I do have […] a genuine affection for English landscape, […] I think its [the country’s] bone structure is good, the land itself is good, and I recognize in myself and in my work this rather bony, primitive instinct we call the love of the land1.
Dans son essai « I Do Like to Be Beside the Seaside », Graham Swift reconnaît son attachement au paysage anglais et évoque l’ossature de ce dernier, invitant ainsi le lecteur à considérer l’élément structurel que constitue le paysage dans la fiction. C’est lors de l’écriture de Waterland que Swift prend conscience que le lieu de l’intrigue n’est pas un simple décor qui accueille la trame narrative, mais un élément déterminant de la fiction, donnant ainsi aux Fens de l’Est-Anglie la puissance d’un personnage principal. Des années plus tard, Swift place la campagne du sud de l’Angleterre au cœur de Wish You Were Here, au sujet duquel il déclare qu’il est un roman « about all the meanings the word “land” can have, including that of close, heartbreaking physical view2. »
L’Angleterre rurale des comptines de Waterland, qui chantent ces « persons go[ing] up and down hills3 » a pris une teinte funèbre. Elle est désormais l’espace d’une crise sanitaire et économique, celle de la vache folle, d’une crise familiale et patrimoniale, celle de la perte des parents et de la vente d’un domaine, et enfin celle d’une crise mondiale qui se tient à distance, celle de la guerre en Irak. L’enjeu du rapport de l’homme à la terre s’articule autour du protagoniste Jack Luxton. Il est le dernier descendant d’une lignée d’agriculteurs, et a, dans les termes de Jean-Luc Nancy, pour occupation le pays4. Après le suicide de son père Michael, il se reconvertit en gérant d’un site de caravanes sur l’île de Wight avec sa femme Ellie. Le roman retrace le voyage qui le ramène sur sa terre natale du Devon et à la ferme familiale Jebb Farm, pour les funérailles de son frère Tom, soldat mort en Irak. C’est donc à lui qu’il advient de traverser ce paysage rural britannique, mais alors qu’il s’apprête à rejoindre la côte il observe : « The Isle of Wight to Oxfordshire: it was unknown country to him. […] It was all unknown country now5. » Il se retrouve alors dépaysé dans son propre pays. S’il est celui qui est troublé par l’irruption de l’étranger dans le familier, l’être dépaysé est aussi à envisager comme un être déraciné, littéralement sans pays. Il est celui qui erre dans un paysage désormais inconnu, qui s’exhibe selon une dynamique du déplacement et du décalage. Pour analyser les mécanismes de ce dépaysement, l’étude s’appuiera notamment sur la définition qu’en donne Jean-Luc Nancy. Il écrit : « [l]orsqu’on est transporté hors de son pays on est dépaysé : on ne s’y retrouve plus, on est sans repère et sans coutume6. » Il ajoute que le paysage est « l’ouverture du lieu de [l’]absentement7 ». Alors que le titre du roman préfigure l’impossibilité de la présence de l’autre, il semble que ce soit l’absence du frère, et à plus large échelle de tout repère, qui détermine l’expérience du dépaysement dans le roman.
Nous montrerons donc en quoi, en ancrant son roman dans la modalité du « wish », Graham Swift développe un langage du dépaysement. En premier lieu, nous étudierons les modalités de retour d’une absence qui se fait présence dans le paysage britannique et nous envisagerons en quoi ce retour est favorisé par la nature côtière de l’arrière-plan diégétique. Nous considérerons ensuite la manière dont la ferme familiale problématise le lien d’appartenance de l’homme à la terre et en quoi le retour du rural réprimé dépayse. Enfin, l’étude s’intéressera à l’aliénation de Jack dans le langage pour enfin envisager le texte comme un espace propice au dépaysement du lecteur.
Un paysage peuplé d’absents
Dès le premier chapitre, Jack et Ellie semblent devoir répondre à une injonction à regarder ce qui les entoure, et ce en raison même de la nature du lieu qu’ils habitent. S’il surplombe le site de caravanes, leur cottage porte avant tout le nom de « Lookout ». Il importe donc, dans un premier temps, de considérer le paysage côtier qui se déploie devant le poste d’observation. Le présent de narration place Jack et Ellie respectivement dans leur chambre à coucher et dans leur voiture, observant le panorama pluvieux qu’offre l’île de Wight. Dans son essai, Graham Swift s’interroge sur ses choix de lieux pour ses intrigues et il fait le constat suivant :
‘Place’ suggests land – solid geography – but when I look over my work I see that it features quite a lot this shifting, beguiling zone at the very edge of the land8.
