La question de l’enfermement du sujet dans un sexe, un genre et une sexualité, mais aussi dans une langue et ses contraintes, tout comme la question de la résistance à cet enfermement, voire son dépassement, nous amènent aujourd’hui à interroger l’œuvre romanesque de Wendy Delorme, et plus particulièrement les deux premiers opus de sa production littéraire : Quatrième génération1 et Insurrections ! En territoire sexuel2. La claustration, en tant que privation de liberté mais aussi en tant qu’assignation contre son gré dans un lieu, une situation, un rôle, parfois symbolique, dont on ne peut sortir qu’au prix d’une lutte, s’exprime dans les premiers récits de Wendy Delorme au travers d’un questionnement sur la langue, le genre, le sexe et la sexualité, dans une perspective féministe. En effet, le féminisme, et notamment le féminisme prosexe ou sex-positif dont se revendiquait alors l’autrice, est une possibilité donnée de se soustraire au joug de la société hétéropatriarcale, contexte d’oppression, puisque « vivre en société c’est vivre en hétérosexualité3 ».
Femme de lettres, conférencière, essayiste, traductrice, performeuse et militante LGBTQIA4 revendiquant un féminisme prosexe ou sex-positif5 (même si aujourd’hui elle questionne cette posture), Wendy Delorme s’est produite au sein de troupes néoburlesques jusqu’en 2010. Elle travaille sur les représentations de la sexualité, et sur la construction du genre dans les médias. Comme Ovidie6 ou Virginie Despentes7, Wendy Delorme constate, dans ses premiers textes, que le territoire du corps, expression du genre, du sexe et de la sexualité, est le premier lieu où la société patriarcale exerce son pouvoir, sa domination, son oppression, ses contraintes. Puisque « la catégorie de sexe est une catégorie politique qui fonde la société en tant qu’hétérosexuelle8 », le féminisme prosexe, partant de l’idée que notre corps nous appartient, tout en étant le premier territoire d’expression, parfois très violente, de la domination masculine blanche hétérosexuelle capitaliste, prône une libération du genre et du sexe par la sexualité, voire la pornographie, appréhendées comme le meilleur moyen de lutter contre le contrôle que les hommes exercent sur le corps des femmes, et donc de se réapproprier ce territoire, ce corps. C’est le cas des deux récits qui nous occupent et qui proposent une inversion paradoxale des perspectives sur la langue, la narration, le genre, le sexe et la sexualité.
En effet, l’interrogation romanesque porte d’abord sur les stratégies narratives, sur la langue et son système normatif. Il s’agit tout d’abord de distinguer le
sexe biologique, tel qu’il nous est assigné à la naissance – sexe mâle ou femelle ; le rôle ou comportement sexuels qui sont censés lui correspondre – le genre, […] que la socialisation et l’éducation différenciée des individus produisent et reproduisent ; enfin, la sexualité9…
Nous devons y ajouter le genre grammatical,
au sens où le terme désigne les rapports sociaux de sexe, le “genre” est un objet politique qui se manifeste aussi dans la langue et le discours : les politiques de lutte contre les discriminations, notamment celles qui se fondent sur l’orientation sexuelle et le sexe biologique, impliquent la lutte contre une sous-catégorie de discriminations, les discriminations linguistiques […] les luttes contre les discriminations ont de ce fait un versant linguistique10.
Nous sommes assigné/e/s (comme assigné/e/s à résidence, cloîtrées) dans notre langue et son système de contraintes, dans notre genre, dans notre corps, dans notre sexe, dans notre sexualité, et leur système de contraintes. Pourtant, c’est « l’exercice du langage [qui] fonde le sujet en tant que sujet11 ». La littérature, l’expression romanesque, d’autant plus si elle est pornographique, peut être considérée pour une femme, en tant qu’elle appartient à au moins une minorité contrainte, comme œuvre de résistance et de libération.
Comment l’œuvre littéraire de Wendy Delorme, par la revendication d’un féminisme queer prosexe et par l’avènement de la Fem, résiste aux contraintes et aux enfermements linguistiques, genrés et sexuels, pour inventer (performer) une grammaire du corps, émancipatrice et jouissive ? Nous parlerons d’abord des choix linguistiques et narratifs opérés par l’autrice puis de la mise en texte de sexes et de corps échappant aux assignations.
