Juli Zeh, Judith Zander, et Björn Kern sont tous les trois implantés en Allemagne de l’Est. Leurs romans se situent dans les zones rurales du Brandebourg et du Mecklembourg qui s’étendent entre Berlin et la côte de la mer Baltique. Ces territoires dont les beautés naturelles ont été célébrées dans la littérature de Theodor Fontane à Günter de Bruyn sont aussi particulièrement touchés par les conséquences à long terme de la réunification : exode de la population vers l’Ouest, marginalisation, sentiment d’abandon, rancœurs issues de la privatisation. Dans ce contexte, le caractère relativement préservé du milieu naturel attire des citadins désireux de se ressourcer et marqués à des degrés divers par une forme de prise de conscience écologique. Le retour à la campagne ne se fait pas sans heurts, et les déconvenues sont d’autant plus fortes que les illusions étaient grandes au départ. Les trois auteurs dont il est question ici ont été formés au Literaturinstitut de Leipzig, dont Björn Kern n’a toutefois suivi que partiellement la formation. Ce passage biographique n’est pas étranger à leur attachement à cette partie de l’Allemagne.
Dans Unterleuten de Juli Zeh, un conflit se développe autour du projet de construction d’éoliennes dans un village du Brandebourg au nord de Berlin. Ce conflit dresse les uns contre les autres partisans et adversaires du projet, fait éclater la communauté villageoise et prend une dimension dramatique. La narratrice, qui se présente comme journaliste d’un magazine peu connu, est censée reconstituer après-coup l’enchaînement des événements qui a conduit à une fin tragique. Ce faisant, elle fait apparaître les multiples antagonismes qui se sont cristallisés sur le projet d’éoliennes, et qui s’enracinent bien au‑delà de la simple question d’actualité.
Le facteur de division le plus apparent est, dans un premier temps, celui qui oppose les anciens villageois aux néoruraux venus chercher refuge à la campagne. Les représentations et les comportements de cette nouvelle catégorie sont traités avec l’ironie qu’appellent leurs excès caricaturaux. Au premier rang de ces excès, l’idéalisation de la campagne.
Le nom de la commune où se déroule l’action est déjà tout un programme : le village de Unterleuten (200 habitants) fait partie de la commune de Seelenheil (Salut des âmes). Pour les nouveaux arrivants, c’est un petit paradis, un lieu idyllique où tout n’est que calme et authenticité. Depuis la maison fraîchement acquise s’offre une vue « sans aucune trace de civilisation1 », propre à servir de cadre à la niche rousseauiste dont rêvent les exilés volontaires. On s’y installe avec la certitude de ne pas regretter un seul instant la vie urbaine, et avec le sentiment de pouvoir même améliorer l’idylle en transformant le jardin encore en friche en « paysage florissant » (« blühende Landschaft »), reprenant les termes de la promesse formulée par Helmut Kohl à la veille de la réunification. Cette vision stéréotypée d’un lieu préservé où l’individu se retrouve et se sent véritablement chez lui appelle irrésistiblement la notion de « Heimat », pays natal et petite patrie avec lequel existe un lien intime et unique. Le recours à ce cliché achève de tourner en dérision les envolées lyriques des néos : « Pendant qu’il se tenait là, plongé dans la contemplation, un mot le submergea : Heimat. Unterleuten n’était pas son Heimat, il n’avait même pas de famille dans la région. Mais Unterleuten avait l’air de quelque chose qu’on peut appeler Heimat2. »
Pour ces réfugiés de la civilisation urbaine, la lutte pour la protection d’une nature réputée intacte est un impératif incontournable. La résistance contre l’implantation d’un parc éolien est menée au nom de la préservation du milieu naturel et du cadre de vie, à laquelle s’ajoutent les intérêts particuliers de chacun. Le plus engagé d’entre eux est employé par la société de protection des oiseaux dans une réserve naturelle située à deux pas du village. Il se dresse ès qualités contre tout projet susceptible de porter atteinte à l’intégrité de la réserve. Militant écologiste de la première heure, il a conscience de mener une croisade pour sauver la planète et se sent investi d’une mission supérieure : « Il ne voulait rien ajouter au monde, mais simplement conserver ce qui était là. Car c’était la mission sacrée de cette époque trépidante : défendre l’existant contre les forces psychotiques d’un progrès survolté3. »
Les pales des éoliennes feront selon lui des ravages parmi les espèces protégées qui fréquentent la réserve, bécasseaux sédentaires, oies de passage et grues migratrices. L’argument ne manque pas de pertinence, mais il est affaibli par l’intransigeance dont il fait preuve par ailleurs pour faire interdire tout ce qui pourrait de près ou de loin porter atteinte à l’existant. Son fanatisme finit par nuire à la cause écologique qu’il prétend défendre. Il incarne à ce titre aux yeux de la narratrice une première dérive de l’écologie : la dérive formaliste et bureaucratique, qui mesure le succès de la protection de la nature à l’aune du nombre de permis de construire annulés. Que les villageois le tiennent dans le meilleur des cas pour un gêneur, dans le pire des cas pour un fou, le laisse complètement indifférent. Comble de l’ironie, ce Berlinois exogène veut construire un mur (!) entre sa propriété et celle du voisin qui le gêne4.
