Les sept articles qui composent ce 28e numéro de Textures montrent le dynamisme de la recherche des doctorants à LCE. Ces textes ont en commun une réflexion sur la construction de la mémoire, collective ou individuelle, et des processus de patrimonialisation qui l’entoure.
Qu’elle soit mémoire plurielle, à plusieurs voix, construite par des notions partagées ou des souvenirs, ses différents aspects sont ici abordés. La thésaurisation et l’usage de cette mémoire apparaissent aussi ici, dans des sociétés développées comme éloignées et ayant subi la lourde répression coloniale ou sortant d’une longue période de répression dictatoriale sans merci.
Les contributions abordent la mémoire politique comme la mémoire du passé indigène pour aider à la mise en pratique d’une nouvelle réalité politique (Leblanc), l’engagement, les usages de la mémoire et sa construction, les débats que cette dernière suscite (Schwaeberke), la mémoire enfouie qui ressurgit, que l’on fait ressurgir dans l’expression picturale, nécessaire pour exorciser le passé traumatique (Cadiou), son usage par un genre littéraire supposé mineur quand l’espace politique postdictatorial se construit sur l’oubli (Gravito). La mémoire est aussi le produit des luttes politiques du passé et elle se combine avec celle de l’émigration (Alonzo Herrera). La littérature s’empare de thèmes qui ont fait l’histoire, Pablo Escobar et la Colombie des années 1980 (Quesada Bahamón), le colonialisme portugais au Mozambique (Bouchat).
Jean-Ganesh Leblanc fait revivre l’ancrage novateur que propose le Péruvien José Carlos Mariátegui de la question nationale, mélangeant un vocabulaire à la fois vitaliste et une analyse matérialiste dans son ouvrage Sept essais d’interprétation de la réalité péruvienne (1928). Le passé indigène, la masse prolétaire invisibilisée par la politique élitaire de la bourgeoisie du xixe siècle doit ressurgir dans le présent péruvien pour réaliser un autre type d’État-nation qui devra s’inspirer de l’esprit, de la mémoire passée des formes collectives d’organisation de la production, et offrir un modèle non de reproduction mais d’innovation en récupérant les pratiques de production collectivistes. La mémoire sert alors les revendications politiques du présent. Cette valorisation mémorielle d’un groupe passé permet aussi l’affirmation qu’une partie du corps social rejeté, n’est pas malade mais le produit d’une subalternisation qui a exclu l’indigène au profit de la perpétuation du groupe dominant. La mémoire facilite alors la revendication de l’égalité citoyenne au-delà de la couleur de peau, de la langue ; la réintégration à la nation comme affirmation de sa dignité et de son futur.
Marie Schaeverbeke aborde l’histoire récente du cône sud-américain en s’intéressant à la patrimonialisation et à l’emploi des archives, enjeu suprême de la mémoire, plus encore dans un cadre de postrépression et de désir d’oubli de la part des bourreaux. L’archive, preuve et instrument du pouvoir, est un matériau aux diverses fonctions sociales : mémoire, réparation et valeurs. Les archives documentent un passé traumatique, mais leur emploi diverge, et les conservations varient, imprimant un usage et une qualification différente, officielle ou officieuse, qui devient à son tour un enjeu social qui peut faire appel aux institutions internationales afin d’aider à les préserver. Se pose aussi le problème de la mémoire non écrite, le témoignage oral, le manque de formation pour la conservation et la volonté parfois ambigüe de l’État, l’internationalisation de la conservation, la muséification de la mémoire et le travail souvent esthétique qui découle de ce besoin (et des difficultés) de conservation. Apparaît alors la question des producteurs et des utilisations diverses des archives et les enjeux qui en découlent à l’époque démocratique. La construction de la mémoire suppose diverses modalités qui à leur tour provoquent différents types d’archives. Si les archives permettent de faire mémoire, la mémoire est aussi créatrice d’archives, en particulier orales.
Dans une veine littéraire, Ludivine Gravito explore la mise en place depuis plus de 30 ans d’une littérature policière qui, au Chili, devient un des rares espaces, à la fois de discussion et de critique de la société actuelle. Les mémoires de la répression, mais surtout l’impunité des bourreaux d’hier, dans une société qui a été proclamée démocratique sont alors dénoncées dans cet espace confiné. La désillusion est forte dans une société qui a officiellement imposé l’oubli pour activer la réconciliation. L’effacement et l’oubli servent la reproduction d’un ordre social conservateur propice à maintenir une domination sociale hermétique dans le cadre de la domination économique néolibérale. Le roman policier, genre apparemment facile et déclaré secondaire, sert, face à une société bloquée, à questionner ce que les médias qui dominent l’opinion publique n’abordent pas. Mais par qui sont-ils lus ? Qui accepte cette dénonciation, ce retour mémoriel ? Qui peut en acheter les ouvrages ?
Une même construction esthétique anime les peintres de l’Amazonie péruvienne et colombienne qu’évoque Thibaut Cadiou. De nouvelles générations, avec des modes de représentation propres, innovants et culturellement métissés, foisonnent et envahissent la scène artistique, en exposant au grand jour une mémoire tribale, personnelle, familiale enfouie, historiquement niée. Cette mémoire réapparaît avec d’autant plus de vigueur et de brio que les circonstances de l’exploitation des ressources de l’habitat, des richesses minières, de l’exploitation sylvicole à grande échelle par des multinationales sans scrupules font résonner le passé. Des similitudes dans le présent font écho avec le passé, des images ressurgissent, hantant et activant la création et les constructions culturelles caractéristiques d’une dénonciation qui fait naturellement appel aux mythes des communautés indigènes de la forêt amazonienne.
