Les gestes entre sexes et genres dans l’espace romanesque francophone

DOI : 10.35562/textures.185

p. 91-105

Abstract

Il s’agit de différentes pratiques en matière d’enfermement liées à la question du genre. Les objectifs de l’enfermement sont-ils les mêmes d’un genre à l’autre, d’une culture à l’autre et d’un pays à l’autre ? Face au monde des hommes tourné vers la sphère publique, le monde des femmes arabes demeure l’enfermement et la soumission plus ou moins codifiée selon les pays. Leur avis est rarement pris en considération. Elles n’existent pas en tant qu’individu. Leur corps ne leur appartient pas. Dans quelle mesure le corps est le lieu où se traduit cet enfermement ? Les quatre romans de notre corpus racontent le plus souvent le vécu d’une femme bafouée (Chedid), les histoires successives des coépouses (Djebar), le drame d’une femme niée dans sa féminité (Ben Jelloun) ou la vie d’une femme courtisée et séduite (Maalouf).

Outline

Text

Toute lecture est une sorte de réécriture en fonction de la grille choisie. Ainsi, interroger le binôme sexe/genre dans un corpus appartenant à des hommes et des femmes du Maghreb (Assia Djebar et Tahar Ben Jelloun) et du Machrek, (Andrée Chedid et Amin Maalouf) ne réduit pas ces œuvres à cette approche, mais plutôt considère celle-ci comme un des fils conducteurs de lecture et qui se joue différemment dans chaque œuvre. Pour les tenants du courant déconstructiviste inspiré de Derrida, l’espace de l’écriture serait un espace féminin commun aux deux sexes et ce qui est mis en évidence, ce sont les catégories du féminin et du masculin. Ceci mène à la pensée sur le genre de Christine Planté qui considère la différence des sexes comme « historiquement, socialement, culturellement construite, investie de sens, mais aussi constamment retravaillée et déplacée – aussi par et dans la littérature et le langage1 ».

Ce combat que mène le féminin contre la dominance phallique peut être pensé comme tension. La question est : comment une œuvre joue-t-elle cette tension entre féminin et masculin ? Il importe de penser en termes de différences et non en hiérarchie, de changer « la valence différentielle des sexes2 » – expression de Françoise Héritier qui désigne la supériorité traditionnelle du masculin sur le féminin dans la représentation. En effet, la dichotomie féminin/masculin, dans l’étude de plusieurs textes et à l’intérieur d’un seul, se base sur un rapport libidinal binaire qui crée la différence. La femme qui n’a pas pu écrire sa propre économie libidinale, ce qui entend par différence sexuelle, fera advenir une autre histoire. L’ordre phallocentrique n’est jamais hermétiquement clos. Le discours sur les sexes a toujours été un discours sur la femme. C’est elle qui constitue le problème. L’homme quant à lui ne semble pas ressentir le besoin de se situer pour ce qui touche à sa masculinité. Pourtant, les modalités du clivage féminin/masculin sont en mutation, nous avons l’impression « que ça bouge ». Le féminin commence à susciter l’intérêt des hommes. Le symbolique est ébranlé dans ses représentations. C’est ce féminin dans son rapport au masculin, résultant d’un rapport indivisible entre nature et culture, reflété dans l’écriture, que je voudrais élucider. L’étude du féminin pourrait être explorée à la fois dans des textes de femmes et d’hommes, tout en étant conscient qu’il y a précisément chez la femme un « en plus » de puissance affective (qui excède bien entendu le simple instinct maternel si souvent cité) et une forme de symbolisation liée à une épreuve spécifique de la castration : ce que Freud et ses disciples ont qualifié de « continent noir3 ».

Sous le signe du geste d’écrire, nous allons analyser les indices verbaux et non verbaux en nous appuyant sur de nouveaux modes de différenciation et de hiérarchisation entre les sexes. Nous nous pencherons sur les différentes pratiques en matière d’enfermement liées à la question du genre. Les objectifs de l’enfermement sont-ils les mêmes d’un genre à l’autre, d’une culture à l’autre et d’un pays à l’autre ? Face au monde des hommes tourné vers la sphère publique, le monde des femmes arabes demeure l’enfermement et la soumission plus ou moins codifiée selon les pays. Cachées sous le voile, elles peuvent être regardées dans la rue sans être vues et même si elles ne sont pas voilées, elles sont exclues de toutes les décisions. Leur avis est rarement pris en considération. Elles n’existent pas en tant qu’individu. Leur corps ne leur appartient pas. Dans quelle mesure le corps est le lieu où se traduit cet enfermement ?

Les quatre romans de notre corpus ont une ou plusieurs femmes comme personnages centraux. Ils racontent le plus souvent le vécu d’une femme bafouée (Chedid), les histoires successives des coépouses (Djebar), le drame d’une femme niée dans sa féminité (Ben Jelloun) ou la vie d’une femme courtisée et séduite (Maalouf).

Le Sommeil délivré d’Andrée Chedid prend véritablement son sens dans le matériel signifiant de l’image de Samia, femme soumise et entravée. Cette image scande le roman, elle fonctionne à l’évidence structurellement comme une écriture. Samia a été élevée comme un objet qui n’a pas le droit de donner son avis même sur le sujet de la décision de la marier à un homme qu’elle ne connaît pas et qui a été choisi par son père. « Il me devenait de plus en plus difficile d’accepter que tout a été décidé en dehors de moi. J’appuyais sur les mots je voulais émouvoir mon père et qu’il éprouvât ma solitude4 ». Le père fait l’indifférent et continue son travail. Il lui accorde enfin cinq minutes. Quand elle se plaint de ne pas connaître cet homme, son père lui répond : « C’est pour cette raison que l’entrevue aura lieu demain […] Tu n’es pas une beauté, continua-t-il. Nos affaires vont mal. Que cela se sache, et tu ne trouveras plus de parti ; tu nous resteras sur les bras ! » (SD, p. 60). Plus tard, avec son mari, ce ne sera pas mieux : « Toi rentres dans ta chambre. Ceci est mon affaire ne t’en mêle pas ! » (SD, p. 62).