La deuxième dérive de l’écologie est ici sa perversion en phénomène de mode. La coopérative agricole de RDA privatisée après l’unification a pris le nom de « Ökologika GmbH », une appellation dans l’air du temps qui peut recouvrir des pratiques peu recommandables, et a un caractère tout aussi incantatoire que le nom de la coopérative dont elle est l’héritière, la LPG « Gute Hoffnung ». L’écologie est mise à toutes les sauces, et spécialement à la sauce commerciale. Cette dérive est incarnée par un autre néorural employé dans une société qui produit des jeux vidéo. Le jeu qui a fait son succès au niveau mondial s’appelle Traktoria et se déroule dans une ferme que l’on fait évoluer en introduisant de nouvelles espèces, de nouvelles cultures, de nouvelles terres. Dans sa version virtuelle, la campagne est un succès commercial sans précédent. La vie à Unterleuten donne au concepteur l’idée d’intégrer la protection de la nature dans le jeu. Une nouvelle extension baptisée Traktoria nature inclura les réserves naturelles et les espèces protégées. Le projet de « réserve naturelle digitale » se présente comme un véritable Monopoly de l’écologie :
La protection de la nature est une affaire impitoyable. Subventions européennes, emplois, entreprise écologique, sans oublier le tourisme. […] À un niveau supérieur, les joueurs devraient choisir entre investir dans les énergies renouvelables et encaisser des prix de location élevés, ou protéger une diversité d’espèces péniblement acquise et engranger des points-tourisme5.
Dans cette forme extrême de marchandisation, l’écologie déconnectée de la réalité matérielle n’est plus qu’une source de profit qui détourne vers un monde virtuel la sensibilité générale aux questions environnementales. À grand renfort d’anglicismes (Browser game, Feature, Level, release, Quests), l’écologie virtuelle entraîne son propre concepteur dans un discours délirant qui le rend ridicule avant de finir par causer sa perte.
Les motivations réelles de la fuite à la campagne ont souvent peu à voir avec une démarche écologique et relèvent surtout de facteurs biographiques : besoin d’espace pour réaliser le vieux rêve de travailler avec des chevaux, recherche d’une rupture professionnelle radicale et d’un nouveau départ dans la vie pour le professeur d’université, logique conjugale pour l’écrivain peu prolixe et désargenté qui a suivi une épouse venue retrouver ses racines rurales et espère trouver l’inspiration en décrivant le microcosme du village. Ces motivations restent obscures pour les acteurs principaux de la vie du village. Entre les citadins implantés en milieu rural et les villageois, l’incompréhension est profonde. Le citadin demeure un corps étranger, il ne comprend rien au fonctionnement du village, et le village le lui rend bien. Tout suggère un fossé irréductible entre l’attachement viscéral à la campagne où le villageois a toujours vécu et le coup de cœur d’un citadin en mal de nature parachuté en terre inconnue : les rêves d’intégration des nouveaux arrivants relèvent définitivement du fantasme et sont voués à se briser sur la dure réalité. L’opposition des deux milieux se renforce encore lorsque le citadin est un Allemand de l’Ouest confronté aux campagnards de l’Est. Malgré la mobilité qui a traversé toutes les familles depuis l’unification, le poids de l’histoire alimente des préjugés qui rejaillissent jusque sur la perception du paysage. Vue avec les lunettes de l’Ouest, une petite ville de province du Brandebourg transpire inévitablement la tristesse :
Plausitz dégageait un air de désolation spécifiquement est-allemand. […] Même par beau temps, la ville sentait la pluie. Pour Frederik, le plus accablant était la place Ernst-Thälmann, avec sa forme carrée, ses pavés en béton, et les bâtiments bas en préfabriqué qui l’entouraient6.
