À l’aube du xixe siècle, les nations n’ont pas encore d’histoire. […] À la fin du siècle, elles sont en possession d’un récit continu1.
L’un des présupposés d’une identité nationale est une mémoire commune. Elle forme le socle à partir duquel s’édifie une continuité traversant les âges, celle d’une unicité nationale, d’un corps constitué par un passé. Pourtant, comme l’a montré une abondante littérature consacrée à la « question nationale2 », un tel passé ne peut être que fictionnel. Les lointains ancêtres (Arminius le Chérusque, Vercingétorix, etc.) et les mythes fondateurs sont précisément des constructions idéologiques que viennent soutenir des institutions et des conditions matérielles de production d’une certaine identité, dont l’affirmation de racines immémoriales est un élément indispensable. C’est donc bien un récit qui se met en place, dont la continuité est cruciale pour l’existence même de l’entité nationale. Or, pour un Péruvien métis d’origine indigène et basque écrivant dans la décennie 1920 – José Carlos Mariátegui (1894-1930) –, quel serait l’élément de continuité permettant d’appuyer une péruvianité ? Sur quelle unicité fictive fonder une identité rassemblant les éléments épars d’un corps national ?
Ces interrogations sont au cœur d’un questionnement qui traverse l’Amérique latine dans les premières décennies du xxe siècle. À l’époque où se structurent l’impérialisme étasunien, l’anti-impérialisme et le nationalisme des pays au sud du Rio Grande, la nature du socle commun à la nation est tout sauf évidente. Issues de la rupture violente qu’a représentée la Conquête, puis de la partition de l’empire ibérique dans le processus des indépendances, les « nations » latino-américaines s’interrogent sur le principe de leur « nationalité » dans des pays marqués par une très forte inégalité sociale et civile. Or, il serait absurde de supposer que les termes dans lesquels est pensée la « question nationale » seraient les mêmes qu’aujourd’hui. En particulier, contextualiser la pensée de la nation implique de la poser aussi dans des termes relevant d’un vocabulaire proscrit depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale : celui de la biologie. Deux champs sémantiques se recoupent dans le discours sur la nation depuis la deuxième moitié du xxe siècle : une naturalisation biologisante et la justification d’un ordre exclusif fondant l’hégémonie d’une minorité sociale sur tous les autres segments de la société.
Les termes qui vont nous occuper ici sont ainsi concaténés : une approche du « corps » national fondée sur la biologie, la naturalisation d’un ordre social inégal et la nécessité d’une mémoire comme pour « faire » nation. L’équation semble insoluble : comment parler de nation lorsque l’État qui s’en réclame repose sur la continuation d’un ordre inégal dont l’origine remonte à la Conquête ? C’est précisément à cette tâche que s’attelle le Péruvien José Carlos Mariátegui dans son ouvrage majeur, les Sept essais d’interprétation de la réalité péruvienne. Nous proposons de nous pencher dans un premier temps sur la reformulation matérialiste de la biologie qu’il propose pour ensuite aborder son approche de l’indigénisme. Enfin, nous explorerons la notion de communisme inca comme élément préfiguratif et point de départ d’une possible nationalité péruvienne.
Le Pérou comme organisme dysfonctionnel
En Amérique latine, la construction des États, de la nationalité, des élites gouvernantes et intellectuelles se fait dans « un monde structuré par le racisme (esclavage, colonisation, impérialisme) et dans un univers épistémique qui attribue une scientificité à l’identification et à la hiérarchie des “races”3 ». Les théories racistes, qui y connaissent une grande circulation, sont par ailleurs profondément liées à l’avènement puis à l’hégémonie intellectuelle du positivisme. Des ouvrages comme Der Rassenkampf: Soziologische Untersuchugen4 (1883) du Polonais Ludwig Gumplowicz (1838-1909), ou les Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1894) de Gustave Le Bon (1841-1931) connaissent ainsi une large diffusion5, de même que les textes d’Ernst Haeckel (1834-1919) ou d’Arthur de Gobineau (1816-1882). S’inspirant beaucoup, au début du xxe siècle, d’Herbert Spencer6 et des néo-lamarckiens français7, nombre d’intellectuels latino-américains développent une intense production proposant une interprétation sociologique, psychologique et biologique du retard face à la modernité européenne. L’essai positiviste est la forme d’expression privilégiée pour des intellectuels comme le Bolivien Alcides Arguedas (1879-1946), l’Argentin Carlos Octavio Bunge (1875-1918), le Cubain Fernando Ortiz (1881-1969), le Péruvien Manuel González Prada (1844-1918), etc. Leurs textes regorgent de métaphores organico-biologiques pour exprimer la nation, entendue comme un organisme fonctionnel dont le développement est retardé ou empêché du fait des conséquences sociales de la constellation raciale qui les compose8. Le concept d’« âme nationale », issu de la psychologie de Le Bon9, est l’occasion d’une réflexion sur la nationalité qui mêle génétique, identité et ordre politique dans un mouvement de naturalisation des conduites sociales et morales qui en appelle à des métaphores vitalistes de valeurs sociales sexualisées (énergie, décision, initiative, ainsi qu’une représentation « virile » du pouvoir, tout cela s’opposant à la passivité, la féminité, la sensualité, parfois même la solidarité, etc.)10.
