« Ford Madox Ford once said, ‘Henry James was the greatest writer of his day; therefore for me the greatest man’1. » Cette citation, reprise dans une lettre adressée à son amie Mrs Turnbull, avait une résonance toute particulière pour F. Scott Fitzgerald qui, très tôt, a rêvé de sa propre consécration dans l’univers des lettres nord-américaines. Dès le début de sa carrière, les questions de forme littéraire et l’espoir d’une création inédite le taraudaient, ainsi que le suggère cette lettre du 17 septembre 1920 à son ami Shane Leslie : « I’m taking your advice and writing very slowly and paying much attention to form. Sometimes I think this new novel has nothing much else but form2. » Son désir de modernité l’a conduit dès son premier roman sur les chemins de l’innovation, même si son originalité ne prendrait sa pleine mesure qu’avec The Great Gatsby3. Ainsi, l’espoir de réussir dans l’univers littéraire l’a mené à consigner par écrit, de façon méthodique, des idées de sujets et de phrases inspirés de son quotidien dans ce qui deviendrait ses Notebooks4, mais aussi à débattre en détail de son écriture dans ses échanges épistolaires, sans doute pressentis comme un futur corpus de réflexion sur l’auteur et son œuvre et, enfin, à publier des essais autobiographiques dans les grands magazines américains de l’époque dans lesquels il se préoccupait de son temps et de son activité littéraire.
D’autre part, le couple Fitzgerald, dès le succès de librairie de This Side of Paradise5 en 1920 et leur mariage cette même année, était devenu la coqueluche du New York intellectuel et artistique, ce qui les encourageait inlassablement à se mettre en scène, dans la vie lors de facéties multiples6 et à l’écrit, sous forme d’articles, d’essais et de fiction. Entraînés dans une surenchère frénétique visant à attirer l’attention accrue de cet Âge du Jazz en pleine effervescence, ces enfants terribles des Années folles plaçaient leur existence sous le feu des projecteurs et, comme dans une mise en abyme, écrivaient des textes inspirés de cette même vie théâtralisée.
Leurs essais, articles, nouvelles et romans, publiés sous le nom de l’un ou de l’autre, avec parfois des écarts aux dépens de Zelda avec la réalité auctoriale, restent intimement liés au biographique, mais le talent et l’engagement littéraire de l’un n’étaient pas de même nature que ceux de l’autre et le lecteur découvre dans ces regards croisés scripturaux toute la différence entre l’aspirant artiste et le génie littéraire, entre ce que Scott désignait, sans pitié, comme l’artiste de « troisième ordre » et le « professionnel7 », entre l’épouse en perpétuelle quête d’indépendance personnelle et intellectuelle et le romancier célébré très précocement.
Nous proposons donc d’observer, dans un premier temps, comment l’activité artistique et littéraire de Zelda offre un point de vue qui a aisément conduit un courant féministe à un regard critique sévère envers Scott, dès les années 1970, pour atteindre une multiplicité de publications et créations théâtrales dans les années 2000. Nous verrons ensuite comment Scott, dans ses essais autobiographiques, s’attache tout d’abord à une activité littéraire qui élargit le biographique à la réflexion nationale, pour aboutir finalement à une méditation intime constituant le chemin direct vers une fiction qui s’avère être un fin dosage de biographie et d’imaginaire et la clé d’un talent qui se distingue des tentatives d’expression de Zelda.
Zelda à l’œuvre
Dans l’ouvrage The Collected Writings, Zelda Fitzgerald8, Matthew Bruccoli a compilé son roman, Save Me the Waltz, sa pièce en trois actes Scandalabra, onze nouvelles, treize articles et un certain nombre de lettres adressées à Scott. Pour une idée plus complète de son activité artistique, on peut ajouter les tableaux, inspirés de New York, Paris, l’univers du ballet, la Bible, les contes pour enfants et la nature, dont sa petite-fille, Eleanor Lanahan, a publié les reproductions dans Zelda: An Illustrated Life. The Private World of Zelda Fitzgerald9. De l’écriture, à la peinture, en passant par le ballet classique, Zelda n’a eu de cesse d’explorer des domaines divers en quête d’un épanouissement artistique synonyme, sans doute, d’un espace de liberté individuelle10. Implacable à propos d’un domaine qu’il vénérait, la littérature, Scott lui rétorquait :
[…] ‘expressing oneself’ I can only say there isn’t any such thing. It simply doesn’t exist. What one expresses in a work of art is the dark tragic destiny of being an instrument of something uncomprehended, incomprehensible, unknown‒you came to the threshold of that discovery and then decided that in the face of all logic you would crash the gate. You succeeded merely in crashing yourself, almost me, and Scotty, if I hadn’t interposed11.