Le projet de construction de dix éoliennes en bordure du village est relativement modeste par rapport à l’immense parc éolien qui s’étend déjà sur une commune voisine, mais cette métastase déchaîne néanmoins les passions et déclenche une résistance où s’affrontent des intérêts antagonistes. Les uns sont contre parce que les éoliennes seraient visibles depuis chez eux, d’autres parce qu’elles portent atteinte à l’intégrité de la nature, d’autres encore parce qu’elles font intervenir des spéculateurs de l’Ouest, ou par allergie personnelle. Ceux qui sont pour y voient l’occasion de vendre leur terrain à bon prix, une chance pour enrayer la désertification du village ou une source de revenus pour la commune. Et surtout, chacun est contre parce que son ennemi de toujours est pour, et vice-versa. La question des énergies renouvelables ne joue aucun rôle dans un débat dominé par de vieux comptes à régler qui remontent à la période de la collectivisation forcée en RDA et de la privatisation après l’unification. La dramatisation progressive de la situation conduit à une guerre de tous contre tous et à des actes de violence qui entraînent une fin dramatique. L’image très attendue de Don Quichotte montant à l’assaut des moulins à vent est vite dépassée par la tournure que prennent les événements. L’idylle campagnarde vole en éclats, le petit paradis se transforme en enfer, la communauté villageoise devient un nid de vipères7.
Cinq ans plus tard, Juli Zeh publie Über Menschen, qui se présente comme un prolongement du roman précédent. Le parallélisme des titres et le cadre géographique du récit soulignent cette continuité. Le village où se déroule l’action est situé dans le même district du Brandebourg et à proximité de la même ville que Unterleuten. La constellation de départ est également très comparable. Une Berlinoise se réfugie à la campagne pour des raisons d’ordre privé et découvre une ruralité dont elle n’avait aucune idée. Coup de foudre pour une maison à rénover dans le village le plus reculé, idéalisation de la vie à la campagne allant de pair avec une ignorance complète de la nature, des saisons et du travail de la terre : tous les éléments sont réunis pour préparer une désillusion brutale.
Une grande continuité s’observe aussi dans la caricature du militant écologiste radical. La citadine néorurale, que l’on peut qualifier d’écologiste modérée, est en phase de rupture avec son compagnon qui prône une conception rigoriste de l’écologie. Le couple se brise sur l’affrontement entre un écologisme qui ne tolère pas le moindre manquement aux règles de vie climato-compatibles et une pratique plus tolérante de la lutte pour la protection de l’environnement. L’opposition entre un écologisme qui exagère et un écologisme du compromis recouvre en l’occurrence une lutte de pouvoir au sein du couple dans laquelle la forme la plus traditionnelle de domination masculine s’appuie sur des arguments environnementaux pour imposer sa loi. La satire ne ménage pas ce personnage monomaniaque : hanté par l’idée de la catastrophe finale, il est amoureux de l’apocalypse et se fait remarquer dans le milieu qu’il fréquente par ses tirades haineuses contre ceux qui ne partagent pas son obsession et par les scénarios apocalyptiques qu’il déroule à tout propos – un comportement qui, de l’aveu de sa compagne, confine à la folie et fait de lui un tyran domestique. Sa prédilection pour les prophéties de Cassandre l’entraîne tout naturellement dans le sillage de Greta Thunberg, dont il devient l’ardent thuriféraire8.
