Walter Benjamin à Naples

DOI : 10.35562/textures.313

p. 114-122

Plan

Texte

Les récits de voyage, sous leurs diverses formes, se caractérisent par une importante dimension réflexive : en rencontrant l’autre, l’étranger avec ses coutumes, c’est en fait bien soi-même que l’on découvre. Les Allemands ont voyagé en Italie et ont raconté leur voyage dès le XVe siècle. Si, à l’origine, le voyage avait un but religieux (comme pour Luther) ou culturel à partir du XVIIe siècle avec la tradition du Grand Tour, le Voyage en Italie de Goethe (1816) a marqué un tournant dans la perception d’un objet lui-même fluctuant au fil du temps, mais aussi du fait de différences régionales, y compris au sein d’une même époque. On peut retrouver cependant trois invariants : en Italie, on va chercher la Nature, l’Histoire et l’Art, ainsi chez Alfred Bassermann, qui suit les traces de Dante pour visiter l’Italie comme au travers d’un filtre1.

Avec l’avènement du XXe siècle, le voyage et son récit vont se transformer : la représentation de l’Italie comme une Arcadie source pure d’inspiration évolue vers des analyses plus sociologiques et mon intervention se proposera ici d’interroger cette transformation à travers l’exemple de l’écriture de Walter Benjamin. Mon objectif principal me conduira donc à montrer en quoi les écrits de Walter Benjamin illustrent cette étape charnière, comment le récit de voyage évolue avec la modernité des idées et de la technique et devient un support de réflexion sur l’identité. On étudiera plus particulièrement Neapel (1931), tiré des Écrits radiophoniques, Rundfunkarbeiten, de Walter Benjamin2. On rendra d’abord compte des voyages de Walter Benjamin en Italie, en 1912 puis en 1924, en interrogeant l’évolution de son écriture. Dans une deuxième partie on présentera le texte radiophonique lui-même, les modalités et les conditions de sa création. Enfin en troisième partie, on mettra en perspective les apports du texte tant du point de vue de son écriture que de celui de sa relation avec la littérature de voyage contemporaine.

Walter Benjamin en Italie et ses publications

C’est par intermittence que Walter Benjamin a tenu un journal, mais pour l’année 1912, nous disposons en particulier du journal de son voyage en Italie pendant les vacances de Pentecôte3. On retrouve dans ce compte rendu tous les aspects du voyage de formation : les aspects matériels et logistiques du voyage, la description des paysages (montagnes, lacs, jardins), le guide Baedeker avec les sites et monuments à voir marqués d’une étoile, l’évocation des discussions entre camarades de voyage mais aussi des lieux communs habituels associés à cette littérature : la crainte de se faire voler, les difficultés de communication avec les autochtones, l’image de la religion catholique (des moines, des églises, des cérémonies). Il s’agit bien d’un journal de voyage, de notes personnelles en vue d’une hypothétique publication, mais ces notes nous livrent une vision de l’Italie comme s’il s’agissait d’un décor, d’une galerie d’art où les habitants font fonction d’hôteliers ou de guides. Les principaux attraits de ce type de voyage résident dans l’admiration d’une Nature idyllique et source d’inspiration, la connaissance in situ d’œuvres d’art majeures qu’il faut connaître, et la découverte de sites historiques ou du moins remarquables, à Venise ou à Milan.

À partir des années 1920, les auteurs allemands sont pris d’un désir de voyage qui les emmène vers de nouvelles destinations comme l’Espagne, les Etats-Unis ou l’URSS. Le développement des infrastructures touristiques (accompagné de celui des guides tels que le Baedeker) et des infrastructures de transport accompagné d’une forme de globalisation commerciale, vont créer une demande d’information à laquelle la presse en particulier va s’attacher à répondre. De plus, la jeune République de Weimar cherche des modèles de société desquels s’inspirer, prise qu’elle est entre l’attrait pour le capitalisme des USA et celui du communisme en URSS. Après les descriptions urbaines de Siegfried Kracauer, le récit de voyage prend une tournure sociologique ou s’oriente vers les reportages à la façon d’Egon Kirsch. Le récit culturel devient reportage sociologique. Parallèlement, on observe dans la presse écrite le développement de récits dans la tradition de Heinrich Heine, observations passives d’un promeneur dans la ville, le concept même du flâneur, avec des textes de Franz Hessel par exemple sur Berlin, d’Alfred Kerr sur les USA ou de Joseph Roth en Pologne. À la croisée de ces deux tendances, le texte Neapel4 paraît dans la Frankfurter Zeitung le 19 septembre 1925. Il rapporte une vision de Naples suite à un séjour de près de cinq mois sur place.