Andrée Chedid analyse les conditions qui séparent la femme orientale de la femme occidentale. Ces conditions passent par la révolte et la lutte. Le corps féminin, tabou au Moyen Orient, est mis en scène. Dès ses années de pensionnat, Samia n’a plus le droit de prendre conscience de son corps. Au bain, elle doit mettre conformément au règlement une chemise blanche qui lui serre le cou et descend jusqu’aux chevilles. Il était recommandé de se laver à travers la chemise pour éviter les mauvaises pensées. Le corps doit être caché sous les vêtements qui le couvrent entièrement. Il est interdit de se regarder dans un miroir. Samia suit les consignes à l’école comme une automate. Plus tard, chez son mari, elle vit en recluse avec un corps réduit à des gestes limités. La féminité de Samia est occultée : pas de parfum, de cosmétique ou de bijou. Lorsqu’elle perd sa fille, elle perd l’usage de ses jambes. Après la mort de son enfant plus rien ne la retient. Elle tue son mari. Ce meurtre la sauve de l’étouffement. Son aspiration à la liberté explique son geste meurtrier. Ce crime n’est pas un accident, mais le résultat d’un malheur au quotidien et sans fin. « La panique qui me saisissait lorsque je retombais près de cet homme suant, soupirant, en proie à des gestes qu’il me faisait haïr » (SD, p. 72). Samia veut en finir avec l’homme machiste et archaïque en l’éliminant. En tuant son mari, elle pense tuer la femme qu’elle était. Le cri infini qui se déroule à travers les pages fait penser à celui de Munch et son histoire de fin d’un monde. On ne peut pas échapper à ce cri.

Dans Ombre sultane5, la narratrice s’interroge sur la condition des coépouses qu’elle encourage à transcender la rivalité classique pour devenir solidaires dans leur malheur. Elle crée une sororité entre deux femmes rivales. Isma réussit à se libérer grâce à Hajila et comprend la nécessité de la secourir. Elle veille sur elle tout comme Dinazarde veille sur Schéhérazade. Le récit alterne et prend la forme d’un dialogue entre Isma, la première femme, et Hajila qui lui a succédé. Isma parle à Hajila, sa suivante dans le malheur, de ce mari alcoolique et impuissant à venir au bout du désir féminin. En parlant à Hajila et de Hajila, elle parle d’elle et renouvelle sa blessure. Hajila conquiert l’espace public, elle s’affranchit des limites spatiales qui lui sont imposées. Isma s’émancipe des traditions et envisage la danse comme espace de libération. Elle sort du cadre traditionnel des femmes.

Djebar a eu l’idée d’écrire ce roman en entendant le mot « vava » tombé à son oreille quand elle visitait une petite île où elle rencontre une femme qui fait de la poterie avec une jeune, sa coépouse. Ce mot la ramène à sa grand-mère qui avait elle aussi une vava, c’est-à-dire une coépouse. Ce mot se traduit par blessure : deux femmes ont en partage le même homme. Chacune des deux femmes est une épine pour l’autre, une blessure qui fait mal. Djebar change la donne en établissant une sororité entre les deux femmes. Elle ne cesse de dire la nuit des femmes et leur souffrance pour passer du statut d’objet à celui de sujet :

Le viol, est-ce le viol ? Les gens affirment qu’il est ton époux. La mère dit « ton maître, ton seigneur » … Toi tu t’es battue dans le lit en te découvrant une vigueur insoupçonnée. Sa poitrine t’écrase. Tu te glisses, tu tentes d’échapper au poids, tes bras serrés spasmodiquement contre tes flancs tu te fais de plus en plus raide à l’intérieur de l’étreinte (OS, p. 83).

Dans Ombre sultane, la narratrice désire passer au crible d’un esprit critique les pratiques familiales, matrimoniales et religieuses de sa société. Elle se révolte contre la condition de la femme algérienne en insistant sur le problème crucial de la polygamie et sur le désir d’émancipation de la femme qui reste rejetée par la société. Le corps est condamné à être représenté sous l’apparence d’un fantôme. Il est censé demeurer invisible à la société. Elle considère aussi dans Ombre sultane et dans Ces voix qui m’assiègent6 que le voile est une gageure, il aide à s’aventurer au dehors et en même temps à se préserver contre le voyeurisme masculin qui constitue une entrave à l’expression du désir. Elle signale que les voilées sont avantagées par rapport aux femmes recluses puisque le voile leur donne la liberté de se mouvoir. C’est au moment de la colonisation que le voile commence à signifier oppression du corps, fermeture. Le dévoilement est considéré comme une nécessité de l’évolution. Dans Ombre sultane, Isma trouve dans le dévoilement de Hajila un recours à la nudité. Elle pense que c’est le moyen adapté pour la désintégration de son être.

La romancière présente la polygamie telle qu’elle est vécue au Maghreb, mettant en lumière les causes de la violence masculine, et encourage les femmes à se révolter contre toutes les formes de domination.