L’écologiste modérée n’est pas épargnée non plus par l’ironie qui s’attarde sur ses contradictions. Employée par une agence de publicité spécialisée dans la promotion des produits durables, elle applique à des marchandises vertueuses les règles moins vertueuses de la société de consommation. Pour vanter les mérites des chaussures véganes ou du chocolat équitable, elle produit en série des slogans publicitaires dont le simplisme ne le cède en rien à celui de la publicité ordinaire. Un nouveau modèle de jeans qui satisfait aux critères de durabilité est baptisé par ses soins « Gutmensch » (« bonne personne ») : le consommateur doit reconnaître dans le nom du produit l’image qu’il a de lui-même. Les spots vidéo mettront en scène un « Monsieur bonne personne » vêtu de ce jeans, qui fait le bien autour de lui avec une naïveté désarmante. La même caricature sarcastique s’applique à une marque d’horticulture biologique que la publicitaire baptise « Paysages florissants » (« blühende Landschaften »)9, avant de reculer devant l’allusion politique trop directe et de la renommer « Power Flower », un anglicisme plus accrocheur et plus en accord avec l’air du temps.
Deux éléments nouveaux viennent infléchir la perspective et enraciner le récit dans l’actualité : la covid avec son corrélat, le télétravail, et l’irruption de l’extrême droite comme composante essentielle du village. L’action est précisément datée : nous sommes au printemps 2020, en plein confinement, et la généralisation du télétravail facilite cette fuite à la campagne qui est aussi une plongée dans l’inconnu. L’exilée volontaire en terre rurale se retrouve à la croisée des peurs du moment : peur de la pandémie, peur de la catastrophe climatique, peur de l’invasion par les réfugiés. L’insertion progressive dans un village habité comme elle par des peurs, mais des peurs radicalement différentes des siennes, conduit la citadine à une forme de compréhension pour l’adhésion des campagnes brandebourgeoises à une extrême droite qu’elle réprouve : à cent lieues de l’idylle campagnarde, le sentiment d’être abandonné et incompris fait le lit de l’AFD. À une représentation fantasmée de la campagne succède une vision plus politique :
On a peine à croire qu’un pays super riche se permette d’avoir des régions où il n’y a rien. Pas de médecins, pas de pharmaciens, pas de clubs sportifs, pas de bus, pas de café […] pas d’épicerie, pas de boulanger, pas de boucher. Des régions dans lesquelles les retraités ne peuvent pas vivre de leur retraite. […] Et par-dessus le marché, on leur met un tas d’éoliennes, on interdit aux navetteurs de rouler au diesel, on vend les terres des paysans aux investisseurs les plus offrants, on veut interdire aux gens qui n’ont pas les moyens de se payer le gaz de se chauffer au bois, et on réfléchit à voix haute à la possibilité de leur interdire les barbecues et les feux de camp qui sont les derniers loisirs qui leur restent10.
C’est une vision moins satirique que propose Judith Zander dans son roman Dinge, die wir heute sagten. Dans un village perdu du Mecklembourg nommé Bresekow, une vieille dame vient de mourir, et le roman réunit pour le temps des obsèques ses enfants et petits-enfants. Dans une suite de monologues, chacun des protagonistes livre sa vision du passé et du présent de la famille, de son propre parcours, et d’un non-dit pressenti qui s’avère être un lourd secret de famille.
Ici, pas la moindre trace d’une idéalisation de la campagne ni d’un retour à la terre choisi et volontaire. Le ton est donné dès la première page : « Il n’y a pas de café à Bresekow. Il n’y a absolument rien. C’est le centre du rien qui commence peu après Berlin et qui continue jusqu’à Rostock. […] Un vilain petit bout du monde dont mieux vaut ne rien dire11. » Dans un paysage de champs ouverts qui s’étendent à perte de vue, l’agriculture ne suscitait guère de vocations chez les jeunes du temps de la RDA, on y faisait son apprentissage par défaut, et cette époque n’a pas laissé de bons souvenirs :
Vous ne saviez pas ce que vous détestiez le plus : les heures vides dans le petit bâtiment de Kiessow qui sentait la saucisse et la sciure de bois, ou l’air de la campagne pendant les semaines de stage pratique, dans les champs de betteraves ou dans les étables du district d’Anklam. Vous rêviez de pis de vaches12.
