Loin de toute allégeance à la grandeur de l’Italie, L’Italie à la paresseuse ; Journal de voyage, d’Henri Calet, publié en 1950, et Autour des sept collines, de Julien Gracq, publié en 1989, revisitent, de manière très différente, les topoi littéraires du voyage en Italie et de la déception du voyageur. Il peut sembler audacieux de rapprocher ces deux écrivains, en particulier parce que la notoriété de Julien Gracq, le « Grand Écrivain » par excellence, s’oppose à l’oubli relatif de l’œuvre et du nom même d’Henri Calet. Mais Gracq et Calet ont en commun non seulement leurs nombreuses déconvenues lors de leurs voyages en Italie mais aussi le fait qu’ils ont néanmoins consacré un livre à leur découverte de ce pays et à leurs déceptions.
Gracq
Autour des sept collines est un livre déroutant. Pour en saisir les enjeux, il faut le replacer dans le contexte de l’ensemble de l’œuvre de Julien Gracq. De Gracq (1890-2007), un des rares auteurs édité dans la collection de La Pléiade de son vivant, on connaît les romans, et surtout le célèbre Rivage des Syrtes. On sait aussi qu’il a avec constance refusé toute forme de compromission avec les médias, et qu’il a également refusé le prix Goncourt en 1951. Il importe ici de souligner deux points un peu moins connus. Tout d’abord, Gracq n’est pas seulement écrivain, mais aussi géographe, et ses essais rendent compte de ses nombreux voyages. Écrivain des paysages, Gracq a une prédilection pour les endroits qui permettent de prendre de la hauteur, de s’adonner à la contemplation. Il aime aussi les villes, comme le montre La forme d’une ville, livre entièrement consacré à Nantes. Il faut donc souligner l’attachement de Gracq aux lieux : un lieu lui plaît s’il est vivant, s’il peut entretenir avec lui, comme avec un être humain, une relation tout à fait personnelle. Rappelons-nous aussi qu’en 1949, Gracq publie un pamphlet, La littérature à l’estomac, qui, à l’époque, a défrayé la chronique. Or, on retrouve la virulence et le ton incisif du pamphlétaire dans Autour des sept collines.
Le voyage de Gracq à Rome
Voyageur, géographe, historien, et de surcroît nourri d’humanités classiques, Gracq avait toutes les raisons de visiter Rome. Or, il ne le fait qu’au printemps 1976. « Pour ma part, j’ai visité Rome à soixante-six ans, ce qui ne témoigne pas d’un sentiment d’urgence véritablement fébrile1. » Dès les premières lignes d’Autour des sept collines, tout est dit, et la litote renforce le propos, très clairement formulé, puisque Gracq enfonce le clou et explique que si sa découverte de Rome a lieu si tardivement, ce n’est pas un hasard : « Rien, dans ce voyage de reconnaissance sans enjeu véritable, ne m’a jamais pressé2. ». Il faut préciser que, pour Gracq, les voyages sont souvent des sortes de vérifications de ce qu’il sait, par ses lectures notamment, et de ce qui a bercé sa rêverie ; ce sont donc des « voyages de reconnaissance ». C’est le cas pour le voyage à Rome : avant de s’y rendre, Gracq connaît la ville par la peinture et la musique, et surtout par la littérature, en particulier par Stendhal et Chateaubriand. Mais là où ce voyage en Italie et à Rome diffère des autres voyages de Gracq, c’est qu’il est « sans enjeu véritable », car, comme l’affirme dans la notice qu’il consacre à Autour des sept collines Claude Dourguin :
Bien avant son séjour l’écrivain avait choisi sa “Rome”, celle dont il éprouve l’intime proximité : dans cet entre-deux-siècles (la fin du XVIIIe et la première moitié du XIXe siècles), où la ville connaît “son époque la plus décrépite et la plus émouvante” (Lettrines 2, p. 294)3.
C’est la Rome de Chateaubriand, celle de 1830, qui fait rêver J. Gracq, celle qu’il voit en songe et qui l’attire,
celle qui n’offre plus au regard et au songe que “ […] l’herbe des rues, le frisson de la malaria, le silence, les sonnailles malingres des troupeaux de chèvres, le flottement de la vie amaigrie dans un vêtement trop grand […]”. (En lisant en écrivant, p. 5964)
Autrement dit, la Rome de Gracq n’existe plus et Gracq le sait ; par conséquent, il s’attendait à ce que Rome ne trouve pas grâce à ses yeux, et sa déconvenue n’en est pas vraiment une.
