Introduction
Dans son introduction à l’ouvrage La photographie document en action. Expériences et histoires, Sandrine Ferret (2021) retrace l’historique des usages documentaires de la photographie, du début du xxe siècle à nos jours. Chemin faisant, la chercheuse distingue ainsi les usages contemporains de la photographie document de deux héritages distincts, dont les photographes actuel·les prennent acte tout en s’en détachant. À rebours des pratiques documentaires initiées aux États-Unis au cours du xxe siècle et des photographies de reportage qui cultivaient toutes deux le mythe d’un instant décisif, les photographes contemporain·es ne conçoivent plus l’acte photographique comme une opération instinctive, mais comme « le fruit d’une lente maturation et d’un échange avec les personnes [photographiées]. » (ibid., 179). Faisant la part belle aux témoignages et donc au verbe, les œuvres ainsi créées contribuent à combler les manques d’une histoire passée ou présente en intégrant cette fois pleinement l’autre et sa parole. Le travail de la photographe Hortense Soichet, par son aspect collaboratif et intermédial ainsi que par son ancrage temporel, se rapproche à bien des égards du tournant des pratiques documentaires identifié par Ferret.
En effet, Esperem ! Images d’un monde en soi1 et Hier, on est sorties faire des photos2 sont deux ouvrages issus d’un travail participatif entre Soichet et des photographes amatrices. Ils impliquent un temps de résidence de l’artiste, dans le quartier gitan de l’Espérance aussi nommé « Esperanza » pour le premier, dans une maison de quartier d’Ivry-sur-Seine pour le second. Initiant à la pratique photographique des participantes volontaires au cours d’un atelier régulier, Soichet met en place les conditions d’une création collective, restituée par des expositions et des ouvrages présentant conjointement des clichés amateurs et professionnels. Ces différentes créations entremêlent systématiquement images photographiques et textes dans des dispositifs intermédiaux. De natures variées, ces textes éclairent les phénomènes sociaux sur lesquels la photographe se penche, replacent sa démarche dans une perspective historique et esthétique plus large et donnent la parole aux sujets photographié·es par la retranscription d’entretiens. La méthode employée par Soichet fait ainsi écho au concept d’« art en commun » élaboré par Estelle Zhong Mengual qui délimite et caractérise par cette expression des pratiques artistiques reposant sur « un dispositif de participation qui permet de transformer la création d’une œuvre, pratique habituellement individuelle et réservée à un petit nombre, en un processus collectif. » (Zhong Mengual, 2018, 12). Produits en lien étroit avec des amatrices a priori exclues de la pratique photographique et fruits d’un processus long et collaboratif, les deux ouvrages de Soichet bouleversent nos conceptions traditionnelles de l’art, transformant l’œuvre en un projet aux contours flous et la création en une activité non plus intime mais sociale. Outre les dispositifs de création mis en place, il semble que le travail de la photographe gagne à être appréhendé par le prisme du commun. D’abord, parce qu’Esperem ! tout comme Hier proposent un processus de mise en commun des compétences artistiques et disciplinaires, se rapprochant à cet égard du « renouvellement des formes documentaires en photographie » (Méaux, 2019, 18). Soichet initie une véritable démarche d’enquête, inspirée des outils et méthodologies des sciences sociales, dans une volonté de métissage des pratiques qui se poursuit en aval de l’enquête par le choix de restitutions qui mêlent texte(s) et images. Ensuite, parce que les deux ouvrages participent à renouveler le regard porté sur une communauté – culturelle et linguistique dans le cas des Gitanes, reliée à une commune appartenance sociale dans le cas des femmes isolées de la maison de quartier d’Ivry-sur-Seine. En effet, l’action conjuguée du texte et de l’image fait advenir de nouvelles représentations de ces femmes d’ordinaire marginalisées et stéréotypées – notamment par la photographie. Au-delà de ces productions communes, le processus qui s’inscrit dans le temps long d’une résidence engendre l’émergence d’une communauté, à la fois sujet et produit de l’enquête. En amont de la création se dessine donc une esthétique du commun qui prend forme dans des œuvres collectives tout en esquissant des communautés féminines qui renouvellent elles-mêmes l’imagerie qui leur est associée.
Mise en commun des compétences artistiques et disciplinaires : des enquêtes photolittéraires
Dès son apparition, la photographie s’est vue dotée d’une mission aussi ambitieuse que trompeuse : l’enregistrement effectif du réel qui serait possible en raison de la fidélité intrinsèque du médium à la réalité. Occultant les choix humains qui président à la représentation photographique, cette posture, dominante au xixe siècle, se trouve progressivement remise en question tout au long de l’histoire du médium. De simples scribes de la réalité, les photographes accèdent progressivement au statut de créateur·rices (Sontag, 2008 [1977], 128) dans une dynamique qui se poursuit jusqu’à l’époque contemporaine au travers des enquêtes photographiques. Danièle Méaux identifie en effet un récent renouvellement des formes documentaires en photographie, par la mise en place en amont des recherches de protocoles rigoureux et en aval des restitutions qui prolongent la posture de l’enquêteur·se, cette fois adoptée par le/la spectateur·rice (Méaux, 2019, 117). Mobilisant dans leur travail des disciplines et pratiques variées, les photographes participant de ce courant travaillent à une confusion des disciplines – entre arts et sciences humaines et sociales – et à une déspécification des champs – entre verbe et photographie. Les deux ouvrages de Soichet participent à bien des égards de ce renouvellement des formes documentaires (Méaux, 2021) et aspirent à une véritable collaboration, que cette mise en commun soit disciplinaire ou artistique.