La coopérative agricole a aujourd’hui disparu, seul un de ses anciens hangars sert encore de lieu de rencontre aux adolescents du village qui l’ont baptisé « Elpe », un nom qui évoque le sigle officiel de l’ancienne coopérative (LPG). L’activité agricole actuelle est à peine évoquée, et se signale surtout par les mauvaises odeurs dont elle est responsable. L’attention se porte sur la microsociété locale, et de ce point de vue le constat est sans appel : le village est en proie à la désertification, ceux qui le peuvent s’en vont ailleurs, les jeunes ne rêvent que de partir, les services sociaux destinés aux « perdants » restés sur place sont négligés, il n’y a plus aucune vie sociale. La petite ville la plus proche, Anklam, d’où est originaire Judith Zander, n’est qu’à six kilomètres du village et n’est pas épargnée par la décrépitude, beaucoup de commerces ont fermé, le centre est vide, c’est le bout du monde comme tous les villages. Toute cette partie essentiellement rurale du Mecklembourg fait figure de zone sinistrée13.
Dans cette campagne, l’alcoolisme est un héritage ancien que les années de RDA n’ont pas fait disparaître et qui se nourrit du désespoir ambiant. La jeunesse y est particulièrement exposée. Les adolescents qui squattent le local de la « Elpe », eux-mêmes enfants d’alcooliques, sont enfermés dans un univers fait de grossièretés verbales, d’agressions sexuelles, d’alcool, de bagarres et de slogans nationalistes et racistes. Ils perpétuent à leur manière les scandales sexuels étouffés des générations antérieures, refoulés par la mémoire collective et révélés par l’événement familial autour duquel se noue le roman. Ces comportements frustes et grossiers recouvrent et confortent l’image généralement répandue de la jeunesse laissée pour compte dans les provinces reculées de l’Est. Dans ces conditions, ceux qui ont eu la chance d’échapper aux pesanteurs locales peuvent difficilement considérer cet endroit comme un « Heimat » auquel les lierait un attachement intime. Le village réel fait figure de repoussoir. Le dernier élément qui porte la trace de cet attachement intime est le dialecte du nord de l’Allemagne, le Plattdeutsch, considéré par ses locuteurs âgés comme la langue des petites gens, mais qui est abondamment réutilisé dans les dialogues et les monologues du roman, et fonctionne comme un reste de ciment identitaire. On reconnaît ici la référence à Uwe Johnson, et on note que le nom du village de Bresekow résonne comme écho au nom du village de Jerichow dans les Jahrestage de Johnson14.
Chez Björn Kern, le processus de décomposition d’un milieu de vie réputé plus proche de la nature atteint la nature elle-même. Dans Kein Vater, kein Land, un père fuit la ville pour soustraire son enfant aux mesures imposées par les autorités, et croit trouver refuge dans la maison de son enfance, une cabane de forestier dans une région frontière de l’Est où l’on reconnaît sans peine la dépression fluviale de l’Oder. Mais il apparaît très vite que la nature intacte dont il gardait le souvenir n’existe plus, et que son propre père qu’il croyait y retrouver a disparu. Commence alors le récit fantastique d’une quête à travers un univers cauchemardesque, à la frontière entre le réel et l’imaginaire, vers un pays mythique où l’on ne sait pas s’il trouvera une autre vie.
Le lieu du récit est ancré dans le réel : une région de zones humides à la frontière orientale de l’Allemagne, le long d’une rivière bordée de digues abritant une faune foisonnante. Cette zone de basses terres à la frontière polonaise, l’Oderbruch, est la patrie d’élection de Björn Kern, qui s’y est installé pour rompre avec le rythme de la vie urbaine à Berlin, et où il situe l’essentiel de son œuvre. L’ancrage est précisé par la référence à la transformation subie après la réunification : très marginalisée après la fin de la RDA, cette région rurale est en proie à la désertification. L’école ferme faute d’élèves et l’institutrice sombre dans l’alcoolisme, les bâtiments de l’ancienne coopérative agricole sont à l’abandon, et certains néoruraux retournent même en ville faute d’avoir trouvé l’idylle campagnarde de leurs rêves, bien que les motivations de la fuite à la campagne n’aient pas disparu : échapper au stress, au bruit, aux gaz d’échappement, retrouver le contact avec la nature15.
