The Exterminating Angel, dont la première eut lieu à Salzbourg le 28 juillet 2016, est le troisième opéra du compositeur britannique Thomas Adès. S’intéresser au dépaysement dans cet opéra, c’est-à-dire au déracinement, à l’exil, à l’exode, au changement de décor, au changement d’habitudes, au déroutement et à la désorientation1, revient à analyser comment ce dépaysement s’opère aussi bien sur le plan diégétique que sur le plan générique et opératique. D’un point de vue diégétique, les personnages, invités à prendre part à une réception, sont confrontés à un environnement inhabituel puisqu’ils se retrouvent enfermés dans une pièce dont ils ne peuvent sortir. Ce huis clos révèle leur véritable personnalité, les conduit à donner libre cours à leurs instincts primaires et érode le vernis civilisationnel et social qui les caractérisait jusqu’alors. Ils se trouvent ainsi dépaysés par rapport à l’image d’eux-mêmes qu’ils projettent habituellement et révèlent un autre visage. Le dépaysement s’accomplit aussi d’un point de vue générique. L’opéra est l’adaptation du film surréaliste du même nom du réalisateur mexicain d’origine espagnol Luis Buñuel. La transposition opératique dépayse le film car les deux genres s’inscrivent dans des cultures différentes : on passe d’un objet culturel hispanique à un objet culturel anglo-saxon. En outre, on change également de medium artistique, et l’un et l’autre n’obéissent pas aux mêmes règles formelles. D’un point de vue opératique, il s’agit aussi d’un opéra qui par son éclectisme musical (dé)multiplie les paysages sonores (on entend des harmonies modernistes aussi bien que de la musique s’apparentant à celle de la valse ou encore à la musique baroque). Fait assez inhabituel dans un opéra, tous les personnages sont présents sur la scène en même temps, ce qui est justifié par leur enfermement collectif en un même lieu ; ils sont ainsi les spectateurs d’eux-mêmes et des autres. Avec des tessitures ou typologies vocales parfois inhabituelles, la variété du paysage musical qui est associée aux différents personnages contribue également à leur différenciation. Le spectateur est donc ainsi invité à découvrir un nouveau paysage musical et théâtral qui se situe parfois en dehors des normes et des conventions, tout en les respectant, comme pour bien marquer que, si l’opéra se démarque parfois du genre, il en retient néanmoins les caractéristiques et l’essentiel de ses aspects formels. Mais avant d’aborder les dépaysements diégétiques, génériques et opératiques, commençons par étudier la genèse de l’œuvre.
La genèse de l’opéra
Après Powder Her Face (1995) et The Tempest (2004), Adès compose The Exterminating Angel, dont le projet initial remonte à plus d’une quinzaine d’années, bien avant celui de The Tempest. Cette troisième réalisation opératique fait également écho thématiquement aux deux premières, renforçant ainsi la cohérence de la production lyrique d’Adès. En effet, comme dans Powder her Face, The Exterminating Angel traite de la décadence d’une classe sociale (non pas de l’aristocratie comme dans Powder her Face, mais de la bourgeoisie) et comme pour The Tempest, ce troisième opéra est une histoire d’échouement (non pas sur une île contrôlée par un magicien mais dans une pièce dont les occupants ne peuvent s’échapper car ils sont sous l’emprise d’une force mystérieuse, démoniaque et incontrôlable : celle de l’ange exterminateur). On retrouve donc une nouvelle fois le thème du dépaysement, si cher à Adès, au sens où les différents protagonistes se retrouvent dans une situation et un contexte qui leur sont inhabituels, où ils échappent à la norme et à leurs repères familiers.