À la croisée des arts et des sciences humaines et sociales
Comme le souligne Guillaume Le Gall, « [a]u sein d’une image, le dispositif qui l’a fait naître apparaît plus ou moins clairement au regard. Certaines images le dissimulent, d’autres, au contraire, le révèlent. » (Le Gall, 2015, 4). Les ouvrages photographiques de Soichet participent plutôt de la première tendance repérée par le chercheur, exhibant les étapes – de la résidence au choix des tirages en passant par leur réalisation – qui ont progressivement mené à la constitution des clichés. Cette approche du médium, qui consiste à choisir une méthode puis à la désigner, rapproche le travail de Soichet des enquêtes photographiques telles qu’elles ont été définies par Méaux. Celle-ci note qu’elles se caractérisent par l’« élection d’une procédure, en amont de son application [qui] apparente la pratique artistique à une expérience de type scientifique – dont la méthode concertée conditionnerait les résultats. » (Méaux, 2019, 37). Soichet mobilise dans sa pratique artistique l’entretien, la présence continue sur le terrain, la fouille d’archives, et les explorations urbaines, autant d’outils théorisés par les sciences humaines et sociales.
Hier et Esperem ! sont en effet les fruits de deux résidences de plusieurs mois chacune, résidences au cours desquelles la photographe organise des ateliers pratiques réguliers. Ce dispositif implique une présence longue et continue sur le terrain, ainsi qu’un processus d’immersion au cours duquel se noue un rapport de familiarité entre les participantes et Soichet qui souligne cette nécessaire proximité : « Seule une relation de confiance permet l’expérimentation. » (Soichet, 2022, 90). Tout comme un·e chercheur·se lors d’une enquête de terrain, la photographe doit ainsi veiller à trouver un équilibre précaire entre, d’une part, une posture qui nierait la différence de statut qui la sépare irrémédiablement des participantes et d’autre part, une position d’extériorité qui empêcherait une juste saisie de son terrain (Prigent, 2021, 14). Après une phase d’observation, se met en place l’action en elle-même, qui consiste concrètement en l’organisation de ces ateliers, mais aussi en des conversations informelles avec les photographes amatrices, pratique à rapprocher de l’entretien libre mené régulièrement aussi bien en ethnographie qu’en anthropologie ou en sociologie. La méthode employée par Soichet fait écho au concept d’enquête tel qu’il est défini par Steven Prigent : une entreprise guidée selon lui par deux pôles dominants entre lesquels il faut naviguer, à savoir l’interlocution et l’observation (ibid., 11).
À cette double direction, maintenue dans Esperem ! tout comme dans Hier, s’ajoute dans le second ouvrage la pratique de promenades urbaines photographiques, le projet évoluant d’une réalisation entre les murs à une exploration de l’espace urbain voisin. Cette réorientation thématique induit la mobilisation d’un dispositif proche de l’itinéraire photographique, méthode initiée et théorisée par le sociologue Jean-Yves Petiteau et qui « consiste à mener un entretien au cours d’un déplacement à pied dans l’espace urbain, la personne interviewée servant de guide au sociologue et au photographe. » (Cuny, Mohadjer et Soichet, 2022, n.p.). Du statut de surplomb, induit par sa position, la photographe, à la fois éclaireuse et éclairée, glisse donc vers un échange fondé sur la réciprocité.
Par la mobilisation d’outils élaborés à partir des sciences humaines et sociales s’esquisse une volonté méthodologique de décloisonnement disciplinaire, mais aussi une idée, cette fois davantage liée à l'éthique, qu’une communauté ne peut être saisie que par un faisceau de pratiques variées. Les restitutions de ce travail artistique ne gomment pas la diversité des pratiques et sources mobilisées, mais, bien au contraire, elles l’affichent en leur sein. Entre les images capturées s’insèrent des textes, instaurant un dialogue renouvelé entre écriture et photographie dans une esthétique intermédiale.
