Murs visibles et invisibles de la ville étasunienne au XIXème et au XXème siècle, construction des identités de genre et résistance aux contraintes

DOI : 10.35562/textures.189

p. 121-133

Résumé

La dynamique intérieur/extérieur, espace privé/espace public a longtemps structuré l’espace urbain étasunien en lien avec le genre. La mégalopole étasunienne, contrairement à la campagne, à la « wilderness », ou à la petite ville (« small town ») américaine, est construite selon des contraintes économiques. Faut-il en déduire que la grande ville, et en particulier les grands centres urbains nés de l’industrialisation au XIXème siècle, est le lieu où les divisions entre les sexes s’effacent, où les « murs » tombent ? Au contraire, l’extérieur public, en principe ouvert à tous, ne fait-il que refléter les divisions sexuées présentes à l’intérieur de l’espace privé ou bien en crée-t-il lui aussi ? Dans quelle mesure le « devoir spatial » des femmes, inventé au XIXème siècle les enferme-t-elles ? Dans quelle mesure ont-elles été capables de résister à l’imposition de ces « murs invisibles » pour reprendre le terme de Guy Di Meo, qu’elles fussent blanches ou Afro-Américaines, issues de la bourgeoisie ou des classes populaires ?

Plan

Texte

La dynamique intérieur/extérieur, espace privé/espace public a longtemps structuré l’espace étasunien en lien avec le genre. La mégalopole du XIXème et du XXème siècles donne, selon Jacqueline Coutras, aux femmes un statut spécifique dans la ville, un devoir spatial : assurer le bon déroulement de la vie à l’intérieur de l’espace-temps du logis1. Dans quelle mesure ce devoir spatial des femmes les a-t-elle enfermées, contraintes ? Et dans quelle mesure ont-elles été capables de résister à l’imposition de ces « murs invisibles » pour reprendre le terme de Guy Di Meo, qu’elles fussent blanches ou Afro-Américaines, issues de la bourgeoisie ou des classes populaires ?

Nous nous intéresserons d’abord à l’enfermement domestique. De la « Republican Motherhood » à l’industrialisation et à la fonctionnalisation de l’espace privé de la maison ou public de l’usine, la dimension « sexuée » de la ville étasunienne a contraint les femmes à une mise à l’écart et à une séparation sociale qui, si elle n’est pas la même pour toutes les femmes, pose la question des effets de la séparation sur les comportements sociaux et les trajectoires genrées dans l’espace urbain. Dans un deuxième temps, nous poserons la question du dépassement possible de cet enfermement dans l’espace à l’échelle de la mégalopole, notamment de l’enfermement dans les banlieues étasuniennes et de l’impact sur les identités genrées de la construction de mondes et d’espaces séparés. Enfin, nous verrons comment des stratégies de résistance furent mises en place par les femmes en utilisant les stéréotypes genrés d’isolement et de relégation au domestique et au local.

1. Enfermement et « devoir spatial »

1. 1. Republican Motherhood. La maison, la domesticité et la « femme au foyer »

Le terme « housewife2 », littéralement « femme au foyer », est un terme qui implique que l’occupation des femmes mariées était de s’occuper de la maison dans l’espace strictement défini de la sphère privée. Dans l’Amérique coloniale en effet, les femmes avaient accès à peu d’occupations à cause du système de « coverture » c’est-à-dire la doctrine selon laquelle la personnalité juridique d’une femme était suspendue au moment de son mariage et se fondait avec celle de son époux. Dans le système colonial, les femmes mariées étaient responsables du bien-être de leurs époux et de l’éducation des enfants, et de la gestion des domestiques. Elles devaient veiller à l’entretien de la maison et à la nourriture. Selon Ulrich, en fonction du degré de richesse de son époux, le domaine de la femme au foyer pouvait aller de « la cave, l’office, à la brasserie, la laiterie, la laverie3… ». En d’autres termes, elle n’était pas seulement responsable de l’entretien de la maison et de l’éducation des enfants, mais elle pouvait aussi avoir à gérer la production familiale le cas échéant et devait également gérer le budget de la famille. Des normes et des règles juridiques permettaient à ce patriarcat de perdurer et les époux avaient tout pouvoir sur leurs femmes comme dans le droit romain. L’idéologie de « Republican Motherhood » donnait aux femmes une fonction politique, celle de fabriquer des citoyens vertueux de la nouvelle république, sans pour autant qu’elles s’engagent en politique et qu’elles sortent de la sphère privée.