Mais la nature a subi une métamorphose monstrueuse. C’est une nature hostile, polluée, empoisonnée, pleine de cadavres en putréfaction. Les animaux sont atteints d’une mystérieuse maladie qui provoque ulcères, œdèmes, bave et écume bleues sortant de la gueule, suppurations répugnantes. Tous les animaux sont atteints et promis à une mort certaine, chevreuils, cerfs, lièvres, renards, blaireaux, chevaux. Le vieux forestier les abat pour abréger leurs souffrances, et en perd à moitié la raison. Son fils entame une longue pérégrination sur ses traces, et se livre au même travail d’abattages systématiques suivis de dépeçages en règle, dont aucun détail n’est épargné au lecteur. L’épidémie est attribuée à l’usine d’équarrissage qui se trouve de l’autre côté de la rivière et de la frontière, sans que l’on sache vraiment s’il s’agit d’une simple hypothèse ou d’une certitude. L’usine est gigantesque, « surmontée d’une coupole qui ressemble aux tours de refroidissement d’une centrale nucléaire16 », le mystère qui entoure ce qui s’y passe nourrit tous les fantasmes. Seule certitude : la fabrication de farines animales produit des déchets qui sont rejetés dans la rivière et la transforment en cloaque. Un rejet en appelant d’autres, toutes les formes de pollution se retrouvent dans cet égout à ciel ouvert : produits chimiques, plastiques et hydrocarbures s’ajoutent aux cadavres d’animaux en putréfaction, et engendrent des malformations inquiétantes de la faune aquatique. La rivière est l’exemple extrême de l’empoisonnement de toute la nature qui culmine dans la vision apocalyptique d’un effondrement général : « un paysage fluvial en proie à des forces destructrices incontrôlées, dans l’attente d’une réaction finale, d’un ultime brassage, d’un big bang ou d’une désintégration17 ».
Dans cette ambiance de fin du monde, l’existence hors de la ville relève de l’entreprise survivaliste : nuits dans la forêt et feux de bois sont le cadre habituel de ces expériences, mais ici les produits de la chasse et de la pêche sont pour la plupart impropres à la consommation, et forcent à se rabattre en dernier ressort sur des nourritures ultimes, sandwiches aux vers de terre et purées de cloportes. Le recours à ces expédients caricaturaux accentue le caractère fantasmatique du récit. Malgré le naufrage de la création, il subsiste un reste d’émerveillement devant la diversité des espèces naturelles, dont les noms sont énumérés ici et là comme autant de réminiscences d’un état antérieur à la dégénérescence :
un non-lieu fait de plantes rampant jusqu’à mi‑jambe, balsamines et patiences, plantains et achillées, de cuvettes inondées et de cratères en entonnoir entourés de massettes et de roseaux des marais, de butors et de foulques se disputant à grand renfort de battements d’ailes les chèvrefeuilles les plus nourrissants18.
Quand la végétation est plus clairsemée et que le regard peut s’élever au‑delà des limites de ce biotope humide, c’est un spectacle de désolation d’un autre genre : la végétation est brûlée par le soleil, les cultures sont desséchées, la réalité du réchauffement climatique fait irruption dans l’univers fantastique, on passe sans transition de la pourriture humide à la fournaise sèche, du marais à la steppe. « Les zones humides succédaient immédiatement aux zones sèches, une alternance qui n’avait rien de paisible, mais un déséquilibre avide de compensation, la végétation desséchée aspirait à l’eau, les boues putrides des polders désiraient l’assèchement19. » Les deux extrêmes prospèrent en se nourrissant d’un déni : déni du réchauffement, que les climato-sceptiques attribuent aux effets locaux de l’usine d’équarrissage ; déni de la maladie frappant le monde animal, attribuée par certains à la cupidité des chasseurs qui répandraient cette fausse nouvelle pour se livrer à un abattage effréné ; déni des gardes-frontières pour qui le pays reste vivable et qui se raccrochent à la rumeur invérifiée selon laquelle les choses sont pires à l’étranger.