Une esthétique intermédiale : un dialogue renouvelé entre texte et image
Comme le souligne Méaux, le désir d’enquêter se développe souvent avec le verbe, texte et image collaborant alors au même objectif d’élucidation du réel (Méaux, 2019, 62). Dans ces travaux, le texte ne consiste pas en un discours auxiliaire, mais fait intégralement partie du dispositif, renouvelant le souhait de James Agee et de Walker Evans qui soulignaient dans Let Us Now Praise Famous Men (Louons maintenant les grands hommes) leur volonté de faire du texte et des images « des égaux mutuellement indépendants et qui entièrement collaborent » (Agee et Evans, 2017 [1941], 11). Loin d’être accessoire ou subordonné à l’image, le texte dans les ouvrages de Soichet fait pleinement partie du dispositif et se décline sous des formes variées. Il peut dans un premier temps être de nature épistémologique : dans le cas des enquêtes menées sur le terrain, il ne s’agit alors pas seulement de pratiquer des procédures, mais aussi de les expliciter. Hier et Esperem ! comportent ainsi des retours réflexifs de la photographe qui décrit, analyse et décortique les pratiques qu’elle a mises en place au cours de ses résidences. Ces textes peuvent aussi être à teneur historique, recontextualisant les problématiques et thématiques spécifiques abordées dans les ouvrages. C’est notamment la vocation du texte de Jean-Pierre Piniès qui occupe les premières pages d’Esperem ! et qui retrace l’histoire du quartier de l’Espérance, depuis l’arrivée des premier·ères Gitan·es au xviiie siècle jusqu’à l’initiative de ces ateliers photographiques. Les textes peuvent ensuite consister en une retranscription des entretiens menés par la photographe avec les participantes. Qu’ils soient insérés dans un chapitre distinct du reste de l’ouvrage comme dans Esperem ! ou qu’ils soient mêlés aux comptes rendus de pratiques rédigés par Soichet dans Hier, ces extraits témoignent tout autant de l’intermédialité caractéristique des enquêtes photographiques que de leur attention renouvelée à la parole d’autrui, directement recueillie et reproduite au sein des ouvrages. Ces œuvres invitent en effet leurs lecteur·rices à ne plus considérer texte et image comme des entités disjointes, mais à les envisager comme deux médiums, unis organiquement dans la poursuite d’un objectif commun. C’est pourquoi on peut qualifier ces restitutions d’intermédiales, « [l]e préfixe inter vis[ant] à mettre en évidence un rapport inaperçu ou occulté, ou, plus encore, à soutenir l’idée que la relation est par principe première » (Méchoulan, 2003, 11). S’opère donc au sein de ces ouvrages, une synthèse entre deux éléments traditionnellement organisés de façon hiérarchique. Parmi la variété de vocables à notre disposition pour qualifier ces productions, c’est celui de « phototexte » qui nous semble le plus pertinent. Initialement envisagé comme une restriction du terme « iconotexte » – qui « désigne une œuvre dans laquelle l’écriture et l’élément plastique se donnent comme une totalité insécable » (Montandon, 1990, 5) – le concept de « phototexte » permet d’exprimer tout à la fois la complémentarité du rapport entre le texte et l’image et d’insister sur l’utilisation spécifique du médium photographique (Foucher Zarmanian et Nachtergael, 2021, 11).
Les restitutions des résidences sont donc intrinsèquement et fondamentalement hétérogènes. À un réel complexe et à une expérience de l’enquête répondent des formes hybrides qui prolongent chez le/la lecteur·rice/spectateur·rice l’expérience menée sur le terrain par la photographe. Cette intermédialité acquiert d’autant plus de force que les personnes qui sont l’objet de ces enquêtes souffrent d’un double déficit représentationnel, à la fois visuel et discursif. Peu écoutées et peu exposées, ces femmes accèdent par la résidence, puis par l’ouvrage qui en est issu, à une représentation d’elles-mêmes ainsi qu’à un espace d’expression.
Ces deux œuvres-enquêtes relèvent donc d’une mise en commun des pratiques artistiques et disciplinaires. Des moyens employés pour saisir une altérité aux médiums mobilisés pour la restituer, l’hybridité est systématiquement de mise, induisant une conception complexe et multidimensionnelle des communautés appréhendées. Celles-ci ne sont pas préétablies en amont mais issues du protocole d’enquête dans un processus qui vérifie les propos de Méaux selon laquelle le réel « ne se tient pas en amont du processus de création, mais bien en aval de ce dernier : il en est le produit. » (Méaux, 2019, 12). Dans le cas spécifique des ouvrages de Soichet, ce sont ces communautés féminines qui sont à la fois le produit et le sujet de l’enquête. Pour qu’elles puissent émerger, des procédures de co-création3 sont mises en place afin de créer, en même temps qu’une œuvre, une communauté soudée par des conditions d’existence communes, mais surtout par de semblables pratiques et expériences.
