La série télévisée La Jauría1 (La meute), une coproduction chileno-argentine, a connu un fort succès au Chili et à l’étranger2. Elle s’appuie sur les ficelles traditionnelles du « noir » (ou hard-boiled) et s’ancre profondément dans le contexte social chilien dont elle offre un portrait critique. Au générique, les présences de l’actrice transgenre chilienne Daniela Vega, de la chanteuse Ana Tijoux (figure de la revendication féministe et sociale) et des frères Larraín à la production, préfigurent l’orientation de la série. Tout d’abord, l’intrigue (la disparition et le viol d’une jeune élève d’un lycée huppé de Santiago) permet de dénoncer les différentes formes de violences (psychologiques, physiques, symboliques) faites aux femmes dans une société profondément machiste. D’autres critiques surgissent au cours de la saison : les dénonciations du cyberharcèlement (en croissance constante au Chili3), d’une élite chilienne intouchable, de la toute-puissance des militaires et de l’Église, sous-tendent la construction de l’intrigue. Les références permettant d’ancrer la série dans le Santiago de 2018 sont également nombreuses et distillées tout au long des épisodes. L’intrigue s’appuie sur plusieurs faits réels tels que le viol d’une jeune fille de 18 ans à Pampelune (Espagne) par un groupe de cinq hommes (surnommés « La meute »)4 en 2016 ou encore les manifestations étudiantes à Valdivia (Chili) en 2018 qui, d’une part, dénonçaient le harcèlement et les abus sexuels entre étudiants et, d’autre part, protestaient contre la décision de l’université de maintenir à son poste un professeur reconnu coupable de harcèlement sexuel sur une fonctionnaire. Ces mouvements se sont rapidement étendus à travers tout le Chili, rejoignant les mouvements #metoo et #niunamenos. Ils réclamaient, entre autres, que les universités élaborent des protocoles internes pour lutter contre le harcèlement et les abus sexuels. Enfin, immédiatement repérables dans la série, de nombreuses références achèvent de l’ancrer dans le contexte des manifestations féministes qui secouent le Chili et l’Amérique latine cette dernière décennie. Nous pouvons ainsi relever les manifestations de la Plaza Italia (siège de toutes les grandes manifestations à Santiago), le foulard vert porté par les manifestant.e.s (icône des mouvements féministes et pro-avortement en Argentine et dans le reste de l’Amérique latine), le cri de « ni una menos, si tocan a una, tocan a todas » (« pas une en moins, s’ils touchent l’une d’entre nous, ils nous touchent toutes »), la chanson de générique No estamos solas interprétée par Ana Tijoux qui rejette sur l’Église et l’État la responsabilité d’une société patriarcale et oppressante dont les femmes sont les victimes, dénonçant un machisme institutionnalisé. La série reprend plusieurs symboles de la gauche chilienne : les cris de « Y va a caer » (« il va tomber ») (chanté lors de la défaite de Pinochet au référendum de 1988) et « paco culiao » (« enc… de flic »), le drapeau mapuche dans la chambre de Gonzalo (devenu symbole de la lutte contre le néo-libéralisme). La série s’attaque au fort carcan juridique et social hérité de la dictature de Pinochet (1973-1990) que subit encore, malgré les années de transition démocratique, une très grande majorité de Chiliens. La Jauría joue avec les codes du roman noir (théorisés par Tzvetan Todorov5) et s’inscrit dans une tradition beaucoup plus large du polar au Chili et en Amérique latine, sans pour autant en adopter certains aspects typiquement latino-américains6. Cette série est un exemple de l’essor et du succès que rencontre le roman « noir » au Chili depuis les années 1990 et s’inscrit dans la continuité d’un genre littéraire étroitement lié à une critique sociale. En effet, si, au Chili, le roman policier est resté un genre globalement marginal jusque dans les années 19907, à partir de cette décennie (celle de la transition démocratique), il acquiert une place de plus en plus importante dans le panorama littéraire chilien. Écrits majoritairement par des intellectuels « de gauche », quel regard critique les romans policiers de ces dernières décennies portent-ils sur l’évolution de la société chilienne depuis la fin de la dictature ? Dans quelle mesure permettent-ils de participer au travail de mémoire dans une société muselée à la sortie d’un régime dictatorial ? Avant d’analyser les particularités du roman noir chilien de ces dernières décennies, il conviendra d’en résumer les codes afin de montrer la relation inhérente entre ce genre et la critique sociale. Enfin, il sera intéressant de réfléchir à la visibilité que les auteurs et maisons d’édition donnent à ces œuvres dans un pays où la lecture reste réservée à une élite intellectuelle et culturelle.