Il évoque ici un phénomène de mouvance qu’il identifie comme étant propre au bord de mer. Le caractère instable de la côte a d’abord à voir avec une temporalité qui détermine quand elle est habitée ou désertée. L’annonce de la mort de Tom parvient en effet au couple en hiver, c’est à dire « off season ». L’adjectif « off » indique ici l’arrêt de l’activité pour la période hivernale mais il suggère également la mise en mouvement de ceux qui habitent les caravanes et dont l’absence se remarque dans le paysage. Le site se retrouve vidé de sa population saisonnière : « this shifting temporary population—migrants, vagrants, escapers in their own country9. » La nature même des caravanes illustre l’instabilité côtière qui ne permet pas l’ancrage qu’assure la campagne anglaise. Jack constate cette différence et s’étonne d’être devenu : « the proprietor of the very opposite thing to that deep-rooted farmhouse. Holiday homes, on wheels10. » Il semblerait ici que le décor sur lequel se délie la narration dépayse car il est de nature côtière et donc peu propice à l’enracinement.
C’est sur ce paysage de bord de mer que se construit l’intrigue et que viennent défiler les souvenirs du trajet de Jack entrepris trois jours auparavant ainsi que les souvenirs plus lointains d’une vie agricole dans le Devon. Nancy parle des dépaysés comme « [d]es égarés et [d]es contemplateurs de l’infini ». Il rappelle également que le dépaysement et le paysage relèvent toujours du passage. Il écrit :
Un paysage est toujours du temps, et il l’est doublement : il est un temps de l’année, une saison, un temps du jour, matin, midi ou soir, et un temps qu’il fait […] [L]e présent de la représentation n’est fait que pour rendre infiniment sensible le passage du temps, l’instabilité, la fugitivité11.
La vue sur la mer se prête au passage des images qui viennent percuter le panorama côtier. De sa fenêtre, Jack observe : « a grey sea, at a sky full of wind-driven rain, but sees for a moment only smoke and fire12. » La fumée et les flammes qui s’affichent dans le ciel sont celles d’un souvenir de jeunesse, du brasier des bêtes suspectées d’avoir été contaminées par la vache folle. L’image en appelle une autre et c’est bientôt le souvenir des troupeaux victimes de fièvre aphteuse qui surgit. C’est enfin l’image de la fumée s’échappant du World Trade Center qui se glisse dans le paysage et vient remplacer celle du bétail calciné. Le paysage dépayse sous l’effet de ce que Pascale Tollance a appelé « une forme de décadrage13 », quand s’y glissent des images extérieures venues d’un autre lieu et d’un autre temps.
La fumée que Jack perçoit vient s’ajouter à la grisaille ambiante de l’île qu’observe Ellie à travers le parebrise de sa voiture : « Today there is no view. Even Holn Head is just a vague, jutting mass of darker greyness amid the general greyness14 […]. » Swift fait usage du gris à de multiples reprises et c’est en suivant la chronologie disloquée du roman que le lecteur retrace le chemin qui mène à cette apothéose du gris. Ses traces en sont nombreuses, du gris des matins de novembre au gris de la coque des bateaux dans le port de Portsmouth. George Didi-Hubermann le décrit comme « une couleur pathologique15 », elle est poussière « [d]éjà tombée en cendre, et encore devant nous […] dans ce chromatisme paradoxal que nous appelons grisaille16. ». Il ajoute :
La survivance des cendres et celle des images : tel est le terreau, le sol de nos hantises présentes. Comprendre cela, c’est comprendre l’absence en son pouvoir psychique. C’est aussi toucher quelque chose comme une matière de l’absence17.
La grisaille devient, dans Wish You Were Here, cette « matière de l’absence » qui s’affiche d’abord dans le paysage marin que Swift décrit ainsi : « the great place which is no place, where no one lives. The sea is destiny, eternity, oblivion, death18. » Alors que divers décès ponctuent la trame narrative, l’absence des défunts semble s’inscrire dans la grisaille dès le début du roman dans un paysage propice au surgissement de ce qui n’est plus, dans un effet d’anticipation de la mort à venir rendu possible par une structure en analepses19.
