Même si la notion de prisonnier politique n’existait pas officiellement en RDA, un certain nombre de citoyens d’ex-RDA ont bel et bien été incarcérés pour des raisons relevant clairement de facteurs idéologiques : « propagande antisoviétique », appartenance à une « organisation illégale », « espionnage », « dénigrement de l’État », lecture publique de textes considérés comme subversifs, transmission d’informations (à l’Ouest), dépôt d’une demande de sortie définitive du territoire, tentative de fuite, voire simple projet de fuite dans le cas de personnes considérées comme détentrices d’informations confidentielles. Parmi les personnes arrêtées et condamnées à des peines de prison pouvant aller jusqu’à vingt-cinq ans dans les premières années de la RDA1, certaines2 ont rédigé, après coup, des récits de leur enfermement3. Que les récits aient été rédigés dès la sortie de prison ou de nombreuses années plus tard, il s’écoule souvent un laps de temps très important (parfois plusieurs décennies) entre l’incarcération et le moment de la publication qui se situe souvent après le Tournant de 1989, à une période où l’attention d’une partie de l’opinion publique se tourne vers les victimes du régime est-allemand et où il existe une demande d’informations concrètes quant aux crimes perpétrés au nom de ce régime. Du côté des victimes, l’ouverture des archives de la Stasi après 1989 permet la reconstitution précise du contexte de leur arrestation et du déroulement de leur procès (ainsi que l’accès à l’acte d’accusation) et rend en outre possible l’insertion de documents à l’appui de leur témoignage4. Sur ce point du décalage entre le temps de l’emprisonnement et le temps de la publication, il ne semble pas exister de différence significative entre hommes et femmes.
Il ne semble pas non plus en exister en ce qui concerne la construction des récits5. Tous optent pour un déroulement linéaire selon le schéma arrestation-enfermement-libération (qui n’interdit cependant pas les retours en arrière ou la présence en introduction d’un résumé des moments-clé de leur vie avant leur arrestation). Si une ligne de partage semble se dessiner entre ceux qui incluent des documents à l’appui de leur récit et ceux qui n’en incluent pas, elle ne passe pas très nettement par la différence de genre des auteurs. On ne trouve, dans notre corpus, que des femmes du côté des formes d’écriture sans documents, mais on trouve aussi bien des hommes que des femmes du côté de l’écriture documentaire. Il faudrait cependant peut-être entrer davantage dans le détail de la nature des documents et distinguer entre les documents officiels, administratifs et les documents plus intimes, comme les lettres envoyées aux proches et/ou reçues d’eux. Si l’on tient compte de cette distinction supplémentaire, on n’observe pas de différence notoire entre hommes et femmes : aussi bien Birgit Schlicke que Ralf Krolkiewicz insèrent des lettres personnelles à l’intérieur du texte6 tandis que Elisabeth Graul, Bernd Piper et les Jürgensen n’en incluent pas. Dans la pratique, les choses sont très complexes et la frontière entre une écriture « documentaire » et une écriture plus « libre » n’est pas toujours facile à tracer7.
Ne pouvant ici étudier plus avant l’ensemble de ces textes, nous avons décidé d’en choisir deux qui nous semblent à même de mettre en lumière quelques similitudes et différences pouvant exister entre un récit d’enfermement rédigé par un homme et un récit d’enfermement rédigé par une femme sans que cela ne permette a priori de généraliser !
Le premier est celui de Bernd Pieper, Roter Terror in Cottbus. 17 Monate in den Gefängnissen der DDR8 (Terreur rouge à Cottbus. 17 mois dans les prisons de la RDA). L’auteur, né en 1953 dans la partie Ouest de l’Allemagne, est arrivé en RDA à l’âge de 5 ans, suite à la séparation de ses parents. Étudiant à la faculté de pédagogie de Potsdam, il est arrêté en janvier 1975 pour « dénigrement de l’État », accusé de regarder et d’écouter les médias ouest-allemands, puis de rédiger et de diffuser auprès de ses condisciples des notes prises à la suite du visionnage ou de l’écoute d’émissions consacrées à des sujets subversifs comme L’Archipel du goulag de Soljénitsyne. Après cinq mois de détention préventive à Potsdam (auxquels est consacrée la première partie de son témoignage), il passe près d’un an à la prison de Cottbus (deuxième partie du livre). En juin 1976, il est expulsé vers la RFA après quelques semaines au centre de détention de Karl-Marx-Stadt/Chemnitz, le temps que s’effectue son « rachat » (sa libération contre rémunération par la RFA), troisième partie. Comme il l’explique dans la préface, il a rédigé un récit de cette expérience dès sa sortie de prison ce qui lui a permis d’avoir ensuite l’esprit disponible pour pouvoir commencer une nouvelle vie en RFA9. Puis il l’a mis de côté, même si des amis l’encourageaient à le publier. S’il ne s’étend pas sur les raisons de sa non-publication à l’époque, il indique que c’est notamment grâce au soutien d’un autre prisonnier politique de la RDA, Xing-Hu Kuo10 qu’il le publie en 1997, vingt ans plus tard, dans un tout autre contexte, mais dans son état premier afin d’en conserver l’authenticité.