Naissance du roman noir, miroir de la société
Depuis plusieurs décennies, le milieu universitaire a mis en évidence l’aptitude du roman noir à imaginer, sonder, recréer et interroger la face sombre de la société. Cette nouvelle forme apparaît aux États-Unis dans les années 1920, pendant les crises sociales et économiques (le développement des mafias et de la corruption, le subséquent développement de la grande délinquance urbaine, nés avec la Prohibition (1920-1933) et qui se sont développés lors du krach boursier de 1929 et de la Grande dépression qui s’est ensuivie au cours de la décennie suivante). Dans leurs romans, les écrivains étasuniens se saisissent de ce contexte et modifient les règles du « récit d’énigmes » : le schéma déductif passe au second plan et laisse place à l’action et à la critique sociale d’un monde déshumanisé et corrompu, exploitant les travailleurs. À cette réorganisation thématique répondent de nouveaux choix de formes8. Tout d’abord, le récit n’est plus rétrospectif mais prospectif. Il ne s’agit plus tant de découvrir l’assassin que de savoir si le détective arrivera à mener son enquête jusqu’au bout. Le héros devient en effet fragile et le suspense ne tient plus tant à la découverte du coupable qu’à la question de la survie du détective et à sa capacité d’anticipation pour démasquer les coupables avant que ceux-ci ne le tuent. La résolution du crime et le jeu intellectuel avec le lecteur passent donc au second plan, au profit du mobile du crime. La ville devient ainsi un lieu hostile et le détective reste en marge des institutions judiciaires qui révèlent leur insuffisance. Il apparaît comme un justicier, le seul apte à rendre justice dans un monde corrompu. Il a ses propres méthodes : il recourt à la violence, au chantage, à des réseaux d’information officieux et/ou souterrains, mais toujours au profit de la Vérité et de la Justice.
Comme l’ont montré Robert Deleuse9, et Dominique Viart et Bruno Vercier 10, le roman noir est donc profondément social. En cela, il devient le miroir de la société dans laquelle il s’inscrit. Pour Luc Boltanski11, le roman policier met en tension deux réalités : l’une officielle (liée à l’État) et l’autre, cachée. Or, si, comme dans le roman noir, la réalité officielle se heurte à une autre réalité, les romans doivent être différents selon les types d’État. Ces caractéristiques font donc du roman noir un genre apte à traduire les dérives et la corruption des systèmes politiques de la société contemporaine de laquelle il naît. Le réalisme du roman noir est alors indissociable des problématiques du monde qu’il reconstruit, et indissociable de la société dont il est le miroir.
Ces dernières décennies, les auteurs chiliens du genre revendiquent justement cette dimension critique du social, du politique et du judiciaire du roman noir pour justifier leurs choix d’écriture à l’heure de recréer en littérature la vision du monde (en plein bouleversement au Chili) qui les entoure. Les codes du roman noir leur offrent un cadre permettant d’explorer la noirceur de la société contemporaine chilienne (l’absence d’espoir, de justice) et de dénoncer la corruption de l’État, tout en s’inscrivant dans un travail de mémoire. Ces romans cherchent ainsi à mettre en évidence l’impact (et la permanence) des politiques et des valeurs de la dictature sur la société actuelle et elles comblent le silence tacite sur les horreurs de cette période.
