Pour commencer, comment parler de cet ouvrage de 1987, Borderlands/La Frontera. The New Mestiza, par Gloria Anzaldúa ? En quelle langue, certes, mais aussi de quelle langue parler ? Dire qu’il s’agit d’une autohistoria-teoría1, genre neuf qui s’inscrit dans une pratique artistique neuve, le border art2, ou, en français, si l’on veut : art frontière/art de la frontière – genre, pratique et appellation lancés par Anzaldúa elle-même – dire cela en dit encore bien peu sur ce dépaysement dont on fait l’expérience à chaque page de cet ouvrage.
Borderlands/La Frontera. The New Mestiza, répond en cela parfaitement aux intentions que l’auteure, quelques années après avoir écrit le livre, formulait en ces termes : « mon intention était de problématiser la relation entre lecteur, auteure et texte3 ». Des problèmes qui problématisent l’acte de lecture – en dépaysant, par le dépaysement – il y en a, en veux-tu en voilà. Mentionnons, par exemple, le nombre de langues mises en présence vive, dans cet ouvrage : huit selon le recensement qu’en fait Anzaldúa, au cours d’un chapitre, le cinquième, consacré, précisément, à la maîtrise (impossible) d’une langue indomptable, « How To Tame a Wild Tongue » :
1. Standard English
2. Working class and slang English
3. Standard Spanish
4. Standard Mexican Spanish
5. North Mexican Spanish dialect
6. Chicano Spanish (Texas, New Mexico, Arizona and California have regional variations)
7. Tex-Mex
8. Pachuco (called caló)4
Mais c’est peut-être neuf, voire dix, langues avec lesquelles il faut compter, car des traces de français surgissent également ici ou là, et c’est sans parler encore du non linguistique qu’ouvrent les formes visuelles de certains passages, au fil des pages. A quoi il faut ajouter encore quelques traductions variables et aléatoires de ce qui n’est pas donné en anglais… Evoquons encore, trop rapidement, la multiplicité et l’éclectisme des références en épigraphe, dans les notes, les titres, le corps du texte, des références qui vont des dernières recherches universitaires en histoire et archéologie de la région aux paroles de chansons populaires en passant par des dictons locaux, poèmes, discours historiques ou encore des travaux scientifiques en psychologie, anthropologie, etc. Dépaysement assuré, également, par l’emmêlement des genres rassemblés entre les deux couvertures de carton souple. Prose et poésie ne se répartissent pas du tout aussi sagement que leur présentation en une première partie aux paragraphes linéairement justifiés à droite et une seconde partie aux strophes dentelées sur leur côté droit, dansant quelque peu dans des marges plus larges, voudrait bien nous le laisser croire. D’une part, les deux se répondent, se redisent et se contredisent, se délitent et se recréent, dans les allers-retours qu’il nous revient d’effectuer entre les deux parties de l’ouvrage. Mais d’autre part, bien maline, souvent, qui saurait dire, à quoi l’on a affaire exactement, ici et là. Comment classer, par exemple, ces paragraphes à l’apparence de tercets qui déroulent l’anecdote autobiographique d’Anzaldúa, petite fille alors, mordue pour la toute première fois par un serpent, alors qu’elle était en train de travailler dans un champ de coton avec sa famille5 ? Comment entendre, maintenant, le discours sur l’urgence et l’intérêt de la création de l’État du Texas que William H. Wharton prononça à New York le 26 avril 1836 et que l’on retrouve, clairement réinscrit en poème, inséré parmi des blocs de prose solide dans lesquels Anzaldúa récrit l’histoire du Texas6 ? Qu’est-ce, par ailleurs, que cette « vie protéenne » {protean being} qui se dessine ou se défait, peut-être, dans la tache fantômatique qui apparaît-disparaît au début du chapitre 47 ? Parmi les effets de dépaysement mis en œuvre par Borderlands/La Frontera, il n’est guère possible d’oublier non plus les basculements dont nos codes d’écriture et de lecture sont frappés, dans la présentation typographique de nombreux passages. On se retrouve souvent perdues, à se demander si l’on ne devrait pas ne pas lire seulement horizontalement, mais