Introduction
Alors qu’on n’en finit pas d’interroger la notion de modernité, ses caractéristiques et ses bornes temporelles, faisons retour sur le tournant moderniste du premier xxe siècle. Énergie, vitesse, TSF : l’essor des technologies et le renouveau de la pensée alimentent une foi collective dans le progrès de l’humanité. Cette vitalité s’exprime aussi dans les arts, où rivalisent les avant-gardes. Cinquante ans après l’avènement de la modernité baudelairienne, la poésie se renouvelle dans ses thèmes, ses codes et ses formes d’expression.
Hans Robert Jauss a fait d’Apollinaire un emblème de cette modernité1, dont le poète illustre pourtant certains paradoxes. Sa conférence de 1917 sur « L’Esprit nouveau et les Poètes2 » promeut moins la modernité que le nouveau3. Elle semble par ailleurs faire des concessions aux outrances avant-gardistes, au risque d’éclipser l’évolution de sa propre poétique. Bien qu’Apollinaire ait ouvert dès 1908 la voie d’un « lyrisme neuf », Jauss date de 1912 le seuil de sa modernité4. Il l’illustre par le saut esthétique entre le poème « Zone », introduit tardivement en ouverture d’Alcools (1913), et « Lundi rue Christine », « poème-conversation » intégré à la première section, « Ondes », de Calligrammes (1918).
Nous retiendrons ici le poème « Arbre » (en annexe), initialement paru dans Le Gay Sçavoir en mars 1913, entre « Les Fenêtres » (décembre 1912) et « Lundi rue Christine » (décembre 1913). Ces trois textes procèdent d’« une esthétique toute neuve5 » par leur discontinuité énonciative et sémantique, corrélée à une diffraction et une opacification de la représentation. Mais « Les Fenêtres » et « Lundi rue Christine » offrent une clé interprétative. Le premier s’inspire d’une série de toiles simultanistes de Robert Delaunay, illustrant selon Apollinaire l’avènement d’une « peinture pure6 » ; l’ancrage spatio-temporel du second suggère la captation du « lyrisme ambiant » d’un café parisien7.
Arbre résiste au contraire à la quête d’unité interprétative. Le discours intègre bribes de paroles et notations ponctuelles, se disperse en divers lieux et époques, entretenant la perplexité du lecteur par son titre énigmatique. Indice de son allure avant-gardiste : il est repris en 1916 – sans l’assentiment d’Apollinaire – dans l’unique numéro de la revue dada Cabaret Voltaire, face à un dessin cubiste de Picasso (p. 11) 8. Le défi herméneutique qu’il impose a suscité l’émulation d’éminents romanistes rassemblés à Cologne en 1964 pour un colloque sur l’esthétique moderne9. Significativement, leurs lectures oscillent entre deux pôles : le souci d’identifier un principe organisateur d’essence subjective – flux de conscience ? paysage état d’âme ? souvenirs épars d’un voyageur ? – et l’acceptation de son hétérogénéité, de ses incohérences comme proclamation de modernité poétique10. Sa complexité conduit à ouvrir des « chemins d’enquête » : « Le problème organisateur de l’œuvre doit être conservé dans sa dimension énigmatique et mis en regard non d’une “solution”, mais des actes interprétatifs qui permettent de formuler une lecture sans effacer les parcours qui ont conduit jusqu’à elle11. »
Instabilité référentielle
Le poème se présente comme une suite de laisses de vers libres, conforme à la manière moderne d’Apollinaire. Sa dernière partie se disperse en vers isolés ou couplés, avant une ultime laisse renouant in extremis avec le mètre (octosyllabe). Malgré de sensibles facteurs de cohésion, de répétition ou de configuration, les laisses affichent une hétérogénéité interne que renforce l’opacité de leur mode d’enchaînement. Le texte hésite ainsi entre fil discursif et pratique moderniste du montage. À travers la fragmentation de la représentation, quel est le monde mis en scène ? Quels sont les rapports possibles à ce monde ? Et d’abord : qui parle ? à qui ?
Indécision énonciative : toi ou moi ?