Autour des sept collines
Pendant son voyage, en 1976, Gracq a pris des notes. Mais c’est seulement douze ans après son retour, en 1984, qu’il les a réunies à d’autres écrits de ses cahiers pour les publier. La seule justification de cet assemblage de notes et de réflexions assez disparates semble la thématique, le voyage à Rome, et en ce sens, Autour des sept collines est pour les spécialistes de Gracq son livre le plus contingent.
Arrêtons-nous sur le titre Autour des sept collines. Les « sept collines » font bien sûr référence à Rome ; mais on peut interpréter cette périphrase comme un refus de nommer Rome et comme une marque de dédain. En outre, le groupe prépositionnel « autour de » laisse entendre que l’auteur ne va pas traiter exclusivement de Rome, mais se livrer, tout à fait librement, à des considérations au sujet de Rome, de l’Italie. Et effectivement, l’essai se caractérise surtout par sa liberté de ton : on est frappé dès qu’on en commence la lecture par les longues et nombreuses évocations de lieux qui n’ont apparemment rien à voir avec Rome ni même avec l’Italie ; Gracq confronte et compare différentes villes du monde, il compare ses propres perceptions de l’Italie et celles de ses illustres prédécesseurs comme Montesquieu, Chateaubriand ou Stendhal. Il faut l’avouer, ces comparaisons, dont Gracq est d’ailleurs coutumier, déroutent, dans un livre sur Rome. Tout aussi surprenant est le constant changement de ton : on passe de descriptions savantes et précises, souvent agrémentées de commentaires ou de termes appréciatifs – comme si Gracq mettait un point d’honneur à inventorier les richesses de l’Italie et à leur rendre hommage – à des jugements assassins ; le géographe, l’érudit fait alors place au pamphlétaire, et la critique féroce succède à l’observation teintée d’admiration. En d’autres termes, à un paragraphe qui débute par « j’ai aimé » succède inexorablement un développement commençant par « mais », qui minimise, voire annihile, l’intérêt ou la beauté du lieu évoqué.
Claude Dourguin a donc raison d’affirmer que le texte apporte surtout des précisions sur la thématique des villes, souvent traitée par Gracq, et aussi sur son regard et ses goûts. Bien que le texte accorde une place centrale à Rome (la partie consacrée à Rome est la deuxième des trois parties du livre), en réalité, Autour des sept collines propose surtout un portrait de Gracq, à travers son regard sur Rome.
Pourquoi Gracq n’aime-t-il pas Rome ?
D’abord, la culture classique et le monde gréco-romain ne l’attirent pas. Comme les surréalistes, comme Breton, dont il était très proche, il leur préfère le Moyen-Âge. En outre, selon Gracq, à Rome, la juxtaposition de chaque monument avec d’autres, appartenant à d’autres époques, lui ôte toute singularité. Gracq déplore que Rome n’offre que des ruines déposées ou laissées par les siècles successifs, qui s’imbriquent dans un mélange composite, sans unité. À cela s’ajoutent les innombrables discours et représentations dont Rome a fait l’objet, qui empêchent toute approche immédiate. Gracq résume ces critiques dans une formule lapidaire : « À Rome tout est alluvion et tout est allusion5. »
Gracq refuse d’ajouter aux innombrables considérations sur la grandeur et la décadence de Rome. Il la dépeint à sa manière, toute personnelle, c’est-à-dire en soulignant tout ce dont elle manque à ses yeux : à Rome, il n’y a pas de lointains, pas d’horizons, pas d’eau, et en résumé il n’y a rien qui favorise le rêve. « Il n’y a nulle part dans Rome de “vue du Tibre” digne de ce nom. Le Tibre, très indigne du nom de fleuve, n’est même pas une rivière6 ». Tous les termes utilisés ensuite pour évoquer le fleuve ou ses alentours appartiennent au lexique de la petitesse ou de la médiocrité : « cours d’eau étroit », « quais sans ampleur » « médiocrité d’un ravin trop souvent mal rempli par un fiumare sans débit ». De même le site de Rome, les collines, la ville sont affublés de termes négatifs ou péjoratifs comme « placettes, églisettes7 ». Gracq insiste aussi sur son « impression de confinement8 » :
J’ai étouffé à Rome et à Florence – étouffé dans l’émerveillement – un peu comme dans le confinement d’un musée sans fenêtres : bouillonnement esthétique en vase clos, excès dans l’entassement d’art associé à un manque d’espace et de lointains9.