En français, le marquage du genre est d’abord linguistique, imposé par la règle et par l’usage. Il est « la mise en vigueur de la catégorie de sexe dans le langage12 ». Le masculin se fait depuis trop longtemps hypocritement passer pour neutre tout en virilisant la langue française pour la contraindre à sa domination. La société masculine hétérosexuelle blanche capitaliste dissimule sa domination et son système de contraintes derrière un universalisme de bon aloi13. Or, tout comme l’usage du masculin comme neutre abstrait les femmes de la langue (son statut hypothétique d’hyperonyme révélant d’abord une pratique discursive idéologique plutôt qu’un fait purement linguistique), la pensée qu’il existerait un intérêt supérieur, universel, revient à réaliser qu’il existe une norme et que cette norme est masculine, blanche, hétérosexuelle et nantie. Tout le reste est à la marge, et même, dans une pensée binaire, dichotomique, est le différent. Monique Wittig écrit : « Le concept de “différence des sexes” constitue ontologiquement les femmes en autres différents. Les hommes, eux, ne sont pas différents14 ». C’est une société de la domination, faite pour les dominants par les dominants, dans l’usage qu’ils font de la langue et du corps, langue contrainte, corps séquestré15. La langue constitue donc la première prison d’où s’échapper quand on veut s’exprimer du point de vue des autres, des différentEs, des dominéEs.
Les deux romans qui nous occupent sont ainsi écrits au je et pourtant fonctionnent sur un dialogisme bakhtinien, une polyphonie hybride où le tu et le vous semblent autant de potentialités diffractées de la subjectivité. C’est un moyen de lutter contre la binarité (qui induit une unicité) de la répartition des sexes et des genres. Pour échapper à cette fatalité d’enfermement et de contrainte de la langue française qui impose la domination du masculin, l’autrice prend le parti de rendre survisible le féminin. Or, « si les femmes sont très visibles en tant qu’êtres sexuels, en tant qu’êtres sociaux elles sont totalement invisibles16 ». Le choix de la première ou de la deuxième personne du féminin singulier, dans Quatrième génération comme dans Insurrections !, et l’incontestable présence d’une persona auctoriale féminine, fait pencher les ouvrages, composés pour l’un comme un roman, et pour l’autre comme un recueil, vers l’autofiction. L’autrice le dit elle-même : « J’écrivais en me mettant dans la peau d’un personnage autofictionnel, une jeune femme qui raconte sa vie à quelqu’un, et ce quelqu’un je l’ai imaginé comme extérieur à la subculture à laquelle appartient la narratrice17 ».
Or « le personnel est politique » et le choix de l’autofiction sert une pédagogie féministe libératrice18.
Dès le prologue de Quatrième génération, elle invoque/évoque une gynéalogie par la voix de sa narratrice, tout en mettant immédiatement à distance l’idée d’une naturalité, d’une prédisposition génétique, ou d’une quelconque ontologie féminine, en associant paradoxalement le féminin à l’hystérie freudienne : « Dans la famille toutes les femmes sont folles, de génération en génération […] Mais c’est pas génétique, c’est à cause des mensonges qu’on nous raconte depuis qu’on est toutes petites19 ». L’emploi du premier pronom impersonnel « on » renvoie à la voix de la doxa, quand le second renvoie à l’ensemble des femmes, prises dans une sororité imaginaire, celle de la minoration. Le style, saturé de substantifs féminins, où la seule expression du masculin se trouve être le groupe nominal des mensonges, sert un discours performatif : on ne naîtrait donc pas femme, mais on le deviendrait et ce dans et par la langue. Dans un chapitre d’Insurrections !, « De la littérature féminine en terre d’universalisme », l’autrice questionne l’écriture mineure (ou écriture d’une minorité) ou du moins considérée comme telle en France par les hommes « blancs, valides, bourgeois et straigth », affirmant écrire « de ma place de femme, avec mes tripes de femelle20 », et rendant hommage à « toutes celles qui ont écrit d’un point de vue “particulier”, d’un point de vue de fille énervée, qui s’insurge contre la “condition féminine21… ». Elle bâtit un Panthéon de figures tutélaires : Georges Sand, Colette22, Simone de Beauvoir23, Judith Butler, Nina Hartley24, Carol Queen25, Susie Bright26, Virginie Despentes27, Coralie Trinh Thi28, Deborah Sundahl29 ou Annie Sprinkle30 : « Parmi mes idoles vivantes j’ai rencontré Deborah Sundahl, qui, lors de notre deuxième entrevue, a mis un doigt dans mon vagin pour m’aider à trouver mon point G31… ». On peut ajouter Michelle Tea32, Lynn Breedlove33 ou Dorothy Allison34 : « Je me rends compte que ce sont surtout des auteures américaines35 », dit l’autrice. Il s’agit de constituer une sororité solidaire libératrice, invoquée dans l’épilogue36.