Heredia, un regard sur les problèmes sociétaux et politiques contemporains
L’œuvre de Díaz Eterovic, un des auteurs chiliens les plus reconnus de ce genre, est particulièrement représentative. Les enquêtes scrutent les problématiques auxquelles est confronté le Chili depuis la sortie de la dictature (parmi de nombreux exemples, nous pouvons citer le narcotrafic dans Solo en la oscuridad [1992], la très forte croissance de l’immigration péruvienne et le racisme qu’elle provoque dans El color de la piel [2003], les enjeux économiques et politiques qui nuisent à l’environnement et aux populations locales ainsi que la corruption qui en découle dans Los siete hijos de Simenon [2000] et La música de la soledad [2014]12). Ces problématiques sociétales apparaissent comme subséquentes de la dictature de Pinochet. Ainsi, les références à la modernité et à la société de consommation (modèle socio-économique néolibéral vanté par les « Chicago Boys »13 et la dictature militaire mais également par les différents gouvernements qui ont suivi) sont nombreuses et systématiques, et contrastent avec la misère sociale omniprésente. Cet aspect est particulièrement visible dans El ojo del alma (2001). Vue à travers les yeux du détective Heredia, la modernité uniformise la ville, efface les souvenirs et l’histoire. Associée à la pauvreté, aux injustices et inégalités de Santiago, cette modernité invite le lecteur à réfléchir sur le legs le plus vanté de la dictature : le progrès. En effet, une des grandes réussites vantées par Pinochet et son gouvernement est d’avoir permis au Chili de devenir l’un des pays d’Amérique latine les plus stables et les plus riches. La campagne de Pinochet pendant le référendum de 1988 reposait en grande partie sur cette idée14. Le 9 octobre 2019, le président de la République chilienne, Sebastián Piñera, a déclaré que « Chile era un verdadero oasis en una América Latina convulsionada »15 (« Le Chili était un véritable oasis dans une Amérique latine convulsionnée »). Neuf jours plus tard, le 18 octobre 2019, la plus grande révolte sociale qu’ait connue le Chili depuis le coup d’État (1973) éclate et s’installe dans la durée (l’arrivée du coronavirus dans le pays à la mi-mars 2020 y mettra fin). La cause première de ces manifestations étudiantes est l’augmentation du ticket de métro. Cependant, très rapidement, les politiques économiques ultra-libérales menées au Chili depuis la dictature sous l’influence des « Chicago boys » et l’absence de confiance dans les institutions chiliennes apparaissent au cœur des protestations. En effet, le Chili est un des pays les plus inégalitaires16 au monde. De plus, la Constitution (votée sous la dictature de Pinochet et inchangée depuis, à part quelques amendements), garantit la présence et les investissements de l’État uniquement lorsque les entreprises privées sont inaptes à assurer le service. C’est précisément ce décalage entre modernité, égalité et justice que dénonce le détective Heredia. L’idée de progrès se réduit ici à une occidentalisation du Chili, et ne serait qu’un mirage. À travers la voix d’Heredia, l’auteur s’attaque à la société de consommation et appelle à la réflexion critique sur les discours tout fait et le type de société dans lequel nous voulons vivre. Le discours sur les bienfaits de la modernité (politique, économique, sociale) du Chili est contredit par des procédés narratifs : vue à travers les yeux d’Heredia, cette modernité n’est qu’une apparence, ne permettant pas une égalité, une justice sociale et institutionnelle réelles. Le roman invite donc le lecteur à réfléchir, dès 2001, sur le chemin pris par le Chili, et sur les discours officiels.
L’impunité de crimes commis pendant la dictature17 est également un thème récurrent (Nadie sabe más que los muertos [1993] ou La oscura memoria de las armas [2017] entre autres). Dans ces romans, les questions portant sur la mémoire et l’oubli sont récurrentes. Les histoires personnelles, les traumatismes individuels se mêlent à l’oubli institutionnalisé et à la mémoire officielle. La figure du détective agit comme jonction entre le particulier et le collectif : témoin des drames personnels et seul justicier possible, il s’insurge ainsi contre l’écriture d’une histoire officielle et offre une autre réalité et une autre écriture possible de l’Histoire. Sa lutte permanente reste vouée à l’échec : il découvre les coupables, mais ceux-ci, protégés par l’institution, restent libres. Ce topique tend cependant à évoluer au cours des romans de Díaz Eterovic, démontrant peut-être une certaine évolution de la société. Díaz Eterovic n’a cependant pas le monopole de ces thèmes que l’on retrouve dans d’autres romans du même genre18.
