Enfermement et questionnements sur le genre dans quelques réécritures littéraires et filmiques contemporaines du mythe donjuanesque : vers l’émergence d’un Don Juan « queer » ?

DOI : 10.35562/textures.211

p. 209-220

Résumé

Dans La vie voluptueuse de Don Juan de Roger Fairelle, Don Juan utilise son physique androgyne pour s’évader de prison en se déguisant en femme. Il expérimente alors une nouvelle forme d’enfermement et prend conscience des contraintes que le genre fait peser sur les individus. Cette idée est présente dans le film de Roger Vadim, Don Juan 73. Jeanne y remplace Don Juan mais la féminisation confronte le mythe à ses limites puisque Jeanne continue à se voir comme un homme enfermé dans un corps de femme. Pourtant, certains auteurs, tel Nelly Kaplan dans Plaisir d’amour, parviennent à renverser cette dynamique de claustration et à bouleverser le jeu des genres : Guillaume de Burlador est retenu en otage sur une île par trois femmes. Mais l’entreprise de dévirilisation du héros mythique est poussée à son comble par Roland Topor dans L’Ambigu. Don Juan s’y trouve confronté à la libération de la moitié féminine enfermée en lui.

Plan

Texte

Les stéréotypes de genre abondent lorsqu’on évoque la figure mythique de Don Juan. Aux représentations figées d’une virilité triomphante et hétérosexuelle s’opposent des discours normatifs qui remettent en cause la masculinité du héros au nom de sa possible homosexualité ou de son impuissance. Ces propos dogmatiques enferment le mythe dans une approche rigide et datée qui se focalise sur le couple « normalité/déviance », au risque de transformer le personnage littéraire en un patient à traiter…

Certaines réécritures contemporaines du mythe témoignent cependant d’une volonté de s’affranchir de ces catégories. En confrontant le personnage à des expériences d’enfermement, elles parviennent paradoxalement à le libérer des carcans imposés par plusieurs siècles d’analyses réductrices. Cette libération n’est pas uniquement celle du héros mythique : elle est aussi celle de ses victimes féminines. Qu’elles deviennent les instigatrices de la claustration donjuanesque, ses geôlières ou, au contraire, l’instrument de son évasion, elles sortent de leur rôle figé et de leur passivité. À moins qu’elles ne viennent prendre la place du héros dans sa prison et interroger les possibilités d’une féminisation du mythe.

Ce sont ces articulations entre expériences d’enfermement et réflexions sur le genre que nous étudierons à partir d’un corpus de quatre œuvres. Le roman de Roger Fairelle La vie voluptueuse de Don Juan1 associe les motifs de l’emprisonnement et du travestissement. La claustration du héros est également au cœur du film Plaisir d’amour de Nelly Kaplan2 puisque la cinéaste exploite les ressources du huis clos dans une relecture féministe du mythe. La réflexion sur le genre est encore accentuée chez Roger Vadim et Roland Topor. Dans Don Juan 733, Jeanne se décrit comme prisonnière de son corps de femme. La pièce de Roland Topor4 développe le scénario inverse : Don Juan est confronté à la découverte de la moitié féminine enfermée en lui. Se révélant bisexuel et transgenre, il échappe à toutes les catégories dans lesquelles des siècles de critiques ont tenté de le cloisonner.

1. Questions de genre et enfermement du mythe

1. 1. Le carcan des stéréotypes et de la réception critique du mythe

La critique donjuanesque fait apparaître une opposition radicale entre ceux qui défendent la thèse de la virilité hors norme du héros mythique et ceux qui la remettent en question. Au début du XXème siècle, Georges Gendarme de Bévotte présente Don Juan comme l’« exemplaire parfait du type masculin5 », et fait de lui l’« homme-type », une « réussite de la nature6 ». Cette remarquable virilité implique évidemment une santé tout aussi exceptionnelle : « La santé physique, qui est le fondement du Donjuanisme, agit sur l’ensemble de l’individu. Don Juan est beau ; il est brave, habile à tous les exercices7. »