La composition du corps social constituant la nation est le point névralgique par lequel passent toutes les réflexions sur la nationalité, l’idée de retard, ou encore l’identité à différentes échelles (locales, régionales ou fédérales, nationales, continentales, « latines », etc.). Parmi les auteurs positivistes domine ainsi l’idée que les peuples des nations latino-américaines souffrent d’une maladie, que ce sont des « peuples malades »11 des mélanges de races12. La grande complexité raciale issue de l’histoire depuis la Conquête (Bunge parle de « tour de Babel raciale »13) mêle d’ailleurs l’exclusion des non-Blancs des espaces de pouvoir et la répression des classes populaires, responsables in fine de la « morosité du progrès »14 en Amérique latine. Comme l’indique l’historienne espagnole Raquel Álvarez Peláez, on observe une transposition constante entre race et classe pour justifier la domination d’une élite oligarchique (généralement blanche) fermée à l’immense majorité de la population. Ces coordonnées donnent naissance à des positionnements politiques divers, parfois opposés, mais qui partagent la même préoccupation face à l’hétérogénéité raciale de la population. L’idée de peuples malades peut ainsi aboutir à des campagnes en faveur d’une immigration « choisie », européenne, qui pourrait « blanchir » la population. Mais elle peut également être à l’origine de propositions cherchant à éviter les mélanges « inter-raciaux » par une sélection artificielle15, ou encore à défendre une action publique de salubrité qui s’attaque aux « poisons raciaux » qui grèvent la population et participent à sa dégénérescence en provoquant des tares héréditaires (la tuberculose, les maladies vénériennes, la dépendance à la nicotine, à l’alcool, la morphine, etc.)16. Des acceptions pessimistes (seule l’immigration peut permettre un « perfectionnement » de la race) et optimistes (l’élimination des poisons raciaux et des politiques publiques d’éducation et de salubrité peuvent permettre de régénérer la race) s’opposent ainsi, tout en partageant un regard biologisant sur le corps social. C’est d’ailleurs la période où sont publiés des ouvrages tentant de définir la « race nationale »17. L’Étasunienne Nancy Stepan insiste sur la prévalence nette du néo-lamarckisme dans les milieux médicaux et eugénistes latino-américains du début du xxe siècle, associant le souci de l’hérédité à une préoccupation pour l’amélioration du milieu, celui-ci devant mener à un perfectionnement de la « race », et donc de la nation18.
Si la « race » reste un concept absolument central dans les champs intellectuels nationaux en Amérique latine jusque dans les années 1940, son contenu strictement biologique se dilue cependant pour laisser une place croissante aux considérations culturelles et socio-économiques. La décennie 1920 ainsi voit se multiplier, parmi les intellectuels, des interprétations de la nation moins directement liées à la construction de l’État et plus intéressées par la question culturelle19, ou, à l’image de González Prada et Mariátegui, par une lecture de classe. Par ailleurs, la banqueroute morale et intellectuelle que la Première Guerre mondiale infligée à l’Europe induit un fort relativisme culturel qui ne laisse pas indemne le paradigme biologisant et scientifique qui dominait depuis la fin du xixe siècle20. Enfin, il est impératif de rappeler que la « race » n’a jamais été la clé heuristique unique pour comprendre le « retard » latino-américain21, elle a toujours été mise en relation avec d’autres concepts. Il s’agit pour les historiens d’être attentifs à ne pas subsumer sous le signifiant « race » tous les autres signifiants ayant servi à classifier, répertorier et hiérarchiser les groupes humains entre eux dans les Amériques. Claude-Olivier Doron et Élie Haddad insistent notamment sur le fait que l’association « race »/couleur n’est pas systématique22, et qu’une diversité d’autres concepts classificatoires est également en jeu, ce qui induit la nécessité d’une critique historique qui ne naturalise pas les catégories (comme « caste », « ethnie », « race », « nation », etc.)23. Nous nous inscrivons ainsi dans la lignée des travaux de l’historienne argentine Patricia Funes24, dont les travaux sur les intellectuels latino-américains dans les années 1920 démontrent la diversité des rapports au métissage, à la « race », à la nation, etc.