Son récit suit, comme on l’a vu, un déroulement chronologique. Les trois parties consacrées à ses trois de lieux de détention successifs sont juste précédées d’une introduction qui se concentre sur quelques dates-clé de sa vie avant son arrestation : son départ de Bielefeld en 1958, la naissance de sa conscience politique en 1968, au moment de l’invasion de la Tchécoslovaquie par les chars soviétiques (il a alors quinze ans), son coup de foudre pour une jeune Soviétique en 1973 et leur décision de se marier en mars 1975.
Le texte de Birgit Schlicke, Knast-Tagebuch. Erinnerungen einer politischen Gefangenen an Stasi-Haft und das Frauenzuchthaus Hoheneck11 (Journal de tôle. Souvenirs d’une prisonnière politique à propos de sa détention par la Stasi et de la prison pour femmes de Hoheneck) se présente, comme l’indique son titre et comme on l’a déjà évoqué, sous la forme d’un journal pleinement assumé comme artefact12. Ce choix est justifié par son auteure au moyen de deux arguments. La forme diaristique lui a semblé la mieux à même de restituer « au plus près » « les expériences, pensées et ressentis personnels (tout à fait subjectifs)13 » qui ont été les siens ; elle lui permettait en outre de coucher sur le papier le journal qu’elle ne pouvait tenir que « dans sa tête » pendant sa détention. La rédaction du texte a un but thérapeutique clairement assumé14, mais elle a aussi une fonction sociale et pédagogique, répondant non seulement au « désir », mais aussi au « devoir » de partager avec d’autres ce qu’elle a vécu, notamment avec les plus jeunes, de témoigner d’un moment de l’histoire de l’Allemagne en dénonçant le caractère totalitaire du régime de la RDA, de lutter par là-même contre toute forme de refoulement, d’oubli et de falsification de la vérité15.
Comme Bernd Pieper (qui avait 21 ans), Birgit Schlicke est une toute jeune femme quand elle est arrêtée. Âgée de 19 ans, elle est accusée d’activités hostiles à l’État pour avoir, avec son père, écrit et dactylographié sur sa machine à écrire des lettres, transmises ensuite par l’intermédiaire d’un ami prêtre, à une organisation de défense des droits de l’homme ouest-allemande (BS, p. 11). Ses parents avaient, en effet, déposé quelques années plus tôt, en octobre 1985, une demande de sortie du territoire de la RDA (BS, p. 9) qui avait entraîné toutes sortes de pressions et de discriminations sur l’ensemble des membres de la famille – entre autres en juin 1986 son renvoi du lycée où elle préparait le baccalauréat (BS, p. 11). Arrêtée peu après son père, début mars 1988, elle passe six mois en détention préventive à Karl-Marx-Stadt. Après un procès qui se tient à huis-clos, elle est condamnée à deux ans et six mois de prison et envoyée à Hoheneck, une prison pour femmes située en Saxe, dans les Monts métallifères, où elle reste jusqu’à la mi-novembre 1989 (BS, p. 225). « Libérée en RDA » le 23 novembre (et non rachetée par l’Ouest puisqu’entre temps le Mur est tombé !), elle la quittera définitivement avec sa famille début décembre 1989 après la libération de son père.
Son récit quasiment au jour le jour s’appuie à la fois sur des documents (lettres, acte d’accusation) et, comme on l’a vu, sur le « journal qu’elle tenait dans sa tête16 » – certaines des formulations de ses interrogateurs notamment lui sont, dit-elle, restées telles quelles, mot pour mot, en mémoire17.
