En 1914, grâce aux efforts de la Troisième République, la France dispose du deuxième empire colonial mondial, vaste d’’un peu plus d’une dizaine de millions de kilomètres carrés et peuplé de près de cinquante-cinq millions de colonisés et de quelques centaines de milliers de colons. Face au réarmement allemand, il devient vite évident de la nécessité, pour bon nombre de dirigeants politiques, à l’instar d’Adolphe Messimy, de se tourner vers cet empire pour rechercher de nouveaux éléments de force dans une utilisation judicieuse et large des ressources en hommes qui lui sont offertes.
Bien que largement méconnu, Adolphe Messimy, ancien militaire et homme politique radical-socialiste de la Troisième République, reste sans conteste un des acteurs majeurs de l’intervention de l’Empire dans la Grande Guerre, grâce en particulier à son engagement pour que soit enfin adopté en 1912, après bien des errements et de nombreuses polémiques, le recrutement par voie d’appel des indigènes algériens.
C’est pourtant son successeur au ministère de la Guerre, Alexandre Millerand qui fait signer au président de la République1, trois décrets importants réorganisant le recrutement en Afrique2. Officiellement, il s’agit de permettre une utilisation aussi large que possible, des troupes indigènes pour la défense de nos possessions outre-mer, ou pour la constitution d’un corps expéditionnaire pour nos guerres coloniales.
Ce sujet s’inscrit donc pleinement dans la problématique de ce numéro spécial de la Revue internationale des francophonies, et se structurera de la manière suivante. Après un rapide focus sur la carrière d’Adolphe Messimy, nous reviendrons sur les problèmes soulevés, en matière de conscription, par la dénatalité française, avant d’évoquer les débats passionnés et souvent houleux qui n’ont pas manqué d’entourer l’adoption du décret sur la conscription des indigènes algériens.
Ainsi, en août 1914, personne ne sait pas encore que les colonies s’apprêtent à fournir à la métropole près de 600 000 combattants originaires de tout l’Empire qui, pendant quatre longues années, vont payer l’impôt du sang et ainsi défendre le sol d’une patrie dont ils ne connaîtront bien souvent que la boue des tranchées.
I. Adolphe Messimy, fervent partisan de l’Empire
Né à Lyon en 1869 avec dans son berceau « une étude solide de notaire de province » (Messimy, 1937, 1), Adolphe Messimy, après avoir obtenu ses baccalauréats ès-lettres et ès-sciences, refuse de suivre les traces paternelles et décide d’embrasser la carrière militaire. Saint-Cyrien de la promotion de Tombouctou (1887-1889), il rejoint, à l’issue de sa scolarité, le 13e Bataillon alpin de chasseurs à pied stationné à Chambéry où il « goûte la joie de commander à de braves gens qu’on connaît et qu’on aime parce qu’on vit étroitement en contact avec eux » (Ibid, 2). Breveté de l’École supérieure de Guerre en 1896 parmi les plus jeunes officiers de l’armée française et donc promis à un brillant avenir, il est profondément marqué par l’affaire Dreyfus et refuse de cautionner les mensonges du haut commandement. En 1899, poussé par sa hiérarchie, il décide de mettre fin à sa carrière militaire et démissionne, bien décidé en entrer en politique pour initier de profondes réformes militaires. En 1902, il est effectivement élu député radical-socialiste de la deuxième circonscription du 14e arrondissement de Paris, puis de l’Ain lors d’une élection partielle en 1912. Membre actif de la commission de l’Armée et de celle des Colonies, il s’inquiète dès 1907 de la baisse programmée des effectifs de l’armée française, s’interrogeant sur l’opportunité d’instaurer la conscription des Algériens musulmans. Ministre des Colonies de mars à juin 1911, période au cours de laquelle il défend, outre la création d’un réseau colonial de Télégraphie Sans Fil, la mise en place d’une véritable politique coloniale sur le long terme, puis ministre de la Guerre de juin 1911 à janvier 1912, il réforme l’organisation du haut commandement3 et réussit à fait nommer le général Joffre, chef d’état-major général de l’armée. Il milite également pour le développement d’une artillerie lourde, l’évolution de la tenue de combat et la mise en place d’une formation continue pour les officiers, tout en poursuivant son action pour instaurer la conscription en Afrique du Nord, qu’il n’arrive cependant pas à faire adopter4. De nouveau ministre de la Guerre en juin 1914, il réorganise l’administration centrale dès le début de la guerre mais considéré comme responsable des premières défaites, il est évincé du gouvernement le 26 août 1914, au nom de l’Union sacrée souhaitée par le président de la République Raymond Poincaré. Dès le 1er septembre 1914, le chef de bataillon de réserve Messimy rejoint le front et combat en particulier dans les Vosges et la Somme. Titulaire de deux blessures de guerre, sept fois cité, décoré de la Légion d’Honneur à titre militaire, il est le seul parlementaire et le seul officier de réserve à terminer la guerre au grade de général de brigade de réserve à titre définitif, commandant la 162e Division d’infanterie, première grande unité à entrer dans Colmar libérée. Démobilisé en janvier 1919, il est sèchement battu aux élections législatives qui suivent et doit attendre 1923 pour entrer au Sénat, où il est constamment réélu jusqu’à son décès en 1935.