Précisément, dans les Sept essais d’interprétation de la réalité péruvienne, Mariátegui propose une perspective en rupture avec l’historiographie nationale dominante de son temps. En particulier, il insiste sur le caractère déterminant et traumatique de la Conquête, choc externe d’une magnitude sans précédent dans l’histoire des espaces désormais connus sous le nom de continent américain, et dont les diverses trajectoires coloniales, puis nationales, sont les héritières directes. Ce n’est qu’en fonction de cette perspective d’histoire longue25 mettant en relation des espaces, des populations et des civilisations qu’une compréhension du Pérou du xxe siècle peut échapper aux pièges d’une histoire étroitement « nationale », par définition partielle. En effet, toute la lecture historique mariatéguienne repose sur le fait de nommer l’irruption d’une altérité radicale dans le territoire qui allait devenir le Pérou :
Au Pérou, le problème de l’unité est beaucoup plus profond, parce qu’il n’y a pas ici à résoudre une pluralité de traditions locales ou régionales, mais bien une dualité de race, de langue et de sentiment, née de l’invasion et de la conquête du Pérou autochtone par une race étrangère qui n’est pas parvenue à fusionner avec la race indigène ni à l’éliminer, ni à l’absorber26.
Démarquant un avant et un après, la Conquête s’impose comme un évènement structural inédit dont les conséquences forment l’un des axes principaux de l’œuvre de Mariátegui. Explorer le passé s’avère ainsi indispensable à la capacité de formulation d’une critique du présent et d’une stratégie pour la transformation de la « réalité péruvienne ». Le rapport au passé que l’auteur met en place est donc, nonobstant sa scientificité, tout sauf axiologiquement neutre, ce qui explique les jeux d’opposition qui structurent son exposition et permettent de relier le passé à un futur.
La présentation que donne Mariátegui de l’organisation sociale précédant l’invasion espagnole met en avant des éléments qui accentuent une impression d’organicité très forte. Ainsi, l’économie « jaillissait spontanément et librement du sol et de la population péruvienne », « ignorait le problème de Malthus27 » et permettait à une population bien plus nombreuse que sous la vice-royauté de prospérer. Ainsi, écrit-il, « dans l’empire des Incas, regroupement de communes agricoles et sédentaires, le plus intéressant était l’économie28 ». En particulier, Mariátegui souligne le caractère collectif du travail et la dimension subjective que cette organisation suscite :
L’organisation collectiviste, régie par les Incas, avait affaibli l’impulsion individuelle chez les Indiens, mais elle avait extraordinairement développé en eux, au profit de ce régime économique, l’habitude d’une obéissance humble et religieuse à leur devoir social. Les Incas tiraient toute l’utilité sociale possible de cette vertu de leur peuple, ils valorisaient le vaste territoire de l’empire en construisant des chemins, des canaux, etc., et ils l’étendaient en soumettant à leur autorité des tribus voisines. Le travail collectif, l’effort commun, était fructueusement employé pour des fins sociales29.
Sans nier la dimension guerrière et politique de la formation impériale inca, Mariátegui insiste sur une communauté de cosmovision (de Weltanschauung) entre le groupe dominant et les multiples peuples constituant la population de l’Empire. Plus exactement, il identifie des traits macro-sociaux auxquels est attribuée une fonction de synthèse, à l’échelle de l’Empire, permettant d’unifier les peuples et les espaces. Les ayllus, les groupes de parenté qui composent les communautés indiennes30, sont assimilés à des « cellules »31 composant les groupes humains divers que comprend l’Empire. La dynamique de l’ensemble repose alors autant sur des pratiques économiques communes aux divers groupes32 (propriété commune du sol et répartition des fruits du travail, collectivisation des travaux de voirie et d’aménagement du territoire sous l’autorité inca) que sur d’autres ressorts, également fondamentaux, comme la religion ou les pratiques quotidiennes d’organisation du travail :
La religion du Tawantinsuyo33 […] ne violentait aucun des sentiments ou des habitudes des Indiens. Elle ne reposait pas sur de complexes abstractions, mais sur des allégories simples. Toutes ses racines s’alimentaient des instincts et des coutumes spontanés d’une nation constituée de tribus agraires, de panthéistes sains et ruraux, plus enclines à la coopération qu’à la guerre. Les mythes incas reposaient sur la religiosité primitive et rudimentaire des aborigènes, sans entrer en contradiction avec elle, sauf lorsqu’ils [les Incas] y percevaient une infériorité flagrante vis-à-vis de la culture inca, ou encore lorsqu’elle représentait un danger pour l’ordre politique et social du Tawantinsuyo. Les tribus de l’Empire croyaient simplement en la divinité des Incas, plutôt qu’en la divinité d’une religion ou d’un dogme34.