Une voie de dépassement du romantisme a été la mise en question du sujet lyrique : le je perd son statut plénier pour se montrer traversé d’altérité. Arbre fait vaciller la deixis au fondement de « la subjectivité dans le langage12 ». Ouvert par une allocution (« Tu chantes avec les autres… »), le poème repose sur un dispositif dialogal je/tu, que complètent des énoncés impersonnels ou averbaux. Dans Zone, l’alternance je/tu procède d’un dédoublement du sujet lyrique, entre actualité et souvenirs. Ici, l’identité de l’allocutaire reste indécidable alors que sa présence, de plus en plus insistante, tend à évincer je dans la dernière partie. Par ailleurs, le pluriel nous n’englobe pas je et tu, mais un tandem je et il qui ouvre une piste interprétative sur laquelle nous reviendrons : « Tour à tour nous dormions le voyageur en bijouterie et moi » (v. 21)13.
Cette indécision est un effet du texte, qui semble conjurer un état de désarroi par l’invocation d’êtres chers. La critique a multiplié les hypothèses : tu est‑il l’Arbre du titre ? le dédicataire du poème, Frédéric Boutet14 ? Marie Laurencin, l’amante perdue ? l’ami Blaise Cendrars ? Tu entretient une relation continue avec la voix ou le chant, qui en fait un alter ego lyrique. Les deux premières laisses structurent ce thème vocal en chiasme, les occurrences de tu encadrant celles de je : « Tu chantes avec les autres tandis que les phonographes galopent » (v. 1) →« J’entends déjà le son aigre de cette voix à venir / Du camarade qui se promènera avec toi en Europe / Tout en restant en Amérique » (v. 8‑10). Et la dernière laisse répond à la première en un effet de clôture textuelle : « L’univers se plaint par ta voix » (v. 42). L’élégie perçait dès les premiers vers, où l’ambiguïté de la locution tandis que place le lyrisme sous tension : concomitance d’un élan moderniste ou opposition entre tradition (« chantes ») et technique (« phonographes ») ?
Diffraction spatio-temporelle
L’indécision énonciative est corrélée à une puissante instabilité spatio-temporelle. Le poème s’ouvre sur une actualité aux contours flous, où le passé composé glisse de l’aspect accompli du présent vers sa valeur de temps passé, lequel contraste avec le futur (v. 9). Les laisses suivantes sont dominées par l’imparfait, sans que s’impose une temporalité cohérente. La fin du poème revient au présent, qui hésite entre valeur d’actualité et valeur gnomique.
Les tensions entre époques ont pour corollaire une dispersion spatiale qu’illustre l’écartèlement entre orient et occident : « Ispahan s’est fait un ciel de carreaux émaillés de bleu / Et je remonte avec vous une route aux environs de Lyon » (v. 5‑6). La polarisation entre les deux toponymes manifeste un effort de configuration. Les fins de vers organisent ainsi la géographie, selon les points cardinaux : nord vs sud (« Finlande » ; « La Corogne ») ; est vs ouest (« une pauvre ville au fond de l’est » ; « Le vent vient du couchant ») ; ou selon les liaisons intercontinentales (« Europe » / « Amérique » ; Europe / Asie : « transsibérien ») – jusqu’à l’élargissement final à « l’univers » (v. 42).
Ces repères pourraient favoriser l’identification des interlocuteurs. Or pour le lecteur informé, la biographie renforce au contraire l’opacité. Un séjour du jeune Apollinaire à Lyon en 1899 justifie le vers 6. Mais la mention d’un courrier de son frère parti au Mexique en janvier 1913 figure au contraire le sujet lyrique en tu : « La plus grande tristesse / C’est quand tu reçus une carte postale de La Corogne » (v. 36‑37). Je ou tu ? Apollinaire n’a pas emprunté le transsibérien (cf. v. 20‑22), pas plus que sa présence n’est attestée à Leipzig (cf. v. 23). Cette dispersion géographique paraît donc signifiante comme telle : elle met en perspective des « “régions” de l’esprit », que Philippe Renaud rapproche du « mouvement – profondeur cherché par Delaunay, avec son jeu de contrastes simultanés15 ».