Cycle, intertextualité et réflexivité
De plus, les enquêtes du détective s’inscrivent au sein d’un cycle et les références intertextuelles sont nombreuses. Ainsi, par exemple, sur le bureau du détective trainent des notes intitulées « Historias de una ciudad triste19 » (El ojo del alma, p. 77). Dans les romans de Díaz Eterovic, son héros (Heredia) raconte ses aventures à un écrivain qu’il rencontre régulièrement dans un bar : El ojo del alma se termine sur une discussion avec Escriba, un ami auteur qui lui propose d’écrire un roman à partir de ses souvenirs ; il lui suggère d’ailleurs qu’à partir de cette histoire, il en écrira sept (« Con esta historia serán siete las que escribiré. Un buen número. Las siete vidas de los gatos y las siete novelas que escribió Raymond Chandler »20). Cette citation inscrit ce roman dans une double intertextualité : d’une part, elle rappelle les aventures des romans à énigmes racontées par un proche du détective (Watson pour Sherlock Holmes, le capitaine Hasting dans la plupart des Hercule Poirot), d’autre part, elle établit une comparaison avec l’œuvre de Raymond Chandler, maître du roman noir étasunien. Ramón Díaz Eterovic inscrit donc ses romans dans une longue tradition littéraire, conférant à son héros et à son œuvre une certaine crédibilité. Enfin, au-delà de la vraisemblance conférée par cette mise en abyme « classique », l’aspect cyclique du roman noir contribue surtout à sa richesse réflexive. Ainsi, si les enquêtes d’Heredia sont généralement prétextes à explorer les quartiers populaires de Santiago (métonymie de la société chilienne), il est amené à enquêter dans des villes de province ou étrangère (Punta Arenas21, Cuenca22 et Buenos Aires23), brossant de la sorte un portrait moins centralisé du Chili, voire du Cône sud.
De plus, aujourd’hui, le cycle Heredia compte 19 romans publiés depuis 1985. Ce sont plus de 30 ans de regards critiques qui sont posés sur la société. La lecture de ces œuvres ancrées dans un temps relativement long au regard d’une vie humaine, permet de retracer l’histoire du pays, l’évolution du paysage, économique, politique et culturel de la société. Les références à l’actualité chilienne sont en effet nombreuses dans les romans : la période de la transition démocratique, la commission « Valech » et ses implications sont, par exemple, explicitement mentionnées. L’évolution du regard porté sur la police est également frappante : si dans les premiers romans les policiers sont représentés comme violents, corrompus et incapables (à l’exception notable de Dagoberto Solís, ami de Heredia), des figures policières plus nuancées apparaissent au fil des romans, culminant avec le personnage de Doris Fabre qui incarne l’idéal de justice que devraient représenter les policiers.
Le roman policier offre donc une radioscopie de la société chilienne depuis les années 1990 s’opposant de la sorte au discours officiel d’une société jusqu’à très récemment fermée24. Il s’empare ainsi de thèmes « tabous » (répression sociale, « disparitions », impunité, corruption, remise en question du succès du modèle néo-libéral) pour participer à une construction de la mémoire. Cette dimension critique de la littérature s’accompagne d’un engagement social et politique important de la part de certains auteurs (en particulier Bartolomé Leal et Ramón Díaz Eterovic) et d’une volonté de rendre davantage visible et accessible le roman noir au grand public.
Production et diffusion du roman noir auprès du grand public
Les maisons d’édition – LOM en particulier – montrent la portée sociale du roman noir chilien. Cette maison d’édition chilienne, fondée en 1990, à la fin de la dictature, s’est donné (et maintient) comme objectif de participer à la défense de la démocratie en travaillant, grâce à ses choix de publications, à un travail de mémoire, de diffusion de la culture et de la réflexion. La publication de romans noirs par cette maison d’édition politiquement engagée n’est donc pas anodine. Elle témoigne de la relation profonde qui existe au Chili entre ce genre, la mémoire et les problématiques contemporaines.
De plus, l’organisation de colloques, de festivals du roman noir, et d’ateliers d’écriture réunissant les auteurs les plus en vue de ce genre, contribue à apporter une visibilité aux préoccupations sociales de ces écrivains.
