L’engagement militant, en tant qu’expression de la participation citoyenne à des actions collectives visant à promouvoir des causes ou à lutter contre la violation des droits1, revêt diverses formes, telles que le syndicalisme, l’implication associative, la participation politique au sein des partis, ainsi que la participation aux mouvements de grève et aux manifestations. Ces formes d’engagement militant sont profondément influencées par le contexte socio-historique spécifique dans lequel elles s’inscrivent. En effet, les acteurs engagés adaptent leurs méthodes d’action et leurs approches militantes en fonction des défis et des enjeux propres à leur époque.
Les avancées technologiques dans le domaine numérique au cours des dernières décennies ont ouvert la voie à une nouvelle approche militante, où les activistes et les militants reconnaissent l’importance d’utiliser les nouvelles formes de communication pour exprimer leurs idées, revendications et mobiliser leur audience.
Bien que le débat sur la disparité numérique entre les sexes soit en cours, avec des préoccupations concernant la moindre maîtrise des technologies numériques par les femmes, ces dernières ont néanmoins saisi les opportunités offertes par les avancées technologiques pour s’engager dans la sphère publique et défendre leurs droits, particulièrement dans les sociétés patriarcales où leurs droits sont souvent bafoués. En d’autres termes, elles ont exploité ce nouvel espace pour remettre en question les normes sociales existantes et transformer leurs méthodes d’activisme.
En effet, le féminisme en tant que mouvement prônant l’émancipation d’un rôle que la société considère comme naturel a tiré parti de ces évolutions2. D’après Judy Wajcman, l’essor des nouvelles technologies a conduit de nombreuses féministes à croire que les technologies de l’information et de la communication peuvent profiter aux femmes et transformer les relations de genre.
Ces féministes sont davantage enclines à croire que les nouvelles technologies ont un potentiel de transformation intrinsèque, étant donné leur nature flexible et les nouveaux sens ainsi que les usages qu’elles génèrent3.
Les féministes ont véritablement tiré parti de l’espace numérique pour évoluer dans leurs pratiques et stratégies, en s’adaptant aux caractéristiques uniques de cet environnement. Elles ont exploité les opportunités offertes par les médias sociaux en ligne, ainsi que par les publications numériques telles que la presse et les revues, afin de diffuser efficacement les idées féministes4. À titre d’exemple, Facebook en tant que réseau social privé a constitué une opportunité alternative d’expression dont les féministes se saisissent largement, le blogue en tant que nouvel outil de communication plusieurs y ont vu un espace de démocratie directe à cause de sa facilité d’utilisation5, et Youtube comme espace de diffusion de conférences, films documentaires, interviews, capsules de sensibilisation, etc.6
Ces réseaux numériques servent de plateformes publiques pour l’argumentation et la délibération sur des questions liées au genre, connectant ainsi des femmes engagées dans l’émancipation de leur sexe, parfois à travers les frontières internationales et les continents.
Cet article repose sur les résultats d’une enquête qualitative que nous avons menée en 2020, en utilisant la plateforme numérique Facebook comme terrain d’étude. Cette enquête a été réalisée dans le contexte particulier du confinement, nécessitant l’utilisation d’outils technologiques pour répondre aux contraintes imposées par cette période. Notre recherche a débuté par l’exploration des réseaux sociaux, avant de se poursuivre par des entretiens avec des femmes qui ont généreusement partagé leurs témoignages.
Dans le cadre de cette enquête, nous avons adopté une méthodologie ethnographique en menant des observations au sein de groupes privés de femmes tunisiennes sur Facebook en utilisant notre profil personnel. L’objectif était de documenter les diverses formes de violences subies par les femmes en raison des mesures de confinement. Cette étude visait à comprendre comment les femmes abordaient ces violences au sein de ces groupes privés.
Nous avons sélectionné deux groupes pour notre échantillon. Le premier groupe, intitulé « Femmes Imparfaites" »7, est un groupe privé affichant 161 500 membres dans les résultats de recherche, tous étant des femmes. Il sert de plateforme pour les discussions où les femmes partagent et débattent de leurs expériences et préoccupations liées aux relations avec les hommes et aux relations familiales. Le deuxième groupe, appelé « Entre Femmes Uniquement »8, est également un groupe privé pour les femmes, comptant 117 200 membres dans les résultats de recherche. Les sujets de discussion abordés dans ce groupe sont similaires à ceux du groupe « Femmes Imparfaites ». Dans ces espaces de discussion privés, les femmes ont l’occasion de s’exprimer, de partager leurs expériences et d’échanger leurs idées en toute liberté, sans aucune contrainte.
Nous définissons un groupe privé sur Facebook comme un espace virtuel où vous avez la possibilité de rejoindre une communauté partageant un intérêt commun. Ces groupes sont généralement visibles dans les résultats de recherche. Toutefois, pour publier du contenu ou voir les publications des autres membres, une demande d’adhésion doit être approuvée par un administrateur.
En scrutant attentivement les publications et les commentaires dans ces deux groupes, nous avons observé la présence régulière d’un noyau de femmes engagées. Il s’avère que ces mêmes individus interviennent de manière constante, que ce soit en réagissant aux commentaires ou en partageant des publications visant à promouvoir les idées féministes. Ces groupes ont ainsi évolué pour devenir des espaces de dialogue centrés sur les questions de genre.
Nous considérons ce phénomène comme une nouvelle facette du féminisme, exploitant les avancées technologiques pour promouvoir les valeurs féministes. Dans cet article, nous nous attacherons à étudier ces nouvelles formes d’engagement militant en mettant en lumière les femmes qui ont joué un rôle central dans les débats sur les questions de genre au sein de ces deux groupes. Il est essentiel d’analyser les stratégies d’action de ces actrices afin de comprendre comment l’engagement militant a évolué à la suite de l’avènement de l’espace virtuel.
La nature de notre sujet nous conduit à adopter une approche qualitative compréhensive. Dans cette perspective, la démarche inductive se révèle la plus pertinente car elle met l’accent sur la signification du phénomène social. Cette approche considère les individus comme des acteurs actifs de la construction sociale, détenteurs d’une connaissance précieuse. Elle postule que les personnes ordinaires ont beaucoup à nous enseigner et vise à élucider les logiques sous-jacentes à leurs actions9.