Confusion des règnes
La pratique du contraste, la combinaison des contraires s’étendent à tout l’univers de discours et contribuent à sa configuration. Les laisses font défiler une galerie de silhouettes souvent plurielles ou indéfinies (« les aveugles », « femmes au marché », « un marchand de coco », « Un enfant ») – et l’indifférenciation tend à la confusion des genres : « une femme mince déguisée en homme » (v. 23). Les oppositions (adulte vs enfant ; type social vs individu singulier) sont compensées par quelques échos lexicaux, entre marchands (v. 7 et 31), entre voyageurs (v. 17 et 21). Scènes de rue ou brèches ouvertes dans la réalité ? Les aveugles par exemple sont‑ils des musiciens des rues ou une réminiscence des aèdes antiques 16? Ce personnel hétérogène se fond dans un univers étrange, où l’humain côtoie une animalité crue (« Un veau dépouillé ») ou énigmatique (« Engoulevent Blaireau / Et la Taupe-Ariane ») – possible miroir déformant d’un milieu interlope à travers l’imagerie argotique17.
Le non-vivant se limite à quelques emblèmes de la modernité technique : phonographes, ascenseur, revolver. L’univers ferroviaire, qui ressortit déjà à un imaginaire passé, est privé de tout dynamisme, saisi de l’intérieur : « dans la salle d’attente des premières » (v. 17), « dans le transsibérien » (v. 20), « dans un tramway » (v. 26). Rien donc qui justifie une interprétation fondée sur le chaos de la vie moderne18. Le poème manifeste plutôt sa difficulté à organiser une suite de scènes, à résoudre le conflit entre explications locales et interprétation globale, ce qui est à la fois sa faille et son attrait19.
Une issue est à chercher dans le pouvoir imageant de la confusion des règnes, qu’illustrent ces deux vers à travers un chiasme alliant froideur métallique et chaleur du vivant (exotique) : « Ce beau nègre en acier » (v. 35) ;« Le métal des caroubiers » (v. 39). Le dynamisme de la métaphore verbale initiale (« les phonographes galopent ») contraste avec la fixité de cette scène, dont la désolation se teinte de religiosité : « Un douanier se tenait là comme un ange / À la porte d’un misérable paradis » (v. 15‑16). La ruine de la transcendance conduit à chercher une autre forme de salut, dans la fabrique textuelle de la représentation. C’est ce que met en scène cette séquence anaphorique, dont l’hétérogénéité radicale se résout en mystérieuse épiphanie :
Entre les pierres
Entre les vêtements multicolores de la vitrine
Entre les charbons ardents du marchand de marrons
Entre deux vaisseaux norvégiens amarrés à Rouen
Il y a ton image
L’énoncé présentatif réactive l’opacité déictique de la deuxième personne : visage de l’être aimé ? vision mystique ? L’anaphore incertaine du vers suivant (« Elle pousse entre les bouleaux de la Finlande », v. 34) suggère une affinité de l’image avec l’isotopie végétale.
Faire dialoguer le monde
La diffraction de la représentation fait vaciller l’ontologie. Elle désoriente le lecteur, exigeant son implication active dans les parcours interprétatifs, au risque de l’égarement. La posture lyrique est ambivalente, entre dispersion et continuité, modernité et mémoire. Sa tonalité inquiète fait contraste avec la vitalité ou la fantaisie de poèmes contemporains. La progression à sauts et à gambades met à mal les chaînes temporelles et causales. Elle résiste toutefois à l’incohérence par l’intensité de certaines microscènes et un lyrisme sous-jacent que confirme la séquence finale, sous le signe de l’élégie.
L’ancrage le plus sûr est énonciatif. Aussi incertain soit‑il, le dialogue impose son dispositif et, à travers lui, une forme d’altérité floue : je et tu se prêtent à un jeu de masques. Il suggère aussi un dialogisme diffus entre discours, entre époques : le poème compense son éclatement par ses liens avec d’autres textes d’Apollinaire, bribes anciennes ou poèmes contemporains20, mais aussi avec d’autres auteurs, d’autres artistes. La troisième laisse se réfère ainsi au douanier Rousseau21, peintre naïf soutenu par Apollinaire, dont le goût pour les paysages luxuriants pourrait motiver le thème de l’arbre, en particulier l’espèce exotique des caroubiers (v. 39)22. Son univers célèbre une nature matricielle, où se confondent végétaux, animaux et humains.
