C’est par ce biais que le texte littéraire, en retravaillant à sa façon l’archive absente, se construit aussi comme un texte de résistance ; non pas tant par ce qu’il énonce que par la forme à travers laquelle il énonce. »51
Le texte en français n’est plus l’archive du pouvoir mais, au contraire, laisse revenir les formes disparues, qu’il avait lui-même contribué à faire disparaître. Il en est perturbé dans sa langue comme dans sa forme, au point de ne plus relever d’aucun code identifiable par le système littéraire français. En se laissant ainsi transformer, la littérature francophone, en quelque sorte, fonde une nouvelle forme d’héritage. Le dispositif textuel proposé par Raharimanana permet non seulement de « faire place aux voix (subalternes) et aux voies qui leur donnent sens dans les récits francophones » mais surtout, de « les écouter là où elles font sens », c’est-à-dire de les entendre « dans leur différence » au sein même du français52.
L’auteur s’inscrit ainsi dans une sorte de mitady ny very53 réinventé. Le Mitady ny very est un mouvement littéraire initié par l’écrivain malgache Jean-Joseph Rabearivelo dans les années 1930, visant à décloisonner les poétiques malgaches du mimétisme colonial par le réinvestissement des traditions orales. Raharimanana écrit que ce mouvement « ne peut pas être considér[é] comme achev[é] »54, car il lui manque l’exploration de « toutes les facettes du malagasy ». Reprenant cette voie à sa propre manière, il se livre à son tour à cette recherche « du perdu ». Elle n’a rien pour lui d’une démarche folkloriste55 ni d’une nostalgie passéiste. Il n’associe en aucun cas les formes orales à un état premier des littératures dont le développement téléologique devrait les amener vers des formes écrites : « Pourquoi appeler forcément retour ce travail sur les mots sonnants ? »56 s’interroge-t-il d’ailleurs.
Le texte francophone, en effet, ne se contente pas de nommer des formes littéraires malgaches, il s’élabore à partir de leur matière57. Raharimanana aime en particulier citer des mythes, notamment dans Tisser qui en est tout entier constitué : « Alors, je vais à ces mythes qui me tressent, à ces mythes qui s’emparent de chaque fibre qui me constitue. Des mythes simples. Que d’aucuns disent primitifs contes. Ou légendes. Qu’importe »58.
Il évoque des récits de toutes les régions comme, parmi de nombreux autres, les mythes de Ralanitra et Ratany, d’Ibonia, de Ranoro ou bien de Benandro. Il insiste sur une figure de conte qui lui est chère et qui est la matrice de plusieurs de ses textes, Zatovo. Toutefois, ce n’est que dans ses derniers récits qu’il est plus disert sur ces références et qu’il permet de la sorte au lecteur francophone curieux de faire des recherches plus approfondies sur cet univers dont il ignore le plus souvent tout. Ces références que rien ne démarquait du récit en langue française restaient, dans les textes précédents, très difficiles voire impossibles à saisir pour un lectorat non spécialiste de Madagascar. Proprement spectrales elles perturbaient la surface du texte, troublaient l’interprétation mais restaient insaisissables.
Elles sont rendues d’autant plus complexes — et en ce sens troublent également le lecteur connaisseur de l’île — que l’auteur ne se limite pas à la citation ou à l’injection de récits sous la peau française du texte. Raharimanana fusionne les figures légendaires pour les réinventer. Il commente ainsi lui-même son travail dans Za en expliquant comment il a mêlé Ratsiafabahiny, personnage de conte betsileo, à Zatovo du conte Zatovo tsy nataon-janahary (Zatovo qui n’a pas été créé par Dieu), particulièrement populaire dans le monde sakalava de l’ouest malgache59. Dans Tisser, il dédouble Zatovo en deux frères jumeaux alors que les jumeaux sont, dans la version la plus connue du conte du moins, les enfants de Zatovo. Quoi qu’il en soit, par la fusion des sources, Raharimanana opère une réinvention des littératures orales tout à fait audacieuse pour un public malgache habitué à une séparation des genres en fonction de leurs « ethnies » de provenance.
Cet usage très impalpable de formes impossibles à localiser clairement n’est donc pas que contre-discursif : il ne cherche pas seulement à miner le « centre » par ce que la « périphérie » lui renvoie de son arrogance et de son ignorance. Il s’agit d’abord d’un travail très érudit, qui vise à faire travailler le potentiel poétique et créatif du frottement des imaginaires dans une langue qui fut leur ennemie avant de devenir leur matériau littéraire.
Émancipé des genres littéraires comme du devoir de conformité à un héritage oral, le texte propose une nouvelle forme de francophonie et affirme une vraie démarche décoloniale. L’auteur crée de nouvelles énonciations qui n’avaient pas encore leur place en français, et les situe dans l’écosystème de leur propre ordre symbolique et discursif. Elles n’ont plus à entrer dans le système discursif « du centre », ni comme opposantes, ni comme inféodées.