Cinq entretiens individuels approfondis ont été menés avec des femmes actives participant aux deux groupes de discussion. Ces entretiens ont été réalisés via la plateforme Messenger. Pour respecter les souhaits de confidentialité des participantes, nous avons préservé leur anonymat en utilisant des pseudonymes et en supprimant toute information personnelle identifiable.
Eu égard à ce qui précède, il est important, nous semble-t-il, de poser les questions suivantes : comment la nature du cyberespace a-t-elle influencé l’émergence de nouvelles formes d’activisme chez les femmes, et quelles logiques sous-tendent leurs choix d’actions militantes dans ce contexte ?
Pour ce faire, nous entamerons d’abord notre exploration en abordant le premier axe, intitulé « L’évolution constante du mouvement féministe ». Dans ce cadre, nous examinerons l’histoire des différentes vagues de féminisme à l’échelle mondiale, tout en accordant une attention particulière au contexte spécifique du monde arabe. Cette démarche vise à mettre en évidence comment chaque époque a engendré ses propres méthodes d’activisme féminin.
Ensuite, dans le deuxième axe de notre étude intitulé « Un espace public alternatif : les femmes et l’appropriation du cyberespace pour agir », nous analyserons les caractéristiques des réseaux sociaux numériques. Nous tenterons également de démontrer, à travers les résultats de notre enquête qualitative, comment ces caractéristiques ont remodelé les modalités d’engagement des militantes féministes en Tunisie au cours de ces dernières années.
I. L’évolution continue du féminisme
Nous allons explorer ci-dessous l’évolution des mouvements féministes à travers le monde, en mettant en lumière le contexte unique du monde arabe. Cette approche nous permettra de démontrer comment chaque période a généré ses propres formes d’engagement féminin.
I.1. L’évolution des mouvements féministes à travers l’histoire
Le féminisme représente diverses mobilisations visant à lutter contre les oppressions subies par les femmes. Dans un sens plus large, il englobe les efforts déployés pour instaurer l’égalité entre les sexes et promouvoir les droits des femmes. Au fil du temps, le féminisme a pris de nombreuses formes et a été porté par différents mouvements et combats. Dans cette présentation, nous retracerons l’histoire du féminisme en mettant en lumière les différentes vagues qui ont marqué ce mouvement.
Nous entendons par vague « un "moment" du féminisme, durant lequel le mouvement se reconfigure et se transforme rapidement en réponse à l’évolution de la sociologie de ses militantes et du contexte social. »10
Dans cette optique, le féminisme a traversé trois vagues distinctes, mais aujourd’hui, avec l’avènement des technologies numériques et leur utilisation par les militantes féministes pour promouvoir leur cause, certains auteurs évoquent l’émergence d’une quatrième vague de féminisme. Il est à signaler que les vagues féministes successives ne sont pas en opposition les unes avec les autres, mais doivent plutôt être comprises comme une réactualisation et une réappropriation des idées et traditions féministes par une génération qui vit un contexte particulier favorable à un renouveau du militantisme. Dans ce sens, chaque vague de mobilisation militante se manifeste au sein d’un contexte particulier et représente un nouveau cycle de militantisme.
Il est intéressant de noter que les différents vagues du féminisme sont étroitement liées à des périodes spécifiques de l’évolution des médias. Chaque vague féministe a élaboré des stratégies médiatiques spécifiques11.
La première vague féministe prend racine pendant la Troisième République et trouve son apogée avec le mouvement des suffragettes au début du XXe siècle en Angleterre. Ces militantes, avec le soutien de certains hommes, ont réussi à obtenir d’importants acquis politiques dont le droit de vote, le droit d’accéder à des postes publics et la reconnaissance de leur pleine citoyenneté en tant qu’individus. En réalité, les féministes de cette époque se sont principalement engagées dans la lutte pour l’égalité civique. Elles ont organisé des rassemblements au cours desquels elles ont élaboré des arguments, des projets et des programmes. Certaines militantes ont également recouru à des actes de violence, allant de manifestations à des attaques à la bombe dans les stades, à la dégradation de tableaux dans les musées, voire à des agressions contre des parlementaires12.
Ces actions ont donné lieu à une loi répressive en 1908, entraînant des poursuites pénales et des peines d’emprisonnement. Plutôt que de payer des amendes, les suffragettes ont préféré l’incarcération, marquant ainsi le début d’une série d’arrestations qui ont suscité la sympathie du public envers leur cause. Elles ont commencé à incendier des institutions symbolisant la suprématie masculine, telles qu’une église ou un terrain de golf réservé aux hommes. Par la suite, des grèves de la faim ont éclaté dans les prisons, et en 1913, les suffragettes ont subi leur première perte tragique lorsqu’Emily Davison a perdu la vie en tentant d’arrêter le cheval du roi George V lors d’une course de derby. Finalement, en 1918, elles ont obtenu le droit de vote, bien que de manière limitée, et ce droit s’est élargi à toutes les femmes en 192813.
La fin du XIXe siècle a été une période décisive sur la scène médiatique, marquée par le mouvement des suffragettes qui revendiquaient le droit de vote à travers l’Europe. En France, malgré de nombreuses mobilisations entre les deux guerres mondiales, le droit de vote pour les femmes n’a été acquis qu’en 1944. Les actions médiatiques de Louise Weiss dans les années 1930 illustrent cette période avec les membres de son association, La Femme nouvelle, distribuant des tracts à des endroits emblématiques tels que le champ de courses de Longchamp ou lors de la finale de la coupe de France de football en 193614.
La deuxième vague du mouvement féministe, qui émerge au cours des années suivantes, met en lumière une transformation significative des normes sociales et des perceptions : son objectif central devient la prise de contrôle du corps féminin en matière de reproduction. La période du baby-boom, parfois décrite comme une époque marquée par un moindre engagement féministe, représente en réalité une phase d’exploitation des avancées féminines. Les années de prospérité des Trente Glorieuses (1945-1975) ont attiré un nombre croissant de femmes vers les professions du secteur tertiaire, ce qui a contribué à améliorer les conditions de vie au sein des foyers et à renforcer leur indépendance financière. Par conséquent, de plus en plus de femmes ont exprimé le souhait de limiter leur nombre d’enfants.