Enfin, la revue mensuelle Trazas negras créée par Bartolomé Leal propose, depuis août 2020, des nouvelles policières ou fantastiques inédites, et se présente comme « un espacio abierto para los escritores y escritoras que se expresan en aquellos géneros populares de narrativa que testimonian del lado oscuro de nuestras personalidades y de la sociedad entera25… ». Les numéros sont vendus en ligne sous forme de contribution volontaire (minimum 1 000 pesos [soit environ 1,19 euro], un tarif près de vingt fois inférieur au prix d’un livre vendu en librairie). Cette volonté reste toutefois, à mon sens, à nuancer : l’accès à la revue semble réservé à un public relativement cultivé, ayant accès à un ordinateur et internet et ayant l’habitude de rechercher des œuvres en téléchargement légal.
Ces exemples témoignent de la volonté des auteurs de s’emparer de thèmes d’actualité conflictuelle et de les porter dans l’espace public. Cette ambition reste cependant dépendante de l’horizon d’attente des lecteurs, généré par les textes qui entourent ces romans (publication d’articles, de synopsis, d’entretiens, de blogs, de conseils de lecture). Ainsi, il resterait à analyser la portée réelle de cette volonté de visibilité hors des cercles d’intellectuels de gauche et de lecteurs déjà convaincus.
En conclusion, les auteurs chiliens de cette dernière décennie se sont saisis des recours narratifs et des codes stéréotypés du roman noir pour donner la voix aux victimes oubliées de l’histoire officielle. Les recours narratifs, la polyphonie, l’introspection, le chevauchement des lignes temporelles très codifiés de ce genre offrent aux lecteurs une multiplicité de points de vue qui enrichissent leur réflexion. Les descriptions de l’environnement et des faits divers interrogent également des problématiques contemporaines à la lueur du passé. Le roman noir dénonce les crimes de la dictature, mais aussi et surtout la corruption toujours présente, les conséquences de l’appropriation économique par les classes dirigeantes et des politiques menées sous ce régime. Et il interroge aussi les conséquences sociales, politiques, économiques présentes à l’aune de ce passé, proposant une nouvelle lecture du monde présent, loin des images et réflexions proposées par le pouvoir en place. Les stéréotypes inhérents au roman policier (détective solitaire œuvrant pour la justice des plus faibles, exploration des quartiers populaires…) participent à une dénonciation politique et sociale des instances gouvernementales. La capacité miroir du roman noir permet d’analyser la place que prétend occuper la littérature lorsque l’historiographie est scellée par une histoire officielle et les médias muselés, ainsi que son impact réel sur une société appauvrie dans laquelle la littérature est réservée à une élite culturelle. Le roman noir chilien s’inscrit donc dans la « novela neopolicial latinoamericana »26 (« le roman néo policier latino-américain »). Dans les années 1970 et 1980, les auteurs latino-américains s’emparent des codes du roman noir étatsuniens pour offrir leur vision des évènements qui secouent alors les pays du Cône sud. Ces décennies marquent, en effet, d’importants changements socio-culturels dans cette partie du continent américain : l’exode rural vers les villes explose et, avec lui, les inégalités et donc les mouvements sociaux ; au Chili, en Argentine et en Uruguay, les dictatures militaires s’installent, les droits de l’homme sont systématiquement bafoués ; Cuba souffre des conséquences (sociales, politiques, économiques) de la politique du gouvernement de Fidel Castro et de l’embargo étasunien ; le Pérou de la guerre civile et du terrorisme mené tant par le Sendero Luminoso que par l’État ; le Mexique d’une forte corruption politique. Dans ces contextes, le roman noir devient un miroir de la société, les personnages sont témoins de la misère sociale et économique, de la violence qu’elle engendre, de la corruption, de la peur, de la répression, des abus de pouvoir qui rythment le quotidien des lecteurs. En Amérique latine, les instances juridiques et politiques officielles sont intrinsèquement liées à cette situation, et les auteurs pointent leur responsabilité directe. Le roman noir latino-américain révèle ainsi à tous ce que les pays cherchent à cacher, comme le dit le péruvien Santiago Roncagliolo27, un des maîtres du genre.