C’est sans doute ce type de réaction implacable à l’égard des tentatives littéraires de Zelda, allié aux problèmes psychiatriques dont elle était la proie et qui la maintenaient dans un état de dépendance médicale et maritale, qui a entraîné, à partir de la seconde moitié du vingtième siècle, des réactions en sa faveur et un intérêt croissant pour son œuvre littéraire et picturale, attention initiée en particulier par l’ouvrage de 1970 de Nancy Milford, Zelda Fitzgerald. Cette biographie a privilégié le portrait d’une artiste de talent brimée par un mari alcoolique, jaloux de ses activités littéraires et responsable de son effondrement nerveux. Dans cette veine, on notera aussi l’ouvrage de Kendall Taylor, Sometimes Madness Is Wisdom: Zelda and Scott Fitzgerald: A Marriage12, puis le prix Goncourt 2007 de Gilles Leroy, Alabama Song13, fiction biographique inspirée de la vie de Zelda selon le point de vue de Taylor et Milford, tout comme la pièce de Renaud Meyer Zelda et Scott14 ou celle de Christian Siméon Brûlez-la15. Existent aussi des ouvrages plus modérés, comme les Zelda d’Agnès Michaux16, puis de Jacques Tournier17, et plus récemment Z: A Novel of Zelda Fitzgerald18 de Therese Anne Fowler. Ces ouvrages s’attachent principalement à l’aspect biographique qui continue de fasciner alors que l’analyse critique de l’œuvre de Zelda reste moins fréquente19. Seule Linda Wagner-Martin20 a su habilement offrir une rétrospective biographique, y compris des hypothèses documentées cliniquement quant à la condition psychiatrique et psychologique de Zelda, associée à une analyse fine de toutes ses productions écrites et picturales.
Au-delà de la polémique féministe attisée par la vie très médiatisée du couple et les tentatives artistiques de Zelda sans cesse bridées par Scott et par son propre état de santé, il semble plus avisé de s’attacher aux tableaux et textes de Zelda pour évaluer son talent et son approche du monde et de son couple. Ce qui est frappant chez elle, c’est la très mince différence entre la vie et l’œuvre. Ainsi, nous revient à l’esprit la critique sévère de Scott citée précédemment à propos d’une œuvre qui ne serait qu’une tentative d’expression et non le besoin impérieux d’une véritable artiste.
Les créations picturales de Zelda rappellent principalement son expérience douloureuse de ballerine, la vie new-yorkaise du couple et leurs séjours parisiens. Centrées sur quelques lieux et monuments emblématiques, comme le Brooklyn Bridge, Times Square, Central Park, Grand Central Station, Washington Square, Notre-Dame, la place de l’Opéra, le Panthéon et le jardin du Luxembourg ou l’Arc de Triomphe, les scènes citadines de ses tableaux restent étonnamment désertes21. Hormis quelques rares inconnus, véhicules et traces d’humanité sous forme d’objets abandonnés en premier plan de tableau, ces œuvres ne retiennent que les lieux traversés et semblent évoquer un vide, une solitude profonde, l’absence même de ceux qui les ont occupés. Seule la fille des Fitzgerald, Scottie, accompagnée de son futur mari, trouve sa place dans une œuvre créée à l’occasion de leur mariage auquel Zelda n’avait pu assister : Scottie and Jack Grand Central Time22.
En revanche, les poupées de papier confectionnées par Zelda sont de véritables autobiographies familiales visuelles. À l’occasion de la publication, en 1973, de certaines nouvelles de Scott et Zelda dans le recueil Bits of Paradise, Scottie déclarait en avant-propos :
[…] there are a few things which are special, bits and pieces of the child’s paradise which my parents created for me, and which are far more vivid to me than any of our later worlds in Alabama, Maryland, or Hollywood23.
Elle cite alors divers éléments, dont ces poupées de papier que sa fille a répertoriées dans l’ouvrage consacré à la peinture de Zelda. Outre certains personnages historiques et légendaires (Richelieu, les Trois Mousquetaires, Louis XIV, Boucle d’or, le Petit Chaperon rouge)24, la collection comprend une représentation de la famille Fitzgerald25, avec plusieurs versions de Scottie selon les années (à 7 ans et 9 ans)26. Cette dernière inclut d’ailleurs ces figurines dans ses souvenirs d’enfance les plus chers :
[…] the paper dolls on which my mother lavished so much time, some of them represented the three of us. Once upon a time these dolls had wardrobes of which Rumpelstiltskin could be proud. My mother and I had dresses of pleated wallpaper, and one party frock of mine had ruffles of real lace cut from a Belgian handkerchief27.