Afin de promouvoir l’abrogation des lois restrictives entravant l’accès à la contraception et de lutter contre les avortements clandestins, un groupe de pionnières a créé l’association Maternité heureuse. Dans les premières années des années 1960, cette association a évolué pour devenir le Mouvement français pour le planning familial (MFPF).
Parallèlement, le livre de Simone de Beauvoir, intitulé Le Deuxième Sexe, a révolutionné la pensée féministe en remettant en question la sacralisation de la maternité : elle y dissocie la femme de la notion de mère. Cette avancée théorique stimule une nouvelle génération de militantes, plaçant au cœur de leurs revendications : la maîtrise de la fécondité et la liberté sexuelle.
Les revendications de ces militantes ont émergé après mai 1968, dans un contexte politique qui favorisait les revendications et les réformes. Inspirées par les idées de Simone de Beauvoir, ces féministes ont entrepris une analyse du patriarcat en tant que système global d’oppression masculine, remettant en question la notion que le sexe est une donnée naturelle, et affirmant plutôt qu’il s’agit d’une construction culturelle modifiable. Le féminisme s’est ainsi engagé à déconstruire tous les éléments idéologiques entravant l’atteinte de l’égalité entre les femmes et les hommes15.
Les militantes de cette génération s’appuyaient sur les médias de masse pour amplifier leurs causes. Un exemple emblématique de cette stratégie remontait à 1971, lorsque Le Nouvel Observateur publiait le manifeste des 343 femmes affirmant avoir eu recours à l’avortement. De plus, elles exploitaient les nouvelles technologies, notamment la vidéo, pour diffuser leur discours critique16.
Dans les années 1980, grâce aux efforts des militantes de la deuxième vague, les textes juridiques sont en place. Légalement, les femmes bénéficient des mêmes droits que les hommes et ont le droit de décider de ce qui concerne leur propre corps. Cependant, les attitudes et les perceptions traditionnelles persistent fortement dans la société. Après quelques années, la troisième vague émerge.
La troisième vague féministe se caractérise par une vaste gamme de revendications politiques et d’expressions artistiques qui ont émergé dans les années 1990 aux États-Unis avant de se répandre dans le reste du monde occidental grâce à l’activisme de militantes féministes. Cette vague se distingue particulièrement par sa dimension transnationale. Les activistes s’étaient activement engagées dans les domaines des médias et de la culture, tout en reconnaissant l’importance de l’inclusion des hommes dans leur lutte commune. Contrairement à la deuxième vague féministe, qui avait cherché principalement à donner voix indépendante aux femmes, ces militantes féministes avaient revendiqué la nécessité d’une mixité sociale17.
En encourageant un dialogue ouvert entre les femmes et les hommes, ces féministes s’alignent souvent sur les principes de la première vague, visant à remettre en question les normes traditionnelles de genre. Le féminisme postmoderne remet en question la notion de différence des genres masculin et féminin, ainsi que les catégories traditionnelles de sexualités (hétérosexualité, bisexualité, homosexualité). En articulant les luttes contre diverses formes d’oppression, que ce soit en tant que personnes transgenres, femmes, lesbiennes, gays, travailleuses du sexe, et bien d’autres, cette troisième vague du féminisme critique les féministes égalitaristes héritières de la deuxième vague, les accusant de réduire les femmes à une catégorie homogène et d’occulter d’autres formes de domination telles que le racisme, l’hétérosexisme et la domination de classe18.
Les féministes de cette génération ont trouvé dans les nouvelles technologies une réponse à leur désir d’un militantisme moins hiérarchisé. Elles ont intégré les nouveaux médias et les réseaux sociaux au cœur de leurs actions militantes.
Dans un article intitulé « L’essor du féminisme en ligne : symptôme de l’émergence d’une quatrième vague féministe », David Bertrand mobilise le concept de vague féministe pour mieux cerner la transformation des pratiques et idées du féminisme sous l’influence de l’utilisation croissante d’internet. Il soutient dans cet article l’idée que le fort activisme numérique des féministes et la grande visibilité des hashtags #metoo et #Balancetonporc, qui a permis au public de prendre conscience de la force des mouvements féministes en ligne, est une manifestation de l’émergence récente d’une quatrième vague féministe19.
I.2. Les femmes et la technologie
D’après Coralie Richaud, les technologies numériques peuvent apparaître comme une « source de pouvoir »20 pour les femmes, dans le sens où elles offrent des nouvelles possibilités pour développer la puissance d’agir des femmes et des mobilisations féministes. À cet effet, nous pouvons remarquer qu’il y a une augmentation de l’appropriation par les femmes de l’espace numérique pour militer et pour défendre la cause féminine.
Dans cette optique, plusieurs féministes affirment qu’internet pose les fondations technologiques d’une nouvelle société, libératrice pour les femmes et elles considèrent que le lien traditionnel entre technologie et privilège masculin est enfin rompu21.
En effet, alors que les femmes ont été traditionnellement marginalisées dans l’espace public physique, Internet a favorisé leur prise de parole en ligne. Certaines préfèrent vivre leur féminisme en ligne et avoir de l’impact via les réseaux sociaux, grâce à leur argumentaire, plutôt que de sortir manifester dans les rues. Grâce au web, les internautes ne sont pas condamnés à l’alternative entre militantisme ou silence, mais s’énoncent au contraire explicitement, à travers des prises de parole et débats sans limites et sans complexe.
Il convient de préciser que le cyberespace offre une vaste panoplie de moyens d’actions, tels que les mails, les réseaux sociaux numériques (Facebook, Instagram, Twitter), les listes de diffusion et les pétitions en ligne. Chaque moyen d’action impose des modalités d’actions différentes. Par analogie, dans les forums et les groupes de discussions privées, les femmes prennent la parole, témoignent de leur expérience et confrontent leurs idées librement et sans contrainte ; dans les pages et les groupes publics, elles organisent des campagnes de sensibilisation et de revendication pour défendre les droits des femmes.