Dans son film de 1991 intitulé Plaisir d’amour, la cinéaste Nelly Kaplan reprend cet argument de la vigueur donjuanesque : la fin montre l’annonce que les trois femmes passent par télégramme pour remplacer le héros Guillaume de Burlador, descendant du célèbre Abuseur de Séville, et recruter un nouveau percepteur. Or le texte insiste sur la nécessité de présenter de « solides références » et une « santé indispensable ». Il est d’ailleurs significatif de mentionner que le protagoniste est méticuleusement ausculté lors de son arrivée sur l’île, sous l’œil attentif de ses employeuses. Cette scène rejoue d’ailleurs, en l’inversant, la scène célèbre du Dom Juan de Molière, dans laquelle le héros détaille les charmes de Charlotte sur la plage et les commente à Sganarelle8.

On retrouve dans le Don Juan 73 de Roger Vadim, significativement sous-titré « Et si Don Juan était une femme », cette image de Don Juan comme modèle de masculinité mais l’assimilation se fait au passé, sur un mode nostalgique, puisque Jeanne déplore que les hommes ne soient plus à la hauteur de l’idéal de force et de virilité véhiculé par le mythe. Cette idée d’affaiblissement du genre masculin rappelle certaines théories de Georges Gendarme de Bévotte, qui place justement Don Juan du côté de l’état de nature :

On peut même dire que le Donjuanisme est un instinct inné, primitivement normal, et qu’il n’est devenu une anomalie que par l’institution du mariage, par la force des lois et des mœurs, en même temps que par l’appauvrissement physique de la race9.

A partir de la seconde moitié du XXème siècle, Gregorio Marañon amorce une remise en question de ces travaux : « Si je proteste, c’est uniquement parce qu’on le considère comme l’homme parfait, car il est hors de doute qu’il ne l’est pas. Et aussi quand on parle […] de la puissance superbe de sa virilité10. » Selon le Docteur Marañon, Don Juan présenterait plutôt une « virilité équivoque11 », qui le rapprocherait davantage de la sexualité des adolescents. Le donjuanisme juvénile correspondrait ainsi à une étape normale d’indétermination sexuelle et c’est le prolongement de cette indétermination à l’âge adulte qui serait incompatible avec l’évolution de l’« homme véritable » :

L’homme véritable, dès qu’il est un homme mûr, cesse d’être un Don Juan. Ceux qui le demeurent effectivement jusqu’à la fin de leur vie c’est parce qu’ils conservent les traits de cette indétermination juvénile. Et c’est précisément un des secrets de leur pouvoir et de leur séduction12.

Cette virilité équivoque renforcerait donc le pouvoir de séduction du personnage puisque « c’est lui, Don Juan, qui devient le centre de la gravitation sexuelle. Le mécanisme normal de l’amour en est donc bouleversé puisque l’attraction doit se produire en sens inverse13. »

Dans son roman La vie voluptueuse de Don Juan, Roger Fairelle insiste ainsi sur la beauté androgyne de son héros : « Tu as les plus jolis yeux qu’un garçon puisse avoir, mon petit Juanito. Plus jolis que ceux d’une jolie fille14. » Quant au dramaturge Roland Topor, il exploite encore plus pleinement, dans sa pièce L’Ambigu, ce motif de l’androgynie puisqu’il fait de l’émergence de cette « part de féminité » l’argument même de sa pièce :

Ces yeux ne sont pas les miens. Ni ces sourcils, ni cette bouche. Et les dents, minuscules ? Où sont mes dents majuscules ? […] Et ce nez, ce petit nez délicat n’a jamais été mon nez. J’avais un nez fort, busqué, un nez à caractère. Disparu le caractère ! D’ailleurs, de toute évidence, il ne s’agit pas d’un visage d’homme. Ça crève les yeux. Celui-ci a une tournure plus aimable. Joli minois, du reste… Belle femme15.