Cet autre, Cendrars
Mais celui qui semble hanter le poème est un alter ego : Blaise Cendrars. Le lecteur identifie une variante de la Prose du Transsibérien, à laquelle Apollinaire a dû avoir accès avant la publication du « livre simultané » à l’automne 191323. Or l’énonciation assimile ponctuellement le sujet lyrique à l’autre, Cendrars. Ainsi se noue une forme complexe de dialogue24 entre deux poètes dont les rôles s’échangent. Confirmation de cette complexité dans la deuxième laisse, où le « camarade qui se promènera avec toi en Europe / Tout en restant en Amérique » pourrait être Cendrars, lequel interrogera Apollinaire : « Voyageur occidental / Pourquoi ne m’accompagnes‑tu pas en Amérique ? 25 ». Contrairement à Apollinaire, Cendrars a séjourné à Leipzig, lieu de sa rencontre avec le libertaire Emil Szittya qui fonda avec lui l’éphémère revue franco-allemande Neue Menschen (Les Hommes nouveaux). Ces jeux de miroir se justifient par la proximité amicale et esthétique des deux poètes, où l’émulation cède à la rivalité lorsque Cendrars gagne en notoriété. Par sa vitalité et sa disparate, la poétique d’Arbre ressemble d’ailleurs à celle de Cendrars.
Pour ces deux poètes français d’adoption, le nom de plume signale une stratégie identitaire dans le champ littéraire26, leur bilinguisme favorise leur collaboration avec la revue berlinoise Der Sturm. Ce dialogue se prolonge dans Cabaret Voltaire (15 mai 1916), qui se veut « au‑delà de la guerre et des patries27 ». Ils y figurent comme seuls contributeurs de la « nation française28 », alors qu’ils viennent tout juste d’être naturalisés. Dans ce diptyque français, le poème « Crépitements » de Cendrars fait une référence au pseudo-manifeste L’Antitradition futuriste d’Apollinaire29 qui disparaîtra des Poèmes élastiques :
On se dit merde de tous les coins de l’Univers
Comme dans le manifeste futuriste signé Apollinaire30.
Ce dialogue à distance manifeste une affinité élective dans les arts, entre facétie et férocité. Il suggère aussi, pour ces deux ego, une ouverture du sujet lyrique à l’altérité, à la pluralité d’un univers à reconfigurer en espace intime.
Ne pas oublier les légendes
Autre trait commun aux deux poètes : leur goût de la fable. Arbre offre un contrepoint culturel aux temps modernes : « Et il ne faudrait pas oublier les légendes » (v. 25). La leçon s’applique aussitôt à une fée médiévale : « Dame-Abonde dans un tramway la nuit au fond d’un quartier désert ». Abonde ne doit pas être réduite à une figure de bonne dame pourvoyeuse d’abondance domestique31. Liée à Diane et Hérodiade, elle conduit d’inquiétantes cohortes nocturnes (armée ou chasse sauvage)32. Le motif des chevauchées aériennes, arrière-plan légendaire à la locomotion moderne (« tramway »), justifie secrètement l’enchaînement avec la chasse du vers suivant. Dame Habonde figure dans le Roman de la Rose, qui fait du troisième enfant d’une fratrie un « esprit errant », accompagnant trois jours par semaine l’expédition nocturne des fées33. Voilà qui apporte une coloration populaire au « schème trinitaire […] volontiers associé par le poète au surgissement d’êtres nouveaux34 » :
Et des êtres nouveaux surgissent
Trois par trois
Nourrie de corpus anciens, l’expression de la nouveauté réveille les croyances aux esprits de la forêt, « créatrice de prestiges et de vies sans cesse renouvelés35 ».
Les « bouleaux de la Finlande » font signe vers une autre légende36 : l’épopée du Kalevala, qui relate un épisode de la vie de Vaïnämöinen, avatar finnois d’Orphée37. Attristé par la perte de son kantele (harpe), le personnage entend la plainte d’un bouleau désolé par sa condition d’arbre. Il le transforme en harpe dont les sons harmonieux animent toute la nature : animaux, végétaux et même minéraux. L’épopée nordique rejoint ainsi l’imaginaire oriental faisant du peuplier d’Ispahan, emblème de l’amour, une « harpe chantante sous le vent », « qui verdit et se renouvelle38 ». Elle figure aussi dans la Deutsche Mythologie de Grimm, qui rapporte le pouvoir de charmer la nature à deux figures tutélaires d’Apollinaire : Orphée et Amphion39. Loin du messianisme de certains poèmes contemporains, Apollinaire met ici en scène une voix vacillante, interrogeant la manière d’habiter le temps et l’espace à travers une mémoire textuelle.