aussi verticalement, et suivre non seulement les traces noircies que l’on nous a appris à déchiffrer – mais aussi les interstices qu’elles ouvrent, sur le blanc de la page. Comme dans ce paragraphe qui sonde le lieu très mystérieux de la création poétique, chez Anzaldúa, « La herencia de Coatlicue/The Coatlicue State » où il se passe clairement (c’est-à-dire tout à fait obscurément) des choses dans ces zigzags (éclairs ? serpents ? fissures ? xicalqcoliuhqui ?) qui circulent de haut en bas (ou peut-être bien de bas en haut) entre les mots qu’on reconnaît8. Toutes ces expériences pour le moins déstabilisantes sont menées au cours et au nom d’un combat poétique engagé contre l’hégémonie du rationalisme occidental et ce « dualisme constitutionnel9 » dont il procède, qui nous découpe et nous déchire, nous sépare des autres comme de nous-mêmes et nous conduit ainsi à la pire des violences, contre la vie vivante, comme on peut lire le dans la citation suivante : « In trying to become “objective”, Western culture made “objects” of things and people when it distanced itself from them, thereby losing “touch” with them. This dichotomy is the root of all violence10. »
Ce livre, donc, cette épreuve du dépaysement qu’est Borderlands/La Frontera, a été écrit par Gloria Anzaldúa (1942-2004), « féministe lesbienne du tiers monde aux penchants marxistes et mystiques », pour le dire dans ses propres mots11. C’est l’histoire d’une femme de sang mêlé, d’une Chicana de la vallée du Rio Grande, au Texas. « I am a border woman. » écrit-elle pour se présenter à nous, dans la Préface à la première édition. Borderlands/La Frontera. The New Mestiza est donc aussi, immédiatement, une histoire de frontière qui bouge, de frontière dépaysée-dépaysante : « border » définit dès le départ cette « woman »-là, et ne peut lui en être arrachée.
Notre approche, à partir de là, va donc consister à suivre les déplacements de cette frontière. On commencera par se demander où est la frontière, dans Borderlands/La Frontera – et on verra que la frontière passe, intransitivement. On se demandera ensuite, forcément, mais que fait la frontière, dans Borderlands/La Frontera ? – et il faudra bien se rendre à l’évidence que la frontière passe, transitivement. On dira : la frontière est une passeuse. On en arrivera, finalement, à se demander ce que c’est que la frontière. Et on verra alors que la frontière, c’est ce qui se passe à chaque instant, parce que c’est ce qui passe par le corps.
Où est la frontière ?
La frontière, celle à l’ombre de laquelle on apprend l’interminable travail de coupture12, nous arrête à chaque page, sous une forme et sous une autre, dans Borderlands/La Frontera ; nous arrête : c’est-à-dire qu’elle nous invite à la suivre, en fait.
Sitôt passés les premiers signes du premier chapitre et leurs frontières tous azimuts – droites et obliques, horizontales et verticales, déliées et pleines, couplet d’un conjunto et citation d’un ouvrage des Presses de l’Université de Chicago se superposent13 – on tombe sur une trace qui se déplace étrangement sur l’espace des pages qu’il occupe. Plume, peut-être, tout d’abord, elle semble s’acérer en pointe de flèche, lance encore dans l’espace une rangée de xicalqcoliuhqui comme échappés d’un tissage ou d’un temple mexicain, à moins qu’il ne s’agisse d’une structure d’ADN, et poursuit sa course zigzagante jusqu’à une strophe hirsute, toute en italiques, comme un pont suspendu élastique, qui nous parle en espagnol :
Yo soy un puente tendido
del mundo gabacho al del mojado14,
Voilà qui défie les lois des langues, des genres, de la nature des choses… et de la politique. C’est la frontière qui passe là, comme cela, dans ces pages de 23 à 25, tortillon de « “Tortilla Curtain” » {turning into} se transformant, tournicoti tournicoton, en el río Grande (v. 36), épi de barbelé (v. 48), ouvrant une blessure de près de 3 000 kilomètres (v. 40 sq.). Chaque épine s’enfonce comme un pieu dans le corps de la femme – et la fend :
splits me splits me
me raja me raja
Cette trace sinueuse qui avance et reste sur la page dessine un serpent15.