La grisaille et le pastel s’étendent au reste du territoire spectral qui anonymise les personnes qui l’habitent en « random sample[s] of the nation20. » Reste alors aux quelques personnages qui se détachent de ces groupements d’inconnus à observer un paysage qui fait jouer le clair-obscur. Jack observe les bâtiments à l’approche du port de Portsmouth (« [i]ndividual blocks of buildings flash[ing] and glint[ing]21 ») ; les croques-morts, Derek et Dave, remarquent des nuages au-dessus des collines (« breaking over the hills to let through beams of sunshine22 ») ; alors que l’horizon se couvre de points blancs éparses (« [w]hite dots of sheep, brown and black-and-white dots of cattle23 », « frost-speckled hills24 »).
Ce paysage dépeuplé est marqué par des éléments de lumière et des traces blanches qui rendent perceptible l’absence de l’homme. Pierre Fedida évoque le paradoxe des effets de blanc lorsqu’il parle de la peinture de Cézanne. Il ne s’agit pas ici de comparer le paysage du roman à un tableau de Cézanne, mais nous noterons tout de même l’intérêt commun du peintre et de l’écrivain pour le paysage rural, et pour la place que l’homme y occupe. Fedida explique que si le blanc marque l’absence, il fait également de cette absence une présence. Il écrit :
Le blanc du papier est la matière des vibrations. On pense, en effet, à Cézanne […] – pour évoquer la puissance radiante du vide – comme plein de lumière […]. Ce vide énergétise les tensions jusqu’à leur limite tectonique qui est le moment de décision de l’œuvre, son événement. […] [L’] absence que veut peindre Cézanne, c’est cette absence de l’homme qui défie, dans le paysage, l’homme représenté, l’image motivée de sa projection. Alors l’absence de l’homme est présence de l’homme […] dans ce mouvement de la « montée de la terre vers le soleil »25.
Dans le texte de Swift, les éléments de lumière et de blanc sont autant de tâches qui viennent « énergétise[r] les tensions ». À la manière de l’artiste qui veut peindre « cette absence de l’homme », Swift semble faire du blanc une « puissance radiante » dans laquelle l’absence se fait présence pour mieux dépayser. L’absence qui se fait sentir est ici celle de Tom Luxton, mais elle est également celle du père suicidé et, à plus large échelle, celle du paysan britannique. Le paysage de collines vient hanter les croque-morts alors qu’ils rejoignent le village de la ferme fantôme, point source du dépaysement de Jack. Il s’agit à présent d’interroger le rapport du fermier à la ferme, du paysan au pays, dans l’expérience du dépaysement.
Dépaysement au pied du chêne
Swift déclare au sujet de Wish You Were Here : « This is a novel about farming as much as anything26 », soulignant ainsi l’enjeu central que représente le rapport du fermier à la ferme. Ce lien d’attache est manifeste entre Jack et Jebb Farm. Jack est décrit comme un « landsman » à l’allure « bovine ». Nancy écrit : « le pays, c’est le coin de terre auquel on tient, par lequel on est tenu27. » Plus que tenu, Jack est retenu par cette ferme dont il est l’esclave. Le motif de l’enfermement met en lumière le rapport conflictuel entre le milieu agricole et la nouvelle génération que forment Jack, Tom et Ellie. Tous trois finiront par quitter les fermes familiales, l’un pour l’armée, les autres pour les caravanes. Jebb Farm sera quant à elle divisée, entre maison et domaine, et vendue aux Robinson, un couple de Londoniens à la recherche d’une maison de campagne.
La force de cloisonnement qui émane de la ferme suppose l’agentivité du lieu et invite à s’interroger sur la manière dont il structure l’identité de ceux qui l’habitent. W.J.T. Mitchell définit le paysage comme « a dynamic medium28 » et propose de l’envisager ainsi : « a process by which social and subjective identities are formed.29 » Si, tel que l’évoque Catherine Bernard, le paysage « cristallis[e] la fabrique d’identité30 », il semble alors que son attachement à un lieu mortifère fasse de Jack un être éternellement dépaysé.
Le paradoxe de cette ferme est en effet de cultiver la perte : celle du troupeau calciné pendant l’épidémie de la vache folle, de la mère morte du cancer, du frère enrôlé ou de Luke, le chien de famille. La mort de Luke semble venir catalyser les disparitions qui frappent Jebb Farm. Elle creuse un trou dans l’espace, « a more than dog-sized gap31 », dans lequel se fait sentir l’absence de la mère.