Dans Le Rocher de Tanios, le héros est l’enfant naturel d’un seigneur féodal et le fils du paysan Gérios pour l’état civil. Il faut du temps pour Tanios pour reconnaître ses deux pères et prendre conscience de sa situation litigieuse :

Il savait en effet qu’à propos de plusieurs enfants du village, et aussi de quelques autres personnes un peu moins jeunes, on racontait que le Cheikh avait l’habitude de convoquer leur mère pour qu’elle lui prépare tel ou tel plat, et que ces visites n’étaient pas sans rapport avec leur venue au monde ; alors on accolait à leur nom celui du plat concerné, on les appelait Hanna-Ouzé, Boulos-Ghammé… Ces surnoms étaient extrêmement injurieux, nul n’aurait voulu y faire la moindre allusion en présence des intéressés7.

Tanios rougissait lorsqu’il entendait la moindre allusion à ce sujet. Il commence à se douter que sa propre mère Lamia est au nombre de ces femmes.

Le Cheikh se témoigne de l’amitié à Lamia, bien que son mari n’ait d’yeux que pour elle. Le Cheikh avait de la prestance. Il exerçait sa séduction sur les femmes du village. Celles qu’il remarquait étaient rassurées sur leur charme. Un jeu de séduction s’établit. Il suffisait qu’une femme soit habillée avec coquetterie au moment de se rendre au château pour qu’elle fût considérée comme aguicheuse. Femme de Gérios, l’intendant du Cheikh, Lamia vivait dans une aile du château :

Elle était gracieuse, ses mains longues et fines, ses cheveux si noirs qui tombaient lisses jusqu’au milieu du dos, ses grands yeux maternels et sa voix affectueuse. Elle se parfumait au jasmin, comme la plupart des filles du village. Mais son jasmin ne ressemblait à aucun autre. (RT, p. 62)

Lamia est présentée dans toute l’attraction de la séduction. Sa peau est si rosâtre et dorée que tous les hommes rêvent de la frôler ne fut-ce que du revers des doigts. Sa robe assez échancrée s’ouvrait jusqu’aux marches du Crucifix et plus loin encore. « Les femmes de ce temps-là dévoilaient leur poitrine sans le moindre soupçon d’indécence, et Lamia laissait paraître une face entière de chaque sein » (RT, p. 36). Elle cherchait à séduire en accentuant son décolleté mettant en valeur ses seins, lieu de tous les fantasmes et siège de toutes les promesses. Aucun homme sur terre n’est insensible à un décolleté pigeonnant. L’origine de ce signal sexuel n’est pas difficile à établir. Les femelles de toutes les autres espèces de primates exhibent leurs signaux sexuels dans la région du postérieur en marchant à quatre pattes. Mais la femme ne se promène pas à quatre pattes comme les autres espèces. Elle se tient debout et est abordée de face dans la plupart des contextes sociaux. Lorsqu’elle est assise face à un homme, elle continue à transmettre le signal sexuel primitif. Un signal qui opère comme un stimulus visuel et ensuite tactile. Mais dans certaines cultures puritaines, il faut que la sexualité de la femme demeure dissimulée.

Dans La nuit sacrée8, Zahra profite du retrait du narrateur-conteur pour advenir dans la halqa (mot d’origine arabe qui signifie « cercle »), qui l’accueille comme le conteur élu. L’histoire du simulacre Ahmed/Zahra commence avec l’impasse où se trouve le père en l’absence d’un descendant mâle. Il fait déguiser sa fille Zahra en homme et l’impose comme son fils. Il faudra la mort du père pour que la rupture se fasse avec l’espace identitaire. La réalité tragique prend le dessus. Puis ce sera l’errance, l’installation dans une autre vie. En suivant la trame romanesque, le conte refait par moment surface jusqu’à devenir submergeant dans l’épisode final qui réduit le récit romanesque à un écrit cadre. Dans sa rencontre avec l’aveugle, la narratrice a non seulement conscience de sa mission, mais elle entre de plain-pied dans le merveilleux. Elle est dans l’entre-deux : l’irréel du conte et le réalisme du roman.

Expression verbale

Assia Djebar constate que la langue française qu’elle croyait être la langue de l’autre est sa langue paternelle, son père étant instituteur en langue française. Dès l’incipit de L’Amour, la fantasia, le ton du livre est donné et le lecteur est retenu par l’image de cette « fillette arabe allant pour la première fois à l’école, un matin, main dans la main du père9 ». Elle revient à cette idée dans Ombre sultane. C’est précisément en raison de cette réalité évidente d’écrire en français que Djebar entretient avec cet idiome un rapport d’étrangeté, l’étrangeté d’une langue qui n’est pas la sienne et dont les mots ne sont pas tissés dans sa chair pour la bouleverser et la transformer dans son corps. Cet écart linguistique est vécu comme une castration qui l’a éloignée des voix et du bruissement des corps des femmes de sa lignée, de toute une oralité qu’elle essaie aujourd’hui de ressusciter en retournant vers son passé comme sujet. Dans un poème intitulé Entre corps et voix, Djebar transgresse la pensée binaire dans deux langues, le français et l’arabe, en introduisant l’idée de « tangage des langues » selon laquelle la femme algérienne a d’abord une langue plus ancienne, le berbère, puis l’arabe et le français, « la langue des maîtres d’hier, et finalement la langue du corps qui s’exprime dans la danse et la transe10 ».

Ce qui caractérise Assia Djebar, c’est qu’elle se sert de l’altérité pour construire sa propre identité, une identité linguistique formée de différentes strates dont le berbère, lieu de ressourcement, qui se distingue de la langue du pays natal et de celle du pays d’adoption. Amin Maalouf est bien placé sur la voie du métissage pour dire que l’identité ne se découpe pas en tranches, mais n’est pas non plus tout de l’homme. Ce sont les allers-retours de la langue écrite à l’orale qui inventent le moi au quotidien et qui ne peuvent qu’en produire des effets.

