Il existe plusieurs manières d’aborder la question du dépaysement. Il est aussi plusieurs façons de le définir. Sur le mode classique, être dépaysé, c’est être arraché au pays. Mais qu’est-ce que le pays ? Dans maintes langues néo-latines, le pays (pagus) est à la fois le lieu intime du foyer, le terroir, et le territoire d’une nation. Comme aurait dit Benedict Anderson, ce dernier est une entité rassemblant une communauté dont les membres, à défaut de tous se connaître, entretiennent une vision fantasmée les uns des autres. Dans la plupart des cas, ce territoire est ceint par une ligne symbolique, la frontière. Le dépaysement correspond dès lors à l’histoire de cette relation ambivalente au pays-pagus, quelle qu’en soit l’échelle : il peut s’agir d’un microcosme hétérotopique ou d’une vaste entité géopolitique.
Sur le plan individuel, le dépaysement provoque des sentiments mitigés. Il accompagne la perception exotique d’un ailleurs dont il est l’incontestable marqueur. Tantôt il suscite un ébahissement, voire un éblouissement. Les récits de voyage sont pleins de ces témoignages émerveillés qui font la part belle aux mirabilia. Le touriste ayant aujourd’hui pris le relais du voyageur d’antan, c’est dans les guides que l’on s’enthousiasme, c’est dans les brochures que l’on s’ébaubit, et de s’écrier : « Voyage dépaysant garanti !1 ». Tantôt, la perception de l’ailleurs instille la réaction inverse, à savoir l’aversion ou le rejet d’us et coutumes qui ont le don de dérouter. Il n’est alors pas loin l’instant où du dépaysement émerge la nostalgie du pagus. Au demeurant, tout dépaysement n’est pas associé au sentiment d’exotisme issu d’un grand voyage, d’un périple lointain. Il équivaut parfois à une simple défamiliarisation qui se manifeste juste au-delà des limites du terroir. C’est par exemple celle de mercenaires suisses qui naguère apprenaient à leurs dépens que quitter les pâturages alpestres leur inspirait des palpitations ou les condamnait à l’anorexie. Il aura incombé au Genevois Jean-Jacques Rousseau de confirmer les symptômes dont ils furent affectés et de s’étonner de leur spécificité locale : « Il n’y a jamais eu, que je sache, de hemvé [Heimweh] ni de Ranz des vaches qui fît pleurer et mourir de regret un Français en pays étranger2 ». Peut-être Rousseau était-il mal informé. En juin 1688, dans sa Dissertatio medica de Nostalgia oder Heimweh, Johannes Hofer, un jeune Mulhousien qui étudiait à l’université de Bâle et qui avait pris ces symptômes très au sérieux, formula un nouveau diagnostic : la Schweizerkrankheit, la « maladie des Suisses ». Quelquefois, son issue était fatale. L’allemand est du reste une langue pleine de ressources pour traduire en mots l’idée d’arrachement, de déracinement. La maladie des Suisses serait la phase aiguë du Heimweh, voire de la Heimsehnsucht, que l’on aura beaucoup de mal à rendre en français par un mot autre que mal du pays ou nostalgie, comme l’avait fait Hofer. On notera que l’étymon nostalgia n’est pas contemporain des aèdes grecs. Homère n’a jamais usé du terme nostalgia pour décrire le sentiment qui affligeait Ulysse rêvant d’Ithaque sur l’île de Calypso. Il en ignorait l’existence, car la « nostalgie » est un néologisme des temps modernes, que l’on doit justement à Hofer. Son mémoire de 1688 ne fut publié qu’en 17453 : cela occasionna un certain flottement. Ainsi attribue-t-on souvent le néologisme à Johann Jakob Harder, le directeur de recherches de Hofer. Il s’agit cependant d’une erreur, car il était courant que les professeurs signent de leur nom les travaux accomplis par leurs étudiants4. Les dictionnaires étymologiques les plus sérieux attribuent au même Harder un essai (dissertatio) remontant à 1678 : De nostalgia, hoc est de tristitia et tabe ex cupiditate redeundi in patriam, où le mot nostalgia apparaîtrait, mais, comme le rappelle Patrick Danderey, il s’agit d’une erreur imputable au naturaliste Johannes Jakob Scheuchzer, lui aussi suisse. Pour moi, ce volume reste fantôme. Son titre est néanmoins frappant. La nostalgie serait la tristesse et la langueur qu’inspire la soif du retour dans la patrie. La nostalgie, si elle s’inscrit dans le temps, comme on en convient d’habitude, s’inscrit surtout dans la prise de conscience d’un décalage spatial. Le dépaysement implique le désir de rapatriement. En complément, et en sens inverse, on serait tenté de se dire que le sentiment aigu de « patrie » pourrait être le propre de celles et ceux qui sont ou seraient, s’ils bougeaient, sujets à un dépaysement aigu, déconcertant, voire traumatisant, comme dans le cas des mercenaires suisses. « Dépaysement », « atavisme », « citoyenneté du monde » : voilà un champ sémantique, borné par des pôles antagonistes et à la périphérie de son aire linguistique, entre Mulhouse et Bâle, à un jet de pierre de diverses frontières. La pensée dépaysante émergerait-elle à l’orée du pagus ? On mentionnerait volontiers le portugais, riche de son fado et de sa saudade, mythe nourri d’un autre mythe, celui du sébastianisme. Comme on sait, le sébastianisme consiste en la très patiente attente sur une plage brumeuse du Portugal du retour de Don Sebastião, le