Ces différents moyens d’action ont engendré des pratiques d’usage diversifiées de cyberespace par les femmes. À titre d’exemple, les femmes ont investi les plateformes numériques pour participer à la création de l’opinion publique en exprimant des avis portant sur la chose publique.
Dans ce sens, Coralie Le Caroff en interrogeant les modalités de prises de parole profanes autour de l’actualité sur Facebook et le rôle du genre dans la différenciation de l’expression politique, indique que « nous assistons à une communication autour du politique moins systématiquement genrée que celle repérée dans les espaces spécifiquement dédiés à la parole publique »22. En fait, l’informalité des échanges sur ce dispositif favorise la participation des femmes dans les discussions autour de l’actualité politique. Ce facteur influe sur le comportement politique des femmes.
En outre, ces réseaux sociaux numériques constituent un espace public d’argumentation et de délibération autour des questions du genre qui relie à distance, parfois à travers les continents, des femmes engagées dans l’émancipation de leur sexe. À titre d’exemples, les blogs d’information américains, tels que Feministing.com ou Jezebel.com, extrêmement populaires, proposant une analyse de l’actualité dans une perspective de genre ainsi que le lancement des différentes campagnes revendicatives tels que #AgressionsNonDénoncées, #TamponTax ou #BrickBackOurGirls23.
En réalité, les femmes ont pleinement intégré le langage des plateformes numériques et l’ont activement utilisé pour créer une diversité d’initiatives individuelles et collectives visant à lutter contre la violence et les différentes formes d’exclusion. Cela inclut le soutien aux victimes, la promotion de la participation à des actions collectives et la documentation de la cause.
I.3. Les préoccupations féministes dans le contexte du monde arabe
Le féminisme arabe trouve ses origines à la fin du XIXe siècle, avec ses premières manifestations incarnées par des figures emblématiques du monde arabe telles que Qasim Amin, Houda Shaarawi et Fatima Mernissi. Dans leurs écrits, ils ont vivement critiqué la situation de soumission imposée aux femmes arabes, remettant en question une condition dans laquelle le mâle y règne en souverain24. Ils ont appelé les femmes arabes à revendiquer leurs droits et à accéder à l’éducation, considérant que l’accès des femmes à la connaissance et à l’instruction constituait la première étape essentielle pour le progrès des sociétés arabes, qui présentaient un écart considérable par rapport à l’Occident en termes de progression dans le développement culturel et social. Pour eux, l’amélioration de la condition des femmes arabes serait synonyme d’amélioration de la famille arabe, considérée comme le pilier fondamental de la société, et représenterait ainsi le premier pas vers l’indépendance nationale. Ils ont perçu l’amélioration de la condition des femmes arabes comme un devoir envers la nation.
La naissance des États arabes postcoloniaux s’est accompagnée de mouvements d’émancipation de la femme. Par exemple, en Tunisie sous le régime de Bourguiba, le modèle de la famille traditionnelle a subi des transformations radicales après la promulgation du Code du statut personnel en 1956. De manière similaire, l’Algérie, le Maroc, l’Égypte et d’autres pays arabes ont également connu d’importantes évolutions en ce qui concerne la condition des femmes au sein de leurs sociétés. Après l’année 2011, les femmes arabes ont joué un rôle significatif dans les événements du Printemps arabe. Elles ont participé aux manifestations aux côtés des hommes et ont également joué un rôle prépondérant dans l’espace numérique en militant contre l’autoritarisme et la dictature qui caractérisaient les régimes au pouvoir dans ces pays, tels que la Tunisie, l’Égypte, le Yémen, la Syrie, la Libye, etc. Certaines d’entre elles sont devenues des figures emblématiques du « Printemps arabe », comme Tawakkol Karman, qui a été en première ligne dans la contestation contre le président yéménite Ali Abdallah Saleh, devenant ainsi la première femme arabe à recevoir le prix Nobel de la paix25.
En Tunisie, les femmes cyberactivistes étaient des actrices de premier plan sur les réseaux sociaux numériques, et elles avaient utilisé les TIC comme moyens de renouvellement de la critique sociale. Henda Chennaoui, Amira Yahyaoui et Lina Ben M’henni constituaient des exemples de ces actrices.26 Elles avaient joué un rôle de premier plan lors « des différents moments clés de la résistance sociale sur le cyberespace ».27 Les formes d’actions de ces femmes dans le cyberespace avaient été diversifiées, elles avaient contribué au processus électoral en participant à la sensibilisation des citoyens à l’importance des votes. Elles avaient pris l’initiative aussi pour aider les Tunisiens à comprendre le processus électoral en leur expliquant des notions clés telles que le régime politique, le mode de scrutin, l’assemblée constituante, la démocratie, la liberté, la citoyenneté, la justice transitionnelle pour faire face à l’indécision et au doute des électeurs28.
Comme précédemment évoqué, les femmes du monde entier ont adopté le numérique comme un moyen de défendre leurs causes et de s’engager dans la sphère publique. Dans le contexte du monde arabe, de nombreuses femmes ont acquis les compétences numériques nécessaires après l’expérience du Printemps arabe, leur permettant ainsi d’utiliser l’espace numérique comme moyen de militantisme et d’expression de leur voix.