Cette fois, pour créer The Exterminating Angel, Adès ne prend pas comme arrière-plan de son livret un fait divers (Powder her Face) ou une pièce de théâtre (The Tempest), il prend comme hypotexte un film de Luis Buñuel sorti sur les écrans en 1962 et intitulé El ángel exterminator (L’Ange exterminateur). C’est lorsqu’il est encore un jeune adolescent qu’Adès découvre les films de Buñuel lors d’un cycle de la BBC consacré au réalisateur au milieu des années 80, sans doute encouragé par son milieu familial. En effet, Adès est issu d’un milieu d’intellectuels et il baigne depuis le plus jeune âge dans un environnement culturel privilégié : sa mère est une critique d’art, spécialiste du surréalisme, et son père est poète et traducteur littéraire. Dès 2002, le compositeur anglais envisage de transposer à l’opéra l’Ange exterminateur, un film qui « mêle satire politique, humour excentrique et la logique des cauchemars2 ». Selon Adès, « [l]’idée d’en faire un opéra lui est venue du côté absurde et des multiples facettes du scenario […]. [O]n y trouve des éléments du conte de fée, de l’horreur, du macabre, de l’onirique…3 ».
Pour le livret, il contacte le metteur en scène nord irlandais Tom Cairns qui reprend l’histoire du film : après avoir assisté à une représentation à l’opéra, un groupe de bourgeois se retrouvent chez Edmundo et Lucía de Nobile. Une suite d’événements étranges se produit alors : les domestiques quittent les lieux sans donner d’explication et une force indomptable empêche les convives de quitter le salon. Incapables de sortir de cette pièce, et débarrassés de tout vernis social et civilisationnel, les différents protagonistes se montrent sous leur vrai jour. Les jours passent et, plus tard, l’une des invitées découvre que le sortilège est survenu au moment où Blanca Delgado interprétait une sonate de Paradisi. Elle parvient momentanément à libérer les bourgeois de leur sort.
Le dépaysement comme élément diégétique
D’un point de vue diégétique et thématique, l’opéra reprend donc l’histoire du film où les protagonistes vivent un dépaysement social, psychologique et existentiel. Les invités et le maître d’hôtel, qui se retrouvent incapables de sortir du salon, révèlent leur véritable personnalité. D’une société policée, avec ses conventions et ses normes, on passe à une société où règnent le chaos et le désordre. Derrière la façade des conventions, apparaît le véritable visage des protagonistes. À titre d’exemples, Lucía de Nobile vit une relation adultère avec le Colonel Álvaro Gómez, Sylvia et Francisco De Ávila vivent une relation incestueuse, les invités se rebellent violemment contre leur hôte, l’accusant d’être responsable de la situation dans laquelle ils se retrouvent. Quant à Leonora Palma, elle révèle son goût pour des pratiques occultes. La raison et la civilisation laissent ainsi la place au chaos, à l’irrationnel, à la violence et à l’animalité. Les spectateurs et les personnages sont confrontés à l’envers du décor lorsque le vernis social craque pour laisser sa place aux pulsions, qu’il s’agisse du désir sexuel ou de l’instinct de mort comme en témoigne le suicide de Beatriz et Edouardo après qu’ils ont fait l’amour pour la première fois. Comme l’a énoncé Freud en creux, dans Malaise dans la civilisation, une fois que la civilisation disparaît, les pulsions peuvent se développer : « L’édifice de la civilisation repose sur le renoncement aux pulsions instinctives4 ».
Le dépaysement générique et opératique
Pour transposer cette histoire à l’opéra, Cairns écrit plusieurs brouillons qui se fondent sur le scénario de Luis Buñuel et Luis Alcoriza, tout en y apportant certaines variantes (comme nous le verrons plus loin). C’est à partir du sixième brouillon qu’Adès se met à composer la musique. Comme il a trop de matériel musical, il décide de le réduire avant de finalement le rallonger à nouveau. Finalement, l’opéra dure environ deux heures, soit une demi-heure de plus que la durée du film.
Comme pour les transpositions et adaptations opératiques de romans célèbres, un film permet à ses auteurs de disposer d’un matériau existant. Quand on transpose un roman en opéra, il faut adapter le format de l’œuvre source à celui de l’œuvre d’arrivée. Les principales contraintes pour réaliser cette transposition résident dans la nécessité de réduire le texte à la durée d’un spectacle d’opéra. Ici, avec cette transposition filmique, on sort du schéma habituel en matière de durée puisque l’hypertexte est plus long que l’hypotexte.