Des œuvres produites en commun
En amont de la création : des résidences élaborées à plusieurs
Levier des politiques culturelles contemporaines, la résidence d’artistes répond à un double objectif de « soutien à la création et de démocratisation » (Rabot, 2018, 52). Dispositif d’accueil d’un·e artiste par une structure, la résidence est conçue comme un « espace-temps » (Jourdana, 2019, n.p.) dont les modalités en termes de durée, de contraintes et d’accompagnement varient. Reposant sur un principe d’échange entre la structure d’accueil et l’artiste accueilli, la résidence « recouvre des réalités variées, de la résidence de création – où l’artiste dispose d’un lieu où travailler sans contrepartie – à la résidence de médiation – où il s’engage à participer à l’animation du lieu qui l’accueille –, en passant par la résidence de recherche ou de commissariat d’exposition… » (Fauré, 2013, 11). L’histoire de ce dispositif est souvent analysée par le prisme des politiques de décentralisation, ses évolutions témoignant de la territorialisation progressive des politiques culturelles (Roussigné, 2018, n.p.). Si elles sont différentes dans leurs modalités, les deux résidences de Soichet témoignent de deux inflexions contemporaines majeures du dispositif : le fort ancrage territorial de la commande adressée au/à la photographe ; la conception de plus en plus prégnante de la résidence comme outil d’éducation populaire et donc de l’artiste comme médiateur·rice (Reverseau, 2020, n.p.).
Hier est issu d’une résidence de Soichet, réalisée dans le cadre des commandes photographiques du Collège international de photographie du Grand Paris (CIPGP). Comme l’explique son président, Michel Poivert, ce collège se présente tout à la fois comme un conservatoire des savoir-faire photographiques, un lieu d’expérimentation et un outil d’éducation artistique et culturelle (Poivert, 2020, n.p.). Dans ce cadre, plusieurs types de commandes sont passées à des photographes : les grandes commandes, les commandes de premier plan et les ateliers. Le projet de Soichet fait partie de la première catégorie, réservée à des artistes confirmé·es dont les projets sont sélectionnés deux ans en amont afin de permettre une création sur le temps long. En 2019, date du début du travail de Soichet, quatre commandes ont été passées et financées par les fonds de la direction régionale des affaires culturelles (DRAC) d’Île-de-France, par les collectionneurs Damien et Florence Bachelot et par la banque Neuflize OBC. Si elles ne sont pas explicitement directives, ces commandes comportent des attentes implicites, notamment un fort ancrage territorial autour d’Ivry-Port, quartier de la commune d’Ivry-sur-Seine dans lequel le CIPGP devait initialement s’implanter4. Dans le cadre de ce travail, Soichet réalise une résidence dans la maison de quartier d’Ivry-Port satisfaisant ainsi deux des objectifs qui guident l’action du CIPGP : l’ancrage territorial et la collaboration avec les publics par le biais de l’atelier qu’elle met en place. Si elle doit s’inscrire obligatoirement dans le cadre des missions d’une part du CIPGP et d’autre part de la maison de quartier, la commande passée à Soichet reste très souple dans ses modalités de réalisation : dans Hier, la photographe note que son idée initiale – un atelier cantonné aux murs de la maison de quartier – évolue, au contact des participantes qui formulent leur sentiment d’exclusion de l’espace public, vers une exploration photographique de ses environs (Soichet, 2022, 91).
L’ouvrage Esperem ! s’inscrit, lui aussi, dans un projet plus vaste, intitulé « Mémoire gitane » initié par Éric Sinatora, directeur du Groupe de recherche et d’animation photographique (GRAPh). Association d’éducation populaire, ce groupe de recherche fait par ailleurs partie des membres fondateurs du réseau Diagonal, réseau qui réunit des structures de production et de diffusion de la photographie contemporaine et qui « s’attache au développement d’une éducation artistique et culturelle sur l’ensemble du territoire5 ». Le GRAPh accompagne, soutient et diffuse la création contemporaine tout en ouvrant l’art aux publics dits éloignés de la culture. Dans ce cadre, il dispense des ateliers en milieu carcéral et hospitalier et mène depuis plus de vingt ans un travail avec la population gitane de Carcassonne, plus précisément dans la cité de l’Espérance, située dans le quartier de Berriac. En résidence avec le GRAPh entre décembre 2013 et avril 2015, Soichet accompagne des participantes à l’atelier afin de produire une œuvre sur la vie du quartier, son histoire et les modes de vie gitans. Là encore, la résidence de Soichet ainsi que le projet qu’elle porte à cette occasion doivent s’inscrire, d’une part dans les missions identifiées par le GRAPh et d’autre part dans l’esprit de l’atelier photographique « Mémoire gitane », pensé comme un outil d’éducation à l’image et comme un opérateur de lien social. Le format participatif proposé par Soichet répond ainsi aux attentes implicites des deux structures. Néanmoins, ce cadrage initial du travail n’empêche pas une co-construction de sa réalisation concrète, comme le souligne Sinatora : « Pour ce travail avec les femmes, je ne me suis jamais imposé dans le groupe en affirmant : voilà ce qu’il faut photographier ou ne pas photographier. » (Soichet et al., 2016, 114).