Ce renouvellement de la francophonie peut alors repousser les dernières barrières, le dernier fady du français : la sacralisation de l’écrit. Une figure comme Zatovo permet de proposer un commentaire métatextuel sur le texte littéraire : récusant tout dieu créateur, Zatovo invite à interroger l’acte même de création auctoriale. Le personnage révolté échappe à son démiurge et cela se manifeste surtout par l’oralisation des formes proposées en français. Le livre, héritage colonial s’il en est, est en effet remis en question non seulement par une oralité savante et poétique, mais surtout par l’interférence de la voix dans l’écriture. « [R]éaliser la rencontre qui ne s’est jamais faite entre civilisation du livre et de l’oralité »60 s’opère par la déconstruction de l’une comme de l’autre et par leur transformation mutuelle en chant — c’est le sens du mot Hira, qui est le nom du protagoniste de Revenir. Il apparaît là encore difficile d’attribuer cela à une spécificité indianocéanique tant c’est une pratique fréquente dans la littérature contemporaine, mais force est de constater à quel point l’océan Indien recourt à l’oral et à la voix61 comme, pour ne citer qu’eux, chez Shenaz Patel ou Khal Torabully à Maurice, Vincent Fontano ou Francky Lauret à La Réunion, Alain-Kamal Martial ou Soeuf Elbadawi à Mayotte et aux Comores, Michèle Rakotoson à Madagascar… Chez Raharimanana, le livre est indissociable du corps. L’écriture est un jeu et une souffrance du corps, c’est une danse. Le texte est une transe, un sôva, qui requiert la voix :
« À haute voix, les mots n’appartiennent pas à la bouche, ils sont corps de souffle et de sens, ils sont corps de tension et de caresse, ils sculptent la scansion et amènent le corps à des mouvements. […] la voix emmène tellement loin. Jusqu’à la perdition. »62
Un grand nombre des textes de l’auteur sont d’ailleurs faits pour être dits, mis en musique avec la complicité de Tao Ravao, performés, pour « habiter le silence ». Le corps de celui qui écrit se fait un médiateur, un intercesseur qui accueille les voix des autres :
« Les voix […] revenaient en lui, toujours plus nombreuses, toujours avides d’un corps parlant. Il avait décidé de vivre et de recevoir sereinement l’héritage des voix errantes. Il était né une seconde fois en écriture. »63.
Les récits sont saturés par le registre d’une indistinction du mot dit et écrit. Ainsi, par exemple, écrire se fait « dans le brouillon de la bouche » ; Hira « murmure les mots avant de les coucher »64. La conception de la voix et de l’écrit de Raharimanana, si elle doit beaucoup à Madagascar, est d’abord redevable de la « politique de la littérature » que déploient ses textes. Tous insistent sur la nécessité de défaire les hiérarchies et les clôtures et de « revenir » à la douceur des récits partagés, comme dans son enfance enchantée qu’il évoque dans tous ses derniers textes. Ainsi, s’appuyant toujours sur la présence spectrale de Zatovo, propose-t-il une libération du signe, ouvert à tous, libéré de toute autorité.
« Ne nommer que dans le flou absolu. Ne convier les âmes qu’au banquet des rêves pour que se désagrège la certitude du réel. […] Je serai celui que nul n’aura fait. Je serai celui qui jamais ne se formera. Celui qui n’existera que le temps d’une scansion, d’un chant, d’une illusion. Ces mots qui s’abandonnent à mes lèvres, à d’autres lèvres se sont déjà donnés, se donneront encore… »65
La francophonie est le lieu d’où s’élève ce chant qui s’adresse à tous et invite au partage, mais elle requiert pour cela d’être redéfinie, et de n’être plus exclusivement liée à un usage de la langue chargé de connotations historiques. L’auteur postule ainsi plusieurs fois l’idée de « construire l’espace en dehors des références de la langue d’écriture »66. Pour cela, il faut déconstruire la langue pour en extraire le diamant pur qui n’a pas été altéré par l’histoire : l’image, le son. En déconstruisant le pouvoir de l’écrit, l’auteur déconstruit aussi l’idée même de langue pour accéder à l’émotion partagée. Nous comprenons mieux alors à quel point la notion de « langue de détour » est ici réinvestie. Elle ne s’inscrit plus dans le conflit entre deux langues, mais signifie le travail à effectuer au sein d’une même langue. Il écrit ainsi qu’il faut « passer par d’autres voies que le sens immédiat. Chercher dans l’image. Chercher dans le rythme » et choisir « le dépouillement pour atteindre l’universel »67.