En fait, dans la région arabe, marquée par la domination d’une structure patriarcale qui exclut les femmes en raison d’une conception traditionaliste de leur rôle, l’engagement des femmes est devenu de plus en plus visible grâce à l’utilisation des réseaux sociaux numériques. Les femmes activistes ont mobilisé internet pour animer le cyberespace, surtout sur le volet protestataire revendicatif. Elles ont organisé plusieurs campagnes revendicatives sur différents objets comme :
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la campagne « je vais moi-même conduire ma voiture »29 dans l’Arabie saoudite en 2011 ;
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la campagne « des rues sécurisées pour tous » contre le harcèlement sexuel en Égypte en 200730 et les campagnes de sensibilisation contre la circoncision des femmes dans le même pays ;
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la campagne « je soutiens le soulèvement des femmes dans le monde arabe » 31lancée sur Facebook en 2012 et qui a pour objectif d’encourager les femmes arabes à se soulever pour réclamer le respect de leurs droits ;
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la campagne de sensibilisation contre la violence faite aux femmes lancées par le ministère des Femmes et de la famille en Tunisie en 2016 « YEZZI »32 ;
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la campagne #parceque_je_suis_un_homme lancée par ONU Femmes en Tunisie ayant appelé les hommes à s’engager pour l’égalité entre les hommes et les femmes ;
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la lutte contre les violences faites aux femmes et les inégalités accentuées pendant le confinement ;
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la campagne « sois une femme libre » lancée par les Marocaines en réaction à un post Facebook invitant les hommes marocains à « interdire à leurs femmes de sortir dans des tenues indécentes »33.
En Algérie, les réseaux sociaux numériques ont permis aux femmes de participer activement à la vie politique en se présentant aux élections locales et législatives. En effet, la participation politique était traditionnellement réservée aux hommes dans la société algérienne qui stigmatise la femme qui s’engage politiquement. Ces réseaux ont participé à la sensibilisation politique des femmes34.
En considération de ce qui a été mentionné précédemment, nous pouvons tirer la conclusion que les féministes ont toujours adapté leurs luttes en fonction des particularités de chaque contexte dans lequel elles militent. À l’ère contemporaine, les technologies numériques sont devenues emblématiques de notre époque, et il est crucial pour les féministes de s’emparer de cet élément caractéristique. Cela s’applique également aux féministes du monde arabe, qui ne peuvent échapper à cette réalité.
II. Un espace public alternatif : les femmes et l’appropriation du cyberespace pour agir
Dans cette partie, nous commencerons par analyser comment le caractère démocratique de ces réseaux influence la redéfinition des stratégies des femmes activistes. Ensuite, nous explorerons les diverses motivations qui guident leurs décisions en matière d’action.
II.1. Le numérique et l’activisme : comprendre leur interaction
L’avènement d’Internet et la prolifération des technologies numériques au cours des dernières décennies ont été perçus comme une révolution majeure aux niveaux culturel, économique et politique au sein des sociétés contemporaines. Il s’agit d’une avancée technologique qui a profondément changé les modes de communication entre individus, tout en accélérant considérablement la diffusion de l’information. Le terme « cyberespace » est utilisé pour désigner un « ensemble de données numérisées en un milieu d’information et de communication, lié à l’interconnexion mondiale des ordinateurs »35.
Ces développements technologiques ont considérablement affecté les pratiques militantes et ont transformé les modes d’engagement militant partout dans le monde. À ce sujet, Fabien Granjon indique qu’il y a des liens entre les usages de ces nouveaux outils et l’évolution contemporaine des formes d’engagement militant. En fait, lorsqu’il a commencé à travailler sur le sujet de l’Internet militant, il a constaté que « certains mouvements politiques et/ou sociaux semblaient s’approprier les technologies d’information et de communication (TIC) liées au Net beaucoup plus vite que les grands partis politiques ou les grandes centrales syndicales »36.
Dans cette optique, les réseaux sociaux numériques se sont métamorphosés en un espace de contestation puissant et alternatif, où les formes traditionnelles de militantisme se sentent parfois déplacées, contrairement à leur environnement habituel dans l’espace réel.
En Tunisie, les cyberactivistes ont constitué un acteur politique et social qui a contribué largement à l’acte révolutionnaire de 2011. En fait, « internet a contribué, via les différents supports, à effectuer un travail d’information, de communication, qui aurait dû être proposé par les médias traditionnels »37 ; et les cyberactivistes ont joué un rôle primordial en termes de mobilisation et de diffusion d’informations à travers l’utilisation des TIC.
Le terme « cyberactivisme » désigne une pratique contestataire utilisant le Web comme moyen d’expression et de diffusion de l’information portant sur la chose politique38.
En fait, les jeunes internautes n’ont pas cessé d’animer cet espace public alternatif en ligne par les revendications, que soit sous la forme d’une action individuelle ou sous la forme d’une mobilisation collective. Ainsi, ils ont exploité « la sphère virtuelle comme espace de contestation »39 et de mobilisation ; ce qui a permis d’animer l’espace matériel. En effet, cet « espace public alternatif d’expression » 40est « en rapport dialectique avec l’espace public matériel »41. D’après Romain Lecomte, nous pouvons qualifier cet espace de « sphère de contre public » au sens de Nancy Fraser, puisqu’il s’agit d’un espace constitué par des acteurs « élaborant de nouveaux styles de comportements politiques et de nouvelles normes de discours publics »42 .
Ces nouveaux médias ont permis aux activistes tunisiens de rassembler les populations, de fédérer des causes et ainsi de faire une démonstration de force devant les autorités43. En fait, le contrôle de l’information constitue un levier stratégique pour assurer le maintien de tout régime autoritaire. En Tunisie, l’État qui a longuement contrôlé les médias traditionnels (presse écrite, radio, télévision) a été privé de cet avantage stratégique après l’émergence du cyberespace44.
Romain Lecomte indique que « les usages citoyens et contestataires d’internet par les tunisiens » remontent à la fin des années 1990. Ils ont connu trois âges :
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« L’âge de la cyberdissidence » fin 1990-2005 ;
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« L’âge des blogs citoyens » à partir de la seconde moitié des années 2000 ;
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« L’âge des réseaux sociaux » dès 200845.
Parmi les caractéristiques de l’espace numérique qui ont contribué à transformer les pratiques militantes, on peut notamment souligner la possibilité offerte par les plateformes numériques de partager des informations de manière illimitée et transfrontalière. Cela constitue un outil puissant de mobilisation politique pour les activistes.46 En réalité, cette fonctionnalité permet la diffusion en direct d’événements en partageant des photos et des vidéos, ce qui permet ensuite d’atteindre un vaste public. En fait, des actes de revendication qui étaient auparavant isolés et locaux se retrouvent aujourd’hui devant un public, grâce à la circulation d’images que permet Internet.