Le caractère hybride d’Ombre sultane, le jeu de miroirs entre « je » et « tu » illustre de façon exemplaire l’impossibilité de saisir les frontières génériques de ce « tu » insaisissable, à la fois sujet et objet du discours. L’image conversationnelle est fréquente dans les récits des femmes, communication duelle qui sollicite et autorise la relation je/tu dans le discours. Cette relation duelle est aussi autoréflexive avec le miroir de la création littéraire qui remonte au miroir de Vénus longtemps associé à la nature féminine. Le « tu » fonctionne comme témoin de l’échange verbal, il est le destinataire direct et absent. Le rapport je/tu n’est pas neutre, derrière le « je » se profile « le générique du genre » selon l’expression empruntée à Luce Irigaray. Ce rapport peut s’établir entre deux hommes, un homme et une femme, deux femmes, une femme et un objet. Les textes des hommes utilisent le plus fréquemment le rapport je/il. Cet ordre grammatical qui paraît arbitraire est structuré par l’histoire des sujets, le processus qui détermine la nature de la relation première au « tu » maternel. Il en résulte un manque du passage tu-elle-je : pour les femmes une fixation sur un « je » miroir du « tu », alors que pour les hommes le « tu » maternel se perd au profit du « il ». Ainsi pour la femme, le langage se définit comme discours, comme parole adressée à l’autre. Pour l’homme, le langage se tient entre le dit et le non-dit par le recours à l’illéité. Il se rapporte à l’absent, à l’homme-dieu.

Les textes de femmes témoignent de cette approche du langage qui s’insère dans leur venue à l’écriture et dans l’acte d’intériorisation des mots à leur nature de femme. La filiation des mots fait surgir de nouvelles associations qui restent dans le champ de la flore et de la faune. En effet, ces femmes voient dans la langue un outil inadéquat et inexact qui subordonne leur histoire à celle des hommes. Elles réagissent en métaphorisant les mots et en transgressant l’écriture.

C’est dans le prolongement de cette matière linguistique manipulée comme de la nourriture ou des objets que le corps textuel est retenu dans sa matérialité. Cette absence de dichotomie entre mots et fruits / mots et objets provient du statut de la femme qui a été considérée pour longtemps comme exilée du langage. Ceci la conduit par conséquent à palper profondément mots et objets, les confondant ensemble. Le mot reconstruit le fruit, les herbes, les piments, mais aussi les animaux de la savane pour les assimiler. La représentation visuelle et scripturale s’allie à la sensation réelle. Dans Ombre sultane, le fait de parler devient celui de palper et de toucher donnant un envol aux mots. « Quelquefois j’insiste, j’ai peur d’oublier le mot, car il m’a donné le nom d’un animal de grâce ou de savane. Parfois il épelle un fruit rare, comme s’il m’offrait le mot lui-même, ou une simple plante venue habiter mes songes » (OS, p. 97). Ce réseau d’images débouche sur la création d’une écriture riche en éléments naturels dans un amalgame opéré entre la langue et le légume d’un côté et la langue et l’animal de l’autre. Cet intérêt pour le mot se retrouve aussi dans Le Sommeil délivré :

Je me découvrais, pour Mia, une langue de magicienne. Les tasses devenaient des barques, caressées par la queue émaillée des poissons. Entre les plis des rideaux se cachaient des forêts et leurs troncs étaient des flûtes pour le vent. Les tapis se transformaient en villes mystérieuses où un monde de génies et de fées dansait tout au long des nuits. (SD, p. 113)

Le signifiant/signifié devient imaginaire. En partant de la transformation des mots, nous débouchons sur un réseau spécifique qui comprend le propre et le figuré. L’écriture de Chedid se distingue par cette spécificité propre aux femmes. Elles parlent comme parlent les femmes, non pour désigner les choses, les cerner, mais pour les bercer en elles. Cet usage coutumier s’installe dans leur parole et leurs écrits.

Avec la double présence de l’écriture et du discours dans Le Sommeil délivré, nous assistons à une rencontre de l’oral et de l’écrit, illustrée d’un côté par la narratrice qui pose son mode de communication au lecteur, de l’autre par le discours du personnage de Samia. Dans ce discours tantôt spontané, tantôt appris, la priorité est accordée à l’esthétique et au tragique.

Dans La nuit sacrée, la productivité du récit travaillé par la mémoire et l’imaginaire maghrébins déploie d’autres discours que profèrent à la fois le crédit langagier et l’étrangeté linguistique. Le récit, qui est le mode d’actualisation de ces mécanismes, semble mettre en spectacle un discours complexe, où la langue est travaillée par le désir d’appropriation. Les discours expatriés dans la langue de l’autre, lorsqu’ils se confinent au délire, paraissent trouver le lieu d’articulation qui gère la volupté des dires en instance dans les récits.

La langue maternelle travaille la langue étrangère, mais elle est aussi marquée par une expérience divisée entre arabe classique ou coranique et arabe dialectal (le marocain et par moment le berbère). Il s’agit d’une trame hétérogène faite de diglossie, de bilinguisme et de plurilinguisme, toute une distanciation imposée par l’emprunt. L’écriture est tendue entre deux langues qui génèrent un texte, et transcrit l’histoire du double.