Il joue aussi avec l’hypothèse de l’indétermination sexuelle, en introduisant l’idée d’une possible bisexualité de son personnage :

Mes goûts en matière de libertinage te sont connus : j’apprécie les ingénues, mais ne rechigne pas sur les dames mûres […] Au demeurant, je ne dédaigne ni les jeunes garçons, ni les belles Mauresques, ni les splendides Africaines16.

Le discours critique autour du mythe de Don Juan véhicule donc bien une image stéréotypée de la masculinité et des relations hommes/femmes. Les considérations sur le physique du héros, qu’elles défendent la thèse de son hypervirilité ou, au contraire, de son indécision sexuelle, demeurent réductrices. Même les tentatives a priori novatrices de féminisation du scénario se heurtent à une résistance des représentations de genre.

Le dénouement de Don Juan 73 achoppe ainsi avec la volonté de féminiser le mythe. Le châtiment surnaturel du libertin est, par exemple, détourné. En effet, le scénario mythique repose sur le Mort (le Commandeur, tué par le héros) et sur son retour sous forme de statue pour emporter Don Juan aux Enfers. Cette présence du sacré est même, selon Jean Rousset17, l’élément fondamental de la fable donjuanesque et détermine sa portée mythique18. Or, chez Vadim, le retour vengeur du Convive de Pierre laisse la place à la vengeance de Pierre, l’amant éconduit, tombé dans l’alcool. C’est ce dernier qui met le feu à sa maison et entraîne la mort de Jeanne. Euphémisation et affaiblissement de la dimension surnaturelle sont donc les mots d’ordre : il faut un émissaire divin pour venir à bout du libertin, alors qu’un homme ordinaire suffit à causer la perte de son homologue féminin.

La pièce de Roland Topor contredit, à première vue, cette hypothèse puisque c’est Don Juan lui-même qui se trouve statufié en punition de ses crimes :

Le sang se fige dans mes veines, le pouls se ralentit. Un vide énorme écrase ma poitrine. […] L’air ne pénètre plus dans ma gorge. J’ai froid. Mon nez est glacé. Partout la chair craquèle et s’écaille. Les humeurs se solidifient. […] Le sol devient socle sous mes pieds ! Regarde, Sganarelle, ton maître se métamorphose en statue de pierre19 !

En adéquation avec les contraintes du théâtre monologal, cette modification entraine la condensation des trois invariants en la seule personne du héros20. Seule Jeanne, le double féminin, survit à ce châtiment : « Don Juan a été puni. Bien fait pour lui ! J’ai échappé au châtiment puisque je suis innocente. Tu entrevois la vérité ? Tu me perces à jour ? Je ne suis qu’une femme. Une simple femme. Une femme-femme21. »

La pétrification du libertin permettrait-elle alors enfin une véritable féminisation du mythe ? La réponse n’est pas si évidente : Jeanne a, certes, pris définitivement possession du corps du héros, mais le coup de théâtre final révèle une limite à ce changement de genre puisque la voix demeure celle, masculine, de Don Juan :

Tu me croyais muette ? Eh bien, je ne le suis plus. Dom Juan m’a laissé sa voix en héritage. Pour qu’elle continue de vivre après lui. Elle est un peu trop masculine à mon gré mais, que veux-tu, je lui dois cette consolation. Et puis, avec le temps, je réussirai peut-être à la rendre plus mélodieuse22.

Le mythe donjuanesque témoigne-t-il donc ici d’une résistance à un complet changement de genre ?

1. 2. Représentations fictionnelles du genre comme claustration

Les considérations sur le vêtement féminin et sur les expériences de travestissement sont une autre occasion de réfléchir aux enjeux du changement de genre du héros mythique et de véhiculer certaines représentations de genre. Le roman de Roger Fairelle confronte ainsi Don Juan à la nécessité de revêtir un habit féminin. Ce dernier éprouve « un étrange malaise à se sentir vêtu en femme » et le narrateur insiste sur ces réticences : « C’était la première fois que cela lui arrivait. Au cours de ses aventures, il avait déjà usé de déguisements divers, mais jamais du costume féminin23. » Ce n’est donc pas le fait de se déguiser qui provoque le malaise du héros mais bien le changement de genre.