[…]
this ‘Tortilla Curtain’ turning into el río Grande
flowing down to the flatlands
of the Magic Valley of South Texas
its mouth emptying into the Gulf.
1,950 mile-long open wound
dividing a pueblo, a culture,
running down the length of my body,
staking fence rods in my flesh,
splits me splits me
me raja me raja16
Avec le serpent, petite ligne sinueuse qui ne reconnaît pas les frontières géo-politiques tracées par les humains, la frontière se déplace. Elle passe. Elle mue et mute, bien sûr, ce qui n’est pas sans conséquence dans le champ d’un art frontière / border art. Mais aussi, avec le motif du serpent zigzaguant, c’est l’héritage aztèque qui fait retour et refertilise le côté anglo de la vallée du rio Grande, ré-équilibrant les forces culturelles en présence, dans ce re-paysement. « Coatl. Dans l’Amérique pré-colombienne, le symbole le plus important était le serpent17 » est-il écrit au cours d’un chapitre qui, un dépaysement n’allant jamais seul, ne se satisfait pas de faire passer le serpent du côté états-uniens de la frontière, mais nous fait tous entrer dans le ventre de la bête. Le chapitre 3, souligné, comme tous, par un double trait – l’un fin, l’autre épais – s’intitule en effet « Entering Into the Serpent ». Tout passe, vraiment… Mais alors, si tout et n’importe quoi peut ainsi passer, on est sans doute en droit de se demander :
Mais que fait la frontière ?
A cette question, il faudra bien répondre que, activement, transitivement, la frontière passe.
La frontière a toujours passé beaucoup de monde d’un bord à l’autre, celle-ci comme toutes les autres. Thomas Nail le dit bien, dans son ouvrage de 2016, Theory of the Border : « La frontière est un processus actif de bifurcation qui ne divise pas tout simplement et une bonne fois pour toutes, mais redirige continuellement des flux de gens et de choses qui la traversent ou s’en éloignent.18 » Il l’affirme encore en lettres capitales : « LA FRONTIÈRE EST UN PROCESSUS DE CIRCULATION19. » Cela va plus loin encore que les mouvements du serpent que nous venons de suivre, car, en effet, cela organise le dépaysement en masse, des masses, de multitudes, comme on va le voir maintenant.
On aurait dû remarquer le petit trou dans la clôture, à la clôture du poème serpentant qui ouvre l’ouvrage :
This land was Mexican once,
was Indian always
and is.
And will be again.
L’espace entre ce qui est et était, d’une part, {was… was… and is} et ce qui doit venir {will be again} est ménagé, prêt à fonctionner. Et d’ailleurs, cela fonctionne déjà bien. On le voit avec le futur qui est écrit ici et, pas encore là, se répète pourtant déjà {again}. Ce trou dans la phrase elliptique rend la frontière manifeste. Qu’elle soit de fil de fer barbelé, de béton armé, de lames d’acier, de piques, ou dite « naturelle » (fleuve, mer ou montagne) la frontière organise une profuse circulation.
Les paragraphes des pages 33-34 fournissent un témoignage de première main sur cette circulation, sur ces dépaysements incessants dont la frontière est le cadre. Ils rendent compte de ce que l’on ne peut même pas compter : de toutes celles et ceux qui passaient d’un bord à l’autre de la ligne frontière du rio Grande. C’est cela même qui se passait sous Reagan, président des États-Unis de 1981 à 1989. En son temps, il fut surnommé le « réaligneur », sa présidence s’étant distinguée par son repli nationaliste et sa « révolution » conservatrice. De son énorme flux, le rio Grande, qui serpente entre le Texas et le Mexique, sert de frontière entre ces deux états politiques. Sa puissante et dangereuse masse liquide a été sommée de faire bord, d’ar(r)êter. On l’a privé de ponts {bridges} afin de le rendre parfaitement coupant, – qu’il soit {ridge} / qu’il arête. Mais c’est alors par ce bord que ça déborde. Une espèce de ballet bien rôdé se déclenche tout autour :
Privés de ponts, les “mojados” (wetbacks) traversent el río Grande sur des canots pneumatiques, ou bien traversent en pataugeant ou en nageant, tout nus, tenant fermement leurs vêtements sur leur tête. S’agrippant aux herbes, ils s’extraient de l’eau et gagnent les rives, une prière à la Virgen de Guadalupe aux lèvres : Ay virgencita morena, mi madrecita, dame tu bendicíon.