Le travail d’élaboration situé en amont de la pratique est donc issu d’une réflexion collective entremêlant initiatives de professionnel·les et d’amateur·rices, d’individus et de structures. Ainsi, ni l’artiste ni l’institution d’accueil ne construisent de manière hégémonique et solitaire un programme ferme et définitif, mais des lignes directrices – qui fluctuent au gré des intentions et désirs de Soichet et des participantes – sont identifiées. À cet égard, la photographe souligne l’impossibilité de transplanter artificiellement un projet d’une structure à une autre, insistant par-là sur sa volonté de créer systématiquement un dispositif spécifiquement adapté au lieu. Si l’on reprend la typologie de Pablo Helguera, cette manière d’envisager la construction du projet en amont de sa réalisation elle-même, rapproche les pratiques de Soichet de la participation collaborative et l’éloigne de la participation créative, le critère de la co-construction du projet entre participant·es et artiste étant fondamental pour distinguer les deux (Helguera, 2011, 15). Cette dimension collaborative se répercute logiquement sur le processus créatif lui-même.
Pendant la création : des pratiques partagées
En effet, le projet se construit sur le temps long de la résidence, temporalité identifiée par Soichet comme un gage de liberté qui lui permet de « concevoir un travail sans précipitation, sans obligation de restitution contraignante. » (Soichet, 2022, 89). Ces nombreux mois de présence sur le terrain permettent, après une phase d’observation, la tenue d’un atelier qui se déroule en plusieurs étapes. L’initiation à la photographie constitue la clé de voûte des pratiques partagées dans un processus de mise en commun des compétences. Ce n’est pas tant la technicité ou la théorie que l’apprentissage des procédures basiques qui est placé au cœur de cette première étape, les séances suivantes progressant rapidement vers des expérimentations personnelles.
S’instaure ensuite un réseau de pratiques partagées, orientées par une semblable fréquentation des lieux et par une participation commune et régulière aux ateliers. Au-delà de la réalisation très concrète de gestes similaires, les participantes sont liées par une communauté de regards qui ricochent les uns sur les autres. Soichet souligne en effet la dimension circulaire de la création, insistant sur les influences réciproques qui se nouent au cours des ateliers : « Nous étions souvent influencées par les pratiques des unes des autres, observant ce que chacune photographiait, mettant en place un dispositif de prises de vue à rebonds » (ibid., 98). L’emploi de la première personne du pluriel rappelle la dimension essentiellement collective de la création, caractéristique qui permet à Poivert dans l’introduction d’Hier de faire de Soichet l’emblème d’une « écologie sociale de la photographie » (ibid., 4), marquée par des productions collaboratives et par une remise en question de la notion d’auteur·rice comme garant·e unique de la création. La photographe rejette en effet toute position de surplomb, dans la phase d’élaboration comme de création. En témoigne le jeu spéculaire instauré dans les deux ouvrages : initialement sujet observant, Soichet devient elle-même sujet observé (des clichés représentant la photographe figurent ainsi aux pages 24 et 45 d’Hier).
Dans le sillage de travaux récents invitant à se placer « derrière l’image » (Bouillon et Meizel, 2022, 8), les ouvrages de Soichet battent en brèche une vision monolithique de la photographie. Ainsi appréhendé, le cliché n’est plus une réalisation instantanée et individuelle, mais le fruit d’une démarche laborieuse et collective. Dans ses deux ouvrages, la photographe détaille les différentes étapes de ce processus, de l’appropriation de l’outil à la mise en place d’une écriture photographique dans des restitutions variées, mais toujours placées sous le signe du commun.
Après la création : des restitutions communes
Dans leurs textes introductifs ou conclusifs, Soichet ainsi que les divers·es contributeur·rices dont elle s’entoure, détaillent toujours les différentes étapes de la constitution des ouvrages, notamment la mise en série, souvent oblitérée dans les discours alors qu’elle constitue pourtant un geste artistique essentiel dans l’élaboration d’une œuvre photographique (Cardi, 2021, 79). Le rapprochement et la sélection des clichés sont ainsi réalisés à plusieurs, ne faisant pas de la postproduction et des choix qu’elle implique, des activités auxiliaires ou des moyens pour la photographe de reprendre le contrôle sur la création.