En ce sens, Mariátegui souligne un effet de cohérence interne à la structure impériale inca qui découle du rapport commun à un ensemble d’éléments religieux et culturels déterminants de la cosmogonie liant les Incas aux autres peuples composant l’Empire. C’est ce trait crucial qui lui permet de présenter l’ordre inca comme un régime en partie spontané et largement harmonieux, malgré sa qualité d’Empire :
L’ayllu – la communauté – fut la cellule de l’Empire. Les Incas firent l’unité, ils inventèrent l’Empire, mais ils ne créèrent pas la cellule. L’État juridique organisé par les Incas reproduisit, sans aucun doute, l’État naturel préexistant. Les Incas ne firent violence à quoi que ce soit35.
Aux critiques qui mettent en cause la tyrannie et la théocratie de l’Empire inca, Mariátegui répond en définissant ce qu’il entend par cette notion :
Une tyrannie est un fait concret. Et elle n’est réelle que dans la mesure où elle opprime la volonté d’un peuple ou qu’elle contrarie et étouffe son impulsion vitale. Souvent, dans l’Antiquité, un régime absolutiste et théocratique a incarné et représenté, au contraire, cette volonté et cette impulsion36.
Autrement dit, si l’ordre impérial inca reposait sur la soumission de peuples qu’ils fédéraient – ce qui suppose bien un usage de la violence –, les traits culturels et civilisationnels communs avec ces mêmes peuples auraient permis d’édifier une structure dans laquelle les formes fondamentales de l’organisation sociale trouvent leur place. C’est précisément en cela que la Conquête rompt définitivement avec le cours de l’histoire :
Au Pérou, la conquête a détruit une forme économique et sociale qui naissait de la terre et de la population péruvienne. Et qui se nourrissait complètement d’un sentiment indigène de la vie37.
Caractérisant l’ampleur de la catastrophe civilisationnelle pour les populations indiennes, Mariátegui affirme que, dans la mesure où « le culte était subordonné aux intérêts sociaux de l’Empire », « le même coup blessa à mort la théocratie et la théogonie »38.
L’altérité radicale que représente l’arrivée des Espagnols implique, pour Mariátegui, que l’instauration de l’ordre colonial comme nouvelle structure, en remplacement de l’ordre impérial inca, soit marquée du sceau paradoxal de l’échec du fait même de cette altérité :
Que le régime colonial espagnol se soit avéré incapable d’organiser au Pérou une économie de type féodal pur s’explique aisément. Il n’est pas possible d’organiser une économie sans une compréhension et une évaluation claire, sinon de ses principes, au moins de ses besoins. Une économie indigène, organique, native, se forme seule. Elle détermine elle-même spontanément ses institutions. Mais une économie coloniale s’établit sur des bases en partie artificielles et étrangères, subordonnée à l’intérêt du colonisateur. Son développement régulier dépend de l’aptitude de ce dernier à s’adapter aux conditions du milieu ou à les transformer39.
L’ordre « spontané » et « naturel » est ainsi irrémédiablement altéré par l’irruption violente des conquistadores, dont les efforts pour organiser l’économie et la société reposent inéluctablement sur une violence physique et symbolique à laquelle s’ajoute un caractère artificiel, germe initial du dysfonctionnement : « L’économie actuelle, la société péruvienne actuelle a le péché originel de la conquête. Le péché d’être née et de s’être formée sans l’Indien et contre l’Indien40. »
Les « éléments de socialisme pratique »
Le premier pas de Mariátegui pour caractériser la civilisation inca est de la définir comme une « civilisation agraire » : « Le peuple inca était un peuple de paysans, qui se consacrait en général à l’agriculture et au pastoralisme. Les industries, les arts avaient un caractère domestique et rural41. » Il est impératif de noter que sa démonstration s’appuie sur des ouvrages considérés, à l’époque, comme des apports historiographiques tout à fait sérieux. Ces éléments forment la base à partir de laquelle Mariátegui établit, sur le fondement de travaux historiques reconnus (comme ceux de César Ugarte, Luis Emilio Valcárcel ou Julio Tello), le caractère communiste de l’organisation économique inca : « C’est pour cela que l’on désigne le communisme inca […] comme un communisme agraire42. »
L’affirmation d’un caractère communiste n’est donc pas arbitraire, mais informée et pondérée. D’ailleurs, dans les Sept essais, Mariátegui a le soin de distinguer, dans une très longue note de bas de page, le communisme inca du communisme « moderne », tant du fait de leurs racines historiques distinctes que de leur rapport à l’individu et aux libertés individuelles. Répondant à des détracteurs qui lui opposent que les Incas gouvernaient une théocratie pouvant être assimilée à une tyrannie, il écrit :
Le communisme moderne est une chose distincte du communisme inca. C’est la première chose que doit apprendre et comprendre le chercheur qui étudie le Tawantinsuyo. Chacun des deux communismes est le fruit d’expériences humaines diverses. Ils appartiennent à des époques historiques différentes. Ils sont l’élaboration de civilisations qui ne sont pas similaires. Celle des Incas fut une civilisation agraire. Celle de Marx et de Sorel est une civilisation industrielle. Dans la première, l’homme se soumettait à la nature. Dans la seconde, la nature se soumet parfois à l’homme. Il est absurde, par conséquent, de confronter les formes et les institutions des deux communismes. La seule chose qui puisse être confrontée est leur similarité incorporelle essentielle, dans la différence essentielle et matérielle de temps et d’espace. Et pour cette confrontation il faut un peu de relativisme historique43.