Ce renouveau permet de toucher à la fois une plus grande partie de la population, mais aussi de transmettre des informations et des messages de revendication qui n’auraient jamais eu pareil auditoire, tout en permettant une influence beaucoup plus grande dans l’espace social et peut-être même politique. Le féminisme n’échappe pas à cette virtualisation du militantisme47.
En outre, les outils numériques permettent aux militants d’organiser et de suivre les événements en temps réel et de publiciser leur lutte. À titre d’exemple, dans l’organisation des manifestations, le caractère immédiat de ces technologies permet aux manifestants de rester en permanence connectés à internet ainsi qu’aux autres manifestants présents sur place48.
En fait, le recours aux TIC dans l’organisation des campagnes revendicatives avait des avantages considérables :
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Premièrement, le fonctionnement de ce réseau basé sur l’hyper interactivité amplifiait le phénomène contestataire.
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Secondairement, au niveau des manifestations, elles s’effectuaient d’une manière plus facile grâce aux réseaux sociaux numériques qui permettaient d’atteindre une meilleure visibilité, puisqu’ils assuraient aisément la communication avec les gens, les organisations et les associations.
Ces différentes caractéristiques des réseaux sociaux numériques ont engendré la montée de l’activisme en ligne et le recours à ces réseaux comme les nouveaux espaces de la contestation49.
Ainsi, les diverses caractéristiques techniques de l’espace numérique lui confèrent un caractère démocratique. En effet, il s’agit d’un espace où chaque acteur se sent compétent pour exprimer une opinion ou créer un événement ; Facebook par exemple, représente un espace de démocratie directe grâce à sa facilité d’utilisation.
Dans ce sens, Dominique Cardon affirme que les technologies de l’information et de la communication ont souvent été considérées comme un dispositif habile au renforcement ou à la mise en place de la démocratie et aux débats politique et public50.
II.2. Un espace démocratique !
Notre enquête auprès des femmes activistes a révélé que celles-ci appartiennent principalement à la génération Y, ce qui signifie qu’elles sont âgées de 25 à 35 ans, nées entre le début des années 1980 et le milieu des années 1990. Ce facteur est déterminant dans l’explication du rapport original que cette génération établit avec le média-culture. En fait, ces femmes ont grandi avec les ordinateurs et internet et ont utilisé les médias sociaux pour interagir avec les autres de manière significative51.
Dans ce contexte, il est clair que ces activistes accordent une grande valeur à la démocratie et sont résolument opposées aux limitations. Elles font partie intégrante d’une nouvelle génération fortement imprégnée de la dimension démocratique de l’espace numérique, ce qui les amène à rejeter les formes traditionnelles d’engagement militant, caractérisées par l’absence de principes démocratiques.
Dans cette perspective, nos personnes interviewées ont révélé que l’avènement des réseaux sociaux numériques a considérablement influencé leur perception de l’engagement militant. Madame Héla, à cet égard, souligne que l’adoption de ces nouvelles formes d’activisme est inévitable compte tenu du contexte actuel. Il est important de noter que Madame Héla ne s’identifie pas comme féministe car elle estime que son action est sporadique et se limite principalement à des groupes restreints. Selon elle, pour se qualifier de féministe, il est nécessaire de s’engager au sein de grandes organisations féministes telles que l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), qui milite en faveur des droits des femmes depuis les années 1980.
Malgré l’absence d’expérience de Madame Héla dans les organisations féministes, elle exprime des opinions sur ces structures basées sur ses impressions. Elle exprime sa préférence pour un environnement où elle se sent plus à l’aise, mettant en avant l’importance d’influencer les mentalités. Elle explique que l’espace virtuel lui permet de critiquer ouvertement le conservatisme social, le sexisme et les stéréotypes de genre. En contraste, elle perçoit les structures de militantisme classique comme contraignantes, où les individus semblent se diluer et se heurtent à diverses restrictions limitant leur action. Elle se souvient d’une réunion où la rédaction d’un communiqué pour le congrès de l’Union générale des étudiants de Tunisie a pris quatre heures à débattre de la nature du système politique en Tunisie, qu’il soit qualifié de quasi féodal ou libéral. Pour Madame Héla, peu importe le nom du système, l’essentiel réside dans l’obtention des droits et l’amélioration des conditions de vie des Tunisiens.
Quant à Madame Souad, elle rejoint l’avis de Madame Héla, en indiquant que les modes d’actions sur les réseaux sociaux numériques sont plus pragmatiques et plus efficaces. En fait, ces nouvelles formes d’action sur le web cherchent l’obtention des résultats concrets de leurs actions52, c’est-à-dire en prenant la parole en s’adressant directement aux femmes concernées, elle considère que ce fait peut influencer plus efficacement les mentalités de ces femmes, plus que le fait de faire une campagne de sensibilisation contre la normalisation de la violence contre les femmes dans la vie conjugale. Elle ajoute aussi que cette forme d’agir permet aussi de dépasser les clivages idéologiques, ce qui permettra par la suite d’être plus pragmatique. Pour notre personne interviewée, les divisions idéologiques de gauche et de droite ne comptent plus. Le plus important, c’est l’entente à un certain moment pour défendre une cause bien précise et pour savoir comment agir pour influencer. Elle indique dans ce sens :
« J’ai un ami proche qui est fortement libéral, en contrepartie, moi, je fais partie des sociaux-démocrates. Malgré cette différence, nous étions côte à côte dans ces groupes Facebook, pour écrire, réagir et défendre les valeurs féministes. En fait, nous avons des problèmes extrêmement urgents dans notre société qui nécessitent des solutions rapides. »
Selon Anne Muxel, le temps de l’engagement aujourd’hui est celui de l’urgence et de l’efficacité53. Dans cette perspective, nous considérons que l’émergence des réseaux sociaux numériques a renforcé la disparité de perception de l’engagement militant entre ces jeunes féministes et les organisations féministes traditionnelles.