Mais il apparaît surtout que ce travestissement transforme le prédateur en proie : « Il s’avisa vite que personne ne prenait garde à lui, sauf peut-être certains galants qui le contemplaient d’un œil luisant. Il fut même apostrophé à plusieurs reprises24. » Ainsi, l’habit féminin le protège autant qu’il l’expose à un nouveau péril : « Bientôt, il comprit qu’il n’avait rien à craindre. […] C’était assurément sous les aspects d’une fille du peuple, vêtue d’une petite robe toute simple et d’une mantille rouge, qu’il risquait le moins d’être reconnu. Le seul ennui était que les hommes le regardaient avec insistance25. »

De fait, le prédateur se trouve confronté à une inversion des rôles. Le comique de situation masque une dénonciation du harcèlement dont sont victimes les femmes :

Cet homme lui fit des sourires, puis essaya d’engager la conversation. Il ne répondit pas. L’autre devint plus entreprenant, et Don Juan sentit qu’une main se glissait sous sa taille. Il décocha alors à son voisin un grand coup de pied dans le tibia. Le gros homme étouffa un cri. Mais il comprit ce langage, et ne bougea plus26.

Au-delà de l’habit, le corps genré peut devenir, lui aussi, une prison. Dans Don Juan 73, Jeanne se décrit comme un homme enfermé dans un corps de femme. Mais, plus qu’une enveloppe corporelle, elle envie surtout à Don Juan l’appartenance au genre masculin et la liberté que cela lui autorise. Sa prison est donc davantage celle de la condition féminine et sa revendication est à replacer dans le contexte de la révolution sexuelle post mai 68. À travers la métaphore de l’enfermement, Roger Vadim pointe donc du doigt les inégalités persistantes entre hommes et femmes, notamment dans le domaine des relations amoureuses. En définitive, c’est bien toujours le masculin qui l’emporte, comme le déplore la Don Juane au détour d’une réflexion sur la grammaire.

Roland Topor, pour sa part, travaille de façon concrète le motif de l’enfermement dans son rapport au corps. Prisonnière de Don Juan au début de la pièce, Jeanne prend peu à peu possession de lui. L’homme se retrouve alors emprisonné dans le corps féminin. L’effacement du héros au profit de sa part féminine semble, au début, librement consenti, comme le traduit la métaphore du contorsionnisme : « Nous ressemblons à deux contorsionnistes enfermés dans l’espace étroit d’une même cage. Nos membres et nos esprits se confondent, inextricablement emmêlés. Je me fais aussi petit que possible, tassé dans un coin27. »

Pourtant, cette cohabitation pacifique est de courte durée et, peu à peu, Jeanne s’impose : « Les pointes de mes seins durcissent, deux globes doux et tièdes comme deux têtes de nouveaux nés ont surgi de ma poitrine28. » La moitié féminine détruit inexorablement la part de masculinité du héros : « Quel vide entre mes jambes ! Je tâtonne à la recherche de mes attributs masculins perdus dans le brouillard. Tes cuisses se referment, emprisonnant ma main29. »

L’image du marionnettiste vient confirmer cette dépossession de soi : « Mes bras s’agitent et retombent, inertes. La main droite monte jusqu’à mon visage sans que j’en ai donné l’ordre. Elle s’empare de mes membres et les dirige à sa guise ! J’avance à contrecœur comme un automate déréglé30. » L’aliénation de Don Juan témoigne d’une inversion des rapports de force : la prisonnière prend le dessus et exerce des violences sur lui : « Tu vois cette griffure sur mon nez ? Cet hématome à mon épaule ? Une œillade trop hardie que me décocha certaine indienne à demie nue en fut la cause31. »

Don Juan semble pourtant parvenir à reprendre temporairement possession de son enveloppe charnelle : « Ma silhouette harmonieuse retrouve la fierté de sa virilité. Grâce et force ! Ces deux rognons blancs du mâle, m’accordent la prestance du matador32. » Cet accès d’assurance virile demeure cependant de courte durée et précède sa statufication.