En 1924, Walter Benjamin veut s’installer à Capri avec des amis pour y travailler à sa thèse d’habilitation car il pense que la vie y est beaucoup moins chère qu’en Allemagne. Il y fait la rencontre d’une jeune femme, Asja Lacis, qu’il décrit dans une lettre à son ami Gershom Scholem comme « une lettone bolchévique de Riga, qui fait du théâtre et de la mise en scène, une chrétienne ». C’est avec elle qu’il rédige le texte Neapel, co-signé d’Asia Lakis, malgré les doutes d’Adorno au sujet de la paternité de cet article5. Cette fois-ci le texte, destiné à la publication, se concentre sur les habitants et sur la vie de Naples. Pour citer Jacques-Olivier Bégot à propos de ce portrait de Naples, Walter Benjamin « tente de saisir la physionomie d’un lieu à partir de détails qui passent le plus souvent inaperçus »6.

Le texte se compose de six parties : une introduction, suivie de sections traitant de l’église catholique, de la Camorra et de Pompéï, une description du malaise du visiteur qui perd le sens de l’orientation, en particulier sociale, sans même pouvoir se raccrocher à son Baedeker, et la description d’un congrès de philosophes qui s’éparpillent et se perdent dans la ville. Cette désorientation ne leur est pas réservée car elle affecte tout voyageur, au point que même le Baedeker semble perdu : « Aber besser findet auch der banale Reisende sich nicht zurecht. Baedeker selbst vermag ihn nicht zu begütigen ». Tout est sens dessus dessous dans cette ville : le bien et le mal, la religion qui doit composer avec la Camorra sans s’y opposer ; les lieux d’art se trouvent perdus dans des jardins de misère, et même Pompéi se voit réduite à une source de revenus pour financer la construction d’une Eglise.

Le panorama de Naples déconcerte l’auteur : il ne faut pas croire les récits de voyage qui ont peint la ville en couleur, tout y est gris : le ciel, la mer, la ville s’agglutinent en une sorte de roche où les habitations sont incrustées dans des formes troglodytes. L’architecture est poreuse comme la roche et présente un aspect labyrinthique : labyrinthe spatial (on se perd dans des places, des escaliers, des cours, des rues) mais aussi temporel (tout semble en cours, soit de finition, soit de décrépitude, rien ne se trouve dans un état stable). Ces éléments forment une sorte de scène de théâtre en continu où même un dessinateur de rues constitue un spectacle.

Walter Benjamin observe un mélange de fête et de travail qui rythment la vie : le quotidien est poreux, le dimanche et les jours de semaine sont interchangeables, la fête de Piedigrotta est citée en exemple pour la confusion des jours dont elle est à l’origine. Ici encore « Porosität ist das unerschöpflich neu zu entdeckende Gesetz dieses Leben »7. L’auteur rappelle également qu’un proverbe attribue à sept villes italiennes chacun des sept péchés capitaux et que celui qui correspond à Naples est la paresse. Mais les napolitains ont d’autres moyens de trouver de l’argent que de travailler et le commerce est florissant. Walter Benjamin mentionne le loto, le bonimenteur ambulant, les galeries commerciales, le sens du commerce en indiquant l’inventivité des napolitains.

Walter Benjamin observe aussi, à propos de l’habitat et des relations sociales, la porosité entre la rue et l’intérieur, il décrit les animaux de la ferme qu’on retrouve au quatrième étage des immeubles, les familles recomposées et l’adoption spontanée. Il va jusqu’à comparer Naples à un village hottentot, village africain circulaire, où toute activité concerne toute la communauté. Cette interpénétration se cristallise dans les cafés tout en contrastes : ces derniers sont des lieux où les contacts s’établissent par des signes entre napolitains et aux dépens des touristes.

L’article de Benjamin, qui se présente sous forme de reportage, n’est pas une invitation au voyage organisé. Contrairement au compte-rendu de son premier voyage en Italie tel qu’il apparaît dans son journal, il ne cite aucun hôtel, pas une œuvre d’art, pas de site remarquable à visiter absolument. Les sites évoqués prennent toujours le contrepied de l’imaginaire commun. Cette présentation de la ville se fait sans narrateur, au présent, dans une écriture quasi filmique. On assiste à un montage des scènes les unes après les autres, entrecoupées de visions panoramiques qui présentent les formes de la ville, zooment sur ses entrelacements d’escaliers, de terrasses et de placettes qui laissent à chaque fois la place au théâtre de la vie elle-même. Le tout est commenté comme par une sorte de voix-off. La ville nous est présentée sans médiation, comme surgie devant la caméra d’un flâneur qu’on suivrait.

