Introduction
La notion de communauté, qui se trouve au cœur de ce numéro de Voix contemporaine, est une notion polémique et ambiguë. Elle pose problème au modèle républicain français qui se méfie des corps intermédiaires entre l’individu et l’État. Elle n’est pas circonscrite et attachée à une échelle, épousant à la fois le microscopique et le macroscopique. Dans le contexte actuel d’une perte de puissance des valeurs universalistes des Lumières, pensées jusqu’alors comme capables d’assurer la cohésion des composantes de nos sociétés contemporaines, la communauté avec ses contours flous devient particulièrement féconde pour réfléchir à ce qui peut « faire masse » dans le contexte urbain d’aujourd’hui. Cet écrit prend racine dans ce terreau fertile. Il fait le constat d’un affaiblissement des formes d’unités régulatrices qui « partent du haut » en constituant un idéal à concrétiser. L’article offrira une série de questionnements autour des visages que peuvent prendre les communautés et plus particulièrement celles que l’on retrouve dans l’espace urbain l’espace urbain. Pour ce faire, il s’appuiera sur une analyse ontologique des communautés urbaines fondée sur leurs caractéristiques propres et sur leurs diversités. Partant, le double aménagement de la place des Terreaux à Lyon opéré en 1994 et en 2019 servira de prétexte à une analyse des formes plurielles de communautés qu’il a mises en relief.
La place publique en tant qu’agora offre un lieu propice à la formation des groupes. Elle constitue une forme d’incarnation de l’espace public politique. Transformée en œuvre d’art public, ce qui est le cas de la place des Terreaux avec l’intervention de Daniel Buren et de l’architecte Christian Drevet au cours des deux transformations (en 1994 et en 2019), cette place concourt à la formation de communautés spécifiques générées par des controverses. Prétexte à une commande publique, celle de la municipalité, elle montre en filigrane la présence de communautés vernaculaires, issues des quartiers et qui sont concernées par les motivations des acteurs politiques régaliens de la Ville.
Le texte sera structuré autour de cinq parties. La première reviendra sur les difficultés rencontrées pour appréhender la notion de communauté et de communautés urbaines. À partir des approches écologiques des écosystèmes et des communautés, elle proposera cinq formes de communautés urbaines que la place des Terreaux met en relief : les habitants du quartier, les usagers de la place, les personnes qui y travaillent, les personnes qui travaillent sur d’autres lieux mais qui l’utilisent dans un cadre professionnel et les membres d’une communauté virtuelle issue d’une controverse. La deuxième partie se focalisera sur le lieu spécifique qui justifie l’existence de ces groupes : la place des Terreaux avec ses deux aménagements successifs en 1994 et en 2019. La troisième partie portera sur la question des communautés vernaculaires – celle des habitants du quartier de la Croix-Rousse – dont l’existence est ravivée par des dispositifs de mise en commun qui tirent leurs énergies d’une perception du caractère allogène des projets d’aménagements urbains les concernant. La quatrième partie reviendra sur l’émergence de communautés visibles sur la place des Terreaux : notamment les usagers et les travailleurs. La cinquième et dernière partie se focalisera sur les communautés invisibles générées par les controverses dans l’espace public et plus particulièrement sur celles qu’ont générées les deux métamorphoses de la place lyonnaise.
Cet écrit basé sur ces éléments contextuels précis permettra l’émergence de réflexions qui concernent d’autres lieux. Il prendra appui :
- sur une étude ethnographique réalisée en 1994 (au moment de l’inauguration du 1er aménagement de la place des Terreaux) par Christophe Pornon, publiée sous la forme d’un ouvrage (Pornon, 1996) ;
- sur une étude sociologique réalisée pour le deuxième aménagement de la place par le cabinet BazarUrbain (BazarUrbain, 2016) ;
- sur un certain nombre d’articles de presse publiés avant, pendant et après les aménagements.
La méthodologie utilisée consiste à utiliser des faits attestés par des études ou des publications médiatiques pour servir de base à des réflexions étayées par des références théoriques pluridisciplinaires, et ce afin de gagner en généralisation.
1. Réflexion autour de la notion de communautés urbaines
L’étude des communautés locales n’est pas une discipline nouvelle. S’il fallait lui donner un point de départ, nous pourrions citer les travaux de Robert et Helen Lynd dans les années 1920 ou ceux de l’école de Chicago. Ces études évolueront dans les années 60 pour s’intéresser entre autres aux unités résidentielles, mettant en évidence l’existence de véritables communautés dans les quartiers des anciens noyaux urbains (Lewis, 1952, 1963 ; Young et Wilmott, 1967 ; Coing, 1966). Néanmoins, de nombreux chercheurs s’appliqueront à montrer les limites de ces approches, en mettant l’accent notamment sur leurs déterminismes, se posant plus largement la question du rôle que joue le cadre , au sens d’environnement, dans la construction de la communauté en tant qu’objet d’étude, ou en évacuant par avance le problème de l’unité pertinente d’analyse, en présupposant que toute collectivité sur un territoire forme un groupe (Tiévant, 1983).
Au sens étymologique, le terme « communauté » vient du latin communis lui-même issu de l’assemblage de cum (avec, ensemble) et de munus (charges partagées, obligations mutuelles). Ce sens premier explique peut-être le fait que l’existence des communautés ne dépend pas de la volonté de leurs membres, ce qui les distingue des associations ou de la société (Jacquier 2011). Dans un article publié en 2011 dans « Vie sociale », Claude Jacquier définit la communauté en considérant qu’elle est :
constituée tout à la fois de lieux (place en anglais,la sphère environnementale) où habitent et/ou travaillent des gens (people, la sphère sociale), une notion qui doit absolument intégrer la dimension du genre et des institutions (sphères économique et politique) censées avoir un rôle régulateur des rapports entre les gens et entre les gens et les lieux (Jacquier, 2011, 39).
Ainsi, ce sont trois dimensions qui caractérisent toute communauté et toute communauté urbaine : une dimension géographique ou territoriale, une dimension sociale et une dimension institutionnelle.