Se libérer, c’est réinvestir son corps, sa langue, son genre, son sexe, sa sexualité, puisque selon Monique Wittig :
La catégorie de sexe est le produit de la société hétérosexuelle qui fait de la moitié de la population des êtres sexuels en ce que le sexe est une catégorie de laquelle les femmes ne peuvent pas sortir. Où qu’elles soient, quoi qu’elles fassent […] elles sont vues et rendues sexuellement disponibles pour les hommes37.
Dans les textes qui nous occupent, le corps féminin est souvent présenté sous forme métonymique, comme si sexe, vagin, utérus, ovaires, étaient l’épicentre, cellule et paradoxalement territoire d’émancipation38. Les récits de Wendy Delorme luttent contre la contrainte linguistique par un questionnement sur les mots français parlant du sexe et de la sexualité. Dans « Dirty Talking39 », l’autrice interroge les codes linguistiques, police du verbe, qui apprend aux filles à ne pas dire certains mots40. Le langage est le lieu de la répétition, ouvrant la porte à l’agentivité du sujet au travers du redéploiement, de la resignification subversive du genre. La récupération des termes sexuels, sexués, genrés, insultants, dans une pratique lexico-discursive comparable à celle appliquée à la race, permet la resignification polysémique et la modification lexico-sémantique comme l’explique Judith Butler41. Affirmer qu’on est une gouine plutôt qu’une lesbienne, un pédé plutôt qu’un homosexuel, c’est un acte poétique, linguistique et politique42. Cette réappropriation d’un stigmate par sa cible donne le droit de se nommer soi-même, d’être sujet de sa nomination, de ne pas être nommé/e par les autres. Cela rend performant, et crée une habilitation, une puissance d’agir régénérative. C’est un acte de résistance et d’insoumission, insurrectionnel. Wendy Delorme, dans « Je suis une salope » raconte une altercation avec un homme qui lui a caressé la cuisse dans le métro : « Tu estoques “Je ne vous ai jamais demandé de me caresser la cuisse”. Il attaque “De toutes façons t’es qu’une pute !”. Tu ripostes “Et alors43.” » Pourtant la communauté de femmes qu’invoquent les deux récits, la sororité, n’est pas biologique, elle est, elle-aussi, une construction sociale. La narratrice d’Insurrections ! explique avoir décidé d’adopter le genre féminin et de le revendiquer, paradoxalement, grâce à des modèles comme Boy George, Divine, Les Sœurs de la Perpétuelle Indulgence, Le Rocky Horror Picture Show ou « les deux drag-queens titubantes […] sortant du Queen sur les Champs-Elysées, l’une disant à l’autre, “Allez viens, chérie, on va aller se faire casser la gueule44” ».
Comme l’écrit David Courbet :
Définir le terme de “pornographie” s’avère en soi problématique. Étymologiquement, ce terme est composé du substantif “pornê” qui désigne “prostituées” et du verbe “graphein” qui exprime l’acte de représenter ou d’écrire en grec. […] Son sens ancien “traîté sur la prostitution” disparaît au cours du XIXe siècle pour lui substituer l’idée plus générale de “représentation de choses obscènes”. Aujourd’hui encore, elle semble se dérober à toute définition univoque, sans cesse discutée et contestée45.
La pornographie pourrait être considérée comme la représentation en gros plan d’organes sexuels (sous forme d’écrits, de dessins, de peintures, de photos, de spectacles, etc.) ou de choses obscènes, sans préoccupation artistique et avec l’intention délibérée de provoquer l’excitation sexuelle du public auquel elles sont destinées. Ces représentations sexuelles explicites mettent souvent en scène des femmes objectivées dans la mesure où la pornographie est majoritairement produite par des hommes comme matériel à finalité aphrodisiaque masculine. La pornographie fait peur et charrie des images négatives, puisque les
termes pornographie et pornographique sont en effet devenus des mots génériques pour désigner l’addiction mécanique, le vide des sentiments, le sexe comme service payant, et surtout des métaphores pour nommer l’absence de liberté humaine, qu’elle soit collective […] ou individuelle […]. A ce compte-là, tout peut donc être pornographique puisque le mot témoigne alors d’un jugement de valeur, d’une appréciation subjective,
comme l’écrit Marie-Anne Paveau46. La pornographie appartient à une sorte de subculture partagée mais écrasée sous un silence normatif, qui induit une transgression car c’est un discours qui échappe aux normes sociales. « A partir du moment où la sexualité n’a pas d’autre finalité que son exercice, ce doit être par-dessus tout un exercice de subjectivité qui inclut la recherche du plaisir47 », dit Wittig. Or, « la pornographie a ceci de subversif qu’elle triture les idées traditionnelles qui voudraient que les femmes n’aiment pas le sexe en règle générale et ne l’apprécient que dans un contexte de sentiments réciproques48 ». L’usage de la pornographie permet à la fois une libération sexuelle féministe, mais aussi une performance queer, celle des corps butch, FTM comme celle du corps Fem.