Ce rôle fut cependant transformé par la Révolution. Abigail Adams, l’épouse de John Adams, fut l’une des premières militantes des droits des femmes lorsqu’elle demanda à son mari de « se souvenir des dames » en fondant le premier gouvernement. Les pasteurs de la période pré-révolutionnaire, en particulier dans le Massachussets puritain, prêchaient la supériorité morale des hommes. Mais les penseurs de la période révolutionnaire, inspirés par le mouvement des Lumières, rejetèrent cette idée, persuadés que la réussite d’une république reposait forcément sur l’implication de citoyens vertueux et éduqués, y compris les femmes, responsables de l’éducation des futurs citoyens de cette république. La révolution eut donc un effet bénéfique et fit sortir les femmes de leur enfermement, en leur donnant accès à l’éducation. Les premières universités pour femmes furent créées dans les années 1790. Toutefois, après la Révolution, bien que considérées comme des citoyennes de la nouvelle république, les femmes ne furent pas autorisées à participer à la vie politique et on ne leur accorda pas le droit de vote. À la fin du XVIIIème siècle, les sphères publiques et privées redevinrent plus séparées que jamais et le rôle des femmes fut dévolu à la sphère domestique, en tout cas pour les femmes des classes sociales supérieures.

1. 2. Industrialisation, développement du capitalisme et fonctionnalisation de l’espace

A propos de la naissance des villes étasuniennes, Elizabeth Wilson affirmait en 1990 : « L’espace urbain est si fondamentalement construit par les différences de genre que les femmes n’y sont pas seulement désavantagées mais qu’elles sont exclues de toute représentation ou même extirpées de l’espace urbain4 ». Certaines géographes féministes marxistes se fondant sur les premiers travaux d’Engels sur le rôle de la famille et de la propriété privée dans le développement du capitalisme au XIXème siècle, ont expliqué que la division entre travail de production dans les usines et les bureaux et travail domestique et reproductif au sein du foyer a finalement été déterminante dans la construction et le développement du capitalisme. Le travail domestique des femmes permettait aux hommes d’être propres, habillés et nourris, c’est-à-dire prêt à aller travailler chaque jour. Elles préparaient également les enfants à être de futurs travailleurs en bonne santé. Ainsi, les femmes étaient exploitées deux fois, par les hommes qui s’appropriaient leur travail à la maison et par le système capitaliste qui ne pouvait fonctionner sans elles5. Dans les écrits des progressistes du XIXème siècle ou des sociologues du début du XXème siècle, tels que Georg Simmel ou Walter Benjamin, on retrouve cette compréhension masculine du monde, un « point de vue », selon lequel les femmes sont « consignées aux déserts de l’imagination philosophique6 ». Avec l’avènement des villes modernes, de l’industrialisation puis, dans les années 1920, de l’économie fordiste, la représentation d’une division « naturelle », nécessaire et bénéfique entre les hommes et les femmes, s’impose. A l’appui de cette division « naturelle » vient s’ajouter un ensemble d’interdictions juridiques pour les femmes de pratiquer certains métiers dans certaines corporations et de suivre des études supérieures. Alors que jusque-là les femmes exerçaient une multitude de petits métiers (blanchisseuse, lingère, couturière), avec le processus d’industrialisation, la séparation entre travail reproductif et productif est rendue plus nette : le lieu de travail productif est, dorénavant, situé à l’extérieur du domicile, à l’usine, c’est le début de l’ère du salariat. Parallèlement, peu à peu les mentalités évoluent et le travail des femmes est jugé responsable de la mortalité infantile. Elles sont également jugées faibles, trop fragiles pour certains métiers, intellectuellement trop limitées pour voter. Les métiers traditionnellement « féminins » sont, quant à eux, parfaitement acceptés. On voit ainsi émerger un cadre législatif protecteur des femmes et des enfants, notamment durant l’ère progressiste.

Avec la révolution industrielle et le développement des villes, émerge chez la bourgeoisie étasunienne le nouvel idéal féminin du « Culte de la Domesticité ». Aux États-Unis, dans la haute société comme chez les classes moyennes et urbanisées, naît, à cette époque, le culte de « The True Womanhood » caractérisé par la pureté, la piété et la soumission. La famille de classe moyenne du XIXème siècle n’avait plus besoin de produire ce qui était nécessaire à sa survie, comme l’avaient fait les familles de l’époque coloniale, et les hommes avaient à présent des emplois qui produisaient biens et services pendant que leurs femmes et leurs enfants restaient à la maison. La femme idéale (re)devint donc rapidement celle qui restait à la maison et enseignait à ses enfants à devenir de bons citoyens.