Ce dernier enfermement est fatal pour Don Juan, qui disparait après une dernière fanfaronnade : « Don Juan ne fut jamais si raide, si dur. J’espère que tu en profiteras, Jeanne33 ! » Mais il sonne paradoxalement la libération complète de Jeanne. Pourrait-on alors parler de dimension libératrice de l’enfermement ? La claustration peut-elle faire bouger les constructions trop rigides du genre ?

2. Expériences paradoxales de l’enfermement : vers un renouvellement du mythe ?

2. 1. Prisons et huis clos comme lieux de réflexion sur le genre

Le roman de Roger Fairelle confronte Don Juan à un épisode d’emprisonnement dans les cachots du Saint Office. Son évasion rocambolesque permet de revenir sur la question de l’androgynie et d’interroger le processus de cristallisation mythique. Sauvé par la femme de son gardien, le libertin s’évade en se déguisant en femme. Le travestissement confirme son physique androgyne :

Puis Don Juan mit les vêtements qu’elle lui avait apportés. Il cacha ses cheveux sous une mantille.
- Si tu étais femme, lui dit-elle, tu serais aussi la plus belle34 !

La fuite de Don Juan confirme ce propos, tout comme la comédienne qui l’accueille dans sa troupe : « Vous avez une bien jolie frimousse. Le type même de la belle Andalouse. Et quels yeux35 ! »

Mais l’épisode est aussi l’occasion de renouveler la représentation des figures féminines dans le mythe. La position de victime passive est dépassée : le salut du héros est dû au courage et à la ruse de l’épouse du gardien, Casilda, tandis que la comédienne tient un discours de femme libérée et moderne qui souhaite se venger des infidélités de son mari : « Ah ! ma petite, vous pouvez m’en croire… Si j’avais sous la main un joli garçon, j’aurais vite fait de lui rendre la pareille. […] Je n’ai qu’un regret, c’est que ce ne soit pas ce soir36… » Casilda, elle aussi, assume son désir pour Don Juan et est prête à risquer sa vie pour « vivre cette minute-là- la minute la plus intense qu’elle connaîtrait jamais37. »

Le travestissement est notamment l’occasion de jouer sur le comique de situation et de faire entendre le point de vue féminin. La comédienne affiche ainsi son désir pour Don Juan :

Ah ! Tenez, si j’avais auprès de moi un homme que j’ai vu un jour à Madrid, ce serait vite fait… Il m’a fait une impression fantastique. Tenez, il avait des yeux dans le genre des vôtres, des yeux veloutés, câlins, terribles38.

Don Juan se trouve confronté à son propre mythe et à l’effet qu’il produit sur les femmes. Après avoir recueilli les confidences de la comédienne, il abandonne son déguisement pour se montrer à la hauteur de sa réputation :

Je suis peut-être fou, dit-il, mais je ne suis pas folle… Et si je suis fou, ce ne peut être que de vous ! […] Vous demandiez tout à l’heure un beau garçon. Je réponds : présent. Je suis même, qui plus est, un garçon qui m’a l’air de vous plaire passablement. Je m’appelle Juan de Manara… Et je vais vous en donner dans un instant les preuves les plus péremptoires39.

Le séducteur préfère s’exposer à un péril mortel plutôt que de laisser échapper une occasion de conforter sa propre légende. La scène du cachot est l’occasion d’un retour réflexif sur cette construction du mythe donjuanesque : « Il ne doutait pas que sa légende y fût pour quelque chose. Les femmes ne pouvaient que s’apitoyer sur le sort de Don Juan40. » La répétition du mot « ferveur » dans tout l’épisode montre une forme de divinisation : « Il y avait de la ferveur dans sa voix. Il sentit que cette femme était envoûtée par la légende dont il était auréolé41. » Le champ lexical de la dévotion est aussi présent : Casilda a un « visage extasié » et conserve les restes de sa barbe « comme des reliques ».