Toutefois, si l’on accepte ces trois fondements, une première difficulté apparaît. En effet, au cours des dernières décennies, de nouvelles formes de communautés ont émergé. Elles existent à travers l’espace sans être liées à un lieu déterminé et comprennent un ensemble d’individus possédant des intérêts communs. Ces communautés peuvent maintenir leurs liens grâce à des technologies de communication améliorées telles que l’internet et les téléphones mobiles. Si le lieu caractérise naturellement les communautés urbaines, il n’est pas inséparable de la communauté en général. A contrario, cette dernière semble indissociable de la notion de groupe humain. En psychologie sociale, un groupe est défini comme un ensemble d’individus dans lequel les membres ont entre eux des relations réciproques. Les multiples travaux publiés depuis les années 1960 ont montré que ces échanges pouvaient être stimulés par une compétition inter-groupe (Sherif, 1966), par la connaissance d’une information transmise à tous les membres du groupe (Rabbie et Horwitz, 1969) ou simplement une simple catégorisation entre le « nous » et « eux » (Turner, Brown et Tafjel, 1979).
Toutefois, cette primauté donnée à la dimension sociale est-elle suffisante pour caractériser la totalité des communautés urbaines dans toute leur diversité ? Pour nous, la réponse est clairement négative. Pour reprendre les termes de Jacquier « Une communauté-territoire est […] une sorte d’écosystème construit et organisé » (Jacquier, 2011, 46). L’approche écologique des espèces nous paraît beaucoup plus adaptée à la pluralité des formes de communautés urbaines. Même si ce sont des « non-humains » qui constituent les groupes étudiés par les biologistes, le nombre de travaux et le recul permis par l’existence de travaux relativement anciens garantissent leur pertinence et la généralisation de ces études.
Il existe une grande diversité de « communautés écologiques » et d’écosystèmes. Cette diversité peut être analysée sous quatre angles :
- l’identification des frontières de la communauté,
- l’identification des unités écologiques (communautés, écosystème),
- le degré de relation interne au sein de la communauté,
- le statut ontologique de la communauté.
Il existe selon Kurt Jax (2006, 241) deux grandes approches afin de délimiter les frontières des communautés et des écosystèmes. L’approche topographique, qui identifie les frontières des unités écologiques aux démarcations physiques saillantes aux yeux des chercheurs, s’oppose à une approche par processus qui identifie les frontières des communautés et des écosystèmes selon la force des interactions causales entre les composantes du système à l’étude. Toujours selon Jax (ibid., 240), deux candidats sont en lice pour identifier les unités écologiques. L’approche statistique identifie une unité écologique selon l’occurrence répétée de certains éléments alors que l’approche fonctionnelle appréhende les unités écologiques selon les interactions unissant les parties de ces dernières.
En suivant Jay Odenbaugh (2007), trois niveaux d’intégration des unités écologiques existent et peuvent être nommés en utilisant le nom d’un biologiste influent ayant défendu les idées expliquant les processus de regroupement. Les conceptions individualistes des communautés associent ces dernières à des agrégats. Ainsi, Henry A. Gleason (1939) définit la communauté comme un ensemble d’espèces localisé à un endroit géographique x au moment t. Dans une approche différente, la conception intermédiaire prônée par Georges E. Hutchison (1948) considère les communautés comme des « tous » en affirmant qu’elles sont constituées par des groupes d’espèces au minimum faiblement intégrées causalement entre elles et non avec d’autres entre les moments t1 et t2. Enfin, les conceptions macroscopiques des communautés, considérées comme des superorganismes par Frederic E. Clements (1916), les voient comme des groupes d’espèces fortement intégrées causalement entre elles et non avec d’autres entre les moments t1 et t2. Conjointement, il existe deux statuts ontologiques de la communauté. Pour Jax (2006, 243-245), la conception épistémique suggère que les communautés et les écosystèmes sont des abstractions créées par les observateurs afin de permettre de remplir certaines fonctions spécifiques. La conception ontologique (remise en question par un grand nombre de chercheurs aujourd’hui) considère, quant à elle que les communautés et les écosystèmes sont des entités réelles existant objectivement dans le monde. Ces critères qui s’appliquent sans grandes difficultés aux communautés de personnes dans un milieu urbain soulignent, par leur diversité et leur nombre, la pluralité des formes que peuvent revêtir les communautés urbaines.
Sur la place des Terreaux, cinq groupes peuvent prétendre au statut de communautés urbaines :
- les habitants du quartier de la Croix-Rousse mentionnés par Pornon (partie 3 de l’article),
- les usagers de la place mentionnés par Pornon et l’étude de BazarUrbain (partie 4 de l’article),
- les personnes qui travaillent sur la place, mentionnées par Pornon et l’étude de BazarUrbain (partie 4 de l’article),
- les livreurs se servant de la place comme hub mentionnés par l’étude de BazarUrbain (partie 4 de l’article),
- les communautés générées par des controverses (partie 5 de l’article).
Ces cinq catégories de communautés urbaines pourraient être caractérisées à partir des critères de frontière, d’identification, de degré de relation interne et de statut ontologique.
Critère de frontière | Critère d’identification | Degré de relation interne | Statut ontologique | |
Les habitants d’un quartier de la Croix-Rousse | Topographique | Statistique | Faible/Moyen | Épistémique |
Les usagers de l’espace public | Topographique | Statistique | Faible | Épistémique |
Les personnes qui travaillent sur un lieu donné | Topographique | Statistique | Faible | Épistémique |
Les personnes qui travaillent sur plusieurs lieux | Topographique | Statistique | Faible/Moyen | Épistémique |
Les membres d’une communauté virtuelle issue d’une controverse | Processus | Fonctionnel | Faible | Épistémique |
Quatre groupes sur cinq sont délimités par des critères topographiques (démarcations physiques saillantes). Seule la communauté virtuelle voit ses frontières déterminées par la force des interactions entre ses parties constituantes. Dans une logique similaire, les quatre groupes cités plus haut sont identifiés en fonction de critères statistiques liés à la densité des constituants sur un espace donné, les communautés virtuelles ne pouvant pas se fonder sur ce critère. Conjointement, sur les cinq groupes, deux d’entre eux (habitants du quartier de la Croix-Rousse et les livreurs qui se donnent rendez-vous sur la place) se caractérisent par un degré de relation interne faible à moyen. Pour ces derniers, il pourrait être envisagé de mesurer le sentiment d’appartenance. Les trois autres groupes, de par leur faible degré de relation interne, ne peuvent faire l’objet d’une telle mesure. Il paraît relativement évident qu’aucune des cinq communautés ne puisse bénéficier d’un statut ontologique.
Les développements qui suivent vont permettre de mieux connaître l’environnement physique qui justifie leur existence (partie 2) et leurs capacités à se mettre en évidence (partie 3 à 5).