La comparaison entre les deux récits relatant, comme on l’a déjà souligné, l’expérience de deux jeunes gens sensiblement du même âge au moment de leur arrestation et tous deux dans une attitude de critique voire d’opposition vis-à-vis de la RDA, permet de faire apparaître un certain nombre de similitudes, mais aussi certaines différences. Si tous deux décrivent avec une grande précision le monde nouveau qu’ils découvrent et en abordent les mêmes aspects (lieux, rituels, vocabulaire spécifique, emploi du temps, relations avec les codétenus, avec le personnel…), il nous semble qu’ils ne le font pas exactement de la même façon. Le choix de genres littéraires différents, récit organisé de manière thématique à l’intérieur du découpage chronologique déjà évoqué d’un côté, journal qui décrit le quotidien et la succession des jours d’une manière plus analytique de l’autre18 ne font, par exemple, pas sentir de la même manière au lecteur le temps qui passe (trop lentement)19. Afin de ne pas en rester à des généralités et de mettre en lumière de manière plus précise ces différences et ces similitudes, nous nous proposons de procéder à l’étude de quelques micro-récits et de comparer brièvement la manière dont chacun des auteurs décrit certains moments qui nous ont semblé être des moments-clé. À partir de là et à la suite des observations effectuées, nous tenterons de vérifier si les tendances constatées peuvent être confirmées par l’étude de l’ensemble de chacun des textes. Nous nous demanderons enfin, pour conclure, si les différences observées peuvent être imputées à la différence de genre entre les deux auteurs.
Les moments choisis pour la comparaison de moments-clé sont au nombre de trois : le choc de la première cellule, le rituel du changement de vêtements et de la confiscation des objets personnels et l’annonce de la libération.
En ce qui concerne la première cellule, ce qui frappe chez l’un comme chez l’autre, c’est la grande précision et le grand souci d’objectivité avec laquelle ils la décrivent. Son mobilier tout d’abord : tous deux commencent par les lits ou plutôt les grabats en bois (Birgit Schlicke décrit aussi les vieux matelas tachés et tellement minces qu’on se réveille avec des maux de dos et des bleus), évoquent ensuite l’un une table et une petite armoire murale, l’autre diverses petites étagères et une petite table, ainsi que le WC et le lavabo. Tous deux consacrent plusieurs phrases à la fenêtre en partie murée qui ne permet pas de voir à l’extérieur et qui ne laisse passer qu’un mince filet d’air. Tous deux décrivent aussi la trappe située dans la porte qui permet de faire passer les repas. Tous deux surtout insistent sur la présence d’un judas qui permet le contrôle régulier des détenus. Les adjectifs utilisés par l’un et par l’autre soulignent l’exiguïté des lieux20 et le caractère rudimentaire du mobilier21. Les différences pourraient se situer davantage dans la manière de donner à saisir un vécu. Du côté de Bernd Pieper, le récit est encadré, introduit et conclu par une « pensée » qui pourrait témoigner d’une volonté de garder le contrôle de la situation en s’affirmant comme sujet pour ne pas se laisser transformer en objet impuissant : « Il faut que je sorte d’ici22 ! ». Du côté de Birgit Schlicke, l’accent semble mis au contraire sur le sentiment de colère et de révolte provoqué par le constat qu’elle est, contre son gré et à son corps défendant, transformée en objet de jouissance pour les gardiens. Alors que Bernd Pieper se contente de noter son agacement à propos du bruit du judas23, Birgit Schlicke insiste sur le fait qu’elle ne parvient pas à s’habituer à être observée toutes les cinq minutes par le judas : « quoiqu’on fasse, que l’on se lave, que l’on aille aux toilettes, que l’on dorme etc., il y a en permanence un oeil masculin24 ! ». Elle évoque en outre, ce que ne fait pas Bernd Pieper, le projecteur halogène qui sert aux contrôles nocturnes et la poubelle dont le contenu est soigneusement contrôlé et de commenter : « Quelle stupidité25 ! ».