L’oralité est visible dans le recours à la citation des versets et des paraboles qui viennent du cœur : « Parmi les bédouins qui vous entourent et parmi les habitants de Médine, il y a des hypocrites obstinés, tu ne les connais pas, nous nous les connaissons » (NS, p. 65). Un autre exemple du verset 2 de la sourate « Les impies » : « Ils se font un voile de leurs serments. Ils écartent les hommes des voies du salut. Leurs actions sont marquées au coin de l’iniquité » (NS, p. 84). Les proverbes décrivent aussi tout un imaginaire collectif : « Aucun chat ne fuit une maison où il y a mariage » (NS, p. 14). D’autres marques de l’oralité sont empruntées à la langue arabe, surtout dans le registre religieux et floral, qui font corps avec le texte. D’abord l’onomastique donnée au personnage principal Zahra, qui veut dire fleur : « La nuit du destin la nomme Zahra, fleur des fleurs, grâce enfant de l’éternité » (NS, p. 25). Le sens de Zahra chez Ben Jelloun est un sens sacré, alors que celui de Warda qui désigne une rose de couleur rose qu’on retrouve dans le roman Les Paravents de Genet est érotique. Dans la société maghrébine, il peut connoter la femme-putain. La couleur rose se rapporte à la couleur du sexe féminin ou de l’orifice de la pratique homosexuelle dans Miracle de la rose11. Le symbolisme de la rose est lié chez Jean Genet à la mort, alors que chez Ben Jelloun il se rapporte à la vie éternelle. L’ensemble des noms propres constitue un système de lecture dont les structures et les ramifications font sens.

D’autres mots maghrébins viennent ensuite ajouter leur sens au texte : les mots Allah, Cheikh, Risalat al Ghufran, djellaba, et surtout le mot hammam répété plusieurs fois. Lieu de purification et lieu profane, le hammam est par excellence le support du délire et de l’errance fantasmatique, rituel invraisemblable qui lie l’Assise à son frère. L’inceste est-il accompli par écran-cache et par la surenchère des investissements sémiotiques ? Ces mots récurrents sont d’un usage fréquent dans la langue française. Le retour aux origines se traduit, chez Ben Jelloun, moins par le recours aux emprunts que par la structure du roman et le rôle attribué aux conteurs et à la culture musulmane.

Dans Le Rocher de Tanios, les mots de la langue maternelle émaillent le récit écrit en français. Ces mots sont en italiques, bien insérés dans le contexte et suivis d’une explication en langue française. Ils montrent le lien existant entre la communauté culturelle à laquelle appartient l’individu et la langue qu’il parle, lien nécessaire à la construction de l’identité. D’autres mots d’origine anglaise s’ajoutent au contexte dans la dernière partie du roman, traduisant l’influence britannique, un moment de l’histoire du Liban. Les mots en italiques, ajoutent une dimension visiospatiale au texte. Les arrangements graphiques formalisés dans les matières fournissent des emplacements spatiaux précis. Certains de ces mots exprimés en arabe sont redondants dans l’ensemble du texte. Cette redondance est un trait caractéristique de l’oral, alors que la phrase ne se plie pas à cette caractéristique, elle est écrite et bien structurée.

D’autres traits d’oralité sont relevés dans ces traductions littérales de proverbes libanais mis entre guillemets dans le texte et contribuant à sa construction : « Le patriarche dormit à plat sur son visage, comme disent les gens de Kfaryabda » (RT, p. 113), « Chez lui, comme on dit au village, le nerf de la décence s’était rompu » (RT, p. 232), ou bien l’auteur recourt également à des expressions traduites littéralement comme par exemple « la mère quarante-quatre » (RT, p. 130) autrement dit « le mille pattes » (RT, p. 130). Saje, « la plaque de feu ronde et bombée sous laquelle crissait un feu de branches de genêts », Hajjé, « on l’appelait ainsi, parce que dans sa jeunesse, elle était partie en pèlerinage à Bethlehem » (RT, p. 34), « Khwéja », « un vieux mot turco-persan qui désignait dans la montagne ceux qui étaient dotés d’instruction et de fortune, ne travaillaient plus la terre de leur mains » (RT, p. 113).

En dehors des éléments du discours silencieux qui accompagnent le récit du Rocher de Tanios, le texte est lui-même basé sur du discours rapporté par plusieurs personnages. La composition orale est différente d’une autre composition orale faite d’emprunts et de proverbes relatant une histoire située dans un village libanais de la montagne. La langue française et l’arabe s’entrelacent librement témoignant de la fluidité avec laquelle les Libanais pratiquent leur bilinguisme. L’écho des paroles de la langue maternelle permet à l’auteur de recréer un plaisir, une musique qu’il revendique. L’emploi du libanais donne une certaine touche identitaire, mais sert plutôt à donner plus de tonalité à l’expression.

Ce rapport de proximité de l’oralité et de l’écriture rappelle le fondement corporel et intellectuel de toute connaissance. En tant qu’espace polyphonique, le texte littéraire laisse transparaître, lorsqu’il dialogue avec d’autres textes qui peuvent être oraux, une origine qui serait de l’ordre de la voix et dont il faut chercher la trace. Claude Hagège rappelle dans L’homme de paroles que « l’écriture alphabétique contient les marques imparfaites et vagues, des réflexions de la voix, des pauses, des courbes qui constituent l’intonation12 ».

Expression gestuelle

Nous allons continuer notre analyse de l’aventure de l’écriture en abordant l’expression non-verbale et en essayant de voir si on peut parler de « désécriture » dans le langage gestuel en isolant et juxtaposant certains gestes. Ray Birdwhistell13 considère que la construction d’un code gestuel en kiné ou kinème correspond au phone ou phonème du langage verbal. Il est comparable à la structure du discours en sons, mots, propositions, phrases et même paragraphes. Le système gestuel à envisager doit l’être de façon nouvelle parce que les gestes de l’observation relevable (in-vivo) ne sont pas les mêmes que ceux présents dans le texte littéraire. Cette extension possible nous ramène au terme latin, « gestus », qui désigne un geste particulier (les mimo-faciaux et les gestes des membres supérieurs ou inférieurs). Dans son livre La Raison des gestes dans l’Occident médiéval14, Jean-Claude Schmitt lie gestus et motus, c’est-à-dire mouvement.