Dans cette optique, Madame Alya, que nous avons interviewée, a partagé son expérience de plusieurs mois au sein d’une association féministe renommée. Selon elle, ces entités semblent incapables de saisir la réalité sociale contemporaine. Elle explique sa décision de quitter l’association en ces termes : « J’ai décidé de mettre fin à mon adhésion car j’ai pris conscience que ces structures et organisations semblent étouffer leurs membres, et je suis quelqu’un qui déteste les contraintes ! »
Elle souligne que grâce aux réseaux sociaux numériques, elle se sent plus indépendante et en première ligne car elle maîtrise Internet. Par conséquent, elle refuse catégoriquement que les leaders exercent un contrôle sur elle.
En considération des éléments précédents, il est évident que les réseaux sociaux numériques contribuent de diverses manières au renforcement de la démocratie en favorisant la participation directe des citoyens et en promouvant la transparence. Par exemple, Facebook en tant qu’opportunité alternative d’expression offre l’une des libertés fondamentales démocratiques à tout internaute, qui est la liberté d’expression. Les internautes, avec leurs usages citoyens de Facebook, constituent alors l’opinion publique et forment un « contre-public » important sur la chose publique et politique54.
En outre, il est important de noter que nos personnes interviewées ont exprimé leur conviction quant à l’efficacité des médias sociaux numériques en tant qu’outil puissant, qui devrait être pleinement exploité. Elles soulignent également qu’il ne faut pas se cantonner à agir uniquement dans des espaces en ligne restreints, mais qu’il est tout à fait possible d’utiliser activement les réseaux sociaux pour concrétiser leurs actions dans le monde réel. Ces conclusions découlent de leur observation de nombreuses initiatives de revendication qui ont débuté sur des plateformes telles que Facebook, pour ensuite se matérialiser sous la forme de manifestations et de campagnes revendicatives dans l’espace public physique.
En interrogeant Amira au sujet d'une transposition des actions des groupes privés sur Facebook à la sphère publique, elle a souligné que de nombreuses actions de diffusion d’informations et de coordination de différentes campagnes ont déjà été menées avec l’utilisation d’outils en ligne et de téléphones mobiles. Les réseaux sociaux ont été un moyen essentiel pour propager leur message, et elle considère que c’est un objectif louable. Cependant, elle exprime également ses inquiétudes quant aux risques de cette transition. Pour elle, s’engager dans l’espace public est perçu comme dangereux, et elle ne se sent pas prête à assumer les conséquences qui pourraient découler d’un militantisme ouvert. Elle craint d’être exposée au grand public, c’est pourquoi elle préfère agir et exprimer ses opinions au sein des groupes privés, où elle se sent mieux protégée.
À travers les déclarations de Mme Amira, nous constatons que grâce à Internet, les internautes ne sont pas contraints de choisir entre le militantisme et le silence, mais au contraire, ils s’expriment ouvertement à travers des discours et des débats sans entraves ni réserves.
Par conséquent, cette situation a encouragé l’émergence d’une nouvelle perspective sur les groupes. En effet, une des particularités de ce mode d’engagement est de rendre plus accessible le féminisme, sur Twitter et Facebook, dans les blogs et les chaînes Youtube 55. Et par conséquent, le féminisme se retrouve sous des multiples formes et traite de multiples thèmes.
En accord avec ce qui a été exposé précédemment, il existe actuellement une multitude de réseaux féminins présents sur la toile numérique, englobant une diversité de groupes, allant des militantes radicales (telles que les femmes cyberactivistes et les lesbiennes) aux groupes féministes plus traditionnels œuvrant dans des domaines tels que la recherche et l’art. De plus, on retrouve également des groupes institutionnels, dont certains sont soutenus par les Nations unies. En effet, au sein de cet espace virtuel, chaque femme a la possibilité de trouver aisément le mouvement qui correspond le mieux à ses convictions et aspirations.
À la lumière des éléments précédents, nous pouvons observer que cette nouvelle génération a redéfini les formes d’engagement militant en fusionnant deux dynamiques essentielles : celle de l’héritage et celle de l’expérimentation. Le militantisme de cette génération s’articule autour de la réconciliation d’une part, avec l’héritage culturel militant dont elle est issue, et d’autre part, avec les conditions d’expérimentation dictées par le contexte historique et politique qui la façonne56. Un exemple probant de cette réinvention réside dans l’expérience de nos personnes interviewées au sein de groupes privés sur Facebook où des féministes ont élaboré une approche novatrice pour influencer positivement les mentalités des femmes tunisiennes. Elles ont utilisé les technologies de l’information et de la communication (TIC) comme un espace public pour débattre et argumenter sur des questions liées au genre, déployant ainsi une « puissance d’agir » à travers l’usage « raffiné et intelligent des TIC »57. En effet, Serge Proulx a considéré les TIC comme des outils qui ont favorisé l’émancipation sociale et ont maximisé la puissance d’agir des citoyens58.
En résumé, l’aspect démocratique inhérent à cette plateforme en ligne alternative, ainsi que ses caractéristiques techniques, ont influencé la façon dont ces femmes perçoivent leur engagement militant. Il serait pertinent d’explorer davantage les implications de la structure horizontale de cette plateforme sur les stratégies d’engagement adoptées par ces femmes.
II.3. Modes d’organisation horizontaux
Parmi les facteurs qui ont joué un rôle dans l’appropriation du numérique pour militer, l’architecture des espaces numériques qui se fonde sur les principes de l’horizontalité des échanges et de nivellement hiérarchique59. En effet, la génération Y ne se reconnaît plus dans les grands réseaux déjà existants tels que les syndicats ou les grands mouvements avec de fortes idéologies, préférant s’engager dans des réseaux d’individus horizontaux, et non plus verticaux et hiérarchisés60.
Les nouveaux outils de communication permettent aux jeunes de la génération Y de s’exprimer en accordant beaucoup plus de légitimité à l’individualité, sans nécessité d’un « Nous »61. En fait, ils permettent de valoriser les compétences individuelles telles que la prise de parole en nom propre ou le refus de la délégation62.
Nous entendons par horizontalité, le refus de toute organisation hiérarchique et centralisé. Autrement dit, ne pas s’assujettir à un organigramme, à un chef, à un programme, à un système, à une doctrine63.