Néanmoins, les contraintes habituelles demeurent, en particulier la nécessité de réduire le nombre de personnages quand ils sont nombreux dans le texte source. De vingt et un personnages principaux, dans le film, l’opéra en retient quinze, ce qui reste un nombre important, d’autant que tous ces personnages, puisqu’il s’agit d’un huis clos, restent sur la scène pendant toute la durée de la représentation, chose inhabituelle et exceptionnelle à l’opéra. C’est d’ailleurs, à ma connaissance, l’unique exemple d’opéra où les protagonistes, c’est-à-dire les chanteurs, doivent rester sur scène pendant toute la représentation, ce qui pose des problèmes de focalisation pour le spectateur et met les acteurs-chanteurs dans la situation vécue par leur personnage car ils ne peuvent s’absenter de la scène pendant la durée de l’opéra. Ils se retrouvent aussi enfermés dans un lieu (la scène) alors qu’habituellement ils peuvent la quitter pour laisser la place à d’autres chanteurs. À la fois métaphoriquement et réellement, il se retrouvent à vivre la situation de leur personnage, même si c’est pour une durée plus courte, celle de la représentation. Cela crée des tensions et les oblige à se concentrer sur leur rôle pendant toute la durée de la représentation. Cette situation inaccoutumée place les acteurs-chanteurs dans une situation/tension qui n’existe pas quand ils quittent la scène et y reviennent pour leurs interventions, que ce soit à l’opéra, au théâtre ou encore plus dans un film où ils quittent le plateau quand ils ne sont pas à l’écran. Dans l’opéra, ils sont toujours en plan large puisqu’ils sont tous présents du début à la fin. Comment faire alors pour que le spectateur regarde le(s) personnage(s) le(s) plus important(s) à un certain moment, pour que, en quelque sorte, il(s) soi(en)t en plan serré ou en gros plan ? Tom Cairns (à la fois librettiste et metteur en scène de l’opéra) a trouvé la solution en utilisant la technique du manège. Lorsque les personnages sont focalisés et chantent (un air, un duo ou un ensemble), ils quittent la partie qui fait office de manège puisque cette partie de la scène tourne sur elle-même.
Tableau des personnages du film et de l’opéra5
Film (1962) |
Opéra (2016) |
Personnages principaux |
Personnages principaux |
Edmundo de Nobile |
Edmundo de Nobile |
Lucía de Nobile |
Lucía de Nobile |
Letitia Maynar |
Letitia Maynar |
Leonara Palma |
Leonara Palma |
Silvia de Ávila |
Silvia de Ávila |
Francisco de Ávila |
Francisco de Ávila |
Blanca Delgado |
Blanca Delgado |
Alberto Roc |
Alberto Roc |
Alicia de Roc |
/ |
Ana Maynar |
/ |
Cristián Ugalde |
/ |
Rita Ugalde |
/ |
Juana Avila |
/ |
Leandro Gómez |
/ |
Beatriz |
Beatriz |
Eduardo |
Eduardo |
Raúl Yebenes |
Raúl Yebenes |
Colonel Álvaro Gómez |
Colonel Álvaro Gómez |
Señor Russell |
Señor Russel |
Doctor Carlos Conde |
Doctor Carlos Conde |
Julio |
Julio |
Personnages secondaires |
Personnages secondaires |
Lucas |
Lucas |
Enrique |
Enrique |
Pablo |
Pablo |
Meni |
Meni |
Camilla |
Camilla |
2 servants |
2 servants |
Padre Sansón |
Padre Sansón |
Yoli |
Yoli |
Les personnages principaux passent donc de vingt et un à quinze dans l’opéra (voir le tableau ci-dessus) ; on remarque avec ce tableau que six des invités qui apparaissent dans le film sont absents dans l’opéra. Il s’agit de : Alicia de Roc, Ana Maynar, Cristian Ugalde, Rita Ugalde, Juana Avila et Leandro Gómez. Certains événements ou caractéristiques associés à ces personnages ne sont pas pour autant occultés ou supprimés car ils sont repris par d’autres personnages selon le principe de concaténation et de redistribution inhérent à la réécriture d’un hypotexte. Ainsi, Letitia Maynar, tout en gardant le rôle qui lui est attribué dans le film, reprend celui de Ana Maynar. C’est donc Letitia Maynar qui poignarde la main, non pas d’Alicia de Roc, mais de Blanca Delgado qui est mariée à Alberto de Roc à la place d’Alicia de Roc puisque ce personnage n’est pas repris dans l’opéra. Et c’est Leonara Palma qui, à la place de Ana