Procédons à l’analyse des mimo-faciaux dans Ombre sultane. D’après la fréquence des éléments relevés, l’intérêt va principalement au regard. Djebar valorise l’expression du regard dérobé : « Dans ton visage entièrement masqué, un seul oeil est découvert, la trouée juste nécessaire pour que ce regard d’ensevelie puisse te guider » (OS, p. 31). L’œil en triangle noir regarde à droite à gauche. Ces femmes témoins de leur victimisation obligatoire montrent à quel point la nécessité d’un regard, d’un public est importante. Elles disent l’annulation de l’autre dans le non-regard. Selon Marta Segarra dans Leur pesant de poudre : romancières francophones du Maghreb, « l’homme seul a le droit du regard, la femme doit s’exercer de façon occulte15 ».

Dans la culture maghrébine, le regard est décrit dans ses interactions sociales, on trouve plus d’intérêt dans la communication visuelle extérieure du regard où souvent la femme est objet du regard et on use moins du regard mutuel dans la communication intime. Ce combat est traduit par l’emploi des syntagmes, yeux, regard, qui reviennent plusieurs fois dans les pages des romans. L’espace gestuel progresse de l’œil signe de l’intériorité à la main signe de l’extériorité. Ces deux pôles de la représentation passent par le corps devenu lieu de l’écriture.

Cette stratégie de la sémiologie du regard se poursuit chez Andrée Chedid qui a accordé une grande importance au visage : son premier recueil de poésie en langue française s’intitule Seul le visage16. Ainsi le regard et les yeux sont très présents dansLe Sommeil délivré. Samia évite de regarder la façade sombre et pesante du pensionnat lorsqu’Ali la dépose les dimanches. La mère de Samia sur la photographie gardait les yeux baissés, « les yeux d’araignée » de Rachida, « je croyais ouvrir les yeux à Mia, et c’étaient les miens qui s’ouvraient aussi » (SD, p. 118). « Ma fille Souraya par exemple on ne sait pas la couleur de ses yeux, elle les tient toujours baissés, le cher ange ! Un modèle de fille, ma Souraya, un vrai modèle ! » (SD, p. 62). Le regard devient un indice de pudeur comme dans le roman de Djebar.

Les mains de Hajila parlent plus que toutes les autres parties de son corps. Ses mains cuisinent, ajustent, promettent et appellent : « Tu plies la nappe, tu essuies le bois clair de la table, tu poses le chiffon humide, tu regardes tes mains vides, tes mains de ménagère active » (OS, p. 15). Autant de gestes transmis de génération en génération. La première caractéristique de la main réside dans les messages cutanés qu’elle peut fournir. Ces besoins tactiles rappellent l’incessante fonction manuelle de la femme. Nous retrouvons le rôle de la main qui marque, qui laisse son empreinte associée à ce qu’elle touche. Dans cette métonymie corporelle du Sommeil délivré, l’accent est mis sur les membres supérieurs du corps – bras et mains. Nous sommes face à des images cinétiques déroulant une suite de gestes corporels exécutés par les bras et les mains de Om el Kheir qui tient la maison chez Samia. Ses mouvements de la main traduisent les gestes quotidiens des travaux ménagers. Alors que ceux de Samia expriment toute l’affection qu’elle porte à sa fille Mia : « Je ne regarde pas Mia. Il me suffisait de sentir sa main dans la mienne pour avoir l’impression de me pencher sur elle » (SD, p. 119).

Dans La nuit sacrée, Ben Jelloun émaille son texte de mouvements oculaires et d’expressions qui sont toujours significatifs. Le regard de l’autre est insupportable car il est perçu comme une véritable inquisition de l’âme. De plus, le regard change constamment de contenu en fonction des sollicitations du milieu et à l’insu de la conscience ou de la différence culturelle ou sexuelle. Dans la culture maghrébine, « les hommes ne supportent pas d’être regardés par une femme. Eux aiment regarder et scruter, mais toujours de biais » (NS, p. 187). Nous relions des expressions au texte qui traduit des situations gestuelles du regard : « Ses yeux se posèrent sur moi avec une inquiétude accrue » (NS, p. 187), « Ses yeux brillaient de cette intelligence qui suscite la peur. C’était un regard affolé, possédé par l’indéfinissable » (NS, p. 187), « La nuit s’est prolongée derrière nos paupières » (NS, p. 19), « Il pleurait en silence, les yeux fermés » (NS, p. 19), « Non il est aveugle » (NS, p. 68), « Elle me regardait parler avec des yeux mouillés par les larmes » (NS, p. 65), « Ils baissaient les yeux » (NS, p. 151). Nous tenons ici à mentionner le titre d’un roman de Ben Jelloun, Les yeux baissés17. Or, baisser les yeux est un geste de pudeur qui préserve le secret des êtres au Maghreb, valeur ressentie comme précieuse dans la culture orientale.

La fonction du regard varie entre fouiller, examiner avec attention pour découvrir ce qui est caché. Il y a de la part du consul une apologie de la cécité qui est en fait une parabole lui permettant de s’approcher du corps de Zahra.

Les yeux projettent leur climat mental sur l’autre. Ainsi le regard, chez Ben Jelloun, est expression d’une agressivité. Il est marqueur de haine lorsque la couleur des yeux vire au jaune. Dans l’ensemble, le regard, s’il ne scrute pas, est fuyant, baissé, fermé ou sombre, du fait de la cécité. Cette gestualité du regard implique des qualités introspectives, de la patience et des efforts qui correspondent à la mentalité occidentale et qui traduisent un trait culturel de la culture maghrébine où les yeux doivent être souvent baissés. Ici, de plus, ils sont fermés par la cécité.