Mythe et mystique
En titre, le nom arbre sans article affiche tout son potentiel sémantique, en attente d’une actualisation en discours. Or le poème n’offre qu’une motivation ténue au thème végétal. Les seules espèces mentionnées semblent confirmer la polarisation spatiale de l’univers entre nord et sud (bouleaux de la Finlande vs caroubiers). Il résiste aussi à une lecture allégorique fondée sur les attributs de l’arbre. L’écriture s’ouvre donc à un mode d’interprétation diffus, empruntant à diverses sources. Le potentiel symbolique de l’arbre tient à sa silhouette anthropomorphe, à ses variations saisonnières, mais aussi à son cinétisme ascendant entre ancrage terrestre et déploiement aérien. C’est le motif de l’arbre cosmique décliné selon divers univers de croyance, entre mythologie et mystique : « le mode d’être du Cosmos, et en premier lieu sa capacité à se régénérer sans fin, est exprimé symboliquement par la vie de l’arbre40 ».
La veine mystique est un autre lien secret entre Apollinaire et Cendrars, qu’illustrent le motif de l’adoration du Christ, commun aux Pâques à New York et à « Zone », ou encore les hymnes à la Croix de saint Fortunat. Cendrars avait placé en exergue des Pâques trois vers du Pange lingua : « Flecte ramos, arbor alta… » : « Fléchis tes bras, arbre géant…41 ». Apollinaire glisse satiriquement, parmi les rumeurs galantes d’un monastère, un écho de Vexilla regis42. Certains indices externes suggèrent un sous-texte religieux du poème : titre « Chrétienté » d’une première ébauche ; croquis d’une pietà en marge des épreuves de Calligrammes43. L’Arbre est‑il pour autant une réminiscence biblique de l’arbre de la connaissance du bien et du mal ou de l’arbre de vie, qui ont nourri le symbolisme de la Croix ?
Arcanes de l’orphisme
Le mystère poétique paraît moins mystique que mythologique. Mais aux références explicites, l’écriture préfère des ressorts plus discrets. L’imaginaire d’Apollinaire est hanté par la figure d’Orphée44, qui relie le lyrisme à l’arbre. Virgile évoque l’effet de ses chants sur les tigres et les chênes (Georgiques, IV) ; Ovide déploie le thème végétal en décrivant son pouvoir de susciter une forêt merveilleuse (Métamorphoses, X).
L’orphisme, entre héritage et modernité
Une génération d’écrivains a communié dans l’héritage religieux et mythologique de l’orphisme, alors que la mort de Dieu proclamée par Nietzsche ruine « la transcendance comme garantie du sens » : « le mythe d’Orphée, de même que les textes sacrés de la religion orphique, impliquent un chant tourné vers l’extérieur, vers l’harmonisation du monde, vers une signification de la poésie extérieure à elle-même, liée à l’être, au monde et aux dieux45 ». La veine orphique est bien ancrée dans l’univers d’Alcools, que sous-tendent les motifs de la perte, de la catabase, de la renaissance, en lien avec la voix ou le chant.
Mais c’est un autre aspect esthétique qui s’impose. Le Bestiaire unissait poésie et peinture à travers l’éloge de « la ligne », « voix de la lumière46 ». Et c’est à propos de la peinture simultanée de Delaunay qu’Apollinaire salue, sous le nom d’orphisme, un nouveau « lyrisme plastique47 ». Ce geste relève d’un soutien plus large au cubisme : non « un art d’imitation, mais un art de conception qui tend à s’élever jusqu’à la création48 ». À cette peinture « pure » répond un idéal poétique fondé sur le principe de création, assignant aux artistes la « fonction sociale de renouveler sans cesse l’apparence que revêt la nature aux yeux des hommes ». Sans eux, « l’ordre qui paraît dans la nature et qui n’est qu’un effet de l’art s’évanouirait aussitôt. Tout se déferait dans le chaos49. » La formule est forte, qui élève l’art au rang de principe organisateur de la nature. Elle ne correspond guère à la poétique d’Alcools, dont les codes de représentation restent traditionnels ; plutôt aux innovations formelles d’« Ondes » qui, déconstruisant la relation sujet/objet et l’espace-temps, imposent de réinventer le rapport au monde. Or dans cette section, Arbre porte haut l’exigence herméneutique.