Les absences qui se dessinent anticipent la faille qui s’ouvre au cœur du roman lors du suicide du père de famille. Michael choisit de passer à l’acte au pied du chêne de Barton Field, cet arbre massif, emblématique du paysage britannique. Il s’impose comme le seul élément qui est parvenu à s’enraciner profondément dans la terre. Présent sur le domaine depuis plus de cinq cents ans, il incarne l’héritage du paysage rural britannique, trace de l’histoire agricole du Devon.
Alors qu’il est sur le point de se tirer une balle dans la tête, Michael prend soin de s’installer contre le chêne, « [s]pine against spine32 ». La balle qui traverse Michael vient percuter l’arbre pour y laisser un trou entouré d’une cicatrice, révélant le lien entre Michael et la terre. Calvin Duggan et Esther Peeren reprennent le concept de « intra-action »33 de Karen Barad et l’appliquent au champ des Rural Studies afin de souligner la relation intrinsèque entre le paysan et la terre. La notion de « intra-action », en opposition à « interaction », suggère que la matière est le produit non plus de l’interaction de deux entités, mais d’un entremêlement au sein même de cette matière. Le fermier (« farmer »), la ferme (« farm »), et l’activité de la ferme (« farming ») ne peuvent donc exister que dans une dynamique relationnelle. Le concept de Barad nous invite alors à envisager l’impact de la balle sur le chêne non pas comme la simple trace d’un passage, mais comme une blessure partagée. La campagne semble être meurtrie dans un moment de communion avec le fermier, et c’est tout le désespoir de ce que Catherine Bernard a appelé « une communauté imaginaire34 » d’éleveurs qui s’écrit dans le paysage.
Le chêne apparaît plusieurs fois dans le champ de vision des personnages comme cette figure tutélaire inébranlable et inquiétante. Il est décrit ainsi :
[I]t was a magnificent tree. […] And no mere idle visitor—especially if they came from a city and saw that tree on a summer’s day—could have avoided the simpler thought that it was a perfect spot for a picnic35.
Un pique-nique sera finalement organisé au pied de l’arbre, des années après le suicide de Michael, par les nouveaux propriétaires du domaine. Cependant l’arbre mutilé est désormais investi d’une force magnétique qui inquiète et trouble la perception de Clare Robinson. Alors qu’elle le regarde, elle constate : « […] something was very wrong36 ». C’est en qualité de témoin de l’Histoire que le chêne vient troubler la famille londonienne en mettant en lumière une réalité sociale et économique rurale réprimée par ce qu’Esther Peeren désigne comme « le récit de l’idylle ». Elle insiste sur la façon dont l’idylle et la pastorale tendent à invisibiliser la réalité du rural, ses travailleurs, ses animaux et les conséquences de ses crises sanitaires37. Dans le roman, la réalité de la campagne anglaise a été occultée par la vision stéréotypée et l’ambition capitaliste des Robinson à posséder leur terre : « their ‘very own little piece of England38’. »
Après le suicide de Michael, une force motrice émane de l’arbre dans lequel une béance provoque ce que Christian Gutleben désigne comme « le vertige de l’abîme39 ». Le trou dans l’arbre devient un gouffre qui menace d’engloutir celui qui l’approche. Il est décrit comme étant « a puzzle, if not a very detaining one.40 » Cette énigme est celle de l’absence des invisibilisés de la campagne et c’est le paradoxe d’un vide actif qui vient dépayser les personnes alentour.
« Farmer Jack, milking his caravans » : une langue qui dépayse
Le roman tient à distance le paysage urbain alors que les villes s’affichent en liste sur les panneaux routiers que Jack voit défiler sur l’autoroute. Sa région natale apparaît au détour d’un mot : « Jack […] had found himself saying the word Devon41. » Il ne semble pas faire de lien entre ces noms et les paysages qu’ils convoquent. Jack n’est pas de ce pays que les appellations délimitent. Il vient d’un monde rural indistinct qu’il redécouvre à son approche de la ferme. Les noms des villes deviennent de simples signes vidés de leur substance. Ils font ainsi poindre un rapport problématique au langage, ici géographique, qui trouve son origine la nuit de la mort de Michael. Quand il découvre le corps de son père, Jack ne peut s’empêcher de répéter le mot « bastard42 ». Le mot est répété quatorze fois entre la découverte du corps et la fin du chapitre. La première fois que Jack le prononce, il constate : « it’s a word that’s going in the other direction43. » Le moment charnière du suicide de Michael vient faire dérailler le langage par la répétition, et la trace laissée sur le chêne ouvrent une brèche à la surface du texte qui entraîne une mise en mouvement de la parole. Des échos résonnent ainsi dans le roman et font du langage le lieu propice au dépaysement des personnages et du lecteur.