roi qui, au Maroc, en 1578, perdit non seulement une bataille, mais son trône et le royaume entier avant, croyait-on, de disparaître corps et âme5. Parler de la saudade occuperait des volumes entiers. Je me contenterai ici de renvoyer à une brève étude conduite par Emily Apter dans Against World Literature. On the Politics of Untranslatability (2013). Pour la comparatiste de New York University, comme pour Barbara Cassin6, la saudade est un intraduisible par antonomase. Au terme d’un examen philologique et étymologique, elle aboutit à un constat qui subsume le concept de saudade sous une « philosophie de la transfinitude » (a philosophy of transfinitude7), autrement dit, « une théorie de l’espacement et de la séparation (les intervalles entre la vie et la mort), de rupture d’avec ce monde, de renonciation à la sécurité métaphysique, d’évacuation du présent, de préparation au transfert dans un ailleurs inconnu, d’altération de l’état mental8 ». La saudade, le Heimweh, la nostalgie et, plus généralement, le dépaysement entretiennent certes un lien ontologique que cette énumération explicite, mais il n’est pas assuré que tous les termes soient interchangeables. C’est bien pour cette raison qu’Emily Apter parle d’intraduisibles. En l’occurrence, le Heimweh naît des conséquences du transfert dans l’ailleurs inconnu, alors que la saudade, à en croire la comparatiste, en est une ébauche d’ordre quasiment métaphysique. Le dépaysement se décline en une série de versions extrêmement pratiques, pathologiques même, comme la maladie des Suisses. Il se décline aussi en versions plus oniriques : c’est alors la saudade d’un Pessoa. Il y a dans cette transfinitude, qui caractérise le dépaysement, l’amorce d’une projection impulsée par un désir qui revendique une expression. De surcroît, plus prosaïque, il y a le besoin de canaliser la douleur (l’algos de la nostalgie) consécutive à l’arrachement physique et mental au foyer.
Encore une fois, face à la saudade, on note que la méditation sur le dépaysement trouve une de ses formulations les plus originales au Portugal, c’est-à-dire aux limites d’un pagus qui est ici l’Europe dans toute son extension9. A ce propos, on se souviendra peut-être du titre d’un des premiers romans d’Antoine Volodine : Lisbonne, dernière marge (1990). Cependant, le Portugal est une périphérie des plus relatives. Tout est question de point de vue. Il se trouve aussi au cœur de l’aire atlantique où il reste en contact avec le Brésil, or ce pays abrite une vision bien à lui du dépaysement : le banzo, « nostalgie mortelle qui frappait les Noirs esclaves arrivés d’Afrique10 ». On en cultive encore la mémoire dans les favelas de Rio de Janeiro, comme le montre avec éclat Conceição Evaristo, dans Becos da mémoria (2006), roman traduit en français en 2016 sous le titre : Banzo. Mémoires de la favela. Pour Antonio João da Silva, alias Toto, l’un des protagonistes de ce récit choral, le banzo, comme le lui avait déjà enseigné son père, est « une douleur éternelle, comme Dieu, comme la souffrance […]. Une douleur aiguë, froide, qui lui faisait pousser involontairement de longs soupirs11 ». Le banzo entretient quelque analogie avec la maladie des Suisses, mais un fossé les sépare aussi bien. La Schweizerkrankheit est déclenchée par un arrachement plus ou moins volontaire, celui des mercenaires ; le banzo résulte de la déportation que subirent les victimes de la traite. À l’intérieur d’une même langue, le dépaysement active des tonalités contrastantes – c’est la leçon que nous impartit le portugais, qui oscille entre saudade et banzo. Pourtant, quel que soit le type de dépaysement qu’elle s’efforce de décrire, la langue semble emprunter un chemin semé d’embûches. Pour Conceição Evaristo, le banzo investit les « ruelles de la mémoire ». Pour Eduardo Lourenço, la saudade évolue au gré d’un « labyrinthe12 ». Que l’on évoque l’allemand ou le portugais, on s’aperçoit que d’une langue à l’autre le champ sémantique du dépaysement se charge de connotations qui, quand bien même elles sont ancrées dans des histoires fort différentes, révèlent un passé douloureux. Car, après tout, dans son sens mélioratif, la notion de dépaysement est récente. Elle dérive du fait que le lieu non familier qui se déploie au-delà du regard, au-delà de la ligne de l’imaginaire, a fini par se prêter à une lecture favorable. Alors que, dans des temps plus anciens – l’époque des mercenaires suisses encore13 –, il constituait une menace rendue par l’expression locus horribilis, il lui arrive désormais de se transformer en locus amœnus. Cette évolution est liée à l’essor du tourisme, lui-même inhérent au développement de la mobilité des classes sociales privilégiées, à partir du xviiie et, de manière plus massive, de la deuxième moitié du xixe siècle. Elle pointe un voyage a priori sous contrôle marqué par l’ouverture sur un transfini délimité – ce qui pourrait se percevoir comme un paradoxe. Il y a là les mirabilia de l’âge moderne et contemporain : on se dépayse au contact des ruines de Rome au xviiie siècle, des joyaux de l’Orient au xixe, des plages de sable fin des Maldives dans le dernier tiers du xxe.