L’architecture intérieure des demeures dans lesquelles habitait l’élite urbaine aux États-Unis au XIXème siècle nous renseigne également sur les liens entre structures urbaines et spécialisations de genre comme le souligne Daphne Spain dans son ouvrage Gendered Spaces7. Les plantations de l’élite du Sud ressemblaient dans leur organisation intérieure aux demeures de l’élite britannique. On y trouvait une ségrégation de genre semblable à celle des demeures anglaises de l’ère victorienne, avec des pièces réservées aux hommes et d’autres réservées aux femmes, mais également des entrées spécifiques pour l’un et l’autre sexe. Pouvaient s’y trouver une « women’s workroom », une salle de billard également souvent appelée « gentlemen’s room », des escaliers réservés aux hommes et une bibliothèque également appelée « gentlemen’s room ». En 1842, l’ouvrage Cottage Residences, publié par l’architecte et paysagiste Andrew Jackson Downing qui proposait des répliques miniatures des styles de maisons victoriennes, gothiques, ou italianisantes pour la classe moyenne eut énormément de succès dans les vingt années qui suivirent. Alors que l’économie se développe et que le foyer n’est plus le lieu unique de la production économique, les citoyens se mettent à craindre que la vie familiale ne soit menacée par ce transfert des fonctions traditionnelles en dehors de la maison. L’ordre à la maison est censé encourager le respect de l’ordre dans la société. Toutefois, dans le Sud, la présence des esclaves changeait considérablement la donne. Même si les élites du Sud partageaient avec la « gentry » britannique l’idéologie d’un endroit approprié dans la maison pour les femmes, elles n’avaient ni la richesse ni les techniques nécessaires à recréer une division genrée stricte à l’intérieur de la maison. Dans l’architecture domestique du Sud, genre et race étaient liés8. Le statut des femmes dans le Sud d’avant-guerre dépendait donc beaucoup de leur couleur et de leur classe. L’idéologie dominante chez les femmes riches et blanches du Sud était celle de la grâce, de la fragilité et de la déférence vis-à-vis des hommes. Les femmes noires quant à elles n’avaient de statut qu’en tant que propriété des hommes blancs, elles travaillaient à l’intérieur de la maison et souvent dans les champs et étaient logées en dehors de la maison dans les quartiers d’esclaves9.

1. 3. Accès à l’éducation, ségrégation et accès à l’espace public

Alice Kessler-Harris résume de la sorte les conséquences pour les femmes dans les États-Unis du XIXème siècle de la division en deux sphères séparées : « En contrepartie d’une idéologie qui glorifiait leurs rôles et peut-être leur donnait du pouvoir à l’intérieur de la sphère familiale les femmes se voyaient refuser un grand nombre d’options économiques et sociales. Les femmes restèrent attachées à la maison et à ses contraintes économiques et idéologiques10 ». Les femmes n’avaient simplement pas besoin d’être instruites puisque leurs vies se passeraient quasi-intégralement à l’intérieur de la maison. Elles n’eurent finalement accès à l’éducation supérieure que lorsqu’il fut admis que cela en ferait de meilleures mères11 et leur permettrait d’élever de meilleurs citoyens. Ainsi, Mt Holyoke ouvrit ses portes en 1837 afin de former « [l]es filles du pays à devenir de bonnes mères12 ». C’est l’industrialisation qui créée une pénurie de domestiques, et l’augmentation de la classe moyenne qui vont renforcer la séparation hommes/femmes dans les universités, avec la création de programmes destinés à préparer les femmes de la classe moyenne à leurs devoirs de femmes au foyer en créant la discipline de l’« économie domestique » (« home ec »).

Au début du XIXème siècle et au début de l’ère industrielle aux États-Unis, les femmes ne pouvaient prétendre qu’à huit types d’activité rémunérée : enseigner, vendre ses travaux d’aiguille, tenir une pension de famille, travailler dans une filature de coton, travailler aux services de composition et d’impression ou de reliure pour les éditeurs ou les journaux, travailler à la fabrication ou à la réparation de chaussures à domicile, ou enfin être domestique. La question de l’évolution du statut des femmes dans l’espace public de la ville étasunienne n’est donc pas tant liée à celle de savoir si elles travaillaient ou pas – bon nombre de femmes travaillaient dès le début du XIXème siècle et avec la machine à coudre, il devint de plus en plus fréquent et accepté que les femmes travaillent à la maison – mais bien celle de savoir si elles travaillaient chez elles ou à l’extérieur de la maison. Beaucoup de femmes travaillaient jusqu’au mariage, avant de devenir des « femmes au foyer » à plein temps. Les femmes noires mais aussi les Irlandaises et les Suédoises travaillaient souvent comme domestiques, et ce même après le mariage. Les veuves et les femmes abandonnées par leur époux tenaient des pensions de famille. Parfois, les veuves reprenaient l’affaire de leur défunt mari, mais c’était assez rare.