2. La place des Terreaux : narration génétique
Le modèle du camp militaire romain et de la ville romaine, entre cardo et decumanus1 est tracé sur le plateau de la colline de Fourvière en 43 avant J.-C. Née d’un pouvoir exogène au territoire sans communauté spécifique, la ville de Lyon est un peu orpheline de naissance du couple habituel formé par la société et la communauté. Après la période romaine et gallo-romaine, les mêmes atouts militaires de communication initiaux vont toutefois lui permettre de devenir un carrefour commercial et bancaire de première importance. Dans cet essor, la ville et son centre de gravité, descendent dans un premier temps de la colline de Fourvière, pour s’installer sur les quais étroits de la Saône, haut lieu des échanges commerciaux alors principalement fluviaux. Une fois les quais saturés, en mal d’espace, l’urbanisation déborde sur l’archipel que forme la confluence du Rhône et de la Saône. Au xviie siècle la ville de Lyon décide d’y installer son centre régalien avec la construction de l’hôtel de ville et de l'abbaye de Saint-Pierre-les-Nonnains de Lyon, aujourd’hui appelée palais Saint-Pierre. Entre ces deux constructions de grande qualité apparaît la place des Terreaux vers 1625. L’ensemble, bâtiments et place, occupe l’espace libéré par les premiers remparts de la ville et leur glacis défensif après leur démolition. Définie en creux, la place ne se fonde que sur le dessin néoclassique d’une composition dont l’esthétique universelle et savante célèbre les pouvoirs royaux et religieux. Le Second Empire viendra ensuite restructurer à la manière haussmannienne tout le quartier de la presqu’île en axes de perspectives2 et modénatures de façade. Il complétera également l’embellissement de la place en fermant un troisième côté avec un immeuble célébrant cette fois la bourgeoisie.
La place des Terreaux est le lieu du pouvoir municipal. Elle est aussi un espace de promenade, de manifestation, de contestation, de plaisir culturel et artistique ou de divertissement qui stimule le cosmopolitisme. Elle constitue, en même temps, l’un des carrefours majeurs de circulation de la ville et cela est une contrainte très forte pour la suite.
Les années 60 et le « tout voiture » vont rogner son tapis de jeu, démoder ses commerces et ses cafés, ternir sa mise aristocratique d’antan, en bref, la rendre moins attractive et ouvrir la perspective d’un changement nécessaire. La municipalité de Michel Noir, ambitionnant pour le « Grand Lyon » une ouverture et une aura plus large que celle de la discrète ville laborieuse et bourgeoise dont il avait pris la tête, scella le changement nécessaire sous la forme d’un concours national qui aboutit à un réaménagement complet en 1994 avec pour maîtres d’œuvre Buren et Drevet.
Le premier aménagement se traduit en résumé et en synthèse par :
- une diminution de l’espace dédié à la circulation automobile sur la place,
- une volonté manifeste de refuser les spécialisations spatiales et les affordances qui leur correspondent,
- le souhait d’homogénéiser l’espace à l’aide d’une grille carrée, rayée de bandes de Buren qui recouvre l’ensemble de la place,
- un déplacement de 45° dans le sens horaire de la fontaine Bartholdi se retrouvant, par là même, dans le sens d’écoulement du Rhône et de la Saône et dans la perspective axiale du musée des Beaux-Arts,
- la création de soixante-neuf jets d’eau répartis au centre des carreaux de la grille devant la fontaine Bartholdi,
- la mise en place d’une rangée de « piliers » (Buren), également rayés qui émergent aux intersections de la grille entre la fontaine Bartholdi et la face nord de la place,
- la mise en place de deux rangées de « cubes » (Buren) rayés aussi qui délimitent au nord et au sud l’espace central dédié aux micro-fontaines.
Figure 1 : Place des Terreaux, aménagement 1994
© Erick Saillet
En 1994, la place se dévoile au regard d’un seul coup, tout entière, depuis ses quatre angles. Cette perméabilité visuelle et physique, due au déplacement de la fontaine Bartholdi et à la fluidité des bandes de Buren, déclôture l’espace classique initial et engage le piéton à parcourir et faire partie de cet environnement par de multiples itinéraires qu’il peut percevoir à l’avance. L’ambiance claire et lumineuse contraste fortement avec celle des rues y donnant accès. L’ambiance sonore des jets d’eau et des éclats de voix résonne de deux tons au-dessus. L’impression dominante est celle du vide dont la grille au sol faite de bandes de Buren étire les dimensions, un peu moins en été avec le volume fragile et vibrant des toiles des terrasses. Un vide potentiel, « zen », dirait-on, qui appelle des présences, des échanges, des rencontres, des actions, des souvenirs, des manifestations communes. Comme l’écrit Pornon : « c’est ça, elle nous appelle, la place veut nos pas, elle veut être foulée, arpentée, habitée. Trop de vide, il faut des gens pour donner du sens à cet endroit » (Pornon, 1996, 24). Cette première disposition met l’étranger sur un pied d’égalité avec l’habitué en lui donnant l’impression de déjà connaître le lieu et de pouvoir s’y déplacer sans réfléchir, avec son corps, dans un premier attachement, une première appartenance. Dans cet univers vidé de son immobilité et de sa sédentarité ancienne, c’est la perception du mouvement qui domine, mouvement des passants, mouvement des véhicules, mouvement des jets, mouvement brownien3 de la ville, mouvement de la vie, mouvement de la liberté : « Il y a toujours quelqu’un qui marche, même la nuit, toujours une vie qui passe » (ibid., 36).
L’utilisation très intense de la place des Terreaux par tous les flux qui l’ont traversée pendant vingt-cinq ans n’a pas été sans produire une forte usure des éléments établissant sa qualité. Les soixante-neuf micro-fontaines ne fonctionnaient plus, un certain nombre de bandes de Buren avaient disparu et le passage moyen de trois bus à la minute avait eu raison du revêtement de sol. La municipalité décida de procéder à un nouveau réaménagement qui s’ouvrit au public en 2019. Parallèlement, les temps ont changé au niveau des pratiques et des usages de l’espace public de la société contemporaine en mutation. Les techniques notamment en matière de voirie, d’éclairage, de fontainerie ont, elles aussi, évolué rendant aujourd’hui obsolète ce qui était à l’époque jugé « à la pointe » et qui a engendré désordres et dysfonctionnements. Le programme élaboré par le maître d’ouvrage pour cette réfection s’appuyant sur l’étude sociologique et l’enquête de BazarUrbain précitée a permis la mise à jour de la place confiée aux mêmes concepteurs. Cette réfection ne constitue pas une répétition à l’identique du projet de 1994 et elle n’est pas non plus un projet complètement nouveau. Elle constitue ce que l’écrivain et philosophe danois Søren Kierkegaard nommait une « reprise » (Kierkegaard, 2008 [1843]).