En particulier, Mariátegui fait du communisme moderne un fruit du libéralisme, ce qui invalide toute assimilation terme à terme avec ce qu’il nomme « communisme inca ». Cette position est d’ailleurs explicite dès les premières pages des Sept essais, quand il déclare que « l’organisation collectiviste, régie par les Incas, avait inhibé l’impulsion individuelle chez les Indiens44 ».
Une fois établi le caractère « communiste » de l’organisation du travail et de la distribution des terres dans l’Empire inca, et réaffirmé sa véracité historique, l’enjeu de la démonstration de Mariátegui est d’articuler les expressions présentes de cette civilisation collectiviste passée et le socialisme tel que le mouvement ouvrier du xixe siècle l’a développé45. Cette perspective met en lumière une approche de l’histoire qui est traversée par la conscience de la conflictualité sociale. Il ne s’agit pas d’une dispute historiographique abstraite, mais bien d’une instance de la lutte des classes dans toute l’Amérique latine :
Nous ne manquons pas [d’auteurs] se consacrant à l’écriture de travaux pseudo-historiques cherchant à démontrer que l’on ne peut pas parler de structures communautaires chez les Indiens incas. Ces gens, évidemment démentis de manière probante par une grande majorité de secteurs également bourgeois, prétendaient fermer les yeux devant l’existence de milliers de communautés au Pérou, en Bolivie, au Chili, dans lesquelles des millions d’Indiens continuent à vivre après l’effondrement de l’ordre public dans lequel elles étaient organisées, après trois siècles de domination coloniale, après un siècle de spoliation féodale bourgeoise et ecclésiastique. La tâche de pulvériser ces thèses absurdes, en grande partie remplie par la critique bourgeoise elle-même, sera reprise à son compte par la critique marxiste naissante sur cette question, dont les études historiques nous donnent déjà des signes lumineux en Amérique latine46.
La pratique du savoir scientifique est ici rapportée à son ancrage de classe, et qui permet de définir la nécessité d’une production de savoir historique par les organisations révolutionnaires elles-mêmes, et leurs militants. Autrement dit, à travers la critique d’une certaine production « bourgeoise », Mariátegui en appelle à ne pas dépendre d’une contradiction émanant d’autres secteurs de la bourgeoisie, et à saisir le passé et le présent des communautés comme un objet de savoir important pour la révolution sociale. Le Péruvien ne définit pas exactement à qui il fait allusion lorsqu’il évoque des secteurs bourgeois réfutant les thèses « absurdes » qu’il attaque. On peut cependant subodorer qu’il y inclut les historiens péruviens César Ugarte et Hildebrando Castro Pozo. Mariátegui cite un ouvrage de Castro Pozo de 1924, Nuestra comunidad indígena47, dans les Sept essais :
Castro Pozo ne nous dévoile pas seulement que la « communauté indigène », malgré les attaques du formalisme libéral mis au service d’un régime de féodalité, est encore un organisme vivant, mais aussi qu’en dépit du milieu hostile au sein duquel elle végète, étouffée et déformée, elle manifeste spontanément des possibilités d’évolution et de développement évidentes48.
C’est donc à partir d’une étude récente du présent des communautés que Mariátegui développe son appréciation politique et économique de leur importance dans un discours révolutionnaire. Fondé sur ce qu’il juge être un état de fait scientifiquement prouvé, il peut donner aux survivances d’une organisation économique collectiviste une actualité préfiguratrice :
De manière cohérente avec ma position idéologique, je pense que l’heure de tenter, au Pérou, la méthode libérale, la formule individualiste, est passée. Au-delà des raisons doctrinales, je considère, fondamentalement, ce critère incontestable et concret qui donne un caractère particulier à notre problème agraire : la survivance de la communauté et d’éléments de socialisme pratique dans l’agriculture et la vie indigène49.