La récupération du territoire sexuel par le discours pornographique est fondamentale dans les deux premiers récits de Wendy Delorme : la narratrice de Quatrième Génération explique ainsi la genèse de son coming-out par l’orgasme49, dans une mise en parallèle du texte et du sexe : « Il y en a qui sont sauvés par la Bible, moi c’est par les orgasmes ». La performance du genre passe par l’itération dans le champ textuel de certaines pratiques sexuelles, considérées comme transgressives. « La sexualité est une des matières premières de la narration parce que dans la sexualité se jouent des affects, des émotions mais c’est aussi un lieu pétri d’enjeux politiques50. » La performance peut alors être aussi celle du fist-fucking (« J’ai accueilli en moi des dizaines de mains51 », ou « je suis tombée amoureuse d’une pratique sexuelle52 »). Dans « La Pomme53 », Eve est évoquée comme grande ancêtre du féminisme, mais aussi grande ancêtre littéraire comme la Pénélope de l’Odyssée, et le corps féminin, et, plus métonymiquement, une fois encore son vagin, est l’outil de la lutte contre l’oppression et la domination masculine54. Les mots de la sexualité dominante masculine, mots sexués, genrés, sont réassignés :
Quand tes sens font rage parfois plus rien ne compte que de remplir ton vagin avec des doigts, une main, du plastique, un artefact, une copie sans original dont il ne te viendrait pas à l’idée de l’appeler “prothèse” ou “substitut phallique”, petits noms médicalisants et amoindrissants que d’autres donnent à ton jouet, la bite de ton amante qui n’en est pas une et ne veut pas en être une mais comment expliquer, tu l’appelles quand même bite parce que tu trouves ça sexy, comme tu dis “je me suis branlée” ou “tu me fais bander” à celles qui te plaisent […] Tu as parti-pris de resémiotiser à outrance les mots de l’ennemi, et tu remplis tes mots et ton vagin d’une nouvelle signifiance réitérée chaque fois que tu baises55.
La récupération du discours pornographique mainstream s’affirme alors comme un acte transgressif visant à briser le carcan normatif, à dépasser les contraintes, à échapper de la cellule du genre social. Les mots obscènes sont au cœur de la réflexion romanesque56. Pourtant, dans « Fantasmes », le paradoxe normatif rattrape la narratrice alors qu’elle fait l’amour avec son amante57. Le constat suivant force la narratrice à réinterroger la relation des femmes au discours et aux représentations pornographiques puisque
Je dois bien admettre au final que ce qui me fait bander, ce qui me fait jouir, c’est un symptôme que le monde est mal foutu, que des siècles d’oppression ne s’effacent pas en soixante ans de féminisme, que je suis infoutue de fantasmer en dehors de la cage mentale qui a été construite pour mon corps par d’autres que moi bien avant ma naissance58.
Mais le renversement est toujours possible puisque c’est le sujet pensant, parlant et actant qui décide de son fantasme et qui finalement transgresse ce qui est d’abord une contrainte, qui échappe de la cellule en la choisissant : « Suis-moi en imposant ton rythme. Fais semblant de dominer […] fais semblant de diriger. C’est moi qui décide mais c’est mieux si je ne le sais pas. Tu es une main de chair dans un gant de latex, pas Richelieu59 ».