II. Conscription et dénatalité
Si la France a découvert la conscription avec la loi Jourdan de l’an VII, ce n’est qu’à l’issue de la défaite de 1870 que cette disposition revient réellement au premier plan, avec la volonté affichée des différents gouvernements de créer l’armée-citoyenne idéale. Dès lors, le recrutement des hommes s’inscrit au cœur du débat politique pendant que l’armée ne cesse d’être mise sur le devant de la scène. En quarante ans, les quatre grandes lois sur le recrutement qui se succèdent – 1872, 1889, 1905 et 1913 – organisent progressivement la levée des conscrits en instaurant le service militaire personnel, mais pas universel, en France métropolitaine.
En parallèle, dès les dernières années du 19e siècle, la France est touchée par un problème de dénatalité qui risque à terme d’affecter les effectifs militaires indispensables pour faire face au réarmement allemand. En 1901, le ministre de la Guerre Charles Freycinet est le premier, à l’échelon gouvernemental, « à évoquer le problème de la dénatalité que l’alliance russe ne peut faire oublier » (Jauffret, 1987, 477) avant que les parlementaires, inquiets des chiffres alarmants confirmant la faiblesse du solde naturel du pays publiés au Journal officiel du 2 décembre 1901, ne se décident à s’emparer du problème. Une commission extra-parlementaire de soixante-sept membres, instituée le 18 janvier 1902 par le président du Conseil Waldeck-Rousseau, est chargée de faire des propositions pour endiguer cette dénatalité, les premiers débats s’orientant vers la mise en place d’aides pécuniaires pour les familles nombreuses5. Mais ces travaux restent confidentiels, les recommandations de la commission étant le plus souvent ignorées par les présidents du Conseil successifs.
Il reste alors un autre moyen, à la fois économe des forces militaires métropolitaines et des deniers publics, pour maintenir le nombre d’hommes nécessaires sous les drapeaux. C’est du moins ce que pensent quelques personnalités politiques et militaires, qui estiment urgent de faire appel aux colonies6 pour fournir des soldats « disponibles et bon marché ». Ils sont en phase avec Messimy qui écrit, dans le journal Le Matin du 3 septembre 1910, une phrase restée dans les mémoires : « l’Afrique nous a coûté des monceaux d’or, des milliers de soldats et des flots de sang ; l’or, nous ne songeons pas à le lui réclamer. Mais les hommes et le sang, elle doit nous le rendre avec l’usure », affirmation à resituer dans le contexte de l’époque quand la colonisation est plus que jamais considérée comme « la dernière ressource de notre grandeur » (Frémeaux, 2014, 32). Pourtant, les populations locales servent depuis de longues années dans l’armée française, au sein des troupes de Marine, avant qu’en 1857, un décret impérial pris à la demande du général Faidherbe autorise la création d’un régiment de tirailleurs sénégalais, devenu en 1900, le 1er Régiment de tirailleurs sénégalais. Mais à partir de 1895, le développement de la colonisation dans l’Ouest africain change la perception de ce recrutement en raison des réticences des colons. A l’issue de Fachoda, le général de Galliffet, ministre de la Guerre, autorise de nouveau le recours aux troupes noires, sans que son projet ne soit voté au Parlement.