Le premier élément de cette préfiguration réside dans ce qui est resté de l’organisation communiste. Il s’agit d’identifier les éléments accusant un héritage culturel qui traverse des siècles de domination coloniale, puis de harcèlement sous la période républicaine. Pour Mariátegui, la vitalité de la communauté ne peut être réduite à la question de la propriété du sol, ou même de la mise en commun des travaux nécessaires à la communauté. Ces piliers de l’ayllu en tant que « cellule » de l’Empire inca ne peuvent être opérants dans un environnement ouvertement hostile et répressif. En revanche, le Péruvien identifie une caractéristique héritée de la culture collectiviste à une échelle apparemment plus modeste, celle des habitudes quotidiennes :
Dans les villages indigènes, où se regroupent des familles entre lesquelles se sont éteints les liens du patrimoine et du travail communautaire, subsistent encore, robustes et tenaces, des habitudes de coopération et de solidarité qui sont l’expression empirique d’un esprit communiste. La « communauté » correspond à cet esprit. Elle en est l’organe. Quand l’expropriation et la répartition des terres semblent liquider la « communauté », le socialisme indigène trouve toujours le moyen de la réinstituer, de la maintenir ou de la subroger. Le travail et la propriété commune sont remplacés par la coopération dans le travail individuel50.
Ces habitudes font donc survivre la communauté par le maintien de son « esprit communiste », en dépit des conditions contraires. De plus, les communautés ne forment pas un ensemble homogène, et si certaines ont perdu la totalité de leurs terres, d’autres peuvent encore conserver les « éléments de socialisme pratique » observés plus haut. Le constat d’une survivance va donc de pair avec une historicisation des conditions présentes des communautés indigènes. Commentant la division des communautés en quatre grands types proposée par Castro Pozo, Mariátegui insiste sur le fait que :
Ces différences se sont élaborées non du fait d’une évolution ou d’une dégénération naturelle de l’ancienne « communauté », mais bien sous la férule d’une législation promouvant l’individualisation de la propriété et, au-delà, par l’effet de l’expropriation des terres communales au profit du latifundium. Elles sont, par conséquent, la démonstration de la vitalité du communisme indigène, qui pousse invariablement les aborigènes (sic) à des formes variées de coopération et d’association. L’Indien, malgré les lois de cent ans de régime républicain, ne s’est pas fait individualiste. Et ceci ne vient pas de ce qu’il serait réfractaire au progrès, comme le prétend le simplisme de ses détracteurs intéressés. Cela découle, bien plus, du fait que l’individualisme, sous un régime féodal, ne trouve pas les conditions nécessaires à son affirmation et à son développement. Le communisme, en revanche, est resté pour l’Indien sa seule défense. L’individualisme ne peut prospérer, et ne peut même exister effectivement, que dans un régime de libre concurrence. Et l’Indien ne s’est jamais senti moins libre que lorsqu’il s’est senti seul51.
Ainsi, la résistance à l’oppression et aux attaques contre ces formes autochtones d’organisation sociale est l’expression d’une vitalité intrinsèque à ces mêmes formes. Alors même, nous dit Mariátegui, qu’elles sont réduites à des pratiques quotidiennes de petits groupes non coordonnés entre eux, les caractéristiques d’intersubjectivité et de pratique collective du travail forment une condition de la survivance du groupe et des individus qui le composent. En ce sens, le « communisme » indigène est un facteur de longévité et de résistance qui explique que se soient maintenues des formes sociales et économiques dont l’origine lointaine n’est pas nécessairement contradictoire avec un horizon économique post-capitaliste et post-féodal, à savoir un horizon collectiviste moderne, ou communiste :
Somme toute, le Pérou est l’un des pays d’Amérique latine où la coopération trouve les éléments d’enracinement les plus spontanés et les plus particuliers. Les communautés indigènes réunissent la plus grande quantité possible d’aptitudes morales et matérielles pour se transformer en coopératives de production et de consommation. Castro Pozo a étudié avec succès cette capacité des « communautés », dans lesquelles réside indubitablement – et contre le scepticisme intéressé de certains – un élément actif et vital des réalisations socialistes52.
Par ailleurs, les observations de Mariátegui sur cet aspect, qui préfigure le socialisme moderne, sont directement connectées à sa vision de la classe laborieuse en Amérique latine, dont il affirme qu’elle est composée de travailleurs et de travailleuses indien·ne·s, noir·e·s et métis·se·s dans sa majorité. Ce point est explicitement évoqué dans le rapport envoyé à la première conférence communiste latino-américaine tenue à Buenos Aires, en 1929 :
Ce problème présente un aspect social indéniable, dans la mesure où la vaste majorité de la classe productrice est composée d’Indiens et de Noirs ; cependant, ce caractère est considérablement faussé pour ce qui concerne la race noire. Cette dernière a perdu contact avec sa civilisation traditionnelle et sa propre langue, adoptant intégralement la civilisation et la langue de l’exploiteur ; cette race n’a pas non plus d’enracinement historique dans la terre sur laquelle elle vit, du fait de son importation d’Afrique. Pour ce qui concerne la race indienne, le caractère social conserve sa physionomie dans une plus grande mesure, du fait de sa tradition liée à la terre, de la survivance d’une partie importante de la structure de sa civilisation, de la conservation de la langue et de nombreuses coutumes et traditions, bien que ce ne soit pas le cas de la religion53.