Cet essai sera publié sous forme d’article le 19 septembre 1925 dans la Frankfurter Zeitung et présente plusieurs concepts qui seront repris par Walter Benjamin dans ses écrits postérieurs : la notion de porosité, la « perception immédiate » (unmittelbare Wahrnehmung), le thème du passage. Mais ce texte aura un autre développement qui nous intéresse particulièrement.

Les projets de Walter Benjamin se transforment. Finalement, il ne s’installe pas à Capri, ni à Naples, ni même en Italie. En octobre 1924 il revient à Berlin. Il voyage entre Berlin, Paris, Ibiza et abandonne l’idée d’une habilitation pour l’université. Il doit se résoudre à trouver un moyen de vivre de ses écrits. Par l’intermédiaire de son ami d’enfance, Ernst Schoen qui est Directeur des Programmes à la radio de Francfort, il reçoit alors la proposition de faire des conférences radiophoniques.

Neapel, le texte radiophonique

De 1929 à 1933, ces conférences prennent différentes formes : critiques littéraires, conférences pour enfants, conférences pour adultes, radio pédagogique, saynètes, fictions radiophoniques… Comme Brecht à la même époque, Benjamin s’interroge sur les possibilités du nouveau médium et en déduit :

L’auditeur veut du divertissement. Et la radio n’avait rien à proposer : au sérieux et à la limite technique du didactique correspondaient la médiocrité et les manques de la partie « variété ». C’est là qu’il fallait s’impliquer8.

Les transcriptions de ces chroniques n’ont été rassemblées en tant qu’écrits de radio que récemment. Elles faisaient partie ce qu’on appelle les archives berlinoises de Benjamin retrouvées par la Gestapo à Paris en 1940, sauvées de la destruction à Berlin par l’Armée Rouge, ramenées par les soviétiques à Moscou et stockées dans le Sonderarchiv (archive spéciale), avant de revenir à Potsdam puis aux Archives de l’Académie des Arts de Berlin. Certaines chroniques, retrouvées en copie chez Gershom Scholem ou Theodor Adorno, avaient été incorporées dans les Œuvres Complètes. Une série de saynètes avait fait l’objet d’une publication spéciale. En 1985 étaient parus quelques textes dans le recueil « Aufklärung für Kinder » (« Les Lumières pour les enfants ») qui regroupait différents textes à caractère pédagogique diffusés à Francfort dans l’émission « Stunde der Jugend » sur le Südwestdeutscher Rundfunk ou à Berlin dans Jugendstunde de l’émetteur radiophonique Funkstunde.

Un ouvrage critique9 vient de rassembler ces chroniques en tant qu’écrits pour la radio, en mettant en lumière les textes mais aussi leur genèse, leur intertextualité ainsi que les aspects expérimentaux à visée pédagogique et émancipatrice qu’ils présentent. Un excellent travail préliminaire avait été réalisé en français en 2010 par Philippe Baudouin10, lui-même homme de radio, qui avait rassemblé différentes chroniques traduites en français par Philippe Ivernel ainsi que des textes d’anciens collaborateurs de Walter Benjamin à la radio, qui éclairent la démarche d’écriture. Le nouvel ordonnancement de ces textes a permis de les classer en textes pour adultes (chroniques littéraires, Hörmodelle) et textes pour enfants. Et dans cette classification on retrouve une sous-classification : Berlin, les Catastrophes, et Divers. C’est dans la sous-catégorie Divers qu’on retrouve le texte Neapel, qui a été diffusé le 9 mai 1931 à la radio de Francfort. Malgré l’identité du titre, il s’agit bien d’un nouveau texte qui s’inspire entre autres de l’article publié en 1925 mais avec des modifications importantes tant sur la forme que sur le contenu.