En résumé, comme il n’hésite pas à l’écrire ni à le répéter, Gracq n’a pas apprécié Rome. Et il ne recule devant aucun excès pour fustiger la ville : ainsi, selon lui les voleurs s’y intègrent dans des échanges sociaux convenus, et sont loin d’être à la hauteur des « outlaws sinistres10 » de New York.
Autour des sept collines, texte très érudit et plutôt aride, devient souvent drôle précisément à cause de ses excès et de sa férocité : « Je peux me plaire (ô combien) dans un paysage vide. Non dans un pays peuplé de figurants. C’est le peuple italien, qui, parfois, vide pour moi l’Italie de son charme11. » Si on met de côté la provocation, on comprend que pour Gracq les Italiens ont colonisé des ruines, au lieu de bâtir des maisons à leur image et conformes à leurs besoins.
Ce n’est pas seulement la ville moderne qui s’est guindée vaille que vaille dans un site tyranniquement aménagé pour une autre, ce sont ses habitants aussi qui semblent flotter dans les lotissements des palazzi, comme des sinistrés qu’on reloge dans un castel en déshérence ou une abbaye désaffectée12.
En d’autres termes, selon Gracq, les Romains ne se seraient pas approprié le lieu où ils vivent, et ils ne peuvent pas se sentir en adéquation ou en symbiose avec leur lieu de vie. En fait, pour Gracq, Rome n’est pas un lieu vivant. Les habitations sont « aussi difficiles à anéantir qu’à habiter13 », et l’espèce humaine se heurte « aux rugosités d’une coquille que pour la première fois elle n’a pas sécrétée14. »
Enfin, Gracq l’écrit, il aurait aimé être surpris et changer d’avis sur Rome et l’Italie. Mais il n’y a pas eu de surprise, et seule Venise trouve vraiment grâce à ses yeux, ce qu’il déplore en parlant de Sorrente : « À Venise, on n’est pas déçu, parce qu’il y a une surprise ; la sonorité, les bruits, l’intimité, absolument imprévisibles, d’une ville toute entière navigante et piétonnière. Ici (à Sorrente) tout est beau, tout est bleu exactement de la manière qu’on attendait15 ».
Il faut insister sur la virulence, la férocité, de Gracq : parlant des mystères de Rome, il écrit que « par nature [elle] n’en a pas tant puisque (le Vatican bien sûr mis à part) tous ses viscères nobles mis à l’air, elle est la seule ville au monde qui ressemble à une autopsie16. » Le moins que l’on puisse dire est que Gracq ne recherche pas la complicité du lecteur. Il affirme ses goûts et son indifférence, son absence d’intérêt et de respect : « le respect est une attitude dans laquelle je ne brille pas beaucoup. Et qui d’ailleurs confine souvent à l’indifférence17. »
Calet
Henri Calet (1904-1956) fait partie de ces auteurs considérés comme mineurs, qu’on découvre ou redécouvre au hasard de rééditions ou des hommages qui leur sont rendus. Contrairement à Gracq, Calet a beaucoup publié, en partie d’ailleurs pour subvenir à ses besoins ; il a écrit aussi bien des nouvelles que des romans (La belle Lurette, Monsieur Paul, Peau d’ours), des reportages, des récits de voyage. On peut néanmoins parler d’une unité autobiographique de l’œuvre, que Calet lui-même formule ainsi dans Peau d’ours : « Je me sais condamné à peiner incessamment sur un auto-portrait qui ne sera jamais achevé18 ».
Calet, qu’on désigne comme le « héraut des sans-grades », s’intéresse surtout à la vie quotidienne des petites gens, et son univers est très sombre. Cependant, son humour discret mais omniprésent met la noirceur en sourdine. Il faut souligner pour terminer cette rapide présentation que Calet a reçu le Prix de l’Humour pour L’Italie à la paresseuse en 1950.
Circonstances du voyage de Calet en Italie
Dans un premier chapitre à juste titre intitulé « Avertissement », Calet brosse une sorte d’auto-portrait tout à fait à sa manière, c’est-à-dire teinté d’humour triste :
On se dit probablement que je suis un sédentaire, un personnage falot, pâlot et démodé, un velléitaire même […], un besogneux au gros bon sens, content de rien, un homme usé […]
Usé, je le suis un peu, certes. Ou plutôt, c’est mon cœur qui est usé – jusqu’à la trame19.