Face au dépaysement, les attitudes et les acceptions varient à un point tel qu’il est difficile de les représenter d’une langue à l’autre, mais il en est fondamentalement de deux sortes. Soit on refuse le dépaysement, soit on l’accepte et on le range parmi les invariants de la condition humaine planétaire. Afin de dire deux mots sur ce point, le dernier de cet avant-propos, entreprenons un bref passage, pas trop dépaysant – n’en déplaise aux mercenaires suisses de la Renaissance ! – par la langue italienne. En matière de dépaysement-déracinement, on sera confronté à ce que l’anthropologue italien Ernesto De Martino avait qualifié d’angoscia territoriale, en 1952. Comme nous le rappelle son homologue Franco La Cecla14, cette « angoisse territoriale » se traduit par la peur d’une perte d’identité et par un puissant sentiment d’aliénation. On entendra ce terme au sens premier : la confrontation à une altérité territoriale chronique. La peur de l’aliénation est ici la peur de devenir alien en perdant les repères familiers, une « schizophrénie imposée15 », comme l’écrit La Cecla. Dans le second cas, on se prêtera à une lecture que Giorgio Agamben, philosophe pour sa part, synthétise dans Moyens sans fins. Notes sur la politique (1995) : « La survivance politique des hommes n’est pensable que sur une terre où les espaces auront été ainsi ‘troués’ et topologiquement déformés, et où le citoyen aura su reconnaître le réfugié qu’il est lui-même16 ». En l’occurrence, le dépaysement intègre la condition humaine planétaire. Sans doute est-il souhaitable de l’assimiler au mieux plutôt que de le repousser tout de go, ne fût-ce que par souci de réduire la portée d’un tiraillement destiné à être délétère (la schizophrénie évoquée par La Cecla, nom peut-être plus moderne de la Schweizerkrankheit). Le lieu cesserait d’être un territoire replié sur lui-même, un pagus dont, les limites à peine franchies, on éprouverait le manque irréversible et pathogène. Dans l’optique d’Agamben, que je partage sans réserve, le lieu deviendrait un espace troué, soumis à une topologie originale – voire à une topologie qu’il s’agirait d’inventer – où, endossant le statut de citoyen-réfugié global, on cesserait de se sentir dépaysé.
Afin d’échafauder une vision de ce genre, il faudrait commencer par admettre que le dépaysement, lorsqu’il est célébré, ne se réduit pas à la vision réjouissante de palmiers au soleil pour des touristes qui ne souffrent pas de sécheresse dans les pays de l’hémisphère nord dont ils sont en provenance. Le dépaysement serait quelque chose de plus. Il consisterait en l’acceptation pleine et entière de la défamiliarisation, d’une prise de distance par rapport aux frontières bornées du pagus et de la routine quotidienne. Il établirait une distance critique en somme en cette ère incertaine où la vision planétaire est menacée de toutes parts, alors que la courte vue des nationalismes croit pouvoir s’imposer. Le vecteur de ce rapprochement paraît être, avant toute autre chose, la culture. Mais voilà, où qu’on aille, où qu’on dirige son regard, on tombe sur des lignes et des frontières. C’est comme si la planète était un cahier d’exercice pour des apprentis sorciers qui se prendraient pour des apprentis géomètres. Les exercices s’accumulent, les lignes se superposent, se recouvrent les unes les autres, s’intersectent, dévoilant leur arbitraire. Nous avons tous en tête l’image d’une de ces lignes absurdes. C’est celle qui borde un jardin ou un champ ou celle qui ceint un pays. Il en est tant d’autres encore qui nous inculquent le familier et pointent l’exotique, l’unheimlich, qui va provoquer le Heimweh, là où l’on pourrait tout aussi bien expérimenter les joies du dépaysement, si l’on ne ramenait pas l’altérité à une cause de pathologie. Loin, peut-être, mais parfois ce lointain se déploie à quelques mètres de nous.