Jack semble avant tout être troublé par le vocabulaire particulier du langage administratif. Derrière l’inconfort qu’il ressent se cache une méfiance de la communauté rurale envers la machine administrative et gouvernementale britannique. L’incipit met déjà à distance ces spécialistes (« those experts ») qui ont ordonné la mise à mort de troupeaux sains, lors de la crise de la vache folle. L’aliénation de Jack vis-à-vis de ce système passe par un langage qui lui est étranger. Nous pouvons ainsi lire :
The word ‘city’ itself was foreign to him, as was the word ‘citizen’44 […].
Around him was the random sample of the nation (another word, like ‘citizen’, that had come in recent days to nag him)45 […].
Jean-Luc Nancy rappelle que « ce qui fait un pays échappe à une détermination géographique, juridique ou politique46. » Ces termes convoquent des concepts administratifs et idéologiques inconnus de Jack. Enfant, sa mère lui explique que son nom est son droit de naissance (« birthright ») et que c’est d’être né dans une ferme qui lui donne ce droit. Ce n’est que des années plus tard, alors délocalisé sur l’île de Wight, que Jack découvre que son droit de naissance (« birthright » à nouveau) est sa nationalité britannique, et que c’est sa naissance sur le sol britannique qui la lui assure. La répétition du terme « birthright » indique l’entre-deux identitaire de Jack et son impossibilité à appartenir entièrement à un pays. Le vocabulaire de la nation dépayse alors car il remet en question la relation de Jack à la terre. En effet, avant d’être citoyen, Jack est lui-même habité par son pays, troué comme l’est Jebb Farm par l’absence (« the gap that corresponded to the part of Jack that still belonged to Tom47 ») et fait d’endroits que seule Ellie connaît (« She knew places in him48. »)
Le mot étranger qui vient déstabiliser le quotidien du couple est le mot « repatriation », à propos duquel Graham Swift écrit :
The worlds of farmers and soldiers and the two meanings of land [are] combine[d] in the harrowing realities of that paradoxically estranging word ‘repatriation’49.
Le mot « repatriation » dessine une ligne le long de laquelle viennent se heurter la guerre contre l’épidémie et la guerre contre le terrorisme. La guerre en Irak fait retour dans le paysage anglais dans lequel Ellie distingue « a whizzing missile of a windhurled seagull50 ». La guerre contre la vache folle est quant à elle menée par Michael Luxton qui, la nuit de son suicide, porte la médaille de ses ancêtres obtenue « For Distinguished Conduct in the Field51 ». Notons ici la polysémie du mot « field » qui fusionne les guerres nationales et agricoles. Le texte a recours à différents jeux de polysémie et de métaphores qui permettent à l’étranger et au passé de déborder dans la narration. Catherine Bernard étudie l’usage que Swift fait de la métaphore et elle écrit :
Conforme à la définition que Thomas Pynchon donne de la métaphore, l’écriture se fait « trembling unfurrowing of the mind’s ploughshare ». Elle débauche le lexique, désoriente le sens, que les nœuds sémantiques cristallisent, pour mieux le disséminer, le déplacer52.
Jack se présente comme « Farmer Jack, milking his caravans53 » et « tending a herd of caravans54 ». Le passé fermier de Jack opère un retour dans le langage à mesure que le vocabulaire agricole se disperse dans la narration par la métaphore filée. Le retour du rural est perçu par Ellie pour qui ce n’est pas seulement le corps de Tom, et ce qu’il dit de la guerre, qui revient. C’est aussi « their old, left-behind life55 » qui est rapatriée. Il s’agit pour le lecteur de prêter attention aux modalités de retour d’une vie à Jebb Farm qui ne cesse de résonner dans le roman.