La figurine de Scott peut ainsi revêtir un costume contemporain classique, mais aussi une tenue d’ange28, qui rappelle un passage de Save Me the Waltz décrivant l’époux de l’héroïne, signe que l’œuvre de Zelda lie intimement vie personnelle et création artistique, qu’elle soit littéraire ou picturale : « There seemed to be some heavenly support beneath his shoulder blades that lifted his feet from the ground in ecstatic suspension, as if he secretly enjoyed the ability to fly but was walking as a compromise to convention29. »
La perception artistique du monde qu’offre l’œuvre de Zelda reste profondément ancrée dans sa vie de Belle du Sud, puis d’épouse du célèbre romancier et d’incarnation de la « flapper30 ». Dans certains articles, elle expose des conflits conjugaux, directement inspirés de sa vie, conflits portant sur des questions quotidiennes, financières ou littéraires ; dans « Friend Husband’s Latest », par exemple, elle s’insurge avec humour contre ce qu’elle considère comme du plagiat conjugal :
It seems to me that on one page I recognized a portion of an old diary of mine which mysteriously disappeared shortly after my marriage, and also scraps of letters which, though considerably edited, sound to me vaguely familiar. In fact, Mr. Fitzgerald—I believe that is how he spells his name—seems to believe that plagiarism begins at home31.
Dans d’autres articles, elle revient sur les pérégrinations nationales et internationales de leur couple, comme dans « Show Mr. And Mrs F. to Number—— » qui retrace treize années d’errance hôtelière américaine et européenne32. Dans son roman, Save Me the Waltz, Alabama et David Knight33 ne sont que les copies à peine déguisées d’elle-même et de Scott et l’intrigue une autobiographie familiale à peine fictionnalisée. Ce texte se signale rapidement comme un roman à clé où l’on reconnaît les voyages européens des Fitzgerald, leur vie de famille avec Scottie, rebaptisée Bonnie, et l’infidélité de Zelda à Saint-Raphaël avec Édouard Jozan, aisément repérable sous les traits du personnage de l’aviateur français Jacques Chevrefeuille. Sous couvert du personnage d’Alabama Knight, née Beggs, et de son époux, l’artiste peintre David Knight, le roman met en lumière les facéties de Zelda pendant son adolescence à Montgomery, sa rencontre avec Scott dans le Sud romanesque, leur mariage chaotique, puis son acharnement à devenir danseuse classique grâce à son professeur, Mme Egorova, dénommée dans le roman « Madame » du « conservatoire russe » de Paris. Rien d’étonnant alors à ce que Wagner-Martin décrive le texte comme « le bildungsroman de Zelda34 » et que Nancy Miford en note la nature fondamentalement autobiographique :
Again and again the autobiographical impulse seeks release in the novel, ensnaring the reader who has a prior knowledge of Zelda’s life. Perhaps that is the larger problem presented by this novel‒that because it is so deeply autobiographical, the transmutation of reality into art is incomplete. We read it against the life, or as a gesture of release from the life35.
Celle que les féministes de la deuxième vague défendront bec et ongles comme une femme brimée par le carcan du mariage n’écrit qu’à propos de l’univers familier de son propre couple et de la réussite littéraire de son époux, le nom de Fitzgerald, ou son initiale peu énigmatique, apparaissant même ouvertement dans certains de ses articles. Si son œuvre fictionnelle voisine avec l’autobiographie, ce n’est jamais l’autofiction que décrit Serge Doubrovsky comme « la fiction que j’ai décidé en tant qu’écrivain de me donner de moi-même, y incorporant, au sens plein du terme, l’expérience de l’analyse, non point seulement dans la thématique mais dans la production du texte36 ». Point d’« analyse […] de la production du texte » chez Zelda ; le récit colle à la vie avec seulement quelques variantes, qui signalent peut-être des regrets, comme dans Save Me the Waltz, la carrière de ballerine d’Alabama en Italie, choix auquel Zelda avait elle-même renoncé dans la réalité37. Prisonnière d’une fiction rivée à sa vie, Zelda se sentait comme un poisson parasite, et non un poisson pilote, ainsi qu’elle se décrivait à Scott avec désespoir depuis sa clinique de Baltimore en 1932 :
I am that little fish who swims about under a shark and, I believe, lives indelicately on its offals. Anyway, that is the way I am. Life moves over me in a vast black shadow and I swallow whatever it drops with relish, having learned in a very hard school that one cannot be both a parasite and enjoy self-nourishment without moving in worlds too fantastic for even my disordered imagination to people with meaning38.