Libéré et sauvé par les femmes chez Roger Fairelle, Don Juan devient, au contraire, dans le film de Nelly Kaplan, leur prisonnier. Coupée du monde et entièrement gérée par des femmes, l’île sur laquelle débarque Guillaume de Burlador permet d’exploiter toutes les ressources du huis clos et de proposer une relecture féministe du mythe. Présenté explicitement à la fin du Prologue comme le « véritable châtiment » du héros, le séjour sur l’île est l’occasion d’inverser les rôles et de mettre en scène la vengeance des femmes sur le séducteur. Dupé et objectivisé, ce dernier se retrouve en position de totale passivité face à Do, Clo et Flo qui se jouent de lui et le jouent même littéralement aux dés pour décider de son sort. Amant des trois femmes, il est filmé à son insu par une caméra de surveillance, cachée significativement dans une tête d’âne. Les images en contre-plongée confirment cette objectivisation du séducteur, offert en proie aux regards féminins et à leurs désirs.

L’inversion des rapports de domination est explicite à la fin du film lorsque le héros déclare fièrement : « Depuis le début, je vous baise » et que les femmes lui répondent tranquillement : « Tu n’y es pas du tout. C’est exactement le contraire. C’est nous qui te baisons. Toutes les trois. » Le double sens sur le verbe consacre cette revanche des figures féminines et rappelle que Don Juan n’est plus le seul à tirer les ficelles en matière de séduction comme de manipulation.

De fait, Guillaume de Burlador est pris au piège d’une véritable machination, dont le caractère prémédité sera révélé dans la toute dernière scène du film. Recruté pour être percepteur de Jo, la plus jeune des quatre femmes, il est entretenu dans l’attente de l’arrivée de cette dernière. Les multiples stratagèmes des trois autres pour exacerber son désir à l’égard de son élève achèvent de le tourner en ridicule et de souligner son côté prévisible. En définitive, après maints allers-retours à la gare et appels téléphoniques truqués, l’Abuseur abusé réalise que l’existence de Flo est aussi incertaine que celle du Godot beckettien et que, de toute évidence, elle ne viendra pas. L’annonce finale pour recruter un remplaçant au Burlador confirme le propos du film : Don Juan n’est pas la seule cible et les femmes n’ont pas fini de se jouer de tous les séducteurs de son espèce. À travers lui, c’est bien la domination masculine que la cinéaste souhaite remettre en question.

2. 2. Dépassement des barrières du genre et renaissance du mythe

À la suite de Gregorio Marañon, de nombreux commentateurs se sont attardés sur la sexualité du mythique séducteur. Dubitatifs face aux chiffres du Catalogue, certains en déduisent qu’il n’a pas pu physiquement posséder autant de femmes. De là à en conclure à son impuissance, il n’y a qu’un pas, souvent franchi, en dépit de l’incohérence d’une démarche qui oublie que Don Juan n’est pas un patient mais un personnage de fiction. Maurice Molho le rappelle à bon escient :

Don Juan n’est qu’un personnage intervenant dans une structure narrative, autant dire un être papier, qui, comme tel, n’a ni inconscient, ni langage propre. Son langage est celui du texte […] Cette considération, qui ne devra jamais être perdue de vue, assigne à sa psychanalyse du personnage des limites qu’elle ne saurait en aucun cas transgresser. Don Juan n’est pas un analysant étendu sur le divan42.

La même objection est à adresser aux partisans de l’autre thèse : celle de l’homosexualité refoulée. Il est tentant, en effet, d’expliquer l’inconstance du héros par un penchant homosexuel inavoué. Cette erreur de départ sur son orientation sexuelle serait à l’origine de son incapacité à arrêter son désir sur une seule femme. Trop simpliste, cette approche a cependant le mérite d’inspirer les auteurs de fiction.

Roger Vadim et Roland Topor font de l’enfermement une occasion de s’affranchir de la norme hétérosexuelle dans laquelle s’est longtemps cantonné le mythe. En initiant une jeune mariée aux plaisirs homosexuels, Jeanne rejoue, en le féminisant, l’épisode des noces de Suzanne et Mazet. Mais, outre son caractère novateur et subversif, cette scène d’amour saphique est une attaque en règle contre les séducteurs machos qui, tel le mari cocu, se croient irrésistibles et veulent tromper leur femme le jour même de leur mariage. Non contente de se refuser à lui, Jeanne l’humilie donc en le dépossédant de sa femme.