Quant à la question de la conscription des Algériens musulmans, elle n’est pas nouvelle et anime ponctuellement la société française depuis le milieu du 19e siècle. Alors que depuis 1843, 10 000 Tirailleurs et Spahis servent sous statut régulier comme engagés volontaires au sein de l’armée d’Afrique (Ibid, 127), un premier projet, dû au général Pierre Mollière dès 1848 (Meynier, 1981, 88), est suivi par quelques autres mais aucun n’aboutit puisque l’engagement reste la base du recrutement durant tout le Second Empire. Les colons s’en réjouissent car ils n’admettent guère l’emploi de tirailleurs en France comme ce sera le cas au cours de la guerre de 1870. En juin 1887, les députés radicaux-socialistes de la Seine Alfred Gaulier et Henri Michelin déposent sur le bureau de la Chambre, sans succès, une proposition de loi exigeant le service militaire des indigènes d’Algérie, en échange de l’obtention des droits reconnus aux citoyens français. Il faut en fait attendre 1890 pour que le général de la Roque, commandant de la province de Constantine et fin connaisseur du pays, admette l’impossibilité d’imposer la conscription en Algérie, car elle armerait les autochtones tout en posant la question de la citoyenneté.
III. Le débat sur le recrutement par voie d’appel des Indigènes algériens
Près de vingt ans plus tard, en 1907, Adolphe Messimy – qui peut être qualifié d’indigénophile7 – estime que ce constat n’est plus d’actualité, convaincu que les colonies sont à même de fournir un surcroît de puissance militaire à la métropole (Ageron, 1982, 43). Il est alors bien décidé à puiser parmi les populations locales un effectif de troupes autrement étoffé que les 20 000 hommes qui composent les régiments de turcos et de spahis.
Devant le manque de réaction des pouvoirs publics face à la diminution régulière des contingents annuels de jeunes recrues, il profite de ses fonctions de rapporteur du budget de la Guerre pour relancer le débat. Il juge en effet indispensable de trouver des solutions pérennes pour renforcer à court terme les effectifs militaires, éventuellement en allant chercher des ressources dans l’empire colonial dont chaque territoire reste soumis à des conditions d’appel différentes, en fonction des modalités d’application de la loi du 21 mars 1905 (Haberbusch, 2014, 40) 8. Le gouvernement français pourrait ainsi y gagner des avantages importants, les spécialistes estimant par exemple que l’Algérie, avec une population de six millions d’Arabes, serait capable de fournir, en cas de guerre, 16 000 soldats.
Le 30 septembre, Messimy saisit le président du Conseil Georges Clemenceau ainsi que le général Picquart, ministre de la Guerre, qui en acceptent tous deux le principe (Messimy, 1937, 90). Une commission parcourt principalement l’Algérie pour en examiner les modalités pratiques mais se retrouve le plus souvent en butte à la forte opposition des colons et d’une partie des musulmans dont les vieux turbans (Gauthier, 2006)9, tous bien décidés à faire échouer le projet. Malgré cet environnement largement défavorable, la commission conclut dans son rapport qu’il est possible, sans crainte de troubles graves, et encore moins d’insurrection, d’imposer rapidement le service obligatoire aux musulmans algériens, moyennant la mise en place de modalités appropriées à l’état politique et social des indigènes. Le système proposé peut se résumer ainsi :
- prélèvement sur le contingent, par voie de tirage au sort, d’un faible pourcentage ;
- accord de dispenses de soutiens de famille et attribution éventuelle de primes en argent aux appelés ;
- mise en place d’un système de remplacement administratif ;
- constitution de régiments distincts ;
- âge d’appel fixé à 19 ans, la durée du service militaire étant de trois années dans l’armée active et de sept années dans la réserve.