Récits autobiographiques, récit national
Si, comme ceux de Zelda, les articles et essais de Scott se nourrissent de leur parcours de vie commun, ils s’en distinguent foncièrement car ils sont avant tout une réflexion sur l’Amérique et sur la création littéraire. Le lecteur y reconnaît certes les anecdotes et itinéraires nationaux et européens qui ont également nourri les récits autobiographiques et fictionnels de Zelda, mais chez Scott, le personnel devient toujours national. Par exemple, The Cruise of the Rolling Junk39 est un récit de voyage en voiture à travers l’Amérique, un road trip autobiographique, que Fitzgerald publia en trois épisodes dans le magazine mensuel Motor en 1924. À bord d’une vieille Expenso, les Fitzgerald cheminent de Westport, Connecticut, vers le Montgomery natal de Zelda. Le type de véhicule, le point de départ de l’aventure et certainement un bon nombre d’anecdotes du récit ont été modifiés pour tenir en haleine les lecteurs de Motor, mais la découverte de l’Amérique du nord au sud reste l’élément clé de cet essai autobiographique romancé. Si les champs de coton, les anciens esclaves et les traces de la guerre de Sécession restent à l’arrière-plan de ce voyage, l’approche et la traversée du sud sont bien marquées par l’histoire et les cicatrices du passé impossibles à oublier malgré le ton humoristique de l’ensemble du récit. L’homme qui tente d’attaquer les voyageurs au détour d’une route est peut-être « basané ou blanc » mais il porte un « masque noir » et son apparition, malgré le dénouement comique, fait surgir des craintes raciales d’un autre temps : « The shadowy phantoms of an hour before had given way to images of murderous negroes hiding in bottomless swamps and of waylaid travelers floating on their faces in black pools40. » Finalement cette mésaventure modifie l’humeur joyeuse des voyageurs qui atteignent avec angoisse la « sinistre41 » petite ville de Niggerfoot, bourgade principalement habitée par des Noirs. Comme l’a démontré Toni Morrison dans ses essais de Playing in the Dark42, la présence des Noirs est impossible à occulter et elle marque ce récit autobiographique, de même que toute la littérature américaine. Malgré un sujet tout autre et une narration pleine d’humour, ce récit de voyage autobiographique donne à lire, une fois encore, une des plus grandes tragédies de l’histoire américaine car, ainsi que le remarque Morrison : « National literatures, like writers, get along the best way they can, and with what they can. Yet they do seem to end up describing and inscribing what is really on the national mind43. »
Les essais autobiographiques « How to Live on 36, 000 Dollars a Year » et « How to Live on Practically Nothing a Year44 » détaillent, quant à eux, avec humour, les vicissitudes des nouveaux riches de l’Amérique florissante de l’entre-deux-guerres et l’expatriation française, source d’économie pour de nombreux artistes de l’époque. Introduisant ces essais dans le recueil Afternoon of an Author, Arthur Mizener indique : « Fitzgerald […] not only makes his personal experience representative […] but gives the representative case the full life of his personal experience45. » Le ton désinvolte de ces essais se fait l’écho d’une époque de frivolité, « […] why, it was impossible that I should be poor! I was living at the best hotel in New York46! » La France et sa Côte d’Azur deviennent une solution économique dans le second essai, mais la réflexion demeure américaine. Comme dans tous les essais et nouvelles de Fitzgerald et dans Tender Is the Night47, la France n’est qu’une toile de fond offrant un point de vue distancié, favorable à la réflexion sur la nation. Dans l’œuvre fitzgeraldienne, autobiographique ou fictionnelle, l’espace français n’est jamais qu’un palimpseste dissimulant à grand-peine l’espace national. Dans l’essai autobiographique « Early Success48 », par exemple, le décor enchanteur de la Côte d’Azur que contemple le narrateur autodiégétique n’est que le catalyseur de souvenirs liés à sa vie en Amérique : « It was not Monte Carlo I was looking at. It was back into the mind of the young man with cardboard soles who had walked the streets of New York. I was him again49. » L’écriture d’expatriation fitzgeraldienne n’est jamais qu’une méditation sur l’Amérique, favorisée par l’éloignement. Ce qui compte, ce n’est pas la scène française, mais ce qui se déroule à l’intérieur ; à l’intérieur des taxis, des hôtels, des bars, au sein des couples et des familles, et surtout à l’intérieur de soi. Paris et la Côte d’Azur deviennent labyrinthesques et kafkaïens reflétant un voyage intérieur tourmenté qui prend ses distances avec l’expérience touristique et exotique pour ressasser, encore et encore, les fêlures intimes et nationales.