Le deuxième aménagement peut se résumer de la façon suivante :
- l’espace formé par les soixante-neuf micro-fontaines autour de la fontaine Bartholdi est transformé en une ligne de quinze jets qui parcourent la place d’est en ouest,
- un accroissement de l’ampleur des jets,
- une délimitation nette et sécuritaire entre l’espace dédié aux véhicules et celui dédié aux piétons par la mise en place de bornes rondes de part et d’autre de la voie de circulation,
- une modification de l’emplacement des terrasses sur la place.
Quelles différences dans l’aspect visuel ? Couvrant l’espace central, les soixante-neuf fontaines initiales sont devenues une ligne de quinze jets en 2019, plus hauts, plus performants et dans l’axe de la place. Les nouveaux jets, variant entre 0 et 2 mètres, sont plus que jamais l’attraction principale et sont toujours aussi magiques pour les enfants. Les terrasses des cafés ont reculé par rapport à la fontaine Bartholdi, laissant son approche libre sur toute sa circonférence. La voie de circulation des véhicules et bus cherchait à se dissimuler dans le plateau piéton de 1994, elle occasionna ainsi, sous le trafic lourd, problèmes techniques et dégradations. Elle apparaît donc aujourd’hui coupant franchement ce plateau, bordée de bornes de pierres rondes protégeant les piétons et opposant sans fard ses formes courbes à la géométrie droite de la grille formée par les bandes de Buren. Leur dessin formant auparavant une grille complète, abstraite et conceptuelle, apparaît aujourd’hui comme un tissage dont les fils venant des quatre points cardinaux se croisent et forment une grille uniquement dans l’espace central. Une morphogénèse en train de se faire plutôt qu’une morphologie achevée et imposée, une écriture moins abstraite mais plus sensible, moins parfaite mais plus ouverte.
Figure 2 : Place des Terreaux, aménagement 2019
© Christian Drevet
3. L’espace public face à la communauté urbaine vernaculaire : le cas des habitants de la Croix-Rousse face au premier aménagement de la place
Derrière les remparts et les fossés dont la place des Terreaux a récupéré l’espace, s’élève doucement, au nord, la colline de la Croix-Rousse. Au début du xixe siècle, la colline devient « la ville libre de la Croix-Rousse », la suite d’une urbanisation aussi dense que brève tout entière vouée à une activité unique : le tissage de la soie. Les « canuts », ouvriers et artisans de la soie, fondent alors une communauté forte intégrant un mode de vie de type phalanstère : solidarité, vie associative intense, expériences mutualistes, revendications, révoltes, jalonnent leur courte histoire donnant naissance à un esprit utopiste et frondeur qui va, cependant, perdurer.
À partir de 1860, l’activité de la soie décline très rapidement en même temps que le monde des canuts. L’infrastructure du quartier, avec les immeubles, les traboules, les rues-escaliers, les cours intérieures, mais aussi la convivialité, l’âme et la légende d’un quartier si simple et si intelligent, restent intactes et prêtes à accueillir de nouvelles communautés pour se construire ou se reconstruire. Dans les années 1950 et 1960, la Croix-Rousse devient un quartier de Lyon et une terre d’immigration d’abord italienne, puis espagnole et enfin maghrébine. Même vieillissant, l’habitat-atelier des canuts, « la fabrique », très flexible et disponible, permet à ces immigrés d’installer leurs usages autant que leurs pratiques sociales, en particulier avec la généralisation de l’auto-construction en réhabilitation de l’existant.
Dans les années 1970 et 1980, alors que l’immigration étrangère s’atténue, c’est au tour d’une jeunesse en rupture avec les codes de la société bourgeoise de venir profiter de la permissivité croix-roussienne. Ce sont pour la plupart des jeunes créatifs dans les domaines de l’expression, de l’art, de la peinture, de la musique rock, du théâtre, du design, de l’architecture, de la radio. Tous sont là pour créer un monde off, une alternative échappant aux systèmes de reconnaissance habituels. Encore une fois, la flexibilité et le mythe croix-roussien leur permettent de retrouver l’esprit du phalanstère avec des « apparts » partagés et des ateliers communs.
Le premier conseil des prud’hommes, les premières expériences mutualistes, les premières boutiques coopératives peuvent être placés à l’actif de la cité des canuts. L’innovation sociale et communautaire perdure, toujours à l’avant-garde, au xxe siècle dans le « quartier des pentes » avec les squats, les restaurants autogérés, les crèches parentales, ou encore les collectifs militants. Au xxie siècle, malgré le succès immobilier du quartier et la gentrification en plein essor, le quartier reste vivant avec des initiatives intéressantes comme celles des commerces équitables ou des crieurs publics. De chaque couche de colonisation – canuts, immigrations italiennes, espagnoles, maghrébines, ouvriers des grandes usines lyonnaises, jeunes créatifs, étudiants, squatteurs, écologistes, bourgeois bohèmes – demeure une partie de ses représentants ou de leurs descendants conservant coutumes et usages dopés à la mode croix-roussienne. Il est désormais possible de vivre concomitamment de nombreuses manières différentes à la Croix-Rousse dans un pluralisme sans égal au sein de l’agglomération lyonnaise. Après le phalanstère canut, c’est là, sans doute, la nouvelle grande innovation sociale du quartier. C’est ce qu’avait prophétisé Domenico Pucciarelli : « Nous ne sommes pas face à un modèle social de pensée unique, mais face à un pluralisme de valeurs où l’individu désenchanté va trouver des réponses multiples et diverses à ses désirs de vivre un quotidien différent » (Pucciarelli, 1996, 240).
Jadis, la place des Terreaux était le lieu des contestations et des revendications collectives même si les ouvriers de « la colline qui travaille » pouvaient « sortir à Lyon » occasionnellement. Lors des derniers événements qui ont accompagné les difficiles péripéties de la réforme des retraites menée par le gouvernement d’Élisabeth Borne en 2023, l’humeur contestataire et révolutionnaire des communautés croix-roussiennes était encore bien active. Leurs actions de désordre public révélaient et réveillaient l’ubiquité spatiale génétique entre le quartier de la Croix-Rousse et la place des Terreaux. Les très violentes échauffourées sur la place et les importantes déprédations sur l’hôtel de ville en attestent assurément.