Intitulé Neapel, le texte final retrouvé porte très peu de corrections. Le texte dicté comporte très peu de ratures, uniquement quelques corrections orthographiques. Comme ces conférences étaient annoncées à l’avance dans le programme des émissions radio, nous connaissons, pour cette conférence, les lectures préliminaires que Walter Benjamin conseillait aux enfants (et aux adultes qui se cachent dans leurs rangs en pensant qu’il ne les voyait pas). Sont cités les guides de voyage suivants :

  • Aniello Grifeo, Neapel und seine Umgebung (1930)

  • Albert Ippel, Paul Scubring, Neapel (Berühmte Kunststätten) (1927)

  • Hippolyt Haas, Neapel, seine Umgebung und Sizilien (1904)

Le texte lui-même est construit en neuf paragraphes :

  • Le Vésuve, le trafic et les garçons dans le métro.

  • Le peuple, les santons, les petits métiers et la Camorra.

  • La paresse (thème repris de l’article), la pauvreté, les conditions sociales, la loterie.

  • Le commerce, la banque, le climat, les conditions de travail, les productions locales (les conserves de fruits, de tomates, les mangeurs de macaroni, l’exportation en Inde ou aux USA, les entreprises de tissage et l’exploitation par les étrangers, la fabrication de meubles, surtout de lits) et enfin les commerces qui transforment les rues en bazars. Le talent des napolitains pour le commerce

  • Le commerce de rue, en ne reprenant que deux exemples de bonimenteurs : le marchand de dentifrice et les ventes aux enchères inversées.

  • Le marché aux poissons et les fruits de mer (thème repris de l’article), la nourriture crue, comment se comporter à l’étranger, la préparation du repas de la fête de Piedigrotta.

  • La fête de Piedigrotta : le bruit, la musique (thème repris de l’article), l’importance de la musique qu’il compare en importance avec la boxe aux USA.

  • L’importance du nombre de jours de fête : chaque quartier a sa fête où il honore son saint patron (reprise partielle du thème des papiers de couleur), où différents artistes font leur spectacle : cracheur de flammes, découpages de profils en papier, athlètes et diseurs de bonne aventure, reprise du thème du dessinateur sur trottoirs, et importance des feux d’artifice sur toute la côte.

  • Interpénétration des fêtes et du quotidien : les magasins sont ouverts le dimanche mais peuvent être fermés pour une fête locale, impossibilité de connaître tous les recoins de la ville, même pour un facteur, la pauvreté qui oblige à émigrer. Dernier panorama : le point de vue de l’émigrant qui observe sa ville depuis le bateau qui le transporte vers l’Amérique : la ville et ses escaliers, placettes, églises tous imbriqués les uns dans les autres.

Les reprises textuelles correspondent au maximum à une dizaine de phrases ou de morceaux de phrases : les sept péchés capitaux répartis sur les villes italiennes, la loterie, le marchand de dentifrice, les enchères inversées, les fruits de mer, les papiers décor colorés et brillants, le dessinateur de trottoir, les feux d’artifice sur la côte. Certains thèmes sont repris mais adaptés en vocabulaire ou en description à un public enfantin : La Camorra, la prétendue paresse, l’image des bazars, l’interpénétration des jours de fêtes et des jours ouvrés, les coins et recoins de la ville, les meubles dans la rue.

Walter Benjamin introduit dans le texte un voyageur qui arrive dans la ville, s’attend à voir le Vésuve et va d’abord rencontrer la foule bruyante et perdre ainsi tout de suite ses repères, non seulement géographiques dans le trafic de la ville ou du métro, mais aussi sociologiques (l’importance des petits métiers, des représentations du peuple, de la Camorra). Il rend ainsi l’effet d’aliénation que rencontre le voyageur tout en prenant le contrepied du guide de voyage type Baedeker qui décrit très précisément tout ce qui peut arriver. On ne trouve pas de description de monuments ou d’œuvres d’art. Le regard se concentre sur des expériences vécues et observées, il décrit des scènes de rue tout en donnant des pistes d’explication historiques ou économiques (les chiffres du commerce, des productions locales), et remplit ainsi la visée pédagogique de son projet, en s’opposant aux clichés qui pourraient être connus des enfants (les sept péchés capitaux, la paresse, la gastronomie napolitaine) et dont certains sont repris dans les ouvrages de la bibliographie qu’il cite.

Évolution de l’écriture

Si la composition du texte reprend l’articulation du texte initial entre panorama et scènes de rue ou de marché, l’écriture se transforme. Dans le texte radiophonique apparaît cette fois un narrateur qui interpelle les auditeurs présumés enfants dès la première phrase en leur posant une question, créant ainsi un horizon d’attente. Tout au long du texte, Walter Benjamin utilise les questions pour interpeller l’auditoire, suppose les réponses et crée ainsi une forme de dialogue entre le narrateur et l’auditeur supposé. Ce jeu de dialogue imaginaire, on le retrouve aussi dans d’autres textes de Walter Benjamin où ce dernier pose des énigmes aux auditeurs, sorte d’interactivité avant la lettre.