La notion d’universel est aux antipodes de l’universalisme abstrait qui marquait la pensée coloniale68. Elle ne relève plus d’une géographie impérialiste du « Français, du francisé et du francisable » telle que la proposa Onésime Reclus pour inventer le terme de francophonie69, pas plus que de l’idéologie de l’universalité d’une langue dominante telle que la postula Rivarol en 1784. Elle n’est plus cette foi française dans sa propre culture et dans son propre système qui justifia la « mission civilisatrice » coloniale. Elle devient la volonté d’accorder au plus juste sa voix et sa sensibilité pour qu’elles résonnent en l’autre.
Françoise Lionnet reprend la notion d’universalité telle que la définit Zygmunt Bauman :
« […] la recherche de l’universalité n’implique pas l’étouffement de la polyvalence culturelle ou la pression pour atteindre un consensus culturel. L’universalité ne signifie rien de plus, et rien de moins non plus, que la capacité à communiquer à travers les espèces et d’atteindre une communication mutuelle – au sens, je le répète, de "savoir comment continuer", mais aussi savoir comment continuer face aux autres qui peuvent aussi continuer – ont le droit de continuer – différemment. »70
Raharimanana insiste sur cette idée de différence en la concevant comme un refus des centres : « L’universalité, c’est cela aussi, tout peut partir de n’importe quel coin du monde »71. Voire, selon lui, elle émane de chaque sujet : « D’un fil apparemment sans importance, unique, individuel, mince, nous convergeons vers un tableau universel. L’histoire du monde est dans l’individu »72.
Cet universel qui peut émaner de chacun et de chaque lieu le conduit à recréer une cartographie dans laquelle Madagascar, s’adressant à l’Afrique plus particulièrement, veut ouvrir à d’autres possibles.
La métaphore du tissage et du nouage est de plus en plus mobilisée par l’auteur. On le constate à travers les titres de certaines de ses œuvres : Enlacement(s) (2012), Trois tresses (2018), Tisser (2021). Elle renvoie à l’étymologie du mot « texte » bien sûr, et aux mécanismes de l’intertextualité. Elle constitue donc, par le biais même de la littérature et de l’art, une façon de concevoir le devenir d’un monde qui saurait créer de nouveaux liens : « Tisser, c’est être à la fois à l’endroit de l’art et de la réconciliation, […] Tisser n’est pas figer une identité. Tisser, c’est une projection vers l’avenir »73.
Pour rendre possible cette projection, l’auteur postule un recentrement décolonial de l’énonciation. S’inscrivant dans un permanent dialogue avec Aimé Césaire, il se réclame à son tour « Nègre » pour redonner à son humanisme une source, l’Afrique, devenue point de départ de la construction d’un autre regard : « terre de l’Afrique, je regrette de devoir me définir hors de l’autre, mais que m’importe, qu’importe, voici le temps de m’emparer, de nous emparer des idées quand l’œuvre d’arasement est si manifeste »74. En ce sens, comme y invite Felwine Sarr, l’auteur s’est choisi75 et réengage Madagascar dans ses liens avec les autres lieux de l’océan Indien — en particulier les Comores — et avec l’Afrique. Ainsi, de même que l’auteur avait cassé le centralisme malgache en réinstaurant la diversité des littératures orales dans la matière française, il propose maintenant une rencontre syncrétique entre les imaginaires et les mythes de l’île et du continent, proposant une nouvelle spatialité indianocéanique, une « vision décentrée du monde »76. Il tisse ici la déesse aquatique Mami Wata avec deux déesses chthoniennes africaines, ashanti et zulu mais aussi mahoraises, et avec Ratany, la Terre, malgache : « Mami Wata, peut-être avec Mwana Issa, peut-être avec Asase Yaa, corps-sculptures nés des caresses de la Terre-Mère, rappelez-vous de Ratany »77.
Comme chez Césaire, Nègre et Afrique sont également le nom que prennent la résistance à la fatalité des classifications — qu’elles soient littéraires, sociales ou raciales — et le combat contre la victimisation des sujets précaires. Le « Nègre » dont se réclame l’auteur en est le paradigme : « la communauté est internationale, les nations sont unies et Nègre toujours sera nègre, corps noirs des siècles noirs des soleils noirs, l’infâme est mon affaire »78.