Aujourd’hui, la place des Terreaux n’est pas l’espace public du quotidien et de l’échange de la Croix-Rousse, même si ses habitants actuels « sortent à Lyon » plus souvent que leurs aînés, les canuts. Le laboratoire social croix-roussien avait en effet inventé une alternative à l’agora unique et centrale. L’espace public croix-roussien, celui de la fabrication des communs4 et de la socialisation, était donc pluriel et labyrinthique, sans début ni fin le long des parcours, des traboules, des cours, des escaliers, mais aussi des cafés. Cet espace public, malgré ses antagonismes et ses dynamiques pluriels, contribue néanmoins à forger l’identité d’une communauté ancrée au sein d’un quartier. Communauté qui possède des frontières nettes, délimitées selon des critères topographiques avec des normes d’identification d’ordre statistique, basés sur la densité des éléments dans une zone donnée. Son degré de relation interne, capable ici de faire naître un sentiment d’appartenance, apparaît comme non négligeable. Conjointement, les habitants du quartier de la Croix-Rousse voient leur cohésion renforcée lorsqu’ils se trouvent en compétition avec un groupe rival, comme l’indiquent les travaux précurseurs de Muzafer Sherif (Sherif, 1966).
Historiquement, comme indiqué précédemment, la Croix-Rousse en tant que quartier entretient une relation ambiguë avec la ville de Lyon, et ce, même si cette dernière constitue le tout de cette partie adossée à la colline. De fait, l’aménagement de 1994 a été perçu sous cet angle. Pour sa réalisation, il a fallu déconstruire une unité imaginaire entre la place des Terreaux et la Croix-Rousse, sans la détruire pour autant et sans perdre la force du commun culturel et patrimonial admis par tous. Toutefois, le projet reste perçu comme celui de la mairie et il peut s’apparenter à une volonté de reprendre en main la vie du quartier. Dès lors, la réaction première au réaménagement des Terreaux ne surprend pas. Elle est négative. Si elle ne concerne pas l’ensemble des habitants du quartier, elle a été jugée suffisamment importante pour attirer l’attention de Pornon dans son travail ethnographique. Le jour de l’inauguration du premier projet réalisé en 1994, un collectif d’artistes de la Croix-Rousse distribua des cartons d’invitation pour une inauguration bis contestataire signée « Voilà » dont nous reproduisons ci-dessous le texte :
Inauguration officielle d’« une » place des Terreaux le mardi 20 décembre à 17h, qui n’est peut-être pas celle que vous attendiez.
Nous aimerions tant que ce moment d’une pose puise être celui d’une pause,
vous inviter à venir vous asseoir pour discuter, mais il y aurait trop d’espace entre nous,
vous inviter à déambuler, mais le parcours est tracé d’avance, au carré entre les fontaines, vous inviter à venir vous reposer dans un peu de verdure, mais les troncs ici ne portent ni branches ni feuilles.
Par contre, nous vous déconseillons de venir avec vos enfants, qui risquent de tomber à l’eau ou de donner rendez-vous à un ami aveugle qui aurait du mal à trouver son chemin.
A tous ceux qui se retrouveront dans cet hommage sans plaies ni bosses à la place publique, à l’agora lieu d’échanges et de rencontres.
Inauguration « virtuelle » de la place des Terreaux ce Mardi 20 décembre à 17 heures.
Voilà
P.S.- Petit jeu écologique : pour me jeter, trouvez une poubelle sur la place…
Ce tract interpelle sur l’absence sur la nouvelle place des éléments génériques habituels de la convivialité publique : la verdure, l’ombre et les bancs. Il démontre également l’existence d’une lecture de la grille de Buren comme un « parcours tracé d’avance » et comme un dispositif de prise de contrôle allant par là à l’opposé de l’intention de l’artiste français. Cette contre-inauguration met l’accent sur un élément intéressant : la capacité de certaines communautés urbaines à augmenter leur degré de cohésion interne par la production de récits mythiques.
4. Les communautés urbaines sur la place, analyse des relations entre l’espace et les groupes d’usagers
Si l’on s’intéresse aux composantes de la place qui peuvent justifier l’existence de groupes ou de communautés, rien n’est neutre, rien n’est un compromis dans l’aménagement de la place, un peu à l’image des bandes de Buren qui sont distinctement ou noires ou blanches. Les dualités portent principalement sur les ambiances de la place et non sur les formes matérielles construites. Il s’agit, par exemple, de la présence ou non de bancs, d’arbres, de micro-fontaines, d’un éclairage nocturne diaphane ou contrasté, ce débat contradictoire, souvent relayé par la presse, et qui dure depuis plus de vingt ans, accroît fortement le degré d’engagement et d’appartenance porté à la place par ceux qui la pratiquent.
Ce long processus dans lequel les usages, les pratiques, les appartenances, les attachements, les expériences de socialisation se succèdent, se superposent et s’entremêlent, relève d’une colonisation sans fin. La place réconcilie sa contradiction originelle entre un dessin académique statique et fermé pour installer le pouvoir et une réalité urbaine de carrefour permanent d’itinéraires entre Rhône et Saône, Croix-Rousse et presqu’île, instable et ouvert : « C’est une place de passage donc. Pas une place de vie, enfin si, justement, c’est une ville-voyageurs » (BazarUrbain, 2016, 49). Habiter, exister en étant de passage, voici l’ontologie nomade promise et que le monde contemporain ne fait qu’accélérer. C’est à elle que songe Pornon en écrivant : « une appropriation exclusive n’est pas concevable aux Terreaux » (Pornon, 1996, 44). À pied, en trottinette, en deux-roues, en voiture, en bus, nombre d’entre nous habitons et vivons désormais le mouvement et la mobilité comme condition humaine. De ce fait, nous nous familiarisons avec des attachements de plus en plus variés dans le temps et dont les limites spatiales finissent par se déterritorialiser. Ce en quoi les nouveaux standards de traitement de l’espace public, où qu’ils se trouvent, nous aident d’ailleurs. Nos sentiments d’appartenance communautaire deviennent désormais multiples et même éphémères. Les limites entre les différents types de communautés urbaines se brouillent alors un peu, entre celles relevant de frontières topographiques et celles de processus, ou même celles unitaires et celles fragmentées.