Par sa gestuelle, la main est davantage porteuse d’un langage spirituel et d’apaisement que d’un rôle manuel ou communicationnel de main qui agrippe, confectionne, cuisine. De tous ces rôles, un seul lui est réservé : le toucher pour masser dans un but de soulagement, de relaxation, d’éveil des sens, dans une société portée vers le sensuel plus que vers le visuel. Au fil de la lecture, nous avons relevé les expressions suivantes : « On dirait qu’une main passait sur son front et le lavait des traces de la vie » (NS, p. 22), « Je touchais mes seins. Ils émergeaient lentement » (NS, p. 49), « J’ai décidé de vivre dans le silence de la voix étouffée par mes propres mains » (NS, p. 52), « Elles avaient entendu parler de la sainte des sables, fille de lumière, dont les mains avaient la grâce et le pouvoir d’arrêter l’irrémédiable » (NS, p. 180). Les mains parlent donc un idiome qui leur appartient en propre dans ce texte.

L’atmosphère de relaxation et d’éveil des sens que procure la main mène à la mise en scène du corps : « Le vent traversait mon corps de haut en bas. Mon chemisier gonflait. Je lâchais mes cheveux. […] la nature était paisible. Je faisais mes premiers pas de femme libre » (NS, p. 45). Le corps qui se donne aux sensations ou s’en prive oscille entre le masculin et le féminin sans être tout-à-fait ni de l’un ni de l’autre. Zahra, sous son déguisement d’homme imposé par son père ne vit sa vie de femme que lorsqu’elle s’en débarrasse et retrouve sa liberté hors de ce travestissement : « Je réalisais combien ma vie d’homme déguisé ressemblait à une prison » (NS, p. 143). Le corps de la femme reste dans un état d’androgynat qui le préserve : « Et je vous vois, tantôt homme, tantôt femme, superbe créature de l’enfance, échappant à l’amitié, à l’amour » (NS, p. 170).

Zahra se libère par la mort du père pour s’asservir au corps désirant du violeur rencontré dans la nuit, comme un être sans visage qui, loin de l’humilier, semble briser les premières chaînes de l’esclavage. Le viol qui est l’acte le plus terrifiant pour une femme semble une espèce de bénédiction pour Zahra. Mais la « nuit du destin » conduit sans transition vers l’espace merveilleux du « jardin parfumé » où s’exerce de manière spectaculaire la rupture des normes logiques. Le roman se termine par cette double polarité, dans la mesure où Zahra est à la fois l’incarnation de la sainteté et de l’être maudit.

Le romancier décrit la condition de la femme au Maghreb en faisant de la mère de Zahra une femme effacée et aveuglément soumise aux lois du Pater. Sa fin, après le décès de son mari, sera la folie : « J’ai assisté du haut de ma chambre à son départ. Les cheveux dénoués, la robe déchirée, elle ululait, courait comme un enfant dans la cour de la maison, baisait le sol et les murs, riait, pleurait et se dirigeait vers la sortie à quatre pattes comme un animal indésirable » (NS, p. 170). Cette mise en scène de la mère et de sa dégradation est assez amère. On y lit en filigrane le profil de la mère/objet, soumise aux humeurs du pouvoir castrateur.

Nous remarquons que l’homme donne plus de messages cutanés que la femme qui est plutôt dans un état réceptif. Les régions les plus touchées sont la main et le bras, celles associées à la sexualité sont moins stimulées. Cette initiative de la part de l’homme souligne un certain pouvoir sur la femme, bien que le toucher soit une valorisation affective. Les gestes de la main marquent un pouvoir phallique dans les rapports affectifs. Ces mains qui tiennent, agrippent et retiennent ramènent à cette réflexion de Viviane Forrester : « Et puis d’autres mains et celle d’un homme, entre autres, qui recouvrit la mienne des heures, des semaines, des années durant. Ma main protégée par une main frémissante. La cage de nos mains. L’amour ? On le faisait18 ».

La main a une place de choix dans le registre gestuel du Rocher de Tanios. Les corps parlent indépendamment du reste :

Prenant la main de son visiteur, elle la posa contre son cœur. Il eut une moue grave, comme pour s’étonner que les battements fussent si forts, et garda sa main là où elle l’avait posée. […] Tanios eut alors l’audace de lui prendre la main à son tour pour la poser sur son cœur. Il rougissait de sa propre effronterie, et elle comprit que c’était pour lui la première fois. (RT, p. 105)

Les expressions des mimo-faciaux, en particulier les indices des yeux, ne sont pas un appui dans la narration chez Maalouf, mais plutôt le corps : « Ils ne s’étaient toujours dit la moindre parole, aucun d’eux ne savaient quelle langue parlait l’autre, mais ils dormirent comme un seul corps » (RT, p. 190). Ce rapprochement corporel est abordé par le canal tactilo-postural, expression des émotions profondes – nous sommes loin de Leurs yeux se rencontrèrent de Jean Rousset19. Le paysage du corps dans l’espace textuel donne à voir le corps comme signe, comme signifiant. Il développe en effet une rhétorique du corps féminin qui révèle sur celui-ci quelque chose d’essentiel, et, en même temps, qui appelle une interprétation iconique et verbale dépassant le corps et sa représentation.