La deuxième scène choisie, celle de la confiscation des objets personnels, du changement de vêtements et de la fouille corporelle est décrite de manière assez différente par les deux auteurs. Lors du déshabillage, Bernd Pieper centre la description sur le gardien qui inspecte ses affaires, sur le plaisir qu’il semble éprouver à trouver les 160 marks de l’ouest qu’il avait tenté de dissimuler, sur son ignorance du fonctionnement de son coupe-ongles américain et sur son étonnement à la découverte de son slip de couleur qu’il veut à tout prix enregistrer sous le nom de « maillot de bain » ou de son classeur de « communisme scientifique » qui lui inspire le commentaire : « Se retrouver ici quand on étudie une telle matière26 ». Tout se passe comme s’il voulait, là aussi, garder le contrôle de la situation en inversant les rôles : l’objet se fait sujet, l’observé se transforme en observateur et l’observateur ignorant des modes de vie occidentaux et naïf quant à la réalité des convictions politiques de ses concitoyens est ridiculisé et n’est plus appelé que par son surnom, « Mongoli ». La fouille corporelle ne semble évoquée que très indirectement : « Mongoli m’examina à fond, constata que je n’introduisais aucun objet interdit et que je n’avais ni tatouage ni signe particulier27 » là où Birgit Schlicke entre dans les détails les plus crus en rapportant le dialogue entre la gardienne et elle. Cette dernière lui demande en effet d’écarter les jambes et de faire cinq flexions sans tenir compte de son objection : « Mais j’ai mes règles28… ». Elle « inspecte ensuite à fond tous [s]es orifices corporels29 » et lui demande de pencher la tête et de se passer les mains dans les cheveux. Alors que Bernd Pieper ne livre aucun des sentiments qui l’habitent, Birgit Schlicke fait entendre sa « voix intérieure », reconnaissable à l’utilisation d’italiques dans le texte, et laisse percer sa colère face à cette épreuve dégradante qui fait d’elle un objet : « Humiliation ! Ils veulent me faire craquer. Ils veulent me dire : tu es toute petite, tu n’es rien. Et : c’est nous qui commandons, toi tu n’es là que pour obéir30… ». Lors de la douche qui suit cette scène, douche au cours de laquelle elle est également observée par la gardienne, elle va même jusqu’à montrer l’état de choc et de sidération physique et psychique qui est le sien : le style qui se fait nominal, la parole suspendue qui se raréfie au point de se réduire en allemand à une syllabe en sont la traduction dans le texte : « J’étais comme paralysée… Sans voix. Choquée (au sens d’en état de choc)31 ».
Les deux auteurs détaillent en outre les vêtements et objets qui leur sont donnés. Bernd Pieper fait juste, pour chacun des vêtements, un commentaire sur sa taille. Lors de l’arrivée à la deuxième prison où tout ce rituel se répète, il se contente de noter que l’uniforme de détenu est le même que dans la première, ajoutant juste avec humour qu’il en profitera longtemps avant qu’il soit lavé32. Si Birgit Schlicke en reste à une simple liste lors du changement de vêtements à l’arrivée dans la première prison, elle insiste, lors de son arrivée à Hoheneck, sur leur caractère informe et sur leur taille inadaptée qui achèvent de faire perdre aux détenues leur identité et leur féminité : les sous-vêtements ont trois tailles de trop, les soutiens-gorge sont des soutiens-gorge d’allaitement ( !), les chaussettes sont des chaussettes d’enfant qui vont jusqu’aux genoux33, la chemise de nuit la fait penser à une « chemise mortuaire » (BS, p. 106)… Elle évoque ailleurs à l’inverse la renaissance associée au fait de pouvoir remettre ses vêtements civils lors des entretiens avec son avocat, lors du procès ou encore lors des visites de sa famille : « Dans ces vêtements personnels, je me sentis pour la première fois à nouveau comme un être humain. […] Ma conscience de moi-même s’accrut aussitôt34. »
La troisième scène que nous avons choisi d’analyser, celle de l’annonce de la libération, fait également apparaître des différences assez notables. Lorsqu’on vient le chercher dans sa cellule, Bernd Pieper est incapable de nommer les sentiments qu’il éprouve, il a recours à des images d’explosion et d’envol35 ; lorsqu’il se retrouve dans le car qui le conduit à Chemnitz, la dernière étape avant le départ pour la RFA, il s’en remet à la description du temps qu’il fait et de l’atmosphère générale pour faire sentir sa joie36. Il en va de même au moment du passage de la frontière de la RFA : il décrit de manière impersonnelle et collective la manière dont se comportent les uns et les autres sans énoncer en son nom propre le bonheur qui est le sien, sauf peut-être dans les tout derniers mots suivis d’un triple point d’exclamation : « Un cri de joie inimaginable retentit. Mathias et moi nous prîmes dans les bras et nous félicitâmes. Tout le monde étreignait tout le monde, joie infinie37 !!! ». Birgit Schlicke, au contraire, donne aussitôt libre cours à ses sentiments et s’exprime d’une manière beaucoup plus directe et plus spontanée que l’on pourrait même qualifier d’un peu adolescente (avec les multiples points d’exclamation). Lorsqu’on lui annonce sa libération prochaine, son premier mot est : « ENFIN !!!! » suivi d’une prière de remerciement à Dieu et d’une expression de joie à l’idée de revoir bientôt sa famille : « Je suis folle de joie à l’idée de revoir bientôt mes parents et mes frère et sœur38 !!!! ». Même si elle se dit incapable d’exprimer sa joie39, on constate néanmoins qu’elle s’exprime à la première personne et qu’elle souligne que cette joie est complexe et qu’elle se mêle à la « peur de la liberté et des gens40 ».