Maynar, se livre à un petit rituel cabalistique avec des pattes de poulets. Autre illustration de cette redistribution, la suppression du couple formé par Cristián et Rita Ugalde. Ils sont parents de Yoli, le petit garçon du film. Dans l’opéra, Yoli est toujours présent mais cette fois c’est Sylvia de Ávila qui est sa mère. Dans ces exemples, Cairns et Adès reprennent trait pour trait les événements du film, se contentant de modifier simplement l’identité des protagonistes. Parfois les altérations vont au-delà de ce qu’indique le film. Par exemple, comme Alicia de Roc n’est pas présente dans l’opéra, c’est un autre personnage qui demande des cuillères après que Julio, le maître d’hôtel, a apporté le café pour le petit déjeuner. On remarquera néanmoins que si la scène des cuillères au petit déjeuner est reprise, elle est doublement modifiée, ainsi le spectateur qui connaît le film est doublement surpris/dépaysé. En effet, ce n’est pas Alicia de Roc (personnage, souvenons-nous, absent de l’opéra) qui signale à Lucía de Nobile qu’il manque des cuillères, mais Francisco de Ávila. De surcroît, ce dernier ne se plaint pas vraiment d’un manque de cuillères car, contrairement à ce qui se déroule dans le film, Julio en a apporté. Il regrette que le maître d’hôtel ait apporté des cuillères à café à la place des cuillères à thé.
Si l’immense majorité des dialogues du film sont repris (en anglais bien sûr et non en espagnol : dépaysement linguistique), comme, par exemple, la manière comique dont le docteur annonce la mort prochaine de Leonora Palma : « In just three months, she’ll be completely bald6 », (« Dans trois mois, elle sera complétement chauve ») (Acte 1, scène 6) d’autres dialogues sont ajoutés par rapport au film, comme celui où Raúl Yebenes demande à Blanca Delgado de jouer de la musique d’Adès : « Blanca something by Adès I implore you7 » (« Blanca, jouez quelque chose d’Adès, je vous en prie ») (Acte 1, scène 6). Cette demande est doublement (voire encore triplement ironique). Premièrement parce qu’il s’agit d’un opéra d’Adès et qu’on entend donc sa musique depuis le début. Deuxièmement parce que le morceau attribué à Paridisi (compositeur et claveciniste italien du xviiie siècle ayant réellement existé et cité dans le film) dans l’opéra est en fait un morceau d’Adès, légèrement antérieur à la composition de The Exterminating Angel, qui s’intitule : « Variations for Blanca » (2015). Le frottement entre des harmonies modernes et classiques de la période du véritable Paradisi contribue à fortement dépayser la musique du compositeur italien. L’autocitation par Adès d’un de ses morceaux est une pratique assez courante en matière d’opéra. On pense par exemple, pour donner une illustration célèbre, à Wolfgang Amadeus Mozart qui cite dans la scène 5 de l’acte 2 de Don Giovanni l’air « Non più andrai » extrait de l’acte 1 des Noces de Figaro. Adès en s’autocitant s’inscrit donc dans une certaine tradition opératique, et ancre ainsi son opéra dans l’histoire du genre. Enfin, si on s’intéresse à l’onomastique de Adès et de Paradisi, il y a un troisième niveau d’ironie qui apparaît. Paradisi signifie paradis et Adès fait penser à Hadès, le dieu des enfers, donc à l’Ange exterminateur, l’incarnation du mal dans l’Apocalypse de Jean8. Comme nous l’avons vu la situation chaotique de l’intrigue, n’a rien de paradisiaque, et elle va conduire les personnages à donner libre cours à leurs démons. La musique d’Adès semble donc bien mieux convenir que celle de Paradisi à la situation à venir. Tous ces changements, ces décalages entre l’hypotexte et l’opéra semblent suggérer que transposer une œuvre dans un autre genre n’est pas toujours refaire l’œuvre source, cela revient à la modifier, à se la réapproprier, ce que suggère aussi le poème « Over the sea » du poète moderniste de langue hébraïque Chaim Bialik (1873‑1934). Ce poème ajouté par Cairns et Adès, Acte 2, fait office de paroles pour l’air (aria) de Blanca Delgado :
Over the sea,
over the sea,
Where is the way?