Nous pouvons relever des gestes collectifs qui traduisent certaines coutumes libanaises : tenir de la main la cruche plus haut que le visage pour boire, sonner la cloche de l’église du village en la tenant des deux mains et en emportant tout le corps, saluer en portant la main sur le front puis sur la poitrine. Maalouf cherche à restituer la gestuelle de toute une époque des habitants de la montagne libanaise, insistant sur le rôle de la main.

Nous constatons dans la strate des gestes de l’ensemble des romans que l’importance est accordée aux mouvements des bras, des mains. La main est le centre de convergence des romancières et des romanciers. Les postures sont souvent statiques, rendant observable ce qui s’exprime par une attitude corporelle dans une position donnée. Il ressort de ce travail qu’on peut dégager la pertinence (des gestes, postures, mimiques) à caractériser un personnage ou une action ayant une influence sur le processus narratif.

L’inventaire de la gestualité nous invite à interroger cette affirmation banale, mais ambiguë : « le corps parle », rapporté au seul corps et non au sujet. Les parties du corps sont prises comme des éléments signifiants telles des pierres marquées de trop de hiéroglyphes.

D’après notre analyse, le corps littéraire apparaît alors essentiellement comme corps de désir, corps regardé ou corps touché. Sa matérialité première fait qu’il est un corps pluriel, somme de tous les contacts communicationnels, du regard et des gestes des actants. L’image de ce corps, lien de la romancière et du romancier aux protagonistes, reste la plupart du temps lié à l’appartenance sexuelle de l’un(e). Il est plus regardé par l’homme, regardant chez la femme, caressé par l’homme, aimé par la femme. L’intérêt réside alors dans une réelle analyse de cette écriture contemporaine avec une mise au jour des relations suivantes : transgression/norme, oralité/écriture, sexe/geste.

Au terme de ce parcours destiné à indiquer les effets du féminin dans l’étude de la différence on voit se dessiner deux courants interprétatifs : le premier réhabilite la catégorie du féminin qui devient un insigne des hommes et des femmes, et le second dépouille le masculin de sa domination sur le féminin. De sorte que nous assistons à l’émergence d’une nouvelle masculinité en voie de mutation. Cette évolution jette le trouble dans le genre.

Bibliography

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Segarra Marta, Leur pesant de poudre : romancières francophones du Maghreb, Paris, L’Harmattan, 2002.

Notes

1 Christine Planté, « Genre, concept intraduisible », dans Fougeyrollas-Schwebel Dominique, Planté Christine, Riot-Sarcey Michèle, Zaidan Claude (dir.) Le genre comme catégorie d’analyse : sociologie, histoire, littérature, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 127. Return to text

2 Françoise Héritier, Masculin Féminin II, Dissoudre la hiérarchie, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 11. Return to text

3 Sigmund Freud, « La vie sexuée de la femme n’est-elle pas un continent noir pour la psychanalyse ? » [1926], Œuvres complètes, Paris, PUF, T. XVIII, 2002, p. 36. Return to text

4 Andrée Chedid, Le Sommeil délivré, Romans, Paris, Flammarion, 1998, p. 59. Les références des citations extraites de Sommeil délivré seront données entre parenthèses, dans le corps du texte, précédées de la mention SD. Return to text

5 Assia Djebar, Ombre sultane, Paris, Livre de poche, 2017. Les références des citations extraites d’Ombre sultane seront données entre parenthèses, dans le corps du texte, précédées de la mention OS. Return to text

6 Assia Djebar, Ces voix qui m’assiègent, Paris, Albin Michel, 1999. Return to text

7 Amin Maalouf, Le rocher de Tanios, Paris, Grasset, 1993, p. 76. Les références des citations extraites du Rocher de Tanios seront données entre parenthèses, dans le corps du texte, précédées de la mention RT. Return to text

8 Ben Jelloun Tahar, La nuit sacrée, Paris, Seuil, 1987. Les références des citations extraites de La nuit sacrée seront données entre parenthèses, dans le corps du texte, précédées de la mention NS. Return to text

9 Assia Djebar, L’Amour, la fantasia, Paris, Albin Michel, 1995, p. 11. Return to text

10 Assia Djebar, « Entre corps et voix », titre du poème qui introduit Ces voix qui m’assiègent, op. cit., p. 14. Return to text

11 Jean Genet, Miracle de la rose, Paris, Gallimard, 1947. Return to text

12 Claude Hagège, L’homme de paroles, Paris, Fayard, 1996, p. 54. Return to text

13 Ray Birdwhistell, « Un exercice de kinésique et de linguistique ; la scène de la cigarette » dans Yves Winkin, La Nouvelle communication, Paris, Seuil, collection « Points », Essais, 1981, p. 160- 190. Return to text

14 Jean-Claude Schmitt, La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990. Return to text

15 Marta Segarra, Leur pesant de poudre : romancières francophones du Maghreb, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 31. Return to text

16 Andrée Chedid, Œuvres complètes, Poèmes, Préfacé et annoté par Carmen Boustani, Paris, Flammarion 2013. Return to text

17 Tahar Ben Jelloun, Les yeux baissés, Paris, Seuil, 1991. Return to text

18 Viviane Forrester, Mains, Paris, Éditions Mille et une nuits, 1988, p. 13. Return to text

19 Jean Rousset, Leurs yeux se rencontrèrent, Paris, José Corti, 1981. Return to text

References

Bibliographical reference

Carmen Boustani, « Les gestes entre sexes et genres dans l’espace romanesque francophone », Textures, 23 | 2018, 91-105.

Electronic reference

Carmen Boustani, « Les gestes entre sexes et genres dans l’espace romanesque francophone », Textures [Online], 23 | 2018, Online since 23 janvier 2023, connection on 20 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/textures/index.php?id=185

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Carmen Boustani

Université libanaise

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