Pornon a dissocié plusieurs ensembles de personnes fréquentant la place. Il évoque tout d’abord « les immobiles » (ibid., 31) répartis entre la « margelle de Bartholdi » (ibid., 32), l’ensemble des « cubes » (ibid., 33) faisant office de bancs au même titre que les terrasses de café. En second lieu, il distingue « les mobiles » (ibid., 37) qui partagent tous la caractéristique commune de se servir de la place comme lieu de déplacement sans stationnement. À côté de cette dichotomie, Pornon s’intéresse aux enfants avec leur rapport particulier à l’eau et aux micro-fontaines. Il repère enfin des usagers dont la particularité est d’exercer une activité professionnelle sur la place (les travailleurs) ou de fréquenter le lieu à la tombée du jour (les noctambules).
Entre mobiles et immobiles, la place s’installe et se désinstalle en permanence. On s’assoit sur la place sans bancs spécifiques pour cet usage, on s’assoit sur la margelle Bartholdi, sur les escaliers monumentaux de l’hôtel de ville et du musée des Beaux-Arts. On s’assoit aussi sur les cubes de Buren ou les cylindres qui délimitent les différentes topologies. On s’y assoit, on s’y appuie, on y grimpe dessus, à un ou à deux, côte à côte ou dos à dos. L’ergonomie, la norme ne sont plus de mise. On expérimente la contingence disponible avec son corps, chacun à sa façon, presque comme dans la nature pour s’asseoir sur un rocher ou un tronc d’arbre ou, même, une simple topographie. Cette forme d’affordance naturelle et ouverte engage la relation interactive entre l’individu, le groupe et son milieu et chaque dispositif occasionne ainsi la création de communs.
Près de vingt-cinq ans plus tard, l’étude réalisée par le cabinet de sociologues BazarUrbain avant le deuxième aménagement de la place des Terreaux met en évidence des groupes d’usagers dont certains épousent les contours esquissés par Pornon. Le travail réalisé montre que le lieu peut être appréhendé de façon très différente, concourant à chaque fois à la formation de plusieurs groupes d’usagers. Considéré comme élément d’un trajet, les Terreaux accueillent des piétons et des deux-roues (vélos et scooters) en mouvement. Perçue comme lieu de rendez-vous, la place lyonnaise justifie la présence de personnes « stationnaires », qu’elles soient assises ou debouts, de deux-roues stationnés et de livreurs utilisant une affordance géographique pour justifier une forme d’appropriation afin de créer un espace d’attente avec des facilités pour relier les différents quartiers de la ville. Appréhendée comme lieu de convivialité, la place des Terreaux concourt au développement de noctambules qui la fréquentent. Enfin, en tant que lieu de travail, elle permet le développement d’un groupe de travailleurs, employés par les bars et restaurants, le musée et la mairie.
Cinq ensembles d’usagers repérés en 1995 et en 2018 méritent d’être examinés sous l’angle communautaire :
- les individus stationnaires, essentiellement assis,
- les livreurs,
- les noctambules,
- les travailleurs dont le lieu d’activité se situe sur la place,
- les enfants (repérés uniquement en 1995).
Tous ces groupes disposent d’une frontière topographique et d’un critère d’identification fonctionnel pour le groupe des travailleurs de la place et des livreurs, statistique pour les autres (c’est la densité du groupe qui sert de critère d’identification). Le degré de relation interne est faible (la communauté est un agrégat de personnes) pour les travailleurs de la place, les individus stationnaires, les noctambules et les enfants. Pour la communauté des livreurs, celle-ci peut s’apparenter à un tout avec un minimum d’interactions entre ses membres. Le statut de toutes ces communautés est épistémique, en effet aucune ne peut revendiquer une existence réelle au sens ontologique. La communauté des livreurs, de son côté, a institué la place des Terreaux comme espace de travail (comme hub), facilitant les déplacements sur l’ensemble de la ville. Ici, la topographie et la géographie légitiment cette institutionnalisation. Du côté des noctambules, ce sont à la fois les bars, leurs terrasses, et le fait qu’un groupe ait jeté son dévolu sur la place ou une partie, qui contribuent à lier ensemble les différentes composantes de cette communauté. La place des Terreaux est désormais plus festive que politique, comme le fait remarquer un Lyonnais interrogé par BazarUrbain « L’ambiance est festive. Il y a souvent des animations. Il y a la fête des Lumières, la fête pour les Syriens, le carnaval. C’est la place de toutes les fêtes, de toutes les animations culturelles » (BazarUrbain, 2016, 47). Elle est devenue la salle des fêtes à ciel ouvert de la ville où sont par exemple reportés sur écran géant les matchs de football importants. Les travailleurs trouvent naturellement dans leurs activités professionnelles localisées sur la place des Terreaux un dispositif pour créer du commun. La position géographique de la mairie, du musée des Beaux-Arts et des commerces disposés autour des Terreaux sert d’appui à cette communauté. Les enfants trouvent dans leur fascination pour les jets d’eau un moyen de se retrouver entre eux pour jouer. Pour les adultes qui les accompagnent et beaucoup d’autres, le jeu détend le quant-à-soi et la réserve lyonnaise pour augmenter la familiarité avec le lieu nobiliaire ouvrant, bien sûr, à des contacts et à des échanges plus faciles et plus fréquents. Parmi ces communautés, seules deux d’entre elles, les livreurs et les travailleurs, sont pérennes. Pour les trois autres, leurs contours sont flous, évanescents et leurs existences éphémères. Les Terreaux, comme nombre de places publiques, contribuent à l’émergence de communautés sans cesse changeantes.
Régulièrement, des frictions et des conflits potentiels apparaissent entre elles, comme le souligne l’étude sociologique réalisée pour le deuxième aménagement avant 2019. Sur la place des Terreaux, trois conflits potentiels peuvent être mis à jour :
- celui des livreurs face aux personnes qui travaillent sur la place,
- celui des livreurs face aux personnes stationnaires sur la place,
- celui des noctambules face aux personnes qui travaillent sur la place.
Un autre conflit concerne potentiellement les personnes qui traversent face aux personnes qui stationnent. Ces frictions reflètent une partie des tensions inhérentes à la vie en société avec ses forces antagonistes.