La Police des Frontières attend derrière les McDonalds du coin, ceux des faubourgs de Brownsville, Texas, ou de n’importe quelle autre ville frontière. Ils posent des pièges tout le long des berges, sous le pont. Des chasseurs en uniforme khaki de l’armée, patrouillent et repèrent ces réfugiés économiques grâce à de puissants systèmes électroniques de détection fixés au sol ou embarqués à bord de véhicules de la Police des Frontières.
Un sur trois est pris. Il y en a qui reviennent rejouer leur rite de passage jusqu’à trois fois par jour20. […]
Là, la frontière qu’est le rio Grande n’a pas rempli la fonction dont certains pouvaient rêver. Bien plutôt que de couper, séparer, arrêter, on la voit rassembler, réunir mondes et êtres dans une répétition de gestes quasi rituels. D’une arête {ridge}, Anzaldúa sait faire un pont {bridge}. Elle avait déjà démontré un tel art du retournement et de la mue dans la direction et la composition collective de l’anthologie This Bridge Called My Back qui, en 1981, réunissait, pour la première fois aux Etats-Unis, des œuvres de femmes de couleur. Ces échines courbées par les peines quotidiennes des femmes de couleur deviennent la matière même du pont par lequel doit passer la révolution qui vient, par le passage. Ici, dans ces pages de Borderlands/La Frontera, c’est par le dépaysement auquel cet énorme basculement donne lieu – de {ridge} en {bridge} – que la frontière tremble, que de dispositif de prévention des passages, elle devient zone de circulation, et par là, œuvre de trans-formations – c’est-à-dire œuvre de modifications sans fin, par échanges, brassages, inter-relations.
Dans l’écriture de Borderlands/La Frontera, on voit le dépaysement en train d’œuvrer : on suit le mouvement qui secoue cette frontière, qui la fait bouger. Dans les lignes qui précèdent immédiatement celles où le rituel est reconstitué, les rôles distribués et les tours accomplis, on est amené.e.s « by the river where two worlds merge21 ». Dans le « merge » anglophone qu’Anzaldúa a choisi pour redéfinir le terrain de cette frontière, on entend la mer d’un pays lointain. Cette mer qui tâte et sape le territoire délimité, à maints endroits de Borderlands/La Frontera22, dé-finit, à proprement parler, le caractère fluctuant de la frontière. Elle l’infinit en retraçant sa mobilité caractéristique – et pas seulement sur les plans conceptuel et symbolique, mais bel et bien historiquement, car c’est l’histoire qui informe et déforme les territoires, qui fait de chacun un wetback ou un douanier, pour un temps donné, en tout cas. L’histoire fait des frontières des terrains vagues, dont les déplacements inconstants ont tôt fait de vous dépayser. Vous vous croyiez bien tranquillement « chez vous », et vous voilà « chez eux », étranger dans votre propre jardin, comme ces descendants d’Espagnols qui, en 1836, après la capture de Santa Anna et la constitution du Texas en république, « perdirent leurs terres et, du jour au lendemain, devinrent les étrangers23. » « En constante transition », la frontière fait alors de toutes celles et de tous ceux qui habitent sur sa zone des atravesados, des gens tout de travers : des traverseurs de frontières (illégaux, on s’en doute), des déviant.e.s, des dévoyé.e.s, yeux qui divergent, et sexualité qu’est pas droite… toute une communauté bigarrée qu’Anzaldúa rassemble dans une énumération carnavalesque… où se retrouvera qui veut.