Tout ce à quoi Calet aspire se résume ainsi : « Oh ! ne plus s’avoir constamment dans les pattes, ne plus se voir, ne plus s’avoir sur le dos ! Être un peu seul, vraiment seul, ne fût-ce qu’une seconde. Ne plus être deux à s’empêcher de vivre, ne plus être double20 ». Calet reconnaît là qu’il est dépressif, mais il affirme sa volonté de réagir et d’échapper à l’image d’homme décevant qu’il renvoie et qu’il qualifie de « légende délusoire21 ». Étonnamment pour le lecteur qui commence un livre sur un voyage en Italie, on ne trouve pas la moindre allusion à un quelconque voyage dans ce premier chapitre ; il ne s’agit que de l’état d’esprit de Calet avant son départ, donc de l’arrière-plan très sombre dans lequel s’inscrit son périple italien.
Il faut attendre le milieu du deuxième chapitre pour découvrir les circonstances précises du voyage : « un ami de Rome me propose de rallier Padoue de toute urgence pour représenter la presse française à un congrès international du “gaz combustible22”. » Souhaitant démentir sa réputation d’homme velléitaire et confiné dans son quatorzième arrondissement, Calet se décide : « Plus d’hésitation ! Il fallait partir. Au fond, j’avais, de longue date, grande envie de visiter l’Italie23. » C’est bien sûr une antiphrase, Calet n’est pas plus désireux de visiter l’Italie que d’aller au pôle nord mais il fait tout simplement de nécessité (la nécessité de s’échapper de lui-même) vertu, espérant sans trop y croire que ce périple inattendu offrira un remède à sa dépression.
Mais en acceptant l’invitation au voyage de son ami italien, Calet se trouve promu spécialiste de gaz combustible, un domaine dont il ne connaît rien. D’où sa crainte d’être démasqué. Il l’écrit laconiquement, « [l]e gaz combustible [lui] donnait du tracas24 » tracas qui ne fait bien sûr qu’ajouter à son lot d’anxiété habituel.
En résumé, Calet sait avant de partir que voyager n’est pas guérir son âme et il exprime clairement à la fin de son récit ce qu’il suggère au fil des chapitres : « Ce qui rend les voyages à peu près inutiles, c’est qu’on se déplace toujours avec soi25 ». Le livre L’Italie à la paresseuse relate donc une déconvenue, mais il s’agit d’une déconvenue prévue, escomptée, comme pour Gracq. Ajoutons que contrairement à Gracq, ce n’est pas seulement l’Italie qui ne convient pas à Calet, mais le voyage.
L’Italie à la paresseuse
Le titre « L’Italie à la paresseuse », rend bien compte de la nonchalance du voyageur, qui oscille entre le regret d’être « un touriste apathique, et même décourageant » et l’espoir que « les choses retiennent [son] attention, qu’elles [le] raccrochent, qu’elles [lui] fassent de l’œil26 ». En revanche, la mention « Journal de voyage » qui suit le titre est trompeuse. En effet, on n’a pas affaire à un journal de voyage mais à un récit rétrospectif qui aurait pu s’intituler : « Je n’ai rien vu de l’Italie ». Le deuxième chapitre commence ainsi : « quel beau pays ! C’est maintenant que je m’en rends compte : depuis que je suis rentré27. » Et Calet de se dépeindre penché sur des cartes et des encyclopédies où il découvre enfin, après coup, tout ce qu’il a raté pendant son voyage.
Le livre est composé de quelque vingt courts chapitres dont les titres à eux seuls confirment que l’Italie de Calet doit moins à ses villes et sites célèbres qu’au regard fort peu conventionnel du voyageur : « Cave canes », « Rafraîchissements », « Chiens (et chevaux) méchants », « Hauts et mauvais lieux », « La plus récente conquête de l’homme ».
Quant aux citations placées en exergue des chapitres, elles inscrivent les anecdotes racontées par Calet dans une longue lignée d’écrits qui tournent en dérision les voyages et l’Italie : « “Voyager est, quoi qu’on en puisse dire, un des plus tristes plaisirs de la vie.”, Baronne de Staël », « “… ils traversèrent le Tibre sans le remarquer…”, Baronne de Staël, Corinne ou l’Italie28 ». « “Fascisme, m. V. Italie.” Dictionnaire analogique, Larousse, éd.29 ».