Une fois choisis, les clichés font l’objet de restitutions, toujours imaginées collectivement. Les créations issues de la résidence dans la cité de l’Espérance comprennent ainsi plusieurs volets. D’abord, les clichés s’organisent en une exposition, avec un ancrage initialement local – à la Maison des Mémoires puis au premier festival de photographie sociale à Carcassonne. Cette exposition rayonne ensuite dans d’autres villes de France notamment à Paris au Pavillon Carré de Baudoin dans le xxe arrondissement. Le projet aboutit enfin à une lecture-performance, mise en scène par Marie-Christine Azéma et représentée par exemple à l’École nationale supérieure d’architecture. Une nette volonté d’horizontalité marque les trois volets de l’œuvre, le caractère participatif du projet se lisant de la conception des images à la restitution de celles-ci. Dans cette dynamique, aucune distinction n’est opérée – ni dans le livre ni dans les expositions – entre les clichés réalisés par les participantes et ceux conçus par Soichet, comme le souligne Pierre Gaudin, directeur artistique de Créaphis et collaborateur du projet : « c’est justement la clé, c’est un peu le mystère du livre : les choses sont faites par les unes et par les autres, mais elles sont faites collectivement. Non seulement c’est la disparition de l’auteur, mais c’est une transmission latérale. » (Soichet et al., 2016, 116). Le dispositif retenu dans Hier témoigne d’une logique différente : si aucune indication n’accompagne les photographies lorsqu’elles sont présentées dans un premier temps au centre de l’ouvrage, elles sont légendées et créditées du nom de la personne qui les a réalisées à la fin du livre. Cette adaptation du format d’un projet à l’autre témoigne encore une fois de la volonté de Soichet d’établir un dispositif propre à chacun des lieux, la photographe soulignant qu’à Ivry-sur-Seine « chaque participante a développé une écriture distincte, suffisamment identifiable pour qu’on décide de créditer chaque photographie. » (Soichet, 2022, 93). Les procédures mises en place en amont évoluent ainsi en fonction de lieux, mais aussi selon les pratiques développées par les participantes, nouveau gage de la spécificité du projet. Des lignes directrices régissent tout de même l’organisation des ouvrages qui présentent tous les deux les participantes non comme des contributrices au projet, mais bien comme des photographes à part entière. Que ce soit sur la quatrième de couverture d’Esperem ! ou sur la page de garde d’Hier, leurs noms et prénoms se succèdent par ordre alphabétique, preuve d’une absence de hiérarchie entre l’artiste en résidence et les bénéficiaires de l’atelier.
Le projet est ainsi soutenu de bout en bout par un idéal d’horizontalité qui, selon Soichet, éloigne son travail des créations qui se réclament de l’art participatif et qui sont composées bien trop souvent de propositions pensées au préalable et auxquelles les participant·es ne font que prendre part. Pour caractériser ses intentions, la photographe utilise bien plus volontiers le terme de « co-création » (Poulin et Preston, 2019), concept à même de décrire une démarche « qui irait à l’encontre d’une position verticale de l’artiste » (Soichet, 2022, 94) et dans laquelle « les co-créateurs de l’œuvre sont des auteurs » (Poulin et Preston, 2019, 24). Co-créées, les œuvres appartiennent ainsi au groupe qui les a composées et livrent de nouvelles images d’une communauté nouvellement constituée.
Des œuvres en commun : créer et représenter des communautés marginalisées
En raison des fonctions authentificatrices et testimoniales prêtées depuis sa création au médium, celui-ci a été dès ses débuts conçu comme un outil permettant de dénoncer la misère sociale et d’y remédier (Ferret, 2021, 20). C’est cette volonté qui guide tous les clichés se réclamant de la photographie sociale, qui se développe notamment au début du xxe siècle aux États-Unis autour des figures tutélaires de Lewis Hine, Walker Evans ou encore Dorothea Lange. Datée et critiquée, cette tradition sociale de la photographie se renouvelle en France à partir des années 1980, autour des expérimentations sur la « photographie négociée », développée notamment par Marc Pataut et Michel Séméniako (Gattinoni et Vigouroux, 2021, 13). Plus récemment, les nouvelles formes de photographie documentaire prennent elles aussi acte de cet héritage pour proposer de nouvelles modalités d’intervention sur le réel. Définie par l’intermédialité ainsi que par sa volonté de proposer, au-delà de la pure factualité, une représentation des contraintes collectives qui pèsent sur les individus, cette nouvelle frange de la photographie sociale consiste en la « recherche d’un équilibre qui éveille l’empathie et la compassion pour amener le spectateur à, lui aussi, pénétrer la marge6. ». Par le sujet et les modalités de ses enquêtes, Soichet participe de ce renouveau des pratiques : elle cherche à modifier notre perception de communautés stigmatisées en bouleversant les démarches documentaires, faisant des participantes, non plus des objets d’observation, mais des co-créatrices des images élaborées.