Les femmes noires n’avaient pas non plus la même expérience de ségrégation des sphères publiques et privées puisque, d’une part en tant qu’esclaves elles travaillaient à la fois comme domestique dans l’espace privé de la maison du maître et dans les champs, et que d’autre part, une fois émancipées, les femmes noires travaillaient souvent dans les métairies. L’héritage de l’esclavage ainsi que la pauvreté forcèrent les femmes noires à travailler à l’extérieur de la maison deux fois plus souvent et deux fois plus tôt que les femmes blanches. Toutefois la discrimination à l’embauche limitait l’emploi des femmes noires au XIXème siècle à deux types d’emploi : domestique ou blanchisseuse. En d’autres termes, dans les États-Unis urbanisés, les femmes noires étaient le plus souvent enfermées dans des espaces dits « féminins ».

2. Dépassement de l’enfermement domestique

2. 1. Impact de la révolution industrielle sur l’espace et sur les femmes

La révolution des transports et l’arrivée du chemin de fer dans les années 1870 permirent le peuplement des grandes plaines. Beaucoup d’immigrants s’y installèrent, en particulier en provenance d’Allemagne et des pays scandinaves. Les femmes et les enfants, si possible nombreux, aidaient aux corvées quotidiennes. Les femmes avaient donc un rôle dans l’espace extérieur. Toutefois, après une ou deux générations, les femmes dans les exploitations agricoles abandonnèrent peu à peu les travaux des champs pour se consacrer exclusivement aux travaux domestiques, à l’intérieur de la maison, aidées en cela par le mouvement pour la gestion scientifique domestique, grâce à des magazines des agents gouvernementaux et des foires locales informant les femmes sur les nouveautés en matière de gestion domestique13.

L’enseignement, qui avait longtemps été l’apanage des hommes, devint une occupation acceptable pour les femmes au XIXème siècle. On peut dire que les emplois d’institutrices se situaient à mi-chemin en termes de ségrégation de genre et de ségrégation dans l’espace entre les emplois de domestiques ou ceux de production de chaussures ou de vêtements à la maison, et les emplois manufacturiers ou de bureau non ségrégés. A la fin du XIXème siècle, la plupart des enseignants dans les écoles étaient des femmes.

L’industrie du textile représente un exemple particulièrement édifiant du dépassement des contraintes de genre dans l’espace avec l’industrialisation. La croissance rapide de l’industrie du textile en Nouvelle Angleterre dans les années 1815 à 1860 causa une pénurie de travailleurs dans ce secteur, c’est à ce moment que les femmes commencèrent à être recrutées. Entre 1830 et 1850, des milliers de femmes célibataires venues de la campagne affluèrent vers les usines de textile. Dans les années 1850, avec l’afflux d’immigrants, les filles du nord furent remplacées dans les usines par des immigrantes venues d’Irlande et du Canada français. Celles que l’on appelait alors les « Lowell Girls » sont un des rares exemples d’emploi féminin en dehors de l’espace domestique au XIXème siècle. Certaines des jeunes filles étaient attirées à Lowell par la possibilité de recevoir une éducation, au sein de « cercles d’amélioration » (« improvement circles ») tenus par des femmes, dans les pensions de famille propriétés des usines, supervisées par des matrones et aux strictes règles morales et religieuses. Toutefois, même si ces jeunes filles étaient enfermées, elles étaient en contact avec un certain nombre d’hommes qui travaillaient dans les usines de filature.

Cette évolution du travail des femmes à l’extérieur de la sphère domestique s’accentua avec la première guerre mondiale. Mais avec la Grande Dépression et la Seconde Guerre mondiale un retour à la séparation des espaces se fit jour.