On observe cinq aspects formels, tels que la personnalisation (narrateur, discours rapporté, modalisation avec quelques modalisateurs simples répétés tout au long du texte : nämlich, ganz, vor allem) ; l’interpellation (faux dialogue, questions) et l’ellipse du sujet ou du verbe, créant un « faux parlé » au sens de Henri Meschonnic11 ; les structures simplifiées (on observe moins de subordinations, des liaisons par connecteurs : ja, nämlich, des questions) ; le vocabulaire du conte (les adjectifs sont au superlatif, modalisation avec nämlich et ganz, la comparaison avec l’Amérique est superlative, les adjectifs sont dichotomiques (klein, gross, arm), les couleurs sont primaires, les criminels sont caractérisés comme des méchants (Bösewichte), le marchand de dentifrice est présenté comme un marchand des 1001 nuits, les commerces sont des échoppes de bazars, on trouve des mets exotiques comme la soupe aux poulpes ; et le récit est au prétérit (monde raconté) dans la description des saynètes du marchands de rue ou du dessinateur, en alternance avec le présent (monde commenté) de la description des usines ou de la cuisine, inscrivant ainsi le mode du récit dans la description.

Des éléments structurels viennent renforcer l’aspect didactique : la création d’un horizon d’attente avec les questions posées aux enfants, l’accessibilité du vocabulaire, les thèmes de l’enfance et la leçon nichée dans le texte :

Nur war ich immer der Meinung, in fremden Ländern genüge es nicht, die Augen aufzumachen und, wenn man es kann, die Sprache der Leute zu sprechen. Vielmehr muss man versuchen, möglichst sich den Gewohnheiten des Landes in Wohnen, Schlafen, Essen anzupassen12.

Tous ces éléments donnent un aspect attrayant qui diffère de la présentation originale. Avec ces moyens, Walter Benjamin nous présente une image scintillante de la ville. Dans le texte initial la ville était grise, ici les couleurs se retrouvent dans les papiers de décoration, les marchands de rues, les feux d’artifice, même dans un halo rouge au sommet du Vésuve dans la nuit. Pendant le jour en effet on n’a pas le temps de regarder le Vésuve, il faut survivre à l’agitation de la ville que Walter Benjamin rend par une répétition de structures et une énumération paratactique des phénomènes.

Finalement cependant, les couleurs, les personnages étranges, l'atténuation de certains aspects (Camorra, pauvreté), le côté labyrinthique de la ville et la perte de repères du voyageur combinés à la personnalisation du narrateur d’abord puis de l’émigrant sont autant d’éléments qui transforment la description en conte merveilleux. Naples devient un pays avec des règles qui apparaissent à celui qui regarde, des règles différentes de ce qui est connu, comme dans un pays imaginaire. C’est une sorte de conte oriental où tout ce qui est étranger est en fait un signe, le signe d’un merveilleux à découvrir. Ainsi la découverte de l’étranger ne se fait pas par une comparaison avec ce qu’on connaît mais plutôt par un abandon sans a priori à un nouvel univers.

Conclusion

Le discours du premier texte sous forme de notes de voyage, s’est ainsi d’abord transformé en discours sociologique mais toujours sous un angle observateur pour finalement permettre au lecteur/auditeur une immersion dans le voyage. Dans un texte à visée pédagogique, on s’aperçoit qu’il n’y a aucune mention des sites à voir ou à visiter. Le site principal à visiter à Naples, le Vésuve, est écarté dès le départ pour son manque d’intérêt. C’est en noyant son lecteur dans un tourbillon qui lui fait perdre ses repères dès l’arrivée que Walter Benjamin peut questionner les clichés (la paresse, le vol, le jeu) et leurs causes (la pauvreté, les conditions de vie sociales, la religion). Étranger à ce nouveau cadre où règnent des règles différentes (le bruit, l’agitation, la vie dans la rue, la gastronomie), Walter Benjamin invite son lecteur, plutôt qu’à s’interroger sur l’altérité, à se laisser porter par elle en acceptant justement que les règles soient différentes, comme dans un conte de fées.