La survivance et la vitalité de traits culturels et organisationnels, fût-ce au seul niveau des « habitudes » et des « expressions empiriques d’un esprit communiste », ne doivent pas être ignorées par les organisations et la théorie révolutionnaire latino-américaines car 1) il s’agit d’un facteur de résistance et de construction déjà-là, et 2) ce facteur permet de dialoguer avec le passé et le présent de vastes pans de la classe laborieuse du continent. C’est donc sans outrance volontariste54 que Mariátegui peut tracer une continuité presque directe entre le passé « communiste inca » et un hypothétique État socialiste futur :
L’ayllu, cellule de l’État inca, qui survit jusqu’à aujourd’hui malgré les attaques de la féodalité et du gamonalisme, fait encore preuve de suffisamment de vitalité pour se muer, graduellement, en cellule d’un État socialiste moderne55.
Cet aspect crucial de l’articulation entre passé, présent et futur se joue donc autour de la question de la vitalité des traditions et des formes d’organisation, généralisables à certaines régions de l’Amérique latine, mais particulièrement au Pérou. C’est, à ce titre, une instance fondamentale de la lutte des classes, toujours déjà traversée par des contradictions multiples.
Les caractéristiques de la « réalité » nationale, longuement développées dans les Sept essais, forment le noyau de l’ouvrage et le bain commun dans lequel s’hybrident les analyses économiques, sociologiques, démographiques, « raciales », culturelles et politiques de Mariátegui. Selon l’Argentin José Aricó, le « critère de la réalité56 » est l’étalon à partir duquel le Péruvien prétend juger de la validité de ses analyses, or c’est bien dans ce rapport critique et cette démarche heuristique exigeante que se construisent ses arguments scientifiques et politiques. Dans le cas des communautés – comme dans d’autres occurrences que nous avons évoquées –, Mariátegui énonce des impossibilités, des contradictions radicales qui sont à la racine de la formation sociale péruvienne. En particulier, le mirage d’une évolution agraire sous les coups d’une législation libérale censée développer la petite propriété :
Dans un peuple de tradition communiste, dissoudre la « communauté » ne permettait pas de créer la petite propriété. On ne transforme pas artificiellement une société. Encore moins une société paysanne, profondément attachée à sa tradition et à ses institutions juridiques57.
On retrouve ici l’opposition entre des formes traditionnelles, ou autochtones, et un ordre artificiel, hérité d’une sujétion extérieure et cherchant à promouvoir une « solution libérale »58 directement inspirée des réformes agraires ayant eu lieu dans certains espaces centraux du capitalisme. Mariátegui énonce ici une aporie fondamentale du modèle républicain-libéral péruvien (et même, dans une certaine mesure, latino-américain), précisément parce qu’il agit pour étouffer l’impulsion vitale des populations indigènes. Ce sont donc les survivances et non les réformes libérales (dont les effets sur le développement du capitalisme national sont maigres au Pérou) qui doivent être mobilisées pour dépasser le blocage que constituent le gamonalisme et le latifundium dans la région andine :
Les « communautés », qui ont démontré des conditions de résistance et de persistance époustouflantes sous l’oppression la plus dure, représentent au Pérou un facteur naturel de socialisation de la terre. L’Indien a des habitudes de coopération enracinées. Même lorsque l’on passe de la propriété communautaire à l’appropriation individuelle, et pas seulement dans la sierra mais aussi sur la côte, où un métissage plus important joue contre les coutumes indigènes, la coopération se maintient ; les travaux lourds se font en commun. La « communauté » peut se transformer en coopérative avec un effort minime. L’adjudication aux « communautés » des terres des latifundia est la solution que réclame le problème agraire dans la sierra59.
La réforme agraire par distribution de terres à des sujets de droit collectifs serait donc préférable à l’approfondissement des attaques contre les communautés indigènes, du fait même de leur vitalité, de leur résistance et de leur persistance. Être en mesure d’identifier des facteurs originaux et structurants dans la réalité nationale et de les articuler à la modernité, sans aller à l’encontre de structures profondément « enracinées » dans les traditions et les formes d’organisation, voilà une illustration de la confrontation au « critère de la réalité » :
La solution libérale [au problème agraire] aurait été, selon l’idéologie individualiste, de créer la petite propriété individuelle. […] Mais l’heure d’essayer cette méthode est passée. Il faut compter avec un facteur concret qui donne au problème agraire péruvien un caractère particulier : la survivance de la communauté et d’éléments de socialisme pratique dans l’agriculture et la vie indigène. Pour le socialisme péruvien, ce facteur doit être fondamental60.