Pour Fitzgerald, qui se délectait de réciter les poèmes romantiques de Keats50 la question du temps est cruciale. L’écriture devra retenir l’instant parfait, comme l’urne grecque qui fige pour toujours, chez Keats, les amants dans leur désir avant qu’il ne soit consommé51. L’Amérique au cœur de la fiction et des essais autobiographiques fitzgeraldiens est l’Amérique perdue des origines, celle que l’on regrette et qui demeure le rêve inaccessible des marins hollandais de la fin de The Great Gatsby52. « Echoes of the Jazz Age53 » et « My Lost City54 » sont des écrits autobiographiques qui jonglent entre le passé et le présent pour dresser un portrait de cette Amérique perdue ainsi que du périple intime du narrateur. Parcours national, parcours personnel, les essais et la fiction de Scott offrent le tracé étonnamment parallèle du collectif et de l’individuel. Dans « Early Success », l’inspiration fictionnelle se fait même prémonitoire quand l’Amérique s’emballe55 et que l’Europe suit, avec son « Carnival by the sea56 », mais que l’écrivain inscrit déjà sur la page les signes précurseurs du désastre : « All the stories that came into my head had a touch of disaster in them57. » Alors que Georges Gusdorf considère que « la marque propre de l’autobiographie est la priorité reconnue à l’intime sur l’extrinsèque58 » (182), le sociologue Maurice Halbwachs soutient que « nos souvenirs demeurent collectifs59 ». Chez Fitzgerald, l’intime se fond avec le collectif, le national, rappelant ainsi Jean-Jacques Rousseau qui affirmait : « Notre plus douce existence est relative et collective, et notre vrai moi n’est pas tout entier en nous60. »
Fiction et fêlure
À partir des années soixante-dix, les critiques favorisant une approche féministe des textes ont cru déceler le politique dans les évocations personnelles de Zelda61. Son écriture semblait révéler les tentatives d’émancipation de celle qui ne voulait pas être cantonnée au statut d’épouse et de mère si caractéristique de son époque et de son milieu et qui espérait une carrière artistique propre62. Les écrits de Scott, en revanche, abordent non seulement le national, mais surtout le littéraire et ne s’appesantissent pas sur le personnel et l’intime. Malgré une vie certes débridée, ce dernier prenait la littérature terriblement au sérieux, comme le montre, par exemple cette lettre du 12 juin 1940 à sa fille : « What little I’ve accomplished has been by the most laborious and uphill work, and I wish now I’d never relaxed or looked back—but said at the end of The Great Gatsby: ‘I’ve found my line—from now on this comes first. This is my immediate duty—without this I am nothing63.’ » Sa correspondance avec ses amis, sa famille, des écrivains contemporains, son éditeur Maxwell Perkins ou son agent Harold Ober regorge d’interrogations et de réflexions à propos de la composition formelle. En 1917, lors de l’écriture de The Romantic Egotist, qui deviendra This Side of Paradise, il écrit à Shane Leslie :
I’m sandwiching the poems between reams of autobiography and fiction. It makes a potpourri, especially as there are pages in dialogue and in vers libre, but it reads as logically for the times as most public utterances of the prim and prominent64.
This Side of Paradise et The Beautiful and Damned65 ont leurs défauts, certes, mais ils proposent déjà des innovations formelles qui annoncent des préoccupations littéraires qui trouveront leur mise en œuvre efficace dans les nouvelles et romans suivants. En outre, malgré des éléments autobiographiques66, ceux-là mêmes que Zelda utilisait puisque depuis leur rencontre leurs destins étaient liés67, ces premiers romans se détachent du biographique parce que la forme romanesque était précisément au cœur de la réflexion scripturale de Scott. Ainsi, attendant le résultat des ventes de The Great Gatsby, il se réjouissait de sa modernité dans une lettre du 1er mai 1925 à Maxwell Perkins : « […] it is something really NEW in form, idea, structure–the model for the age that Joyce and Stein are searching for, that Conrad didn’t find68. » Son approche littéraire moderniste nécessitait des formes novatrices et impliquait également toute une réflexion sur l’acte d’écriture tandis que Zelda semblait surtout attachée à faire entendre sa voix69 ; que ce soit la danse, la littérature ou la peinture, l’art constituait essentiellement pour elle un outil d’expression et d’émancipation.