A la Chambre, certains parlementaires, dont le député d’Oran Eugène Etienne10, soutenu par les milieux coloniaux et le monde militaire, s’opposent au projet quand d’autres, comme Pierre Baudin, député de l’Ain, défendent l’idée que « les Armées d’Afrique seront un jour une réserve d’une grande puissance en cas de guerre européenne » (Karsenty, 1908, 5). Le concept progresse néanmoins puisque le 17 juillet 1908, un décret prescrit le recensement nominatif des indigènes âges de 18 ans, à la grande inquiétude de l’opinion musulmane. A cette occasion, 70 000 jeunes gens sont recensés, dont 50 000 reconnus aptes au service, alors que les autorités n’envisagent d’appeler que 1 500 conscrits.
Peu après, l’Union coloniale française, au cours de son congrès annuel consacré exclusivement à l’Afrique du Nord, qui se tient du 6 au 10 octobre 1908, ne ménage pas ses critiques, jugeant « très grave […] qu’une réforme algérienne aussi capitale soit amorcée comme un expédient à la défaillance de la natalité française » (Lorin, 1909, 321-331). Ses représentants accusent le raisonnement simpliste d’un homme peu au fait des réalités coloniales, « qui s’est placé au point de vue métropolitain » (Ducroquet, 1909, 131). Messimy ne désarme pas et encaisse toutes les critiques car, à ses yeux, son projet ne concerne pas uniquement la défense de l’Empire, mais s’inscrit dans une problématique beaucoup plus vaste, la défense de la République. Il n’a qu’un seul objectif, dépasser les querelles partisanes pour arriver à maintenir les effectifs de l’armée à un niveau suffisant face au renforcement de l’ennemi allemand. La conscription des indigènes algériens n’est alors qu’une des pistes de réflexion, toute aussi importante que l’adoption de mesures sociales pour lutter contre la dénatalité ou l’augmentation de la durée du service militaire. Face aux hésitations du gouvernement, il décide de publier un premier article traitant des effectifs de l’armée et du service militaire des Algériens dans la Revue politique et littéraire, à la fois pour maintenir une certaine pression, mais également pour rassurer une opinion publique inquiète des éventuels droits politiques compensatoires attribués aux musulmans et qui devraient, dans les faits, se limiter à une représentation au sein des différentes assemblées locales. Mais en raison de nombreuses controverses et de la chute du gouvernement Clemenceau en juillet 1909, aucun projet de loi viable ne peut être présenté même si le 27 octobre, le conseil des Ministres autorise la formation, à titre expérimental, d’un bataillon de troupes noires en Afrique Occidentale Française, dans le cadre du projet de Force noire, défendu par le lieutenant-colonel Mangin11 , qui ne connaîtra finalement qu’un début de réalisation.
Messimy ne baisse pas les bras et continue à œuvrer en publiant de nouveau dans la Revue Politique et littéraire, un deuxième article au titre provocateur « Appelons l’Afrique à notre secours12 », dans lequel il juge possible de « trouver dans la masse arabe et kabyle de l’Afrique du Nord un surcroît de forces militaires susceptibles de combler […] les vides ouverts pas la baisse de la natalité en métropole ». Avec la force noire du colonel Mangin, il estime que cette armée africaine serait capable d’être transférée si nécessaire en métropole, pour renforcer les frontières. Mais ces propositions sont loin de faire l’unanimité, y compris en Allemagne où l’on s’inquiète de voir « une nation qui se dit civilisée […] opposer des sauvages à des hommes civilisés » (Saletes, 2011, 130).
Un peu plus tard, dans un document non daté mais à priori postérieur à 1909, Messimy précise de nouveau son projet, tout en regrettant l’apathie des dirigeants politiques. Il fustige également l’aveuglement de l’État-major général de l’armée qui sous-estime les conséquences de la dénatalité pour les dix années à venir, en jugeant « qu’il est impossible d’émettre des pronostics certains en matière d’effectifs plus de sept à huit ans à l’avance » et qu’au-delà de la période quinquennale qui s’ouvre, « on est en présence de l’inconnu ». Pour le journaliste des Annales politiques et littéraires Jacques Lardt, la question est « des plus sérieuses », car elle répond à une « nécessité nationale urgente ».