2. 2. Création d’une identité de classe et de genre blanche, liée à l’espace urbain des banlieues

Après la Seconde Guerre mondiale, le boom économique dû au Plan Marshall, celui de la construction, la prolifération des banlieues pavillonnaires qu’habitait la classe moyenne avec des modèles de villes utopiques tels les Levittowns, transformèrent le paysage urbain étasunien. La distinction ville/banlieue se doubla d’une séparation sociale et ethnique, alors que la classe moyenne blanche « fuyait » dans les banlieues (« white flight »). L’arrivée des petites villes neuves dans les années 1950 fut perçue comme une sorte de nouveau commencement. Elle fut vécue comme un retour à une innocence originelle qui n’avait peut-être jamais existé, une idée romancée de l’Amérique fondée sur la maison/la famille/la terre. Cette idée de la banlieue occulta pour un temps un problème qui finit par se faire jour : l’isolement, le manque d’activité sociale informelle en dehors de l’école et de la maison des femmes blanches issues de la classe moyenne qui l’habitaient. Les épouses et les mères étaient assignées à domicile 24 heures sur 24, sujettes à ce que Betty Friedan allait bientôt nommer « the problem that has no name14 ». Par ailleurs, l’image populaire de la mère de famille élevant ses enfants dans sa maison de banlieue, souvent véhiculée par les medias de l’époque, correspondait à l’idéologie de Guerre froide, vilipendant les mères soviétiques qui travaillaient et abandonnaient leurs enfants à des systèmes de garde publics et sans valeurs morales. La transformation de la nation étasunienne en une « nation d’automobiles » est également une notion genrée. La domination du paysage étasunien par la voiture et son utilisation pour aller des maisons situées en banlieues aux emplois situés en centre-ville, mais aussi pour véhiculer les enfants à leurs diverses activités ou pour faire les courses dans les centres commerciaux excentrés, rend la question de l’« automobilité » paradoxale : s’agit-il d’un instrument d’émancipation pour les femmes dans les années d’après-guerre ou bien au contraire d’un piège qui les confine à l’espace domestique15 ? La question de savoir si ce portrait reflétait la réalité de l’enfermement des femmes blanches dans les banlieues des années 1950 est une question qui n’est toujours pas résolue aujourd’hui. Il est de notoriété publique à présent qu’un grand nombre de femmes trouvèrent un emploi en dehors de chez elles après la guerre. Le concept de « spatial entrapment », inventé par les géographes féministes de la fin des années 198016, afin d’expliquer la discrimination spatiale des femmes de classe moyenne dans les banlieues des années 1950, a été remis en cause par Kim England qui l’a confronté aux différentes expériences des femmes, en fonction de leur structure familiale, de leur âge, de leur orientation sexuelle.

3. Résistance et création d’espace

3. 1. Municipal Housekeeping

Étrangement, c’est aussi l’idée que les femmes sont avant tout « femmes au foyer » qui va permettre l’accès à l’espace public à un certain nombre de femmes. Grâce à des mouvements tels que le « municipal housekeeping » au XIXème siècle et aux stratégies de résistance mises en place par les femmes afro-américaines dans les années 1960.

Dès la fin des années 1800, des militantes et des « féministes matérialistes » selon le terme utilisé par Dolores Hayden en 1982, prirent une place prépondérante au sein du mouvement progressiste, dans les politiques urbaines, les questions liées au logement, à la santé publique, à l’éducation, dans des villes vues comme le lieu de la débauche, de la corruption et de tous les maux liés à la surpopulation. L’historienne Paige Meltzer à propos de la « General Federation of Women’s Clubs », un réseau de clubs locaux organisé par des femmes éduquées de classe moyenne, écrivait :

Durant l’ère progressiste, les militantes utilisèrent les constructions stéréotypées et traditionnelles de la féminité qui représentaient toutes les femmes comme des mères et des femmes au foyer, afin de justifier leur ingérence dans les affaires de la communauté : elles seraient les « gardiennes de la maison municipale17 », elles nettoieraient la politique de sa corruption, et prendraient soin de la santé et du bien-être de leurs concitoyens18.

Les femmes de l’ère progressiste, c’est-à-dire à partir de la fin des années 1890, utilisèrent en effet l’association idéologique faite entre féminité et maternité/domesticité pour prendre part à un certain nombre de débats présents sur la scène politique progressiste et mettre en œuvre un programme de « gestion domestique des municipalités19 » destiné à transformer les espaces urbains, la politique et les services publics. Elles légitimèrent ainsi leur présence sur la scène politique locale20. Motivées en partie par le désir de changer les normes de genre, les réformatrices fournirent un toit, une formation aux travaux domestiques, et une « supervision morale », mais aussi un accès à l’extérieur aux femmes seules immigrées de la classe ouvrière nouvellement arrivées dans les grandes villes étasuniennes. Jane Addams et Ellen Gates Starr avec Hull House en 1889, fondèrent le premier centre d’aide sociale pour femmes aux États-Unis.