Suite à ses problèmes psychiatriques, le 28 mai 1933, les Fitzgerald et le docteur Rennie se rencontrèrent à La Paix, près de Baltimore, lors d’une séance de parole prise en sténographie. À cette occasion, la question de la fiction et de la vie devint cruciale car Zelda avait publié Save Me the Waltz en octobre 1932, alors que Scott continuait de s’échiner sur son propre manuscrit de Tender Is the Night70, qui finalement ne sortirait qu’en avril 1934. Dans les deux œuvres, leur vie commune était au cœur de leur inspiration littéraire et le script de la discussion montre que Scott défendait avec virulence son droit de propriété sur ce matériau :
[…] you are broaching at all times on my material just as if a good artist came into a room and found something drawn on the canvas by some mischievous little boy. […] Everything that we have done is mine. […] That is all of my material. None of it is your material71.
Pourtant, il aurait dû se rassurer car sa technique même savait dissocier la vie observable de la vie narrative et, ironiquement, c’est précisément cette caractéristique fondamentale qui échapperait à Hemingway lors de la publication de Tender Is the Night. En effet, dans une lettre du 28 mai 1934 à propos du roman, Hemingway critiquait sévèrement les personnages de Dick et Nicole Diver inspirés à la fois des Murphy et des Fitzgerald, mais Scott lui répliqua : « You can accuse me justly of not having the power to bring […] off [the feat of building a monument out of three kinds of marble], but a theory that it can’t be done is highly questionable. […] The idea can be reduced simply to: you can’t say accurately that composite characterization hurt my book, but that it only hurt it for you72. » Un an plus tard, dans une lettre du 15 août 1935 adressée à Sara Murphy, il défendait encore cette technique tout en lui apportant des modulations : « In my theory, utterly opposite to Ernest’s about fiction, i. e., that it takes half a dozen people to make a synthesis strong enough to create a fiction character‒in that theory, or rather in despite of it, I used you again and again in Tender. […] I tried to evoke not you but the effect you produce on men73. »
Dans l’œuvre fitzgeraldienne, la frontière est toujours mince entre la vie et l’écriture, mais c’est le travail littéraire qui, dans la fiction comme dans les essais autobiographiques, tient à distance ces deux expériences, distance qui faisait précisément défaut à Zelda, prise dans une lutte de pouvoir avec les hommes qui entendaient régir sa vie selon des schémas patriarcaux74. La question de l’écriture obsédait Fitzgerald ; en 1920, malgré son jeune âge, il déclarait déjà dans l’essai autobiographique « Who’s Who and Why? » : « The history of my life is the history of the struggle between an overwhelming urge to write and a combination of circumstances bent on keeping me from it75. » Treize ans plus tard, dans « One Hundred False Starts », il revenait sur des difficultés d’écriture grandissantes, mais en même temps, touchait à l’origine même de son pouvoir créateur en affirmant :
Mostly, we authors must repeat ourselves—that’s the truth. We have two or three great and moving experiences in our lives—experiences so great and moving that it doesn’t seem at the time that anyone else has been so caught up and pounded and dazzled and astonished and beaten and broken and rescued and illuminated and rewarded and humbled in just that way ever before.
Then we learn our trade, well or less well, and we tell our two or three stories—each time in a new disguise—maybe ten times, maybe a hundred, as long as people will listen. […]
Whether it is something that happened twenty years ago or only yesterday, I must start out with an emotion—one that’s close to me and that I can understand76.
Il revendiquait l’idée que son écriture pouvait se lire comme du braille car elle reflétait tout ce qui lui avait tenu le plus à cœur, de sa déception amoureuse de jeunesse avec Ginevra King jusqu’à ses difficultés professionnelles à Hollywood avec Joe Mankiewicz à la fin de sa vie : « Taking things hard—from Genevra [sic] to Joe Mank—That’s the stamp that goes into my books so that people can read it blind like brail77. »
Quand, dans les années trente, l’inspiration et l’énergie vinrent à manquer, le désespoir fut profond, mais une fois encore, c’est l’écriture elle-même qui offrit à l’auteur le moyen de s’extirper d’une vie en pleine déroute. Trois textes de cette époque offrent une réflexion sur les tâches et limites de l’écrivain et finalement sur l’acte d’écriture lui-même : les essais autobiographiques du Crack-Up78 et les nouvelles « Afternoon of an Author79 » et « Financing Finnegan80 ». Ces textes mettent en scène l’incapacité à écrire et un sentiment de perte, mais ils reposent également sur une approche ironique qui esquisse l’idée d’une création née du désordre et de l’effondrement.