Los atravesados vivent là : les louches, les pervers, les queers, les fauteurs de trouble, les bâtards, les mulâtres, les sang mêlé et les morts-vivants ; en bref, toutes celles et ceux qui sont passé.e.s de l’autre côté du “normal”.
Ce sont donc maintenant des corps, mais des corps bien vivants, que l’on voit la frontière passer – et dépayser à eux-mêmes, juste parce qu’elles et ils habitent ce pays-là :
Les Gringos du sud ouest des Etats-Unis considèrent les habitants des zones frontière des transgresseurs, des étrangers – qu’ils possèdent des documents ou pas, qu’ils soient Chicanos, Indiens ou Noirs. Halte là ! Celles et ceux qui passent la frontière seront violé.e.s, mutilé.e.s, étranglé.e.s, gazé.e.s, fusillé.e.s. Les seuls habitants “légitimes” sont ceux au pouvoir, les blancs et ceux qui s’alignent sur les blancs24.
Los atravesados : les fêlés, louvoyants : traversés par la frontière. Mis sous rature par un passage de frontière. C’est-à-dire révélés cachés. La frontière est en eux. Elle a passé en eux. Elle les habite par cohabitation. Ils s’habitent mutuellement.
Inquiets, maintenant, on va se demander :
Mais qu’est-ce que la frontière ?
Qu’est-ce que cette coupure qui circule et suture au passage, cette arête qui n’arrête rien et borde une scène où une autre humanité se joue ? On va voir comment, chez Anzaldúa, la frontière, c’est toujours ce qui se passe parce que c’est ce qui passe par le corps, ce qui traverse le corps et le relie à l’entour.
Ouvrant ce paragraphe déjà longuement cité, on lit : « The U.S.-Mexican border es una herida abierta où le Tiers Monde râpe contre le premier et saigne. » Le corps et le pays sont également touchés, blessés, mis à sang – et pas uniquement de façon métaphorique. On voit bien comme un mur, des épis, des fusils, dé-figurent un lieu. On sait bien, aussi, comme les corps souffrent et saignent, dans cette vallée du Río Grande – et celui d’Anzaldúa tout particulièrement, atteinte d’une maladie rare qui l’a faite saigner périodiquement dès les premiers mois de sa vie. Anzaldúa écrit, à la troisième personne, comme ce sang qui ne cesse de couler l’a rendue étrange et étrangère, à elle-même comme aux autres, comme il a fait frontière (frontière de honte) entre elle-même et les autres25. Le regard que les autres posent sur son corps reproduit la meurtrissure de la frontière et agrandit ainsi la fente par où le sang coule :
Son ventre tout doux exposé au regard aiguisé de tout le monde ; ils voient, ils voient. Ils la pénètrent du regard ; ils la fendent de la tête au ventre. Rajada. Elle est à leur merci, elle ne peut pas se défendre. Et elle a honte qu’ils la voient si mise à nu, si vulnérable. Il lui faut apprendre à repousser leur regard26.
Au plus fort de la vulnérabilité, au plus à vif, écartelée, Anzaldúa apprend, de sa situation, le geste de retournement par lequel la blessure d’ostracisme – cette marque du dépaysement, de l’étrangeté conférée par les autres, que l’on porte toujours et partout en soi et avec soi – va être faite force. Anzaldúa va faire de la vulnérabilité, un art et un pouvoir tournés vers les autres. Contre toute idée d’une confrontation exterminatrice – qui reproduirait et multiplierait, dans le face à face, une fois encore, ces lignes de front (ou de frontière, c’est indifférent) opposant oppresseur et opprimé, douaniers et migrants, Latinos et Anglos, etc., Anzaldúa imagine de retourner l’ouverture contre elle-même et de la laisser jouer son propre jeu, c’est-à-dire de la laisser filer, de la faire passer (couler, se diluer) dans son propre dépassement. C’est ce qu’on peut lire dans le manifeste pour un nouveau métissage sur lequel s’achève la première partie de Borderlands/La Frontera :
A un moment ou à un autre, au cours de notre cheminement vers une nouvelle conscience, il nous faudra quitter la berge opposée, la fracture entre les deux combattants qui s’affrontent à la mort vaguement réparée de façon à ce que nous nous retrouvions des deux côtés à la fois et, à la fois, puissions voir avec les yeux du serpent et de l’aigle27.