Les trois extraits étudiés font donc apparaître des différences assez nettes, notamment en ce qui concerne l’expression des sentiments et la place accordée au corps. Ces différences sont-elles propres à ces trois scènes particulièrement exposées ou caractérisent-elles, de manière plus générale, l’ensemble de chacun des deux récits ? À la lecture des deux livres, on constate clairement que l’attention à tout ce qui touche au corps et aux effets concrets de la détention sur la santé des détenues, tout d’abord, sont une constante dans le livre de Birgit Schlicke alors qu’ils sont beaucoup moins présents dans le récit de Bernd Pieper. Les questions de la nourriture et du sommeil en sont des exemples. Si Bernd Pieper est surtout sensible à la quantité de nourriture reçue (BP, p. 33) et évoque à plusieurs reprises la faim, Birgit Schlicke souligne plutôt le caractère déséquilibré des repas, le manque de protéines, de vitamines et les carences qui s’ensuivent, provoquant amaigrissement (BS, p. 49, 73), aménorrhée (BS, p. 49), chute des cheveux (BS p. 49) jusqu’à conduire à un état d’épuisement général41. Le manque de sommeil chronique – pendant la détention préventive, les interrogatoires ont lieu la nuit et il est rigoureusement interdit de s’allonger sur son lit pendant la journée ; à Hoheneck, les détenues travaillent en trois huit et changent d’horaire chaque semaine… – est un autre point régulièrement mentionné par Birgit Schlicke. Alors que Bernd Pieper ne fait état que de quelques minimes problèmes de santé comme des éruptions cutanées (BP, p. 122) ou un refroidissement (BP, p. 132), Birgit Schlicke évoque différents maux sans doute d’origine psychosomatique liés au stress de la vie en détention : sensation d’étouffement (BS, p. 80), violentes douleurs au coeur (BS, p. 197, 227) notamment. Mais tous deux sont sensibles aux questions d’hygiène : les chambres enfumées, la rareté des douches (une fois par semaine pendant la détention préventive (BS, p. 50) ; une fois par mois à Hoheneck (BS, p. 135)).
On constate en outre que si Bernd Pieper n’évoque que très allusivement la question de la sexualité en prison, mentionnant juste un comportement exhibitionniste (BP, p. 147) et un cas isolé d’homosexualité (BP, p. 169), Birgit Schlicke l’aborde à plusieurs reprises. Elle avoue sa peur des « lesbiennes » et son dégoût devant leurs tentatives de séduction42 (regards ou sifflements éloquents (BS, p. 124)) et devant les ébats de certaines de ses codétenues qui ne tiennent aucun compte de la présence de leurs compagnes de cellule (BS, p. 14043). Un autre sujet très peu présent chez Bernd Pieper est la violence entre détenus. S’il évoque sans s’y attarder un exemple de prisonnier devenu le souffre-douleur des autres (BP, p. 147), Birgit Schlicke analyse plus en détail les phénomènes de violence verbale, de menaces, d’intimidations, les brimades, les relations de pouvoir qui s’exercent entre détenues44 – elle décrit par exemple la savante hiérarchie qui règle l’ordre de passage dans la salle d’eau (BS, p. 127) et évoque également des formes de violence physique dont elle avoue être surprise de la part de femmes (BS, p. 120, 184).