Lejeune définit l’autobiographie comme « le récit rétrospectif en prose que quelqu’un fait de sa propre existence, quand il met l’accent principal sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité81 ». La trilogie du Crack-Up, écrite à la première personne et traitant d’événements et émotions personnels à Fitzgerald était une tentative autobiographique et elle recueillit les critiques acerbes de certains proches, comme Dos Passos et Hemingway, pour qui ce n’était qu’un exercice d’apitoiement sur soi, ainsi que Fitzgerald l’avait prévu quand il déclarait : « […] there are always those to whom all self-revelation is contemptible82. » Outre l’effondrement personnel dû à un mélange de maladie, d’alcoolisme et de dépression, ces essais s’attachent à décrire l’incapacité de l’écrivain à écrire, sujet central qui revient aussi dans « Afternoon of an Author » et « Financing Finnegan ».
Dans « Afternoon of an Author », le narrateur s’exprime à la troisième personne, mais la focalisation interne est celle de l’auteur du titre de la nouvelle. Mary Jo Tate indique l’incertitude à propos du genre de ce texte que ressentait le romancier : « Fitzgerald was undecided as to whether classify this piece as non fiction or a story83 », ce qui suggère un aspect autobiographique, ou plutôt autofictionel, selon la définition de Doubrovsky84 déjà citée. La référence temporelle du titre va de pair avec une activité littéraire sur le déclin et un écrivain incapable de se mettre au travail malgré ses succès passés. Lors d’une journée commencée au lit et terminée en ce même lieu, pas une ligne n’a été écrite et le terme « afternoon » du titre annonce non seulement le cadre temporel du récit, mais aussi le déclin inexorable qui afflige ledit écrivain.
Dans « Financing Finnegan, » le narrateur homodiégetique, écrivain lui-même, est témoin de la déroute littéraire de l’écrivain éponyme, la connotation onomastique joycienne suggérant l’idée même de désintégration et de mort. L’histoire est teintée d’autobiographie et peut même être lue comme un petit « roman à clé » avec une chute imaginaire comique. Bruccoli note, en effet, que l’agent et l’éditeur des deux écrivains du récit sont « clairement Harold Ober et Maxwell Perkins85 », à savoir l’éditeur et l’agent de Fitzgerald lui-même. En outre, les problèmes financiers et l’épaule brisée de Finnegan86 sont des allusions transparentes à la vie de Fitzgerald pendant les années trente87.
Tous ces textes semblent offrir une sorte de mise en abyme ironique de l’incapacité à écrire puisqu’ils détaillent une défaillance qui est précisément surmontée grâce à la création des textes eux-mêmes. Cioran ira même jusqu’à célébrer « The Crack-Up » comme un récit d’analyse de soi supérieur à tous les textes fitzgeraldiens88. Dans cette série d’essais, la comparaison avec l’assiette brisée89 et la référence finale au chien de garde suggérant une certaine misanthropie90 évoquent la désintégration complète de l’écrivain annoncée dans la célèbre phrase d’ouverture, « Of course all life is a process of breaking down […]91 », mais ces images ne sont pas dénuées d’ironie, une caractéristique accentuée dans les deux nouvelles.
Dans « Afternoon of an Author », une des dernières remarques au style direct de l’écrivain est teintée d’auto-dérision : « ‘The residence of the successful writer’, he said to himself. ‘I wonder what marvelous books he’s tearing off up there. It must be great to have a gift like that–just sit down with pencil and paper. Work when you want–go where you please92.’ » La nouvelle « Financing Finnegan », quant à elle, offre une sorte de mise en abyme ironique car le narrateur-écrivain est critique envers l’inactivité littéraire de Finnegan, autrefois auteur à succès, tandis qu’il ne produit rien lui-même93. En outre, si Finnegan n’écrit plus rien de commercialisable, sa propre vie reste source de conjectures et d’amusement, source d’histoires précisément94. Enfin, son expédition au pôle Nord est le comble de l’ironie puisque son éditeur et son agent, qui croyaient le voir disparaître à tout jamais en ces lieux et profiter de son assurance vie, voient leurs espoirs s’envoler à l’annonce de son retour. Le télégramme de Finnegan qui envoie ses « greetings from the dead95 » est la touche d’ironie finale qui contredit l’impression générale de talent littéraire évanoui. En bout de course, en dépit des multiples critiques, Finnegan, comme Fitzgerald avec qui il partage l’initiale de son patronyme et quelques vicissitudes, a plus d’une histoire dans son sac et le narrateur, initialement sévère à son égard, se laisse finalement submerger par l’émotion à la lecture d’un de ses manuscrits :
It was a short story. I began it in a mood of disgust but before I’d read five minutes I was completely immersed in it, utterly charmed, utterly convinced and wishing to God I could write like that96.