Le souci de proposer une interprétation marxiste qui ne serait pas une simple reproduction d’analyses préexistantes, la volonté de comprendre les dynamiques contradictoires à l’œuvre dans la période et dans l’histoire nationale sont autant de facteurs qui concourent à la formulation de thèses novatrices pour l’historiographie et pour le marxisme. Parallèlement, l’ambition de Mariátegui, explicitée dès le prologue des Sept essais, est de participer à l’élaboration du socialisme au Pérou61, et non uniquement à la production de connaissances mobilisables, fût-ce par des militants.
Le « communisme inca » est ainsi la manifestation, la preuve de vie évidente d’une culture héritée du passé préhispanique et formant une composante du Pérou du xxe siècle. Si Mariátegui en passe par l’histoire pour établir son existence, puis sa survivance, ce n’est pas dans un souci de patrimonialisation, mais bien de mobilisation d’un « déjà-là » communiste, d’un facteur objectif et subjectif favorable au message et à l’organisation révolutionnaire. L’appareil historiographique qu’il mobilise peut sembler bien maigre à la lecture d’aujourd’hui, mais il est impératif de souligner qu’au vu des sources disponibles au moment de l’écriture, et des canons du savoir et de l’écriture scientifique, les Sept essais relèvent d’une production de savoir positif qui échappe au volontarisme comme à une conception uniquement instrumentale du passé inca. C’est au contraire une conclusion qui surgit de l’état des connaissances de l’époque62, et qui reprend d’ailleurs les formes de l’écriture scientifique (notes de bas de page, ordre démonstratif, critique de certaines sources). Ainsi, au-delà des ouvrages d’Eugène Schkaff, James George Frazer, Hildebrando Castro Pozo, Luís Emílio Valcárcel, César Ugarte et Georges Sorel, Mariátegui mentionne Augusto Aguirre Morales63 (1888-1957), Manuel Vicente Villarán64 (1873-1958), Francisco Ponce de León65 (1891-1988) et des références historiques et intellectuelles comme Esteban Echeverría66 (1805-1851) et Javier Prado (1871-1921).
La démarche mariatéguienne revendique ainsi une scientificité qui contredit le discours des classes dominantes et renouvelle la pensée savante et militante. Dans cette perspective, le « communisme inca » n’est pas, en soi, une incongruité ni une nouveauté. En revanche, ce sont les conclusions logiques, stratégiques et politiques que Mariátegui tire, à partir d’un constat largement partagé, qui marquent le caractère inédit de son apport. En particulier, cette démarche lui permet de renverser totalement la logique dominante, consistant à faire peser sur les masses populaires – indigènes, noires, chinoises, métisses, etc. – la cause du « retard » relatif de la formation économique et sociale péruvienne dans la modernité. En révélant le caractère idéologique de cette perspective, Mariátegui met en lumière une « réalité nationale » aux logiques diamétralement opposées, où affirmer que le Pérou ne serait « pas prêt » pour le socialisme car trop arriéré, ou que le problème de la modernisation serait l’alphabétisation et l’occidentalisation, ne fait plus sens. C’est dans l’impulsion vitale manifeste de la classe laborieuse péruvienne, dont les communautés paysannes indigènes sont une partie intégrante, qu’il faut chercher les manifestations d’une modernité possible, et non dans des classes dirigeantes notoirement incapables d’embrasser un futur émancipé, mais aussi incapable d’éradiquer les germes de contestation qui éclosent du corps social.
Conclusion
Les écrits mariatéguiens apportent donc à la réflexion sur la nationalité péruvienne un éclairage original où le passé préhispanique est mis à l’honneur sur le mode de la revendication politique, et non comme ornement à un discours où les populations indigènes sont réduites à l’état de reliques. La nation est ici posée non comme une essence fantasmée tirée du passé, mais comme l’affirmation d’une possibilité d’un ordre nouveau à construire sur les revendications politiques de la vaste majorité nationale. Autrement dit, le « retard » qu’accuse le Pérou vis-à-vis de la modernité européenne ne découle pas d’une composition défectueuse du « corps national », mais de la perpétuation socio-économique d’inégalités et de hiérarchies dont l’origine remonte à la Conquête. La nationalité pleine ne peut surgir d’une exclusion d’une portion majoritaire de la population, elle doit au contraire être le point d’aboutissement d’une revendication radicale à l’égalité. Cette égalité implique une remise en cause tant de l’exploitation économique que du racisme qui garantit l’exclusion des populations non blanches des espaces de pouvoir. La nation, ainsi redéfinie, constitue chez Mariátegui l’espace de formulation d’une réconciliation, celle d’un « Pérou intégral », où le plus ancien se marie au plus moderne : le communisme agraire des Incas avec le communisme moderne des sociétés industrielles. Le pont qui permet cette connexion transhistorique réside dans les « éléments de socialisme pratique » des populations indigènes.