Le 25 janvier 1911, Messimy, qui n’a pas renoncé, publie un nouvel article dans la revue L’Opinion Militaire, intitulé « Le Recrutement par appels des Indigènes algériens ». Pédagogue, il explique de nouveau à ses opposants la nécessité de combler le déficit des effectifs de l’armée française en créant autant que nécessaire, de nouveaux régiments indigènes. Pour cela, il s’avère impératif d’instaurer, en Algérie, le système de la conscription, tout en amplifiant en Tunisie le régime du recrutement par appel13, le tout assorti de compensations équitables. Pour appuyer ses propos, il évoque un meeting à Bône en 1910, au cours duquel les Algériens présents se sont prononcés en faveur du service militaire, se promenant en ville, drapeaux français en tête, « comme les conscrits de notre pays », omettant volontairement d’évoquer l’opposition d’une grande partie de la population. Là-encore, il n’est pas écouté. Devenu ministre de la Guerre, il est plus que jamais au courant des difficultés provoquées par le manque d’engagés volontaires en Afrique du Nord, comme lui confirme le général Bailloud, commandant le 19e Corps d’armée, qui déplore un déficit de deux mille hommes rien qu’au 3e Régiment de tirailleurs. L’instabilité ministérielle chronique de cette époque ne lui permet pas de fait aboutir son projet.
IV. Le décret du 3 février 191214
Finalement, à la demande de l’État-major de l’armée, c’est son successeur au ministère de la Guerre, Alexandre Millerand, favorable à une levée partielle et progressive du contingent indigène (Jauffret, 1987, 1033), qui institue par le décret du 3 février 1912, un recensement annuel des jeunes hommes en Algérie, à base d’une conscription partielle avec l’instauration de primes et du tirage au sort comme mode de recrutement complémentaire. S’il reçoit le soutien d’une partie de la jeunesse algérienne, des mouvements de protestation éclatent çà et là car le texte n’établit qu’une égalité de façade, les musulmans devant effectuer un service de trois ans contre deux pour les Français. Le mouvement « Les Jeunes Algériens », qui accepte volontiers la conscription, ne désarme pas et envoie une délégation en métropole, reçue par le président du Conseil Poincaré le 18 juin. Les neuf membres lui remettent la liste des revendications, avec en tête, la demande la réduction du service à deux ans ainsi que l’appel à 21 ans au lieu de 18. A cela s’ajoute un certain nombre de droits politiques, comme la suppression du code de l’indigénat et des tribunaux d’exception ainsi que la répartition équitable des impôts. Si ces exigences rencontrent l’hostilité à la fois de l’Administration, des colons mais également d’une partie des Algériens, il est à Paris des hommes politiques comme Théodore Steeg15 ou Abel Ferry16, des publicistes tels Paul Bourde, journaliste et administrateur colonial, pour les trouver légitimes. Dans l’immédiat, Messimy, qui estime que « les recrutements des deux armées indigènes progressent côte à côte de la plus heureuse façon » (Messimy, 1913, 7), intervient pour demander que la parole donnée soit respectée, et que les compensations équitables promises dans le décret soient bien accordées, au motif qu’une politique de promesses vaines et d’ajournements perpétuels ne pourrait que nuire au succès de l’opération. Se prononçant pour une large politique de naturalisation et pour l’extension de la catégorie des citoyens indigènes, Messimy rejoint l’Alliance franco-indigène, aréopage de publicistes, parlementaires, journalistes, militaires, islamisants et indigénophiles, puis le groupe parlementaire d’étude des questions indigènes, tous deux destinés à soutenir la campagne en faveur des réformes algériennes. Malgré l’engagement de la presse locale qui s’efforce de relayer et d’amplifier les actions, les résultats de la campagne s’avèrent décevants puisque les difficultés rencontrées, conjuguées à l’opposition entre militaires des colonies, administrateurs et ministres, ne permettent pas de considérer à cet instant, ces territoires comme un réservoir potentiel de soldats.