Faire « son affaire » du Nègre, permet une fois de plus, dans la proximité constante avec Césaire, de relire l’histoire malgache et de la relier à cette francophonie réinventée. L’auteur évoque le racisme malgache à l’égard des « côtiers » et Hira, dans Revenir, se découvre lorsqu’il se reconnaît côtier dans la couleur de sa tante : « Il comprit immédiatement que ses racines étaient là. Noires »79. Cela lui permet de tenter de se pencher sur la terreur des Africains qui a été inculquée aux Malgaches durant la période coloniale et qu’il continuait à éprouver quand il était enfant. Aux yeux des Malgaches, le terme senegaly intègre tous les Africains80 et continue à être totalement dénigrant, à la fois méprisant et renvoyant à l’idée de l’ennemi. Tout comme Fanon montrait la façon dont Mannoni a manipulé cette peur éprouvée par la population à l’égard des tirailleurs de l’armée coloniale pour supposer un « esprit de servitude » et un complexe d’infériorité aux Malgaches81, Raharimanana montre à quel point, de la sorte, toute idée d’une solidarité africaine a été rendue impossible. De même, la doxa voulant que les Malgaches soient « doux », loin de la « brutalité » africaine82 vise aussi à cette dissociation. Les nouveaux contours qu’il propose aux littératures francophones permettent de réparer cette fracture.
Devenir le Nègre, « échancré de la grande déchirure du continent noir »83, permet aussi de retrouver le cri de Césaire appelant à se remettre debout84, l’engagement dans une résistance littéraire tendue vers un avenir enfin envisageable. L’œuvre entière de Raharimanana s’est peu à peu muée en un « Discours sur le (néo)colonialisme », qui fustige la désorganisation du monde, des pouvoirs, et des vies qu’il engendre. Il ne s’agit néanmoins pas pour lui de refaire l’aventure du mouvement de la négritude. On retrouve plutôt chez l’auteur une convergence avec ce que Felwine Sarr nomme Afrotopia, et qui ne veut plus se penser comme une réponse, dans ses propres termes, à l’ordre institué :
« […] il s’agit de ne plus se justifier : de ne plus répondre aux diverses injonctions : articuler une proposition africaine de civilisation en dehors d’une dialectique de la réaction et de l’affirmation, sur un mode créatif. Affirmer une présence au monde sur le mode libre de la présence à soi : être avec la plus grande intensité, se dire, et proposer au monde son élan vital. »85
Cet élan vital, c’est celui d’une écriture en langue française apte enfin à faire chanter de concert toutes les voix dans toute leur diversité.
À travers le cas particulier de l’écrivain Raharimanana, nous pouvons donc voir toute la complexité des relations que les îles du sud-ouest de l’océan Indien entretiennent avec la francophonie, que nous avons vue tant à travers sa dimension institutionnelle, l’usage de la langue française qu’elle postule, le champ littéraire qu’elle constitue, indissociable d’autres champs linguistiques et culturels. Toute tentative de catégorisation et d’identification de spécificités inhérentes à un espace donné semble en effet achopper face à l’éclatement contemporain de la notion de récit, de fiction voire de littérature, autant que face à un monde qui ne peut plus être envisagé que dans sa pluralité et sa complexité.
L’œuvre de Raharimanana montre à quel point l’artiste est à la croisée de ces chemins qui libèrent du conjoncturel pour refonder un universel différencié, pour inventer un langage poétique commun qui permette de faire société – et littérature – mais qui soit départi d’autoritarisme. Son œuvre nous dit, à travers la façon dont l’auteur prend à bras-le-corps la francophonie dans toutes ses acceptions, le chemin qui a déjà été parcouru, mais surtout, nous alerte sur tout le chemin qui reste à parcourir pour desserrer les étaux et libérer les voix de ceux qui restent réduits au silence, par l’aliénation, le mimétisme, la misère, la dictature, la guerre, la peur de dire. Musique, chant, cri, silence, écriture, griffure : ces images par lesquelles il évoque l’acte de création littéraire sont autant de manifestations de la nécessité de produire une version alternative aux discours hégémoniques depuis la matière même du français. S’il y a peut-être une possibilité d’identifier une voix comme indianocéanique, c’est dans sa volonté de recentrement des énonciations qu’elle apparaît. En voulant faire du corps du sujet qui écrit et qui parle un « Nègre malgache », l’auteur ne s’enferme dans aucune frontière mais postule une nouvelle solidarité poétique, met en commun une langue et une volonté de réforme du monde dans le but « d’ouvrir l’énonciation à des agencements multiples »86.
Le rapport à la francophonie a en effet profondément changé, les auteurs ne s’interrogeant plus sur leur légitimité à écrire le français — même si cela reste l’objet de malentendus et encore d’une certaine condescendance à leur égard. C’est du cœur de la langue française et de ses potentiels créatifs au frottement avec l’archive postcoloniale que les artistes « inventent de nouvelles façons de faire entendre non seulement les dissonances langagières et l’hétérogénéité de leur parole, mais aussi leur rapport ironique à la tradition dominante »87. C’est dans ce rapport pluriel et émancipateur à la parole que peut s’opérer une décolonisation véritable de la pensée et de l’esthétique. Dans la plus intime connaissance de ce qu’induit le rapport à une langue de création héritée de la colonie, et dans une permanente distance critique à son égard, peut s’opérer une « ré-articulation du rapport à soi-même » qui ouvre au tissage des voix.