Une première opposition met face à face les individus qui perçoivent l’espace public comme un espace sans propriétaire qu’il est possible de s’approprier et ceux qui le perçoivent comme non appropriable. Une deuxième opposition écarte les individus qui utilisent l’espace public dans le cadre de leur activité professionnelle de ceux qui l’utilisent hors activité professionnelle. Une troisième opposition divise les personnes qui utilisent l’espace public comme un lieu de festivités de celles qui le perçoivent comme un lieu de détente et de calme.
La place publique en général, et la place des Terreaux en particulier, cristallise une fraction des problèmes de cohabitation entre les multiples composantes sans cesse mouvantes de nos sociétés. La capacité de la place lyonnaise à favoriser les appropriations multiples renforce ce constat.
Les conflits potentiels entre les livreurs qui s’approprient les Terreaux pour en faire un point central – QG – autour duquel s’organisent toutes leurs activités et les personnes qui travaillent sur la place reflètent en même temps la première et la deuxième opposition. Ils peuvent naître d’une incompréhension quant à la légitimité de privatiser un espace public. Notons sur ce point que les terrasses des cafés au milieu des années 1990 se sont également approprié l’espace public, et ce sans provoquer de conflits. La différence se situe vraisemblablement dans le fait que l’appropriation spatiale des livreurs ne serait pas réalisable pour d’autres. Les conséquences de l’appropriation concernent dans un cas l’installation de tables, dans l’autre la présence de deux-roues. Les conflits potentiels peuvent s’expliquer également par un usage de la place comme lieu de passage, donc hors activité professionnelle, et un usage de la place comme lieu de stationnement dans le cadre d’une activité professionnelle. Les conflits entre les livreurs et les personnes qui stationnent sur la place s’expliquent par une conséquence de l’appropriation : la diminution de l’espace disponible pour les autres. Ils peuvent concerner en partie les frictions entre les mobiles et les livreurs.
Les heurts entre les noctambules et les autres groupes d’usagers, notamment les personnes qui travaillent sur la place se justifient par des phénomènes d’appropriation et par les conséquences liées au fait d’appréhender l’espace public comme lieu de festivités. Le rapport rédigé par BazarUrbain insiste beaucoup sur ces tensions qui concernent également les personnes qui habitent sur la place. Elles illustrent l’écart infranchissable entre les communautés qui sont actives la nuit et celles qui le sont le jour.
L’ensemble des éléments précédents montre l’importance du processus d’appropriation comme élément explicatif des conflits entre les communautés sur l’espace public. La visée universaliste du projet républicain rendait inappropriable la chose publique (res publica). Dans son Contrat social, Jean-Jacques Rousseau (Rousseau, 1964 [1762], 361) a beaucoup insisté sur ce caractère indivisible de cette chose publique, reflet de la volonté générale : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout ». Ce contrat ne semble plus adapté au moment historique que nous traversons. Dès lors, la volonté particulière dicte une forme d’appropriation d’un espace matériel ou immatériel. Ainsi, les communautés concernées par ces appropriations peuvent éprouver des difficultés à cohabiter. Ce qui a été observé sur la place des Terreaux reflète ce phénomène, et ce même si les communautés mises à jour ne partagent pas grand-chose avec le « communautarisme ». Il illustre, à petite échelle, les multiples formations et reformations de groupes dans un espace lisse c’est-à-dire un espace dont la caractéristique première consiste à n’offrir aucune prise solide à l’édification de communautés pérennes.
5. Les conflits entre des communautés urbaines, le cas particulier de l’art public
Les communautés urbaines ne tiennent pas toutes à l’existence d’un quartier historique (partie 3) et à un usage de la place (partie 4). Certaines communautés se forment à l’occasion de controverses médiatiques qui, à ce titre, concernent l’espace public vu comme lieu intangible de discussions et de débats politiques. Ces controverses sont le produit des réactions de la part de groupes socialement situés qui manifestent une sensibilité cristallisant des tensions sociales autour de sujets collectivement désignés comme problématiques5. Dans le cadre des controverses médiatiques, « chaque camp dessine un ethos, c’est-à-dire une communauté de valeurs et de moralité à travers des modes de présentation de soi et des prises de position dans le discours » (Quemener, 2018). Ces controverses peuvent aussi s’associer de manière significative à la question des espaces publics et de leurs qualités (compris ici sous l’angle d’espaces matériels dont l’accès est public).
Les débats engendrés par les œuvres d’art dans l’espace public sont extrêmement diversifiés et peuvent susciter des mobilisations variées (moqueries, indignation, polémiques, vandalisation6…). Concernant Buren, on se souvient des nombreuses critiques suscitées lors de l’installation de ses colonnes dans la cour d’honneur du Palais-Royal à Paris7. L’affaire des colonnes dont « l’aspect inédit ou “moderne” de l’ensemble paraît incohérent avec l’aspect classique de l’architecture en laquelle il s’insère » (Heinich, 1995, 531), cristallise un certain nombre d’éléments clés pour comprendre les controverses qui se mettront en place autour de l’art public dans la modernité8 et qui vont de pair avec l’autonomisation de la figure de l’artiste9. Cette mutation portera à confusion et explique les réceptions clivées de l’art public, scindant le public en communautés (les experts et le grand public notamment).
L’histoire et les polémiques suscitées par l’aménagement de la place sont emblématiques de cette réception fragmentée. La controverse autour des neuf clichés – cartes postales commercialisées de la place des Terreaux sans l’accord et sans avoir crédités au verso l’aménagement de Buren et Drevet constitue un bon exemple. S’opposant à l’exploitation commerciale de cartes postales – donc de photographies – représentant un site en invoquant un droit d’auteur ou un droit de propriété sur le site, les artistes Buren et Drevet, ont assigné en justice en 1996 quatre éditeurs de cartes postales. S’appuyant sur le Code de la propriété intellectuelle, les artistes leur reprochaient d’avoir reproduit et commercialisé, sans leur accord, neuf cartes postales montrant la place aménagée et sans les créditer au verso des cartes. D’après Drevet, cette volonté d’interdire la photographie d’une œuvre relevant des droits d’auteur a été interprétée par les Lyonnais comme une confiscation de la place par l’artiste. L’architecte explique en effet que les habitants de la Croix-Rousse auraient affirmé : « on nous vole la place10 ». Tout en mettant en lumière les fondements d’un art en dialogue avec l’espace public11, les controverses autour des clichés commercialisés de la place reflètent la crise de l’art moderne12 et notamment le statut des œuvres qu’il produit.