Birgit Schlicke évoque cependant aussi, à l’inverse, de manière très touchante l’amitié et même la tendresse qui peuvent exister entre détenues, comme dans sa relation avec Margret, une détenue plus âgée avec qui elle partage tout, qui s’occupe d’elle comme une mère (elle la défend contre les autres (BS, p. 150), la réveille le matin en lui caressant les cheveux (BS, p. 196-197). Son départ avant le sien est une perte dont elle a du mal à se remettre (BS, p. 192, 194, 195, 197). Si Bernd Pieper évoque bien sûr lui aussi ses relations avec ses codétenus (il leur consacre même un chapitre entier de la première partie (BP, p. 59-8245), il le fait de manière beaucoup plus factuelle en se centrant, là encore, moins sur ses propres ressentis que sur le récit des raisons qui ont conduit tel ou tel à être incarcéré.
L’expression des sentiments est, comme on l’a déjà évoqué, l’autre grand aspect sur lesquels les deux récits diffèrent assez nettement. Si elle semble remarquablement directe et spontanée dans le récit de Birgit Schlicke, elle n’est pas absente chez Bernd Pieper, mais elle est le plus souvent indirecte. Pour donner une idée du sentiment de découragement qui s’abat sur lui lors de son arrivée à Cottbus, il utilise ainsi la description des bâtiments et note leur caractère « déprimant46 ». Comme on l’a vu en ce qui concerne le moment de l’annonce de sa libération, ce qu’il éprouve se fond dans l’évocation du sentiment général qui règne parmi les détenus. C’est le cas notamment dans toute la deuxième partie où le moral des détenus fluctue en fonction du rythme des « transports » (vers la RFA)47.
Dans le journal de Birgit Schlicke, au contraire, on suit de manière très palpable (« hautnah ») les états psychiques de la diariste, aussi bien durant la détention préventive qu’à Hoheneck. Durant la détention préventive, elle décrit de manière très concrète son épuisement après les interrogatoires48, la peur qu’elle éprouve face à l’un de ses interrogateurs particulièrement sadique qui, avec toute la perversité et le sadisme qui sont les siens (elle le compare à Mephisto49) lui présente la prison où elle aura à purger sa peine sous un jour plus qu’effrayant en lui montrant un livre sur les prisons de RDA publié à l’Ouest50. Elle ne passe pas sous silence ses moments de découragement51, évoque des phases de dépression52 et revendique même explicitement le droit de pleurer et d’exprimer sa faiblesse53. À Hoheneck, elle décrit de manière saisissante l’épuisante alternance d’espoir et de déception chaque fois qu’un « transport » a lieu54.
Si les deux témoignages présentent donc un certain nombre de points communs en ce qui concerne leur structuration globale (les parties correspondent aux différents lieux de détention) et la plupart des thèmes abordés, les différences concernent davantage la manière de rendre compte de la réalité du quotidien de l’enfermement. Alors que Birgit Schlicke décrit de manière très personnelle et très concrète les conséquences à la fois physiques et psychiques de l’incarcération, Bernd Pieper reste plus factuel et plus abstrait, plus à distance, sans que l’on puisse déterminer si la différence vient de la manière de percevoir et d’éprouver les choses (les hommes seraient psychiquement plus résistants au stress de l’incarcération ? comme le suggère Bernd Pieper, à moins que les conditions de détention ne soient encore plus dures à Hoheneck qu’à Cottbus55 ?) ou de la manière de les décrire, de les mettre en mots lorsque l’on rédige un témoignage destiné à être lu et qu’on préfère peut-être passer sous silence certaines expériences humiliantes (un homme montrerait moins sa faiblesse ?), alors que l’évocation de ces expériences peut aussi, comme le souligne Birgit Schlicke, être un moyen d’informer le public sur la réalité du régime de la RDA. Difficile de dire aussi si ces deux témoignages sont représentatifs d’une manière masculine/féminine de décrire l’expérience carcérale. Si d’autres témoignages de femmes (Elisabeth Graul, Gabriele Stötze) semblent assez proches de celui de Birgit Schlicke, celui de Ralf Krolkiewicz se caractérise également par une grande attention aux émotions et aux sentiments, alors que celui de Barbara Groβe est plus factuel. La différence de traitement de l’expérience de l’enfermement pourrait en outre tenir à d’autres facteurs : différence de génération (Birgit Schlicke est née en 1973 alors que Bernd Pieper est né en 1953), différence d’éducation et de socialisation, différence de genre littéraire choisi.