Les déconvenues de Calet en Italie
Le récit retrace les étapes du voyage : Calet arrive à Padoue où l’attend son ami ; là, il remonte immédiatement dans un train pour Venise, où son ami et lui se rendent à un dîner avec les congressistes du gaz combustible. Il aperçoit donc « Venise by night » (c’est le titre d’un chapitre), puis la même nuit, Calet et son compagnon retournent à Padoue où a lieu le congrès, avant de repartir pour Venise (c’est le deuxième chapitre intitulé « Venise by night »). Ensuite, ils sillonnent une partie du pays en train : « Durant mon sommeil, j’ai parcouru l’Emilie, la Toscane ; J’ai brulé Florence, sans remords30. » Calet énumère ainsi des noms de lieux, de sites, qu’il n’a fait qu’apercevoir, deviner, entrevoir. « Enfin, je m’estimais heureux d’avoir pu deviner les contours du palais des Doges31 ». Au sujet de Rome, il écrit : « […] j’ai bien cru voir les thermes de Caracalla, l’arc de triomphe de Constantin… Mon voyage prenait un sens. Dommage qu’il fît si noir32. »
Ces regrets sont bien sûr totalement feints. Car, comme Gracq le fera après lui, Calet déplore l’abondance des représentations de l’Italie qui rendent impossible un regard autonome. « Et c’est bien ce qui déconcerte en Italie : [E]lle est revêtue d’une croûte, d’une patine artistique et romanesque qu’il faudrait avoir l’énergie de gratter ; mais on est si nonchalant33… » Tout au plus Calet vérifie-t-il, comme Gracq encore, mais sur le ton pince sans rire dont il a le secret, sans insistance aucune, comme en passant, que la réalité ressemble aux discours et aux images : « Du pont de Mestre qui franchit la lagune, j’ai aperçu Venise dans le crépuscule. Ce n’a pas été une surprise. Vue ainsi, à distance, cela ressemblait à un petit tableau de Canaletto (ou de Guardi) qui est au Louvre34 ».
Calet s’accommode donc avec bonne humeur des hasards qui l’empêchent de voir le pays. Bien plus, il s’en réjouit souvent car, en dehors des traces que la Deuxième guerre mondiale a laissées en Italie, qu’il note systématiquement, ce sont justement les événements imprévus ou les scènes anodines de la vie quotidienne qui l’attirent et l’intéressent. Le récit s’attarde donc sur les moments où Calet s’est laissé happer par des occupations ou des activités dérisoires. C’est ainsi qu’à Rome, il se laisse entraîner par son ami à des courses de chiens, et dans les mauvais lieux. Tout en craignant sans cesse d’être bousculé par les « redoutables » Vespas, il tente de s’italianiser en se faisant confectionner un complet ; il acquiert un presse-citron, achat grâce auquel il se voit offrir en prime un bouchon-verseur, deux souvenirs à rapporter à sa famille. Ces détails infimes, ou ces événements incongrus ont l’avantage d’accaparer provisoirement l’attention du voyageur, et c’est ce qui en fait le prix à ses yeux.
Pour le lecteur, les aventures saugrenues que relate Calet s’enchaînent quasi naturellement, tout l’art et l’humour de Calet consistant à souligner le piquant de scènes quotidiennes et à décrire très simplement, sans effets, les situations les plus bizarres : ainsi lors du dîner du congrès du gaz combustible, Calet et son ami se trompent de table et se retrouvent dans un congrès médical ; mais personne ne s’aperçoit de cette méprise. De la même façon, Calet voyage en Italie sans rien voir du pays et s’il s’en aperçoit, il ne s’en émeut guère !
Calet termine son livre en affirmant que l’Italie « ne [lui] va pas bien35 » ; Gracq, lui, y étouffe. Pour tous les deux, l’admiration universelle dont jouit l’Italie empêche de porter sur elle un regard neuf, ou singulier. Mais c’est justement cette constatation qui leur fournit un prétexte pour affirmer leur singularité et exprimer leur humour, un humour féroce pour Gracq, léger pour Calet, le premier dédaignant la complicité du lecteur, l’autre au contraire cherchant à l’amuser avec des jeux de mots naïfs et accrocheurs comme « J’allais, moi aussi, trotter sur le globe36. »