Roland Topor approfondit cette idée. Jeanne utilise les attributs virils de Don Juan pour posséder ses anciennes conquêtes. L’équation est complexe : comment catégoriser la sexualité d’une femme enfermée dans un corps d’homme et qui utilise ce dernier pour posséder d’autres femmes ? Il semble bien que l’enfermement des deux genres en un seul corps déconstruise tous les efforts de catégorisation et nous emmène vers une réinterprétation queer du mythe :

Six semaines durant, l’épouse félone s’est servie de mon identité pour abuser d’elles. Tandis que je dormais d’un sommeil de pierre, elle lutinait les unes et les autres, profitant cyniquement de mes plus glorieuses conquêtes. […] Elle a dû découvrir des jouissances inouïes ! Rarement femelle a l’occasion de s’arroger les attributs du mâle43.

Le début de la pièce laissait pourtant entrevoir la possibilité d’une plénitude amoureuse et sexuelle, la présence féminine semblant offrir la possibilité d’une forme permanente d’autosatisfaction : « Ma maîtresse liquide voyage à l’intérieur de mes veines, elle caresse mes viscères, me procurant un plaisir continuel, une extase sans fin44. »

Topor réactive ici le mythe de l’androgyne. Si l’utopie vire rapidement à la dystopie, la fin de la pièce invite à envisager des possibilités de renouvellement du mythe. Don Juan a laissé sa semence en Jeanne, donnant naissance à un bébé qui est un garçon, qui est aussi une fille… Corps féminin et voix masculine, bébé hermaphrodite : n’est-ce pas dans cet éclatement des barrières de genre et de sexe que réside l’avenir du mythe ?

La question de la voix reste néanmoins primordiale : le mythe donjuanesque semble être très majoritairement véhiculé par une parole masculine. Le langage serait-il résistant à la féminisation du mythe ? Nelly Kaplan, une des très rares femmes à réécrire le scénario mythique, semble répondre que non. En féminisant des expressions toutes faites qui n’existent qu’au masculin (« avoir une faim de louve », « il n’y a pas de quoi fouetter une chatte »), ses héroïnes se font les précurseurs d’un débat qui, 25 ans après, n’a pas fini de diviser.

L’enfermement se décline donc selon des modalités diverses : emprisonnement physique du héros dans une prison et situations de huis clos côtoient des formes de claustration plus spécifiques, telle que la délicate cohabitation, dans un même corps, du héros et de sa moitié féminine. Toutes ces variations sont à mettre en relation avec des questionnements liés au genre. L’un des principaux enjeux demeure la question de la possible féminisation du scénario mythique et sa capacité à s’adapter aux changements des mentalités et des mœurs. Les résistances que nous avons pu mettre en évidence semblent suggérer un certain enfermement du mythe dans une vision androcentrée et hétéronormée. Certaines tentatives pour réécrire la fable donjuanesque au féminin ou pour proposer des alternatives à la norme hétérosexuelle traditionnellement rattachée à l’image de Don Juan, dénotent cependant d’une volonté de briser les carcans ou, du moins, de les faire évoluer. Ce sont paradoxalement certaines situations de claustration et de huis clos qui se révèlent donc les plus propices à une telle libération.