Toutefois, le paysage urbain étant fortement marqué par le racisme et la ségrégation, les femmes noires américaines ne vécurent pas la période progressiste dans les villes étasuniennes de la même façon que les femmes blanches. Les femmes progressistes noires et blanches œuvrèrent séparément, fournissant des services séparés aux femmes immigrées européennes et aux femmes noires venues du Sud. Les réformatrices afro-américaines avaient souvent à faire face à la contrainte supplémentaire de devoir combiner emploi rémunéré et non rémunéré et d’aider les individus et les communautés noires à faire face au racisme dans les villes et sur les lieux de travail.

3. 2. Militantisme des femmes noires pendant le Mouvement des droits civiques, résistance par l’activisme et l’identification au territoire local

Parce que le Mouvement pour les droits civiques émergea dans un pays où l’on s’attendait à ce que les femmes soient des épouses, des secrétaires ou des domestiques, il a été difficile aux Afro-Américaines d’être considérées comme des leaders potentiels. C’est donc en utilisant les stéréotypes traditionnels associés aux femmes et à leurs supposées qualités que les femmes noires militantes du Mouvement pour les droits civiques se sont fait une place. Traditionnellement les femmes étaient supposées pouvoir utiliser leurs réseaux domestiques pour lever des fonds, par exemple en organisant des ventes de gâteaux ou de dîners, alors que les hommes pouvaient distribuer des tracts sur leur lieu de travail. Bien que les femmes noires ne soient pas confinées à la maison, leurs emplois de domestiques dans des familles blanches ou d’institutrices les plaçaient automatiquement au sein de réseaux sociaux différents de ceux des hommes noirs qui travaillaient à l’usine ou dans les églises. Si elles représentaient la moitié de la population noire, elles n’étaient pas pour autant représentées à part égale dans les institutions. Tiffany D. Joseph utilise le concept de Belinda Robnett de « bridge leaders21 » pour décrire les femmes noires dans le Mouvement pour les droits civiques.

La position structurelle des femmes noires dans la société étasunienne dès l’esclavage leur a aussi rendu le rôle de « bridge leader » plus accessible. Durant l’esclavage, certaines femmes résistèrent aux conditions qui leur étaient imposées, parfois en refusant de donner plus d’esclaves à leur maître et en avortant ou en commettant des infanticides afin d’éviter à leurs enfants une vie de soumission et d’esclavage. L’héritage de cette histoire d’oppression et de résistance se reconnaît dans l’implication des femmes noires dans le mouvement pour le suffrage des femmes, celui pour les écoles pour enfants noirs au début du XXème siècle, puis dans les années 1940 et 1950 et enfin dans les longues années 1960.

Conclusion

Selon Daphne Spain, « [l]es hommes construisirent des grands boulevards et des monuments civiques à la recherche de la “Belle Ville”. Les femmes quant à elles construisirent les emplacements de la vie quotidienne, les institutions de quartier sans lesquelles la ville n’est pas la ville22 ». Ces femmes, militantes et intellectuelles, obtinrent progressivement des postes importants dans les gouvernements des villes, des états et au niveau fédéral, participant à construire l’État-providence et à institutionnaliser la planification urbaine. Elles participèrent également à la « praxis » féministe en théorisant et en écrivant sur les villes, les espaces urbains et les inégalités tout en étant sur le terrain et en prenant ainsi en compte les implications pratiques de leurs recherches23. Toutefois, cela ne dura pas. Comme le souligne Hayden : « Les femmes avaient contesté politiquement leur isolement au foyer en réclamant une ville qui ressemble au foyer. Toutefois beaucoup d’hommes préféraient promouvoir une meilleure gouvernance par des hommes défenseurs des femmes et des enfants dans leurs foyers plutôt que d’accepter directement un pouvoir exercé par des femmes24 ». Les femmes noires quant à elles développèrent des moyens de se battre contre les inégalités en utilisant leur position dans l’ordre social. Par exemple le fait d’être noire leur permettait de ne pas toujours complètement se conformer aux normes de genre. Ceci leur permit d’avoir des relations sans doute plus égalitaires avec les hommes noirs dans la sphère privée et domestique. Parallèlement, les femmes noires souffraient de la même discrimination de genre que les femmes blanches dans la société au sens large et dans leurs communautés. Le résultat fut donc la prise de pouvoir par les femmes noires de certains espaces entre privé et public, comme l’administration des actions de l’église ou l’organisation de ventes caritatives ou de diners au sein de l’église ou de la communauté.

Bibliographie

Baran Barbara, « Office Automation and Women’s Work: The Technical Transformation of the Insurance Industry », dans High Technology, Space and Society, Manuel Castells (dir.), Beverly Hills, Sage, 1985, p. 143-171.