D’autres désaccords éclateront autour des Terreaux. En 2007, outré par l’état de la place, Buren dénonce un « vandalisme d’État ». Il en fera de même avec ses célèbres colonnes rayées du Palais-Royal, à Paris, imposant au ministère de la Culture de les rénover ou de les détruire. En 2019, un nouveau débat agite les opinions publiques lyonnaises regroupées en communautés. Place minérale où le soleil tape sans retenue, l’espace des Terreaux est désigné comme invivable lors des épisodes de canicule. Lorsque certains citoyens demandent la végétalisation de la place, on leur répond que c’est impossible pour des raisons de droit et de respect de l’œuvre. Pour Bruno Charles (conseiller d’arrondissement Europe Écologie Les Verts), cet argument ne tiendrait pas juridiquement. L’élu a écrit une tribune libre militant pour l’arrivée des arbres place des Terreaux. Ces controverses successives posent aussi la question de la lecture de l’œuvre, empêchant le décentrement créatif opéré par l’installation « monadique » (Lyotard, 2012, 38) de Buren sur la place d’être compris par le grand public.
Les désaccords autour des œuvres de la place des Terreaux illustrent le nouveau rapport à l’espace urbain qui se met en place. À une époque où les psychopathologies ne résultent pas d’une accumulation de facteurs de risques et de protection, mais plutôt d’une interaction continuelle et dynamique entre l’individu et ses environnements, les communautés urbaines sont sensibles à l’espace, facteur de bien-être psychologique, origine d’un sentiment d’être un tout unifié.
De leur côté, les représentations en matière d’art dans l’espace public changent et se transforment. On tente de leur faire jouer un rôle dans le processus de construction de la communauté. Les agences publiques se tournent vers des approches participatives qui augmentent l’implication et rendent l’art public plus représentatif des communautés dans lesquelles il se trouve. Comme l’explique Jan Brennan dans « Public Art and the Art of Public Participation », les artistes sont invités à créer des œuvres qui répondent à la culture, à l’histoire et aux habitants d’une région spécifique, plutôt que de proposer des œuvres qui pourraient être installées dans n’importe quel quartier (Brennan, 2019).
La communauté dans ce contexte ne peut pas être perçue comme une structure statique mais un jeu d’équilibre instable, en évolution permanente. À côté de transformations locales il existe des moments où la communauté entre dans de nouvelles configurations. Elle n’émet pas non plus de discours homogène : il y a des positionnements dominants et dominés, des positionnements centraux et d’autres périphériques.
Aujourd’hui, de nouvelles communautés se forment et témoignent d’une sensibilité renouvelée à la dimension matérielle de l’espace public. Celles-ci optent pour des comportements, un éthos, impliquant une prise de position. Elles fabriquent du sens de manière variée. Ainsi, les médias sociaux comme Instagram peuvent jouer un rôle dans la modification de la manière dont les citoyens perçoivent leur ville comme un espace, une localité et une entité relationnelle (Gatti et Procentese, 2021). En témoignent aussi les luttes emblématiques nées ces dernières années autour d’espaces publics opposant des communautés activistes à des praticiens de l’espace public13. La communauté dans ce contexte ne peut pas être perçue comme une structure statique, mais un jeu d’équilibre instable, en évolution permanente. Si elle est virtuelle, son existence est tout entière déterminée par l’existence de points de désaccord au sein de la société. Dès lors ses frontières ne peuvent être tracées de façon topographique, mais uniquement en fonction de la force des interactions au sein des groupes en confrontation.
Conclusion
Ce texte inclut cinq parties relativement indépendantes qui s’intéressent avant tout à la diversité des communautés urbaines (partie 1), à un cadre précis – celui de la place de Terreaux – permettant de les générer ou des accueillir (partie 2) et à leurs logiques propres dans leur milieu (parties 3, 4 et 5).
La notion de communauté ne peut pas être appréhendée sous un angle monolithique. L’espace public, par sa dimension à la fois physique et immatérielle, produit et accueille une grande diversité de groupes. Si la Grèce antique confondait les deux perceptions de l’espace public, avec une agora constituée d’un lieu physique (une place) permettant à toutes les choses communes à la cité de faire l’objet d’une discussion publique (Cissé, 2013), aujourd’hui les espaces publics et matériels ne peuvent générer les mêmes communautés que l’espace public immatériel, car ils constituent des générateurs des débats et des controverses. Conjointement, au sein d’un espace comme celui de la place des Terreaux, certains groupes, certaines communautés au « sens faible » sont associés à des relations internes peu intenses en recomposition permanente. D’autres s’apparentent à des communautés plus fortes et plus pérennes.
Ce qui a été observé ici nous semble pouvoir être appliqué à l’ensemble des communautés urbaines avec des modes d’existence qui doivent peu ou prou à la nature d’un espace public matériel. Dans le même temps, ce texte a mis l’accent sur des conflits potentiels entre groupes. La place lyonnaise devient prétexte à réflexion sur les multiples tensions qui traversent notre société.
Face à l’affaiblissement d’une macro-unité régulatrice capable de lier les différentes composantes d’une nation ou d’une civilisation, émergent des micro-unités dont le pouvoir « agglutinant » est plus limité. Ce sont ces dispositifs qui permettent aux communautés de perdurer ou de se créer. Ils trouvent leurs forces dans l’épaisseur historique d’un territoire, dans une compréhension commune de l’art et dans l’attention conjointe à une composante des espaces publics pour leur donner un sens commun. L’interférence entre les différents types de micro-unités communautaires – par exemple, celles vernaculaires de la Croix-Rousse et celles culturelles et artistiques ou encore, celles de la vie de tous les jours, usant chacune aussi bien de la coprésence physique que des médias de communication, radio, journaux, internet – compense la perte des forces unifiantes artificielles et forcloses pour un plan de complexité et de pluralité des niveaux de réalité plus naturels et ouverts. Cette interaction connecte l’objet place architecturale du passé à l’entrelacs mésologique du milieu et paysage actuel connectant d’une autre façon micro et macro, intelligible et sensible, temps linéaire et temps aléatoire.
Si ce texte n’est pas rentré dans les détails de ces dispositifs, il appelle de futurs travaux sur ce(s) sujet(s). Il a néanmoins permis de comprendre la diversité des morcellements possibles autour d’une situation concrète : celle d’un espace public majeur dans une communauté urbaine.