V. Les difficultés d’application du décret
Sur le terrain, le décret est mis en application, mais très prudemment en raison de divers incidents qui éclatent çà et là. Au cours de l’année 1912, le recrutement n’est effectué que dans la moitié des communes et ne porte que sur 2 500 hommes. En 1913, il touche l’autre moitié des communes pour un contingent similaire alors que la loi sur le recrutement votée le 18 juillet fixe la durée du service militaire à trois années pour tous. En 1914, le recensement s’étend pour la première fois à l’ensemble du pays sans que le nombre de conscrits n’évolue vraiment.
En août, à la suite de la mobilisation, l’Algérie est mise en état de siège par crainte de troubles. Trois divisions (57e, 58e et 45e Divisions d’infanterie) sont créées au moyen des ressources disponibles et envoyées en métropole. Puis, face à l’absence de réserves locales, le gouvernorat s’efforce de pousser à outrance le recrutement par engagements, laissant celui par appel évoluer normalement. Les différentes campagnes qui s’ensuivent permettent d’incorporer 40 000 engagés, insuffisants pour compléter les formations indigènes en métropole. Un nouveau décret pris le 7 septembre 1916 soumet alors les Algériens musulmans au service militaire obligatoire, permettant de prélever dans un premier temps, malgré quelques difficultés, 29 000 appelés du contingent de la classe 1917. Tout cela n’empêche pas le ministre des Colonies à inviter le gouverneur général de l’Algérie « à rendre plus productif […] le recrutement militaire et l’embauchage des travailleurs indigènes », en raison de « la faiblesse relative de l’effort fourni ». Ce dernier ne manque pas, à cette occasion, de rappeler à Paris la nécessité « d’accorder un certain répit aux populations et de ne point leur imposer […] un nouveau sacrifice », pour éviter des résistances importantes.
Finalement, il est encore aujourd’hui très difficile de connaître avec exactitude le nombre de soldats algériens recrutés, la seule donnée apparemment fiable évoquant le chiffre de 293 756 musulmans incorporés pour l’ensemble de l’Afrique du Nord17 (Antier, 2008, 23-36). Et d’après le ministère des Colonies, en 1919, 918 000 hommes issus de l’Empire se trouvent alors en France, 680 000 comme combattants, et 238 000 comme travailleurs (Perreau-Pradié, 1919, 134).
Conclusion
Le combat, mené entre autres par Adolphe Messimy, a permis effectivement de recruter massivement dans l’ensemble des Colonies, y compris en Algérie. Mais il apparaît que tout cela n’a pas vraiment été organisé sur le long terme, en raison de l’absence « d’une volonté politique d’égalité pour les colonies comme pour les protectorats ». Pourtant, jusqu’à la fin de sa vie, alors que se pose depuis 1919 la question de la création d’une armée française indigène, Adolphe Messimy se battra en permanence pour que soit instaurée une véritable politique globale de développement de l’Empire, ce qu’il demandait déjà en 1909 et 1910, comme rapporteur du budget des Colonies, puis comme éphémère ministre éponyme au début de l’année 1911. Espérant une prise de conscience coloniale, capable de transformer « ces solitudes pour en faire des pays […], des nations », il refusera que la métropole continue à profiter et à s’enrichir en pressurant les Colonies, au nom d’une « antique théorie, aveugle, arriérée, absurde, qui n’est plus digne de notre époque, ni de notre civilisation […] et n’est en rien conforme à notre intérêt » (AN, 509AP11, Fonds privé Messimy), tout en promouvant par ailleurs « le rôle d’émancipatrice des peuples » de la France (Messimy, 1910, 50). Sans pour autant être un fardeau économique, il semble plutôt avéré que, malgré des investissements publics d’environ 10% des dépenses de l’État et privés relativement réduits, la rentabilité des entreprises coloniales a été une bonne affaire pour « une minorité de grands négociants, d’industriels, de porteurs de titres des grandes sociétés coloniales et métropolitaines », alors que les colonies « qui empruntent la voie du développement vont à terme vers l’indépendance » (Clément, 2013, 77). C’est d’ailleurs ce que confirmera, bien des années plus tard, l’historien et économiste Jacques Marseille pour qui les colonies, à cette époque, ont servi davantage le capitalisme de la métropole que leur propre évolution, en étant « le lieu privilégié d’une collaboration étroite entre pouvoirs publics et intérêts privés » (Marseille, 1984, 238).