La poïesis comme « devenir-arbre »
Entre anthropomorphisme et déploiement ascensionnel, le symbolisme de l’arbre présente une double affinité avec la représentation du sujet lyrique et l’idée de création. Au‑delà de l’aspect visuel, le bruissement de son feuillage se prête à des transpositions dans le domaine poétique ou musical. Il se fait alors emblème du lyrisme, en particulier dans le registre de la plainte. Mais l’Arbre d’Apollinaire ne prétend pas à l’aura symbolique déployée par Rilke, des Élégies de Duino aux Sonnets à Orphée. Le premier de ces sonnets s’ouvre sur une image stupéfiante : un arbre né du chant d’Orphée, emblème de renouveau et de métamorphose, éveille au sens de l’écoute jusqu’à s’ériger en temple de l’ouïe50. Une telle majesté, unissant Orphée, son chant, l’arbre et le sujet lyrique, est étrangère au poème d’Apollinaire, qui manque d’unité pour se prêter à une interprétation univoque51. Il initie plutôt à une création en acte, tentant d’organiser par bribes un monde diffracté. Si la biographie justifie le motif orphique de la perte par la séparation avec Marie Laurencin, l’écriture met surtout en scène un corps à corps avec une réalité qui échappe52.
Une clé esthétique du poème semble indiquée par le premier référent végétal : « La seule feuille que j’aie cueillie s’est changée en plusieurs mirages » (v. 3). L’arbre est vecteur de visions, voire d’illusions poétiques. La lecture de feuille en syllepse53 conforte une interprétation métapoétique faisant de l’arbre un poème en acte, à visée performative. Son organisation selon les axes horizontal et vertical, selon les points cardinaux, n’est pas le gage d’un dynamisme vital ou d’un élan créateur conformes au symbolisme traditionnel54. Le poème soumet plutôt le lecteur aux aléas de son arborescence, au risque de l’opacité ou de l’incohérence. La feuille suggère aussi un rôle d’intercesseur entre les âges (réminiscences mythologiques, empreinte religieuse), les arts (peinture et poésie), les textes : ceux des autres (Cendrars) ou d’Apollinaire lui-même.
Trouble esthétique
La dispersion formelle du poème a pour corollaire une résistance à la lecture qui, pour dépasser l’effet de surprise, implique insistance et persévérance. Aux tropes codifiés de la rhétorique, le poème substitue des transports entre divers lieux du texte. L’opposition géographique entre les bouleaux de la Finlande et les caroubiers trouve une voie de dépassement dans leur voisinage textuel avec l’image. Pour les premiers : une occurrence du nom à référence énigmatique, alors que l’anaphore linguistique (elle, ce) semble forcer le lien avec les vers qui suivent, formellement disjoints et sémantiquement hétérogènes (v. 33‑35). Le cliché des bouleaux suggère les traits /souple/, /clair/, /féminin/, auxquels s’oppose la virilité brute du « nègre en acier » :
Il y a ton image
Elle pousse entre les bouleaux de la Finlande
Ce beau nègre en acier
Pour les caroubiers : l’image en acte, non moins énigmatique, du vers : « Le métal des caroubiers » (v. 39), dont la vigueur tranche sur l’isotopie du déclin et de la tristesse. Elle présente toutefois une affinité avec le vers énoncé précédant (« Ce beau nègre en acier ») à travers un chiasme [/vivant//métal/ <> /métal//vivant/]. Ce tressage sémantique trouverait une motivation dans la fascination d’Apollinaire et Cendrars pour la figure du « nègre », moins curiosité exotique que voie de renouvellement des arts par le biais du sacré. Et plus spécifiquement pour le boxeur noir, dont la force suggère le cliché de l’acier, la musculature la forme cuivrée de la caroube.