Birds, tell me!
Over the sea
on islands of gold
a mighty tall nation
of giants stroll.
A mighty tall nation
upright and pure,
ruled by a king
like none before.
Gardens the king has
over the sea
where birds of paradise
nest in the trees.
Over the sea,
over the sea,
Where is the way?
Birds, tell me!9
Il s’agit d’un poème sur le dépaysement, sur l’exil réel ou métaphorique, ainsi que sur le passage d’un lieu à un autre. Il sert aussi, en quelque sorte, de mise en abyme du passage d’un genre artistique à un autre (puisque ce poème une fois mis en musique devient une mélodie), c’est-à-dire que dans le cas présent, il fait écho au passage du genre filmique au genre opératique. C’est aussi une manière pour Adès de se réapproprier l’œuvre, d’inscrire son opéra dans sa propre culture (partiellement juive10), tout comme Buñuel inscrivait son film dans la culture catholique espagnole (non sans critiquer l’influence de l’Église catholique, d’ailleurs). Ici encore, les niveaux de lecture abondent, foisonnent et peuvent désorienter le spectateur/connaisseur du film devant ces superpositions de sens.
L’histoire et les thèmes du film, centrés principalement sur le dépaysement de soi, sont donc globalement identiques même s’il y a quelques variantes afin que l’opéra ne soit pas une simple répétition dans le genre opéra du film. Le domaine où la différence entre l’opéra et le film est le plus prégnant est celui de la musique. En effet, dans le film, elle est quasiment absente, si ce n’est lorsque l’on entend le Te Deum dans le générique initial et le générique de fin, et lorsque Blanca Delgado interprète la sonate de Paradisi. De fait, le seul élément musical, hormis ceux cités précédemment, est constitué des cloches que l’on entend très rarement au cours du film. Ce sont d’ailleurs des cloches que l’on entend au début de l’opéra en guise d’intertextualité sonore entre les deux œuvres. De fait, l’opéra ne gomme pas non plus les références à Buñuel (même si elles se réfèrent au réalisateur plutôt qu’au film qui nous intéresse ici) puisque le compositeur anglais emploie aussi les tambours de Calanda (du nom de la ville dont est originaire Buñuel). Adès les utilise au début de l’acte 2 pour leur caractère martial qui rend compte musicalement de la violence et du chaos à venir. Plus généralement, comme il s’agit d’opéra, la musique joue un rôle central, que l’on considère, avec Robert Donington11, qu’elle est dans une relation équilibrée avec le texte, ou que l’on pense à l’inverse, avec Joseph Kerman12, qu’elle est en fait le moteur principal de la dramaturgie. La musique dans The Exterminating Angel revêt des facettes différentes. En effet, les instruments, comme les ondes Martenot (clavier aux sonorités étranges et ancêtre des synthétiseurs) ou les violons miniatures au format 1/32 aux sonorités elfiques, ont pour fonction de nous plonger dans un monde irréel, surréaliste et surnaturel où les forces de l’inconscient l’emportent – le salon où les invités se trouvent prisonniers n’est-t-il pas la métaphore du lieu où sont enfouies les forces de leur inconscient ?
Les sonorités étranges ou inhabituelles et déroutantes ne sont pas limitées aux instruments de l’orchestre. Certaines voix sont chantées dans des tessitures inhabituelles bien que s’inscrivant dans les conventions opératiques en matière de typologie vocale. Il en va ainsi pour le « la » très aigu chanté d’emblée par la soprano colature interprétant Letitia Maynar. Cette note très aiguë, au point qu’il est impossible d’articuler un texte de manière intelligible, symbolise traditionnellement l’irrationnel, la folie à l’opéra, comme nous le rappelle Dominique Pavesi :
La voix de la [soprano] coloratura échappe aux normes du chant, par sa hauteur et sa virtuosité, et même aux normes de la parole dans le chant, puisqu’elle chante à une hauteur où l’on ne peut plus articuler et où l’on ne peut que colorer la voix. […] La coloratura qui n’articule pas, qui ne parle pas, reste hors du monde du discours et de la raison : elle devient folle : Lucia (Lucia di Lammermoor-Donizetti), Ophélie (Hamlet-Thomas) […]. La voix « de tête » est la voix désincarnée, voix de l’esprit ; ainsi, chez les personnages féminins, soprano léger et soprano coloratura symbolisent la virginité […].13.