Des moments clefs du passé semblent s’être cristallisés dans des mots qui se répandent dans le texte selon des phénomènes d’homophonie et viennent troubler la lecture. Le souvenir de Jack qui berçait Tom dans son enfance (« Jack rocked Tom in his cradle56 », le verbe est répété plusieurs fois) ressurgit ainsi lors d’une dispute entre Jack et Ellie (« ‘You’re off your rocker, Jack’57 »). De manière similaire, les nombreuses bouilloires (« kettles ») préparées par Ellie ponctuent les souvenirs de Jack et raisonnent avec le troupeau (« cattle »). Le mot « kettle » semble être investi d’une double fonction. La paronomase kettle/cattle fait entendre la présence spectrale du troupeau, mais le mot vient également combler un vide plus grand, absolu. Après la mort de Michael, et lorsqu’Ellie propose à Jack d’investir dans des caravanes, le texte décrit Jack silencieux réfléchissant à toutes les bouilloires qu’Ellie a pu remplir ces dernières années. Le mot « kettle » est alors répété dix fois58. Dans son étude du rien chez Swift, Gutleben envisage le rien comme générateur de parole, « le vide suscite le besoin du plein59 ». Il ne s’agit pas ici de la pulsion créative que Gutleben décrit mais d’un engrenage du langage qui perd son sens dans la répétition.
Voici donc tant de mots qui font du texte une chambre « parcouru[e] par des échos60 » au centre de laquelle raisonne le son qui fait basculer le lien d’appartenance de Jack à la ferme : celui du tir qui tue son père. Ce son se répercute dans le texte à travers les nombreuses références faites aux tirs (« shot »), mais il surgit avec d’autant plus de force quand il apparaît dépourvu de son sens premier. On lit61 :
Because at least now she was shot of Tom62.
Corporal Luxton, Tom Luxton […] had seen those shots of burning cattle63.
His passport showed a mugshot face not unlike that face […] in the newspaper photo64.
L’antanaclase vient ici troubler la lecture en faisant entendre dans le soulagement d’Ellie, les clichés du bétail et la photo d’identité de Jack, le coup de feu qui a retenti au pied du chêne.
À la manière du mot « shot » qui est investi d’un souffle qui fait trembler le texte, des voix désincarnées surgissent ponctuellement et font vaciller la narration à la troisième personne. Graham Swift utilise un procédé qui lui est familier, celui de la prosopopée, grâce auquel il peut faire intervenir Tom et sa mère. Mais c’est également une autre voix désincarnée qui se fait entendre lorsqu’elle déclare au détour d’un paragraphe « Good luck, Tom65 ». Elle est la phrase que Jack a écrite sur la carte d’anniversaire de Tom la nuit de son départ et elle ressurgit régulièrement sans marque de ponctuation qui signalerait sa verbalisation. Dans son ouvrage Graham Swift. La Scène de la voix, Pascale Tollance étudie ces phénomènes de circulation chez Swift et renvoie à Jacques Rancière. Ce dernier explique au sujet de la parole écrite qu’elle est « un régime d’énonciation orpheline, d’une parole qui parle toute seule, oublieuse de son origine, insouciante à l’égard de son destinataire66. » Une fois déposés sur le papier de la carte, les mots de Jack peuvent donc « s’en [aller] rouler au hasard, de droite à gauche.67 » Tollance constate également que la voix se fait le mieux entendre quand elle entre par effraction68. Cette voix, qui souhaite bonne chance à Tom, est bien sans ancrage et vient hanter le récit. En interrompant la narration à la troisième personne, elle trouble la lecture et c’est le lecteur qui est alors dépaysé par un texte qui ne prétend plus « se raconter tout seul69 » et dont l’artificialité est mise au jour.
Conclusion
Lorsqu’il est interrogé sur les effets de saturation et de répétition dans ses textes, Graham Swift déclare : « One purpose of repetition in any novel is to create a kind of language which is specific to that novel70. » Dans Wish You Were Here, ce sont les effets de décalage et de déplacement qui construisent une langue du dépaysement. Le roman devient une chambre d’échos dans laquelle résonnent les voix du passé, alors que l’absence des Luxton et du paysan s’inscrivent dans le paysage anglais et viennent troubler le voyage de Jack. C’est finalement son attachement à un lieu mortifère qui condamne Jack à l’errance. Après la mort de son père, il est l’unique héritier de ce que Catherine Bernard appelle « une machine morte71 », qu’il accepte de vendre à condition que la lignée des Luxton s’arrête à lui. Jack devient alors un être divisé :
The truth was that he was that common enough creature, a landsman, by experience and disposition. […] But the truth also was that Jack had become an islander72.
Habité par le paradoxe d’être divisé entre deux vérités, Jack est voué à demeurer un être dé-paysé. Il habite un lieu instable, aussi mouvant que l’espace textuel dans lequel l’intrusion de l’étranger trouble la lecture.