Devant et derrière l’objectif : photographies contre clichés
Malgré les évidentes différences qui les séparent, les femmes de l’Espérance et celles fréquentant la maison de quartier d’Ivry-sur-Seine ont en commun d’être l’objet de nombreux stéréotypes. Stéréotypes genrés d’abord parce que leur statut de femme les éloigne régulièrement d’activités socioculturelles artistiques. Les deux groupes partagent en effet un certain nombre de caractéristiques – ils sont composés de femmes au faible niveau d’études – qui encouragent bien souvent les différentes structures intervenant à leurs côtés à leur proposer des ateliers qui les réduisent à ces deux attributs. La récurrence de ces formats engendre une forme de lassitude, sentiment notamment verbalisé lors des séances de travail, comme en témoignent ces propos rapportés par Sinatora : « ce n’est pas parce qu’on est des femmes gitanes qu’on ne doit faire que de la couture ou de l’alphabétisation ! » (Soichet et al., 2016, 117). À cet égard, la démarche de proposer un atelier photographique dont les modalités sont discutées collectivement revêt donc intrinsèquement une dimension militante dans la volonté d’ouvrir les participantes à des pratiques qui leur paraissent interdites. À cette première dimension, s’ajoute dans le cas d’Hier un second aspect militant qui tient cette fois à la réorientation thématique opérée au cours de l’atelier. D’une réalisation entre les murs, le projet évolue en effet vers des marches urbaines et donc vers une réappropriation de l’espace public duquel les participantes sont ordinairement exclues dans un processus exprimé par l’une d’entre elles : « Nous qui vivons dans le quartier, on se rend compte à quel point il n’y a que des hommes, qu’il n’y a pas de femmes, les femmes, elles tracent et elles rentrent. » (Soichet, 2022, 101). Ce constat implacable fait écho au rapport d’Irène Jonas Et pourtant, elles photographient…Les parcours des femmes photographes (Jonas, 2020), texte dans lequel la sociologue identifie un faisceau de facteurs éclairant les inégalités genrées criantes qui persistent dans le champ photographique. Dans cet ensemble, le rapport à l’espace public est régulièrement pointé : alors qu’il est un outil de travail pour de nombreux·ses photographes, il est perçu différemment selon le genre de la personne qui l’appréhende, les femmes devant composer avec le sexisme ambiant qui y règne. Photographique et urbain, l’atelier proposé par Soichet bat en brèche un certain nombre de stéréotypes assignés à l’identité et aux pratiques des participantes. Cette exclusion de l’espace public ressentie et formulée par les participantes à l’atelier d’Ivry-sur-Seine n’est pas sans écho avec la marginalisation sociospatiale subie par la communauté gitane, soumise depuis des siècles à un racisme à la fois local et institutionnel. En témoigne la marginalisation géographique dont souffrent les habitant·es du quartier : comme bon nombre des zones d’accueil (Acker, 2021, 85) des « gens du voyage », l’Espérance est à la fois tenue à l’écart du centre-ville et du reste des habitant·es de Berriac et située à proximité de diverses pollutions environnementales et industrielles (ici liées à la proximité avec une centrale électrique). Cet ensemble de facteurs fait de leur zone d’habitat un espace à la fois incommode et insalubre.
Dans cet ensemble de normes de genre qui gouvernent le regard porté sur ces femmes, les photographies occupent une large place, à la fois en tant que créatrices et vectrices de représentations négatives. En témoigne la récente exposition « Monde tsigane. La fabrique des images » (Paris, 2018) au musée de l’Histoire de l’immigration qui historicisait les clichés et tentait de les combattre. L’exposition mettait notamment en lumière le rôle central des images dans la construction de ces clichés. Un volet de l’exposition était ainsi centré spécifiquement sur les clichés qui entourent la femme gitane, perçue comme belle et menaçante. Corps sensuel, objet du désir masculin soumis à une sexualisation systématique, figure de la tentation : ces clichés nimbent la Gitane et viennent s’ajouter à ceux qui entourent déjà la communauté dans son ensemble. Munies d’un appareil photographique, les Gitanes se font modèles et artistes, reprenant les rênes d’une imagerie qui leur a longtemps été confisquée. Portraits de femmes actuelles, photographies d’intérieurs modernes : elles fournissent des images loin des clichés de la Gitane sensuelle et anachronique dans laquelle elles ont été enfermées. Esperem ! tout comme Hier donnent ainsi à voir une imagerie renouvelée de ces communautés féminines grâce à une vision kaléidoscopique faite d’une pluralité de regards sur de mêmes lieux.
Variées dans leurs modalités, les images véhiculant des stéréotypes qui entourent ces deux groupes de femmes ont en commun d’avoir été créées puis portées par des regards extérieurs. À rebours de ce regard étranger, Soichet élabore un protocole qui produit une expérience depuis, par et pour la marge. À la fois devant et derrière l’objectif, les participantes sont ainsi maîtresses de la représentation qu’elles véhiculent d’elles-mêmes.