Dans les témoignages de ses amis Walter Benjamin est présenté comme un merveilleux conteur, quelqu’un qui savait s’adresser aux enfants. On voit dans ce texte comment il a su mettre son écriture au service de la pédagogie sans perdre les éléments clés de sa pensée. L’interpénétration ou l’analyse sociologique sont toujours présentes dans le texte de radio, mais comme s’il s’agissait de nouvelles règles à découvrir, voire de comprendre plutôt que de juger.

Ce texte est d’abord un texte destiné à être lu à la radio. Même s’il a dévalorisé son travail radiophonique dans les lettres à Gershom Scholem ou à Theodor Adorno, a posteriori Walter Benjamin écrit qu’il considère ses travaux radiophoniques comme ses seuls travaux sérieux13. Il découvre à la même époque que Bertolt Brecht ce nouveau médium et il va développer des formes et des stratégies spécifiques qui vont lui permettre de mettre la technique au service d’une interactivité et d’un réenchantement.

Si Walter Benjamin est surtout connu pour ses réflexions sur le cinéma ou la photographie, pour Philippe Baudouin, la radio lui permet de faire l’expérience de l’aura avant de la conceptualiser. Mais si nous avons des traces écrites, des photos, beaucoup de documents sur Walter Benjamin, il ne nous reste que dix-huit minutes d’enregistrement de saynètes sur quatre-vingt-dix émissions et aucune trace certifiée de la voix de Walter Benjamin pour qui le nouveau média de masse était justement « le Pays des Voix ».

Bibliographie

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WIZILSA, Erdmut (dir), Benjamin und Brecht. Denken in Extremen, Berlin, Suhrkamp, 2017.

Notes

1 Alfred Bassermann, Dantes Spuren in Italien. Wanderungen und Untersuchungen. Kleine Ausgabe, München, 1897. Retour au texte

2 Walter Benjamin, « Neapel », in Gesammelte Schriften, Siebter Band, Erster Teil, Rolf Tiedemann, Hermann Schweppenhäuser (dir.), Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1991. Retour au texte

3 Walter Benjamin, „Selbstzeugnisse“, in Gesammelte Schriften, Vierter Band, Zweiter Teil, Tillman Rexroth (dir.), Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1991. Retour au texte

4 Walter Benjamin, « Neapel »., in Gesammelte Schriften, Vierter Band, Erster Teil, Tillman Rexroth (dir.), Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1991. Retour au texte

5 Theodor W. Adorno, « Erinnerungen », in Über Walter Benjamin. Mit Beitr. V. Theodor W. Adorno, Ernst Bloch, Max Rychner, Gershom Sholem, Jean Selz, Hans Heinz Holz und Ernst Fischer, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1968. Retour au texte

6 Jacques-Olivier Begot, Walter Benjamin. L’histoire désorientée, Belin coll. Voix allemandes, Paris, 2012. Retour au texte

7 « La porosité est la loi de cette vie qu’on redécouvre inlassablement » (trad. Jean-François Poirier et Jean Lacoste). Retour au texte

8 Erdmut Wizisla (dir), Benjamin und Brecht. Denken in Extremen, Suhrkamp, Berlin, 2017, p. 98. Retour au texte

9 Walter Benjamin, Rundfunkarbeiten, Küper Thomas, Nowak Anja (dir.), Berlin, Suhrkamp, 2017. Retour au texte

10 Philippe Baudouin, Écrits radiophoniques, Paris, Allia, 2014. Retour au texte

11 Gérard. Dessons, Henri Meschonnic, Traité du rythme. Des vers et des proses [1998], Paris, Nathan, « Lettres Sup », 2003, p. 45. Retour au texte

12 « Seulement moi, j’ai toujours été d’avis que, dans un pays étranger, il ne suffit pas d’ouvrir les yeux et, quand on le peut, de parler la langue des gens. On doit plutôt s’efforcer de s’adapter aux habitudes du pays en ce qui concerne le logis, le sommeil, le couvert ». Retour au texte

13 Walter Benjamin, Gesammelte Briefe. Band IV. 1931-1934. Suhrkamp, Frankfurt am Main, 1998, p. 162. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Barbara Hudin-Klaas, « Walter Benjamin à Naples », Textures, 26 | 2021, 114-122.

Référence électronique

Barbara Hudin-Klaas, « Walter Benjamin à Naples », Textures [En ligne], 26 | 2021, mis en ligne le 01 février 2023, consulté le 20 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/textures/index.php?id=313

Auteur

Barbara Hudin-Klaas

Université Lumière Lyon 2

Droits d'auteur

CC BY 4.0