David Bouchat travaille sur le poète mulâtre mozambicain José Craveirinha, produit de la rencontre de deux cultures où se mêlent colonisateur et colonisé, provoquant un conflit interne, une tension identitaire qui donne lieu à un art poétique propre. Il analyse la façon dont le poème construit les images et les représentations post-colonialistes du Mozambique. Prenant le parti de la littérature à travers une œuvre de Laura Restrepo, María Paula Quesada Bahamón montre comment la mémoire est tendue entre le passé et le souvenir, et ressurgit par l’évocation du passé.
Yonathan Alonzo Herrera s’intéresse à la mémoire de l’émigration des Espagnols de Villeurbanne, banlieue ouvrière de Lyon qui connut dans les années 1930 des transformations électorales substantielles. Dans ces années de crise économique et de guerre d’Espagne (1936-1939), la communauté espagnole fut marquée par un engagement antifasciste qui la rapprocha du PCF. Elle paya le prix de son engagement, victime d’agressions, telle celle dont fut victime Joseph Fuentes, mortellement abattu par un nervi d’extrême droite. Cet assassinat provoqua le déchaînement d’une campagne de presse haineuse visant ces « Espagnols rouges qui mangent le pain des Français ». Dans ces conditions, quelle était la place laissée à la solidarité antifasciste de ces diverses communautés émigrées engagées qui désiraient s’intégrer à une France peu généreuse ?
Deux jeunes chercheuses latino-américaines, la Mexicaine Maricela Salazar Velázquez et la Colombienne Luz Manosalva Méndez, enrichissent la section Varia. Le lecteur comprendra vite en lisant leurs travaux que nous nous décentrons à l’intérieur de ces pays puisqu’aucune des autrices ne provient de la capitale : l’une est de Jalisco et l’autre de Carthagène des Indes. Là encore, diversité.
Luz Manosalva réfléchit sur la mémoire alimentaire des Amériques, marquée par l’échange autant par que la contrainte, par le choix autant que par le besoin. L’alimentation est un différenciateur culturel et social, d’autant qu’il contient la mémoire des ancêtres familiaux, la répétition générationnelle du nutritif et des préparations, comme celle plus générale de l’histoire, du métissage culturel propre à l’Amérique latine. Face à la pression culturelle, il y a résistance là où on s’y attendrait peut-être le moins. Les goûts sont aussi une question de mémoire, ils signalent l’appartenance à une communauté, ils sont des marqueurs d’identités.
Par un travail factuel précis sur la presse mexicaine de Guadalajara, Marcela Salazar Velázquez fait ressurgir la mémoire du passage de Salvador Allende, le 2 décembre 1972, dans la capitale de l’État du Jalisco, à l’occasion de la conférence à l’université de Guadalajara. Cette présence resta célèbre par l’accueil extraordinaire que réserva au président chilien une jeunesse universitaire d’autant plus combative, comme l’exigeait l’époque, qu’elle était mortellement blessée par la répression d’octobre 1968. Le massacre de Tlatelolco resta enfoui dans les mémoires collectives du fait du silence imposé, mais jamais oublié, car emblématique de la violence imposée par l’État quand la jeunesse montre une conscience sociale aigüe et une indomptable volonté d’agir. Le président Echeverría se prévalut de la présence d’Allende pour entamer un discours économique nationaliste et anti-impérialiste à la porte des EEUU plus à usage interne, face au mécontentement de la jeunesse, que mettant réellement en danger les intérêts étrangers au Mexique. Cette analyse rappelle l’existence des Archivos de la Resistencia qui compile la mémoire des abus et de la répression au Mexique de 1960 à 1990. Elle révèle aussi comment la presse bâillonnée, subventionnée par des aides étatiques, ne peut cacher sa volonté de masquer le discours de la jeunesse, de parler pour elle. L’étude sémantique des mots employés montre la représentation d’une jeunesse sage, domestiquée. Elle dévoile la création d’une image favorable à un pouvoir qui ne tolère aucune critique en ces années combatives marquées par une jeunesse politiquement consciente qui, bien qu’elle ait accès aux études supérieures, n’en oublie pas la misère sociale dont elle est issue. Ainsi, le discours de Allende est cité, mais les passages qui deviendront les plus célèbres, ceux qui feront mémoire, les plus révolutionnaires parce qu’appelant la jeunesse à transformer le monde… sont absents, passés sous silence. Il est évident que le PRI pouvait inviter Allende, mais que personne ne devait diffuser une phrase telle que :
Y ser joven y no ser revolucionario es una contradicción hasta biológica; pero ir avanzando en los caminos de la vida y mantenerse como revolucionario, en una sociedad burguesa, es difícil [Et être jeune et ne pas être révolutionnaire c’est une contradiction presque biologique ; mais progresser sur les chemins de la vie et continuer à être révolutionnaire, dans une société bourgeoise, c’est difficile].
Privée ou publique, construite ou à construire, enjeu de mémoire sociale ou historique, voire politique, manière de marquer un désaccord avec des politiques présentes qui maintiennent un passé inacceptable, besoin de faire appel à la mémoire pour marquer une dissidence ou une distance, besoin de passer par la création qu’elle soit littéraire ou picturale, retour sur le passé et nécessité de supposer l’existence d’une mémoire collective, voire collectiviste, pour affirmer la faisabilité de la transformation à venir, la mémoire est variée, et son emploi pluriel.
Les contributions à ce numéro montrent la richesse des emplois de la mémoire, et combien y recourir est indispensable pour contribuer à la formation des imaginaires sociaux et sociétaux. Ces études en donnent un petit aperçu qui sans doute méritera d’être prolongé et amplifié dans un proche avenir.