Blumen Oma & Aharon Kellerman, « Gender Difference in Commuting Distance, Residence and Employment Location: Metropolitan Haifa 1972 and 1983 », The Professional Geographer, vol. 42, n° 1, 1990, p. 54-71.

Bondi Liz & Damaris Rose, « Constructing Gender, Constructing the Urban: A Review of Anglo-American Feminist Urban Geography », Gender, Place and Culture, vol. 10, n° 3, 2003, p. 232.

Coutras Jacqueline, « Construction sexuée de l’espace urbain : le devoir spatial des femmes », CNRS info, http://www.cnrs.fr/Cnrspresse/Archives/n352a5.htm.

Domosh Mona & Joni Seager, Putting Women in Place: Feminist Geographers Make Sense of the World, New York, Guilford, 2001.

Friedan Betty, The Feminine Mystique [1963], New York, Norton, 2002.

Gordon Peter & al., « Gender Differences in Metropolitan Travel Behavior », Regional Studies, n° 23, 1989, p. 499-510.

Hanson Susan & Geraldine Pratt, « Spatial Dimension of the Gender Division of Labor in a Local Labor Market », Urban Geography, n° 9, 1988, p. 367-78.

Kessler-Harris Alice, Out to Work: A History of Wage-Earning Women in the United States, New York, Oxford University Press, 1982.

Meltzer Paige, « The Pulse and Conscience of America, The General Federation of Women’s Citizenship, 1945-1960 », Frontiers: A Journal of Women Studies, vol. 30, n° 3, 2009, p. 52-76.

Montrie Chad, « ’Men Alone Cannot Settle a Country:’ Domesticating Nature in the Kansas-Nebraska Grasslands », Great Plains Quarterly, vol. 25, n° 4, 2005, p. 245-258.

Robnett Belinda, How Long? How Long? African American Women in the Struggle for Civil Rights, Oxford, Oxford University Press, 1997.

Sibley David, « Gender, Science, Politics, and Geographies of the city », Gender, Place and Culture, vol. 2, n° 1, 2001, p. 37-50.

Spain Daphne, Gendered Spaces, Chapel Hill & Londres, University of North Carolina Press, 1992.

Ulrich Laurel Thatcher, Good Wives: Image and Reality in the Lives of Women in Northern New England 1650-1750, New York, Vintage Books, 1991.

Villeneuve Paul & Damaris ROSE, « Gender and the Separation of Employment from Home in Metropolitan Montreal, 1971-1981 », Urban Geography,  9, 1988, p. 155-79.

Wallby Sylvia, « Theorizing Patriarchy », Sociology, n° 23, 1989, p. 213-234.

Watson Joellen, « Higher Education for Women in the United States: A Historical Perspective », Educational Studies, vol. 8, 1977, p. 133-46.

Wekerle Gerda R. & Brent Rutherford, « The Mobility of Capital and the Immobility of Female Labor, Responses to Economic Restructuring », dans The Power of Geography: How Territory Shapes Social Life, Jennifer Wolch & Michael Dear (dir.), 1989, MA, Unwin Hyman, p. 139-72.

Witz Anne, « Georg Simmel and the Masculinity of Modernity », Journal of Classical Sociology, vol. 1, n° 3, p. 353-370.

Wolff Janet, « The Feminine in Modern Art: Benjamin, Simmel and the Gender of Modernity », Theory, Culture, and Society, vol. 17, n° 6, 2000, p. 33-53.

Notes

1 Jacqueline Coutras, « Construction sexuée de l’espace urbain : le devoir spatial des femmes », CNRS info, http://www.cnrs.fr/Cnrspresse/Archives/n352a5.htm. Retour au texte

2 Ou encore « goodwife » en Nouvelle Angleterre, qui ajoute une dimension morale à la dénomination. Retour au texte

3 Laurel Thatcher Ulrich, Good Wives: Image and Reality in the Lives of Women in Northern New England 1650 – 1750, New York, Vintage Books, 1991, p. 8. Retour au texte

4 Citée dans Liz Bondi et Damaris Rose, « Constructing Gender, Constructing the Urban: A Review of Anglo-American Feminist Urban Geography », Gender, Place and Culture, vol. 10, n° 3, 2003, p. 232. Retour au texte

5 Sylvia Wallby, « Theorizing Patriarchy », Sociology, n° 23, 1989, p. 213-234, p. 221. Retour au texte

6 Anne Witz, « Georg Simmel and the Masculinity of Modernity », Journal of Classical Sociology, vol. 1, n° 3, p. 353-370, p. 354 ; Janet Wolff, « The Feminine in Modern Art: Benjamin, Simmel and the Gender of Modernity », Theory, Culture, and Society, vol.17, n° 6, p. 33-53. Retour au texte