Apollinaire écarte non seulement le principe d’imitation, mais aussi la convention allégorique pour promouvoir un art de conception misant sur les pouvoirs de l’image. Pourtant, le poème ne développe pas le potentiel de puissance et d’euphorie que pourrait nourrir le symbolisme phallique de l’arbre55. Alors que l’orphisme pictural est placé sous le signe de la lumière et des contrastes de couleurs, son pendant poétique paraît soumis aux ombres du mythe. L’étrangeté du bestiaire (« Engoulevent, Blaireau / Et la Taupe-Ariane ») est réduite par l’isotopie des traits /nocturne/ ou /souterrain/ et un sens de l’orientation en affinité avec l’expérience des Enfers ou du Labyrinthe56. Aux antipodes de l’harmonie célébrée par Rilke, le texte entretient un climat dysphorique, qui voue aussi bien la fée Abonde que le douanier Rousseau à la relégation urbaine (« une pauvre ville au fond de l’est » ; « au fond d’un quartier désert »).
L’enchantement orphique semble se dissoudre dans l’Unheimliche57. Arbre s’accorde avec l’atmosphère fantastique de poèmes narratifs comme « Le Musicien de Saint-Merry » ou « Un fantôme de nuées », qui perpétuent ou détournent des motifs orphiques58. Dans ce dernier, les figures exécutées par un jeune saltimbanque initient à une mystérieuse « musique des formes » qui éclipse l’orgue mécanique. Alors que s’élève cette « musique angélique des arbres » disparaît « l’enfant miraculeux » que chacun cherche désormais en soi59. Au‑delà des motifs d’apparition ou de métamorphose, le lyrisme compose ainsi avec le surnaturalisme60, qu’Apollinaire rebaptisera bientôt surréalisme. Contre la déréliction, le poème palimpseste invite à feuilleter l’univers en l’ouvrant à l’ailleurs, à l’altérité. En l’absence de Dieu, il revient à la poésie de créer des images, de susciter des formes qui donnent corps à une nature effet de l’art. Les mirages manifestent le geste poétique de configuration d’un Arbre textuel dont la signifiance s’élabore en acte, dans les tâtonnements d’un parcours initiatique.
Conclusion
Alors qu’à maints égards Apollinaire-poète participe d’un Zeitgeist orphique, Apollinaire-critique d’art prône dans les années 1912‑1913 un orphisme émancipé de l’héritage religieux et mythologique. Il s’agit d’un art pur, libéré du sujet, dont la version picturale est gouvernée par le pouvoir des couleurs et de la lumière. Cette modernité esthétique brouille le rapport entre sujet et objet, intériorité et extériorité, ouvrant un nouvel espace où organiser le monde. La forme éclatée du poème Arbre, la diffraction de la représentation mettent moins en scène le bouleversement de la vie moderne que la ruine des illusions réalistes. En dépit du titre, l’arbre n’est ici ni un thème ni le symbole de valeurs ou d’affects fondés sur des correspondances néoromantiques. Il se veut l’immanence d’un être esthétique sondant les rapports entre les êtres et les choses, interrogeant le statut du discours poétique.
L’élan ascensionnel fait place ici à l’avènement d’« êtres nouveaux ». Mais cette nouveauté repose paradoxalement sur un double retour à la tradition littéraire (tonalité élégiaque portée par l’octosyllabe) et aux écrits personnels antérieurs : après une ébauche de la « Chanson du Mal-Aimé » (v. 40‑42), un écho du brouillon de « Vendémiaire » repris dans « 1909 »61. Cette involution de l’écriture semble une transposition esthétique du regard en arrière d’Orphée, le symptôme d’une difficulté à larguer les amarres lyriques dans l’effervescence des avant-gardes. Elle trahit le porte-à-faux esthétique d’un précurseur contraint de donner des gages de modernité, alors que persiste sa disposition profonde à l’expression. Mais le déclin des dieux terrestres ruine l’atmosphère mystique dans laquelle Hölderlin prétendait « habiter poétiquement le monde62 ». C’est moins la « fin de l’intériorité »63 qu’un décentrement du sujet lyrique, dont la posture oscille entre velléités discursives et poétique du montage.
L’effet de chute sur le motif de la renaissance est lui-même un trait apollinarien. Mais s’agit‑il ici d’une postérité personnelle ? Il se pourrait que l’adepte des prophéties préfigure son destin d’après-guerre, où une nouvelle génération littéraire sera prompte à brûler ses dieux terrestres. Quand résonne au long des routes « l’hymne télégraphique que les fils et les poteaux ne cessent d’entonner64 », l’emblème de la nature a perdu son évidence comme objet et comme symbole poétique. L’arbre se fait ici signe d’une nécessaire acclimatation esthétique à un nouvel ordre de réalité.