Ce jeu sur la tessiture exceptionnelle de Letitia Maynar a donc toute sa place dans un opéra où l’irrationnel prend le pas sur le rationnel. Ce que l’on observe pour la soprano, peut s’appliquer à Francisco, interprété par un contre-ténor (voix de tête), car sa tessiture est également en accord avec son comportement déviant (relations incestueuses avec sa sœur).
Adès joue donc avec les conventions, ou plutôt avec le cadre de conventions opératiques plutôt qu’il ne les remet en question. Pour que sa transposition d’un film en opéra soit véritablement opératique, il ne peut gommer tout ce qui caractérise un opéra. C’est ainsi qu’on retrouve, même s’ils sont peu nombreux, des airs (arias) et un duo. À l’opéra, les airs servent à suspendre l’action, à faire une pause dans le déroulement du drame. On a déjà mentionné l’air de Blanca Delgado sur un poème de Chaim Bialik qui sert à la fois de mise en abyme générique et thématique. Il y a aussi l’aria “I think they watch us from time to time” (« Je pense qu’ils nous observent de temps en temps ») dans l’interlude de l’acte 3 où Leonora Palma (mezzo-soprano) donne libre cours à ses hallucinations lubriques14 et paranoïaques. En matière de duo, on trouve le très conventionnel duo d’amour entre Beatriz et Edouardo, Acte 3, scène 3 :
Fold your body into mine,
Hide yourself within its hand.
Flayed, you showed me muscles of wood,
bouquets of lust I’ll make from your veins.
What longing, what desires of shattered seas
Changed to nickel
Will be born, birds of our coupled mouths,
While death enters through our feet15.
La convention est respectée et elle embrasse celle du couple uni et harmonieux symbolisé par les mêmes typologies vocales : Beatriz est soprano (voix haute féminine) et Edouardo est ténor (voix haute masculine).
Enfin, pour en terminer avec la musique dans The Exterminating Angel, on remarquera que celle-ci, comme si c’était pour rendre compte musicalement du surréalisme de l’hypotexte, est un kaléidoscope, une juxtaposition de styles différents qu’Adès fond dans un langage personnel cohérent, pour citer Thomas May, l’auteur de l’article consacré à l’opéra dans le DVD/Blu Ray de l’opéra paru chez Erato en 2019 : « Dans sa partition, le compositeur fait usage d’un large spectre d’éléments stylistiques de différentes époques – la valse viennoise, le décorum baroque, des harmonies modernes denses et compactes – mais ne tombe pas dans un éclectisme facile16. »
Conclusion
The Exterminating Angel est une œuvre qui est constamment sous tension entre dépaysement et convention aussi bien du point de vue diégétique qu’opératique. Si les thèmes de l’hypotexte et de l’hypertexte sont similaires, cela n’empêche pas Cairns et Adès de modifier certains éléments afin de ne pas faire de l’opéra une simple copie du film de Buñuel. Et cela va bien au-delà des contraintes et modifications qu’implique nécessairement le passage d’un genre à un autre, d’un médium à un autre. L’objet d’arrivée est un opéra, et il faut le reconnaître comme tel et l’inscrire dans le genre opératique. C’est pour ces raisons qu’Adès respecte un certain nombre de conventions (air, duo, tessiture vocale, etc.). Cependant, s’il les respecte, cela ne l’empêche pas de jouer avec elles, incitant le spectateur à découvrir un nouveau paysage musical et théâtral qui se situe à la fois en dehors et à l’intérieur des normes et conventions. Thomas Adès réussit encore une fois à renouveler un genre qui, à l’instar de tous les genres littéraires ou musicaux, doit jouer sur le(s) dépaysement(s) pour arriver à ce renouvellement.