La guérison {healing} (qui d’ailleurs n’est pas envisagée ici comme devant être totale, mais partielle {somehow healed}) ne consistera pas à tout effacer, à suturer, colmater, reboucher, lisser… La guérison consistera à reconnaître les arêtes et à prendre position sur les bords, à les développer (comme Anzaldúa le fait dans cet ouvrage, par cet ouvrage) à les re-vivre et les remettre à vivre, à être, même, {we are} tous ces bords à la fois. C’est ce qu’on peut lire dans le membre de phrase « somehow healed so that we are on both shores at once and, at once ». Cette duplication martelée ne vise clairement pas à refermer bien gentiment la plaie de la frontière. Elle l’ouvre, au contraire, et l’étend, en la multipliant28. Dans un retournement magistral, et remontant du sol, la frontière passe maintenant en soi, en nous toutes, au vrai : « we ». Le regard des autres, ostracisant et clivant dans l’expérience d’Anzaldúa enfant, a été transformé {turned into} en regard autre – embrassant car dédoublé : « [we] see through serpent and eagle eyes. »
A travers la paire inamique du serpent et de l’aigle qu’Anzaldúa constitue et lâche à travers son ouvrage, sans cesse passent, se multiplient et se rejouent tous les face-à-face géographiques, culturels, linguistiques, historiques, nationalistes… qui hérissent cette zone frontière29. On peut dire qu’en tant que paire inamique, serpent et aigle empaysagent ces dépaysements incessants que la frontière initie. De leur union, à ce moment-là, naît tout autre chose, une nouvelle structuration du monde, une nouvelle façon de l’habiter. C’est ce qu’énonce cette poétique de défamiliarisation constante, à l’œuvre dans cet ouvrage, par laquelle il s’agit pourtant de nous refamiliariser avec notre monde.
La tradition shamanique dont Anzaldúa se revendique vient ici soutenir le geste éminemment romantique d’inter-connection que Borderlands/La Frontera. The New Mestiza déploie. Fondé sur la reconnaissance de tous ces liens qui nous lient sans cesse et étrangement les uns aux autres, humains et non humains, vivants et morts, de tous ces mondes distincts, dans toutes nos étrangetés structurelles, romantisme et shamanisme, ici et là, là et ici, œuvrent à former, dans une langue à la fois toute neuve et très vieille, à l’image du monde qu’elle enchante, la conscience vive de notre appartenance à une terre vive, à un pays sans fin, que n’arrêtent pas les bordures, ces bordures {which/ In weakness we create} « que dans notre grande faiblesse nous créons » puis ne savons reconnaître comme de notre fait – comme l’écrit Wordsworth à son ami Coleridge, en 1805, au cours du Livre II du Prélude30.
Alors que le shamanisme originel ne s’arrête pas aux frontières perceptibles et refuse les coupures {did not split} entre les mondes qui composent le monde, le monde dont Anzaldúa hérite, elle, est un monde strié de frontières. Il lui faut donc les prendre en compte, comme partie intégrante du monde à habiter. La frontière maintenant advenue est donc là intégrée au monde-œuvre des shamans, ces écrivain.e.s magicien.ne.s dont la forme change et qui changent la forme des choses {shape-changers}31. La voici désormais qui coule, dans toutes les langues, des doigts de la poétesse shaman, des veines qui serpentent sur sa main, jusqu’entre nos doigts.
Je regarde mes doigts et je vois des plumes qui poussent. De mes doigts, de mes plumes, de l’encre noire et de l’encre rouge coule goutte à goutte sur la page et la recouvre. Escribo con la tinta de mi sangre. J’écris en rouge. A l’encre rouge32.
Qu’allons-nous faire ?