La réalité plurielle des genres, des sexes, des sexualités et des orientations sexuelles, à l’œuvre dans Quatrième génération et Insurrections ! En territoire sexuel, montre que la multitude d’identités qui peuvent nous constituer toutes à la fois ne partagent aucun lien structurel, nécessaire ou métaphysique. Elles ont été artificiellement juxtaposées pour s’insérer dans une matrice de pouvoir hétéronormative et hétérosexiste qui s’incarne au mieux dans l’injonction de l’hétérosexualité reproductrice, comme le dit Monique Wittig : « L’obligation de reproduction de “l’espèce” qui incombe aux femmes est le système d’exploitation sur lequel se fonde économiquement l’hétérosexualité60 ». Or, les corps trans, celui des FTM, corps queer, échappe à ces assignations et pose autant la question de la performance physique que de la performance linguistique et littéraire.
Combien d’entre eux, après que j’ai saisi leurs épaules, caressé leur dos et mordu dans leur nuque, ouvert mes jambes à leurs mains, m’ont dit "Je suis un garçon entre tes bras". Je les ai mis au monde, les accouchant à l’envers de moi, les laissant venir dans mon ventre d’où ils sortaient plus forts, plus fiers. Ils ont été baptisés Catherine, Nadia ou Nathalie, dans un monde qui décide qui tu es en fonction de ce que tu as entre les jambes à la naissance. Mais lorsque je les vois, je sais qu’ils sont des garçons. Cet oiseau de nuit rencontré dans un club à Berlin je l’ai mis au masculin, l’ai touché comme on touche un homme, lui ai parlé comme on parle à son amant. J’ai envie de te sucer. Prends-moi. Tu es beau. […] Mon vagin qui accueille sa main […] lui dit que je sous recrée, moi Eve et lui Adam, même si on est nés tous deux d’anatomie femelle61.
La présence des corps trans et de leur sexualité dans les récits de Wendy Delorme sert le discours de performativité du genre. « On n’est pas forcément femme parce qu’on est née avec un vagin62 ». Les textes ayant pour thème les corps troublants des FTM, placés en tête des deux œuvres, illustrent les thèses butlériennes :
La mère de Leo est une dame de cette génération qui ne sait pas bien ce que c’est que les trans et pour qui une fille doit bien se tenir, savoir faire la révérence, jouer du piano et sourire joliment. Si bien que Leo a fini à huit ans en cours de maintien et de danse classique avant d’avoir pu dire ouf, ou justement parce qu’il avait dit “Je ne m’appelle pas Éléonore je m’appelle Johnny” […] Elle n’a toujours pas compris mais Leo ne se formalise pas qu’elle l’appelle toujours sa fille, à soixante-dix ans passés c’est peut-être un peu tard pour lui donner à lire Judith Butler63.
Ces garçons, « nés sans bite64 » comme le dit l’autrice, troublent le genre, le sexe, la sexualité et l’orientation sexuelle65, ou plutôt les pluralisent tout en les singularisant, permettent la transgression, le dépassement de la contrainte, tout comme le corps butch évoqué çà et là dans les deux opus66 : « Vous avez toutes les deux mal aux seins aujourd’hui. Toi pour les faire pigeonner, elle pour les faire disparaître67 ». Le travestissement ou drag n’est pas une copie mais un soulignement ou surlignement de l’itération imitative d’un genre assigné « Il existe non pas un ou deux sexes mais autant de sexes qu’il existe d’individus68 ». Le tout premier récit d’Insurrection !, «Sexe et politique », renvoie à ce trouble du genre et à sa performativité69 : le genre s’incorpore. Je deviens garçon (indépendamment de mon sexe biologique) dès lors que je me comporte comme un garçon, que je joue à être un garçon : je me bagarre, je deviens une terreur, un dur, je joue au camion, j’évite le rose (dans un contexte historique, sociologique, économique, politique bien précis). Selon cette théorie des rôles, c’est la performance, c’est-à-dire le fait de « jouer » au garçon, et l’itération, soit la répétition constante au point qu’elle devient inconsciente et spontanée, qui fait qu’on est garçon. On appelle ce phénomène boying (girling pour les filles)70. Ce processus performatif commence au moment où les autorités médicales annoncent aux parents (à l’échographie ou à l’accouchement) de quel sexe est l’enfant. Il est dès lors assigné à un genre :
Diego, quatre ans, réclamait à cor et à cri et en vain la chemise blanche à carreaux bleus du rayon garçon de chez Tati. A l’époque il ne s’appelait pas Diego mais Isabelle, et sa mère pensait qu’avoir accouché d’un être pourvu d’un vagin au lieu d’une paire de couilles, c’était comme d’avoir gagné un ticket pour jouer à la poupée en real life71.