Seule permanence dans cet univers en décomposition, l’amour d’un père pour cet enfant (appelé « das Kind »), qu’il porte à travers les dangers et jusqu’aux frontières de la mort pour tenter de le mettre à l’abri dans un pays vivable pour les enfants et habitable pour les adultes, un pays à l’est, qui pourrait bien être le pays où l’on n’arrive jamais. C’est aussi la force de la relation père-enfant qui constitue le ciment de l’action dans l’autre roman de Björn Kern publié la même année, Solikante Solo : un couple de Berlinois qui a lui aussi une enfant de cinq ans achète dans un moment d’égarement un vieux manoir délabré sur les rives de l’Oder, et entreprend une rénovation impossible à laquelle leur relation ne survivra pas. La fuite à la campagne est motivée à l’origine par le désir commun d’échapper au stress de la vie urbaine et à la « saleté berlinoise », terme qui inclut non seulement la pollution, mais aussi les incivilités de toutes sortes. Le village semble offrir à première vue la possibilité d’une existence débarrassée de ces nuisances, et favorable à l’épanouissement de l’enfant. L’intégration dans la communauté villageoise se fait bien au départ, mais l’euphorie des premiers temps repose sur un malentendu. Les nouveaux venus sont des alliés de fait contre un personnage qui reste hors champ et qui est la hantise des habitants locaux : un étranger musulman, syrien d’origine, qui veut acheter une friche sur les terres du village pour y implanter un élevage de porcs (!) ou une antenne relais, ou peut-être les deux. Les habitants sont prêts à accepter tout ce qui n’est à leurs yeux que fantaisie écologiste, pourvu que cela fasse obstacle à l’installation d’un étranger devant leur porte. Peu importe que la ferme bio du village pratique une agriculture biologique bien particulière, associée à des séminaires de chamanisme et à des expériences ésotériques où la lumière est censée remplacer la nourriture solide et le jeûne, renforcer la résistance aux mauvaises ondes. L’essentiel est qu’elle partage la même volonté de bouter l’étranger hors du pays et de « rendre les terres à l’Allemagne20 ».
Le père est un exemple caricatural de dérive chez un ardent partisan de la cause écologiste. Prénommer sa fille Sisal relevait encore d’un militantisme modéré. Il avait fondé une brasserie bio « radicalement locale » qui a fait faillite. Après l’échec de cette entreprise, il a développé une phobie de la pollution par microparticules qui a conduit son couple au bord de la rupture. Cette obsession monomaniaque détermine tous ses comportements, il mesure sans cesse le taux de particules dans l’air et panique à la lecture des résultats, même à la campagne. Enfermé dans un univers manichéen, il ne fait plus que ruminer ses peurs et vouer aux gémonies ceux qui ne les partagent pas. Protéger son enfant des influences néfastes de la pollution est une tâche prioritaire qui autorise à ses yeux tous les excès dont il ne perçoit plus le ridicule.
Ces romans ont tous été des succès d’édition au cours des dix dernières années. Qu’ils soient centrés sur les problèmes d’un couple, sur le poids de l’histoire récente ou sur des représentations apocalyptiques, ils donnent une forme fictionnelle à des problématiques actuelles qui sont au centre des inquiétudes collectives, parfois des angoisses des jeunes générations. Si la redécouverte de la nature est le prolongement attendu d’une prise de conscience écologique, les modalités de cette prise de conscience et les frustrations qui l’accompagnent sont porteuses de conflits qui ouvrent un vaste champ à la création littéraire. Les démarches aux motivations essentiellement individuelles se heurtent aux réalités sociales et historiques d’une campagne perçue de façon trop simpliste par ceux qui lui sont étrangers. La mémoire enfouie travaille sous l’apparence apaisante de la campagne. Les idéalismes se brisent sur la pesanteur des situations régionales ou sur les dérèglements anticipés d’une nature en danger.