Cette émotion qui succède à un jugement sévère rappelle la réaction d’Hemingway à la lecture de The Great Gatsby, telle qu’il la décrit dans A Moveable Feast :
When I had finished the book I knew that no matter what Scott did, nor how he behaved, I must know it was like a sickness and be of any help I could to him […]. If he could write a book as fine as The Great Gatsby I was sure that he could write an even better one97.
À l’instar de Fitzgerald, Finnegan incarne une écriture moderniste qui ne peut être réduite à une simple intrigue immédiatement transférable à l’écran98, comme a tenté de le faire sans succès un scénariste qui déclare : « ‘It’s all beautiful when you read it […] but when you write it down plain it’s like a week in the nut-house99.’ » En revanche, à une époque qui remettait en question la représentation, Finnegan, comme Fitzgerald, affirme « la puissance de l’écrit100 » évoquée par Conrad, ainsi que le comprend le narrateur :
He was the perennial man of promise in American letter––what he could actually do with words was astounding, they glowed and coruscated–he wrote sentences, paragraphs, chapters that were masterpieces of fine weaving and spinning. It was only when I met some poor devil of a screen writer who had been trying to make a logical story out of one of his books that I realized he had enemies101.
Dans ces deux nouvelles, comme dans The Crack Up, l’écrivain n’est pas au terme de sa carrière et d’autres chefs-d’œuvre sont encore à naître.
Fitzgerald prétendait ne pas croire à la réussite de ce que Frédéric Regard nomme les « biographies littéraires102 » : « There never was a good biography of a good novelist. There couldn’t be. He is too many people, if he’s any good103. » Néanmoins, il semble qu’il ait accompli la tâche lui-même dans son œuvre kaléidoscopique complétée par les touches de la création littéraire et picturale de Zelda, bien qu’elle n’eût pas le même type de talent ni les mêmes motivations. Cheminant douloureusement en quête d’un domaine artistique qu’elle pourrait pleinement faire sien, c’est sans doute avec la peinture qu’elle trouverait son terrain de prédilection, celui-là même qui finirait par absorber principalement son activité créatrice à partir des années trente104. Ainsi Kathryn Lee Seidel, Alexis Wang et Alvin Y. Wang concluent : « She is an artist who has searched for her medium, and in painting, she finds it105. »
Dans l’article intitulé « The Death — and Lives — of the Author. The ‘Surreal’ Life of Writers’ Biographies », Robert Dion et Frédéric Regard remarquent : « Long before biographical fictions and fictional biographies came into fashion towards the end of the 1980s, the barriers between fiction and biography had begun to collapse106. » L’œuvre fitzgeraldienne offre un exemple de ces frontières estompées entre récit de vie personnelle et fiction. Elle propose une histoire de l’Amérique de l’entre-deux-guerres et l’histoire plus intime du combattant des mots et de la forme, parfois en difficultés scripturales, parfois au sommet de son art. Bien qu’ils s’attachent à des créations littéraires plus récentes, Robert Dion et Frédéric Regard semblent retracer l’acharnement fitzgeraldien avec la forme quand ils concluent :
Perhaps […] the ‘biographical illusion’ […] is gone […], and this is evidenced by the work of numerous writers-biographers, who although they insist on the necessity of representing personal lived life seem to believe nevertheless that this can only be achieved through a play on forms, or on the memory of forms, the subject allowing itself to be captured only along what Lacan would have called ‘a line of fiction’107.
Scott soutenait que toute inspiration littéraire provenait de l’intime et se réduisait à quelques expériences de vie majeures108. La forme et l’élaboration sophistiquée des personnages devaient permettre ensuite de s’affranchir du biographique et d’aborder d’autres espaces. Néanmoins, ses écrits fictionnels et ses essais, complétés par ceux de Zelda, se fondent en une œuvre vaste qui crée, sans « illusion biographique109 », l’autobiographie conjugale et littéraire à laquelle il ne croyait pas, une autobiographie aux multiples facettes, qui dit la vie du point de vue fitzgeraldien, ainsi que semblait le deviner John O’Hara quand il déclarait à propos de Tender Is the Night :
Scott wrote the life, but not the lives. And that is true partly because Scott was always writing about the life. Sooner or later his characters always come back to being Fitzgerald characters in a Fitzgerald world… And of course as he moved along, he got farther away from any resemblance to the real Murphys. Dick Diver ended up as a tall Fitzgerald110.