7 Daphne Spain, Gendered Spaces, Chapel Hill & Londres, University of North Carolina Press, 1992, p. 117. Retour au texte

8 Ibid., p. 119. Retour au texte

9 Ibid., p. 122. Retour au texte

10 Alice Kessler-Harris, Out to Work: A History of Wage-Earning Women in the United States, New York, Oxford University Press, 1982, p. 50. Retour au texte

11 Daphne Spain, op. cit, p. 145. Retour au texte

12 Joellen Watson, « Higher Education for Women in the United States: A Historical Perspective », Educational Studies, vol. 8, 1977, p. 133-46, p. 134. Retour au texte

13 Chad Montrie, « ’Men Alone Cannot Settle a Country’: Domesticating Nature in the Kansas- Nebraska Grasslands », Great Plains Quarterly, vol. 25, n° 4, 2005, p. 245–258. Retour au texte

14 Betty Friedan, The Feminine Mystique [1963], New York, Norton, 2002. Retour au texte

15 Mona Domosh et Joni Seager, Putting Women in Place: Feminist Geographers Make Sense of the World, New York, Guilford, 2001, p. 123. Retour au texte

16 Voir Barbara Baran, « Office Automation and Women’s Work: The Technical Transformation of the Insurance Industry », dans High Technology, Space and Society, Manuel Castells (dir.), Beverly Hills, Sage, 1985, p. 143-171 ; Oma Blumen et Aharon Kellerman, « Gender Difference in Commuting Distance, Residence and Employment Location: Metropolitan Haifa 1972 and 1983 », The Professional Geographer, vol. 42, n° 1, 1990, p. 54-71 ; Peter Gordon et al., « Gender Differences in Metropolitan Travel Behavior », Regional Studies, n° 23, 1989, p. 499-510 ; Susan Hanson et Geraldine Pratt, « Spatial Dimension of the Gender Division of Labor in a Local Labor Market », Urban Geography, n° 9, 1988, p. 367-78 ; Paul Villeneuve et Damaris Rose, « Gender and the Separation of Employment from Home in Metropolitan Montreal, 1971-1981 », Urban Geography, n° 9, 1988, p. 155-79 ; Gerda R. Wekerle et Brent Rutherford, « The Mobility of Capital and the Immobility of Female Labor, Responses to Economic Restructuring », dans The Power of Geography: How Territory Shapes Social Life, Jennifer Wolch and Michael Dear (dir.), p. 139-72, MA, Unwin Hyman, 1989. Retour au texte

17 « Municipal Housekeepers ». Retour au texte

18 Paige Meltzer, « The Pulse and Conscience of America, The General Federation of Women’s Citizenship, 1945-1960 », Frontiers: A Journal of Women Studies, vol. 30, n° 3, 2009, p. 52-76. Retour au texte

19 « Municipal Housekeeping ». Retour au texte

20 Hayde, 2002 ; Marston 2004 ; Spain 2001 ; op. cit. Retour au texte

21 Belinda Robnett, auteur de How Long? How Long? African American Women in the Struggle for Civil Rights. Selon Robnett les « bridge leaders » sont des individus qui créent des liens dans les mouvements sociaux entre le mouvement, la communauté, et les stratégies politiques. Retour au texte

22 Spain, 2001, op. cit., p. 12-13. Retour au texte

23 Hayden, op. cit., 2002 ; Spain, 2001, op. cit. ; David Sibley, « Gender, Science, Politics, and Geographies of the city », Gender, Place and Culture, vol. 2, n° 1, p. 37-50. Retour au texte

24 Hayden, op. cit., p. 48. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Laurence Gervais, « Murs visibles et invisibles de la ville étasunienne au XIXème et au XXème siècle, construction des identités de genre et résistance aux contraintes », Textures, 23 | 2018, 121-133.

Référence électronique

Laurence Gervais, « Murs visibles et invisibles de la ville étasunienne au XIXème et au XXème siècle, construction des identités de genre et résistance aux contraintes », Textures [En ligne], 23 | 2018, mis en ligne le 23 janvier 2023, consulté le 21 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/textures/index.php?id=189

Auteur

Laurence Gervais

Université Paris Nanterre

Autres ressources du même auteur

  • IDREF
  • ORCID
  • ISNI
  • BNF

Droits d'auteur

CC BY 4.0