Bibliographie

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Notes

1 Roger Fairelle, La vie voluptueuse de Don Juan, Paris, JC Lattès, 1973. Retour au texte

2 Nelly Kaplan, Plaisir d’amour, France, 1991, 1h30. Retour au texte

3 Roger Vadim, Don Juan 73 : Ou si Don Juan était une femme, France, 1973, 1h35. Retour au texte

4 Roland Topor, L’Ambigu, Paris, Bernard Dumerchez, 1996. Retour au texte

5 Georges Gendarme de Bévotte, La légende de Don Juan, Paris, Slatkine, 1906, p. 9. Retour au texte

6 Ibid., p. 9. Retour au texte

7 Ibid., p. 9. Retour au texte

8 Voir Molière, Dom Juan ou le Festin de Pierre, Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, 1973, acte II scène II. Retour au texte

9 G. Gendarme de Bévotte, op. cit., p. 8. Retour au texte

10 Gregorio Marañon, Don Juan et le donjuanisme, Paris, Gallimard, 1967, p. 29. Retour au texte

11 Ibid., p. 21. Retour au texte

12 Ibid., p. 20. Retour au texte

13 Ibid., p. 149. Retour au texte

14 Roger Fairelle, op. cit., p. 29. Retour au texte

15 Roland Topor, op. cit., p. 9-10. Retour au texte

16 Ibid., p. 71. Retour au texte

17 Voir Jean Rousset, Le mythe de Don Juan, Paris, Armand Colin, 1981. Retour au texte

18 Jean Rousset place, en effet, le Mort en première position dans le système triangulaire à trois invariants qu’il met en évidence pour rendre compte du scénario donjuanesque et qui regroupe le Mort, les Femmes (victimes passives du séducteur, parmi lesquelles se place la fille du Mort, afin d’assurer la cohérence et le dynamisme du système) et le héros. Il justifie ce choix par le fait que c’est par le dénouement et par la présence de ce rapport au sacré que l’histoire de Don Juan peut prendre une dimension mythique : « Don Juan comme mythe prend donc naissance dans la mort, par le Mort, par le contact final avec l’Invité de pierre », ibid., p. 21. Retour au texte

19 Roland Topor, op. cit., p. 72. Retour au texte

20 La pièce confronte, en effet, le héros à la découverte de sa moitié féminine et réunit de fait, en un seul et même corps, le héros et l’élément féminin. La pétrification de Don Juan et sa métamorphose en statue conduisent à la fusion du troisième invariant : Don Juan n’est plus puni par la Statue du Commandeur puisqu’il devient lui-même la statue de pierre et c’est cette statufication qui entraîne son châtiment et sa mort. Retour au texte

21 Ibid., p. 75. Retour au texte

22 Ibid., p. 75. Retour au texte

23 Roger Fairelle, op. cit., p. 361. Retour au texte

24 Ibid. Retour au texte

25 Ibid. Retour au texte

26 Ibid., p. 363. Retour au texte

27 Roland Topor, op. cit., p. 28. Retour au texte

28 Ibid., p. 27. Retour au texte

29 Ibid., p. 28. Retour au texte

30 Ibid., p. 54. Retour au texte

31 Ibid., p. 46-47. Retour au texte

32 Ibid., p. 67. Retour au texte

33 Ibid., p. 73. Retour au texte

34 Roger Fairelle, op. cit., p. 360. Retour au texte

35 Ibid., p. 364. Retour au texte

36 Ibid., p. 366. Retour au texte

37 Ibid., p. 358. Retour au texte

38 Ibid., p. 366. Retour au texte

39 Ibid., p. 368. Retour au texte

40 Ibid., p. 356. Retour au texte

41 Ibid., p. 358. Retour au texte

42 Maurice Molho, Mythologiques : Don Juan, La vie est un songe, Paris, José Corti, 1995, p. 140. Retour au texte

43 Roland Topor, op. cit., p. 79. Retour au texte

44 Ibid., p. 32. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Aurélia Gournay, « Enfermement et questionnements sur le genre dans quelques réécritures littéraires et filmiques contemporaines du mythe donjuanesque : vers l’émergence d’un Don Juan « queer » ? », Textures, 23 | 2018, 209-220.

Référence électronique

Aurélia Gournay, « Enfermement et questionnements sur le genre dans quelques réécritures littéraires et filmiques contemporaines du mythe donjuanesque : vers l’émergence d’un Don Juan « queer » ? », Textures [En ligne], 23 | 2018, mis en ligne le 23 janvier 2023, consulté le 20 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/textures/index.php?id=211

Auteur

Aurélia Gournay

Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3

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