Le mode d’organisation horizontal renvoie à une structure organisationnelle très flexible marquée par l’égalité des statuts et le libre choix de ses modalités et intensités d’engagement, ce qui permet à chacun d’apporter et d’agir à son échelle. Sa transversalité structurelle, aussi bien dans l’aspect organisationnel que dans son champ d’action, le fait sortir du cadre établi des mobilisations classiques64.
L’horizontalité des réseaux sociaux numérique dépasse la verticalité et la hiérarchisation des structures classiques. En effet, les relations dans les cadres classiques de militantisme s’inscrivent dans une logique verticale. Or, la relation de verticalité est mise à l’épreuve via les réseaux sociaux qui supposent l’horizontalité des relations entre ses utilisateurs car dans le rapport horizontal ainsi créé, les représentants sont placés au même niveau virtuel que les représentés65.
Ces nouvelles formes d’action collective reposent sur un engagement du groupe, mais aussi sur un mode de fonctionnement plus individualisé. Une nouvelle forme d’engagement où l’adhésion des membres à un groupe se fait désormais de manière plus large et qui nécessite moins d’implication physique et de temps. Les réseaux d’individus sont maintenant horizontaux, et non plus verticaux et hiérarchisés, favorisant la parole individuelle66.
Dans cette optique, Fabien Granjon indique qu’internet, fondé sur la notion de réseau et d’horizontalité, correspondait pleinement aux formes d’engagement matériel ou personnel des militants de ces nouveaux mouvements organisés en réseaux, faisant preuve d’une grande défiance vis-à-vis des procédures de délégation et défendant une prise de parole aussi horizontale que possible67.
La lecture des données collectées révèle que la période actuelle, caractérisée par la démocratisation des réseaux sociaux numériques, a favorisé l’émergence de l’horizontalité et l’absence de hiérarchie. En effet, nos entrevues indiquent que les personnes interrogées ne tolèrent plus l’absence de démocratie et les méthodes autoritaires de gestion dans les cadres conventionnels du militantisme.
À ce sujet, Madame Alya déclare :
« La hiérarchie s’efforce de réprimer le pouvoir créatif des jeunes qui peuvent apporter des idées nouvelles. Ils semblent s’acharner à faire taire et à étouffer notre voix sous prétexte que nous n’avons pas suffisamment d’expérience. On nous demande parfois de suivre aveuglément les directives de quelqu’un qui a 30 ans d’expérience. C’est pourquoi je pense que l’organisation horizontale représente la solution. »
Elle ajoute que son expérience au sein de l’association l’a amenée à ne plus tolérer les structures hiérarchiques et les processus de prise de décision excessivement centralisés.
Ainsi, Madame Amira est convaincue que l’approche organisationnelle horizontale représente la méthode d’action la plus efficace. Elle estime que cette approche offre une grande liberté à chacun, empêchant ainsi toute imposition de volonté. Dans cette perspective, tous les citoyens sont égaux, et aucune autorité supérieure ne prévaut. De plus, ces groupes sont ouverts à tous, sans aucune exclusion. En d’autres termes, chaque femme a le droit d’agir sans nécessiter d’approbation préalable.
« D’après mon expérience personnelle au sein de ces groupes Facebook, tous les membres participent activement aux discussions, sans la bureaucratie qui caractérise souvent les organisations traditionnelles avec leurs comités centraux et conseils nationaux pour prendre des décisions par vote. »
À la lumière des éléments précédents, nous constatons que ces femmes manifestent une attitude critique à l’égard des modèles conventionnels de militantisme féminin. De plus, elles ont bénéficié de l’architecture horizontale des réseaux sociaux numériques pour élaborer de nouvelles formes d’action caractérisées par des modes d’organisation décentralisés.
Conclusion
Tout au long de cet article, nous avons exploré la question de l’engagement des femmes sous de nouvelles formes. Nous avons commencé par retracer l’histoire du féminisme à l’échelle mondiale à travers ses différentes vagues, puis nous avons examiné sa spécificité dans le contexte du monde arabe. De plus, nous avons analysé la relation complexe qui lie les femmes à la technologie. Parfois, cette dernière est perçue comme un instrument renforçant la domination masculine dans la société, tandis que dans d’autres cas, elle est considérée comme un outil de militantisme entre les mains des femmes pour défendre leurs causes.
Ensuite, nous avons examiné la relation entre les caractéristiques techniques des réseaux sociaux numériques et la manière dont les femmes réorientent leurs formes d’engagement pour défendre leurs causes. Pour aborder cette question, nous avons opté pour une méthodologie qualitative dans une approche compréhensive. Dans ce cadre, nous avons commencé par présenter les caractéristiques de l’espace numérique qui ont influencé les pratiques militantes en général. À ce stade, nous avons observé que la nature immédiate et l’hyper-interactivité de l’environnement virtuel ont encouragé les femmes à s’approprier cet espace pour défendre leurs causes.
En conséquence, notre analyse ultérieure a révélé une corrélation entre la nature démocratique de cet espace en ligne alternatif et son adoption par les femmes activistes pour promouvoir et défendre les valeurs féministes. En effet, la démocratisation de cet espace a favorisé l’émergence de formes d’organisation horizontales, ce qui correspond davantage aux préférences de nos interlocutrices, qui rejettent les contraintes et accordent une grande importance à leur individualité.
Cependant, il convient de noter qu’en dépit de la prédominance d’Internet et des technologies numériques dans tous les aspects de la vie des individus à travers le monde, de nombreuses femmes n’ont pas accès à ces ressources. Parfois, cela s’explique par l’indisponibilité des moyens financiers nécessaires pour acquérir des outils numériques tels qu’un ordinateur ou un smartphone. D’autres fois, même si elles disposent des moyens nécessaires, elles ne possèdent pas les compétences numériques requises pour naviguer dans cet univers. Par conséquent, il est essentiel de tempérer nos attentes concernant l’impact de l’activisme féministe en ligne car, malgré son efficacité et ses avantages, Internet demeure un outil limité dans son accessibilité pour toutes.