Dans Quatrième génération, la narratrice-autrice commence par montrer que le genre s’autocite, se répète, autofonde son pouvoir de réaliser ce dont il parle, par des énoncés genrés : « Mon problème à moi a commencé quand j’avais cinq ans et que je ne tolérais que le jogging rose à paillettes avec “Barbie” marqué en travers de la poitrine72 ». Pour Butler, il n’y a donc pas d’homme ni de femme, mais des performances féminines, masculines, transgenres. Le genre comme le sexe sont des processus. Ils procèdent, littéralement, d’un « faire », d’actes accomplis et répétés. « A ta naissance, les docteurs ont dit “c’est une fille” et tu es tombée tellement d’accord avec cette sentence que tu n’as cessé d’en rajouter depuis73 ». La performé comme ultraféminin.
Conquistador de la rue, tu balances un pied devant l’autre armée de tes bottes Stilettos préférées, ou peut-être que ce sont tes santiags rouges, ou tes escarpins noirs aux talons aiguisés […] Tu as hyperconscience du mouvement de métronome de ton corps, tu exaspères le balancier, on se retourne sur toi, tu provoques, tu fais des vagues […]74.
La corrélation établie entre un genre performé comme féminin (en adéquation avec le sexe biologique de la narratrice) et une attitude virile, participe de la revendication Fem, qui est une sorte de double-bind ou injonction contradictoire, paradoxe de celles qui défendent l’ultraféminité tout en adoptant des postures de domination sexuelle. Si les corps trans, les gouines butch, existent, alors le corps de la narratrice est lui-aussi une performance, l’accomplissement d’une performativité du genre : « Je devenais femme pas à pas75 ». Ce devenir femme, passant à la fois par la prise de conscience genrée, politique, du corps, du désir sexuel, de l’érotisme, et par celle de la sororité féministe, fait advenir la Fem : « Tu es Fem. Tu t’es amputée de la seconde moitié du terme pour ne pas qu’on te confonde avec ton sexe76 ». Cet être ne répond pas aux injonctions et aux assignations sociales de l’hétéronormativité, mais les dépasse, se les réapproprie, les resignifie : « Tu t’es faite à coups de décolorations chez Tchip Coiffure à Saint-Lazare, d’épilations maillot et jambes semi-intégrales rue de Clichy, de shopping aux Halles et à Belleville, de maquillage quotidien77 ». Être une Fem c’est paradoxalement se libérer du féminin : « Tes seins en bouclier, tu avances le torse rutilant comme une armée sur un champ de bataille et tu sais que tu vas gagner78 ».
Il ne s’agit pas de reproduire dans le féminisme l’ethnocentrisme impérialiste hégémonique : cette politique identitaire ne peut qu’échouer car elle ne tient pas compte de la singularité plurielle des femmes79. La performance à l’œuvre dans la production littéraire de Wendy Delorme vient justement troubler et défaire le genre en réaffirmant paradoxalement qu’une identité non-genrée et non-sexuée n’existe pas, mais que ces facteurs constituants et continuellement performatifs de gendérisation s’associent à d’autres tels que la race, l’ethnicité, la classe sociale, l’orientation sexuelle, la sexualité. L’identité est composite, hybride, singulière. Par sa rencontre avec Diego, le FTM, la narratrice devient Fem : « Je me suis souvenue que j’aimais les bas résille déchirés, les cheveux platines et les ongles rouges80 ». La Fem fait justement partie de celles et ceux qui « aiment foutre le bordel dans les cases81 », qui se fait mal voir par les féministes : « On se faisait traiter de collabo hétérogenrée82 ». Or, la Fem, consciente de performer son genre (« ayant choisi le genre féminin »), propose un enchevêtrement de postures identitaires qui remettent en question toute catégorisation. La Fem est l’outil visible, chez Wendy Delorme, de la critique des catégorisations qui tendent à servir d’instruments de contrôle et d’enfermement aux structures d’oppression. C’est ce que Wendy Delorme appelle la « valse des étiquettes83 » : « J’ai remporté l’étiquette de translover juste après l’étiquette de Fem84 » … L’existence d’une multitude d’identités, de désirs, d’orientations et de pratiques sexuelles (puisque la sexualité est résolument hybride et polymorphe) qui dépassent toute assignation sexuelle, sociale, genrée, montre qu’il n’existe ni de sexualité naturelle ni de sexualité contre-nature, ni de sexe fort ni de sexe faible.