Des œuvres en commun : la communauté comme produit de l’enquête
Dans son entreprise de définition de l’« art en commun », Zhong Mengual identifie trois facteurs de participation, caractéristiques de ce type de créations (Zhong Mengual, 2018, 52-56). Celles-ci doivent d’abord correspondre à une activité extériorisée, c’est-à-dire tournée vers les autres, avec l’ambition de créer non seulement une œuvre, mais aussi des effets concrets sur le réel. Ensuite, le processus de création doit être orienté par un idéal de co-production, et ce dans un sens très concret : l’artiste n’est plus alors considéré·e comme le/la seul·e dépositaire de sa production, mais a recours à la participation d’autres individus au cours de son processus de création artistique. C’est enfin la collaboration qui s’avère essentielle, orientation qui nécessite que l’artiste nourrisse des interactions ainsi qu’une relation incarnée avec les participant·es durant toutes les étapes de réalisation de son œuvre. L’art en commun s’apparente alors à une « mise en commun des savoir-faire et des expériences de chacun, qui permet de créer de nouveaux communs immatériels (symboles, savoirs, rituels, communautés), et matériels (biens ou espaces gérés de manière collective. » (ibid., 11). Si ce concept s’applique originellement au sujet d’étude de Zhong Mengual – l’art britannique contemporain –, il semble pouvoir caractériser le travail collaboratif et collectif de Soichet, et ce d’autant plus que celle-ci se réfère explicitement à la chercheuse dans ses ouvrages (Soichet, 2022, 95). Dans le cas d’Esperem ! et d’Hier, les communs sur lesquels débouchent les créations sont bel et bien immatériels : les résidences et les ateliers réguliers qu’elles occasionnent, ainsi que les créations photographiques qui en découlent, instaurent des communautés féminines qui n’existaient pas en amont. Soudées par des pratiques communes, par des réalisations collaboratives et par des ouvrages et expositions qui matérialisent concrètement le lien qui s’est inventé durant des mois, ces communautés proposent un regard endogène sur elles-mêmes, loin des clichés. Cette manière de procéder fait alors écho aux problématiques évoquées dans l’ouvrage Sans visages. L’impossible regard sur le pauvre, dont l’introduction retrace le processus historique de défiguration subi par l’ensemble des individus exclus de la marche sociale et dépossédés de leur représentation par la figure du « voyant riche » (Farge et al., 2004, 16). Loin d’endosser cette posture, Soichet n’a pas la prétention de rendre visible ou audible ce qui d’ordinaire ne l’est pas, mais donne aux participantes les moyens de fournir des images et des discours à leur sujet. Renversant la perspective traditionnelle qui les considère comme des sans-visage ou des « sans-voix » (Ferron, Née et Oger, 2022, 7), elle ménage à ces femmes un espace d’expression – orale et artistique. De là découle la production de communs, à la fois matériels – par la réalisation de photographies et d’œuvres concrètes – et immatériels – par l’invention d’une communauté féminine. À l’instar des pratiques liées à l’art participatif dont elle apparaît comme l’héritière, la photographe présente son travail comme un créateur, ou du moins comme un activateur, de communauté(s). Si nous disposons d’outils pour analyser les réalisations matérielles issues des résidences (livres, expositions…) par le prisme du commun, l’appréciation du degré de réalité et d’effectivité de cette communauté est plus épineuse. D’abord, parce que les discours entourant ces ouvrages sont majoritairement pris en charge par des professionnel·les de la photographie (Soichet en tête) ou par des universitaires – élément qui fragilise déjà l’idéal d’horizontalité censé présider à la démarche. Ensuite, parce que la parole des participantes n’apparaît que par bribes – que ce soit dans les ouvrages ou dans les quelques interviews où elles ont l’occasion de s’exprimer. Pour mesurer la portée de ces communautés supposées, la conduite d’entretiens serait donc nécessaire – tâche à laquelle nous ne nous sommes pas (encore) astreint·es.
Conclusion
Soichet déploie donc dans le cadre de ses résidences des procédures reliées par une même exigence de collaboration, mais distinctes dans leur manière de saisir puis de représenter une altérité souvent stéréotypée. Cette variété des applications rappelle l’une des caractéristiques essentielles des phototextes d’enquête contemporains : comme le souligne Chloé Conant-Ouaked, leurs auteur·rices conçoivent avant tout leurs réalisations comme des expériences, au double sens du terme – ils/elles mettent à l’épreuve le réel grâce à des dispositifs et constituent des expériences à vivre (Conant-Ouaked, 2021, 90). De ces expériences surgissent des créations collectives qui battent en brèche un imaginaire daté et stéréotypé tout en renouvelant des pratiques artistiques qui fondent une communauté de regards partagés. Cette méthode remet en question notre conception traditionnelle de l’œuvre, comme objet clos, défini et individuel pour évoluer vers un projet collectif, aux contours flous et constitué de réalisations variées. Diverses par les supports mobilisés et par la reconfiguration permanente des éléments qui les composent, les restitutions imaginées par la photographe proposent une esthétique plurielle et kaléidoscopique. Ces manières de créer puis de restituer entrent ainsi en résonance avec les propos de Philippe Bazin. Le photographe formule en effet une série de recommandations pour élaborer une photographie documentaire critique : il invite, entre autres, à instaurer une nouvelle relation entre le texte et l’image, à repenser la question du témoignage, à mobiliser des méthodologies des sciences sociales et à privilégier une esthétique du discontinu qui « permet de renoncer à un aspect surplombant et sacré pour le spectateur. » (Bazin, 2017, 20). À la myriade de regards féminins ayant participé à la création doit donc s’ajouter l’œil du public, élevé à son tour au rang de co-producteur d’une œuvre en commun.