Construire et déconstruire la communauté depuis ses marges

Communautés de femmes dans Matrix (2021) de Lauren Groff et Morne Câpresse (2008) de Gisèle Pineau

DOI : 10.35562/voix-contemporaines.637

Résumés

L’article propose d’étudier deux romans contemporains, Matrix (2021) de Lauren Groff, et Morne Câpresse (2008) de Gisèle Pineau, qui tous deux racontent l’histoire de communautés religieuses de femmes. En marge de la société, ces communautés fictives subvertissent les normes sociales et inventent de nouvelles façons d’être en commun. Elles interrogent ainsi le concept de communauté et la puissance d’inventivité politique de la littérature.

This article aims to analyze two contemporary novels, Matrix (2021) by Lauren Groff, and Morne Câpresse (2008) by Gisèle Pineau, which both tell the story of religious communities led by women. On the margins of society, these fictional communities subvert social norms and create new ways of being together. They thus question the concept of community and literature’s ability to produce a new political imaginary.

Plan

Texte

Introduction

La communauté est une notion polysémique et difficile à appréhender, qui oscille entre des sens abstraits et concrets. Sa première acception dans le Trésor de la langue française1 montre bien son ambivalence fondamentale puisqu’elle désigne le caractère de ce qui est commun à plusieurs personnes, que ce soit des intérêts, des sentiments ou des biens, plaçant le mot à l’intersection du matériel et de l’immatériel. Sa deuxième acception, « ensemble de personnes vivant en collectivité ou formant une association d’ordre politique, économique ou culturel », permet de décliner plusieurs usages passés dans le vocabulaire courant : communautés religieuses, nationales, linguistiques, artistiques, économiques sont autant d’exemples qui suggèrent que le terme ne semble s’actualiser que dans la désignation de la particularité. En termes sociologiques, le concept est souvent pensé de façon dichotomique avec celui de société. C’est Ferdinand Tönnies qui formule cette dichotomie explicitement pour la première fois. Dans Communauté et société (Tönnies, 2010 [1887]), le sociologue et philosophe allemand considère que la société (Gesellschaft) émerge du processus de dissolution de la communauté (Gemeinschaft). Pour Tönnies, l’évolution de la communauté vers la société est perçue de façon négative. La société serait un lieu où les hommes coexistent, mais de façon séparée, caractérisé par l’individualisme et par une logique marchande. À l’inverse, la communauté est positivement marquée : elle est « familière, intime, exclusive » (ibid., 5), fondée sur des liens de sang, d’esprit ou de lieu, alors que la société n’est pas un lien social naturel, puisque l’« on entre en société comme en terre étrangère » (ibid., 6). Cette opposition entre le familier et l’étranger, la cohésion et la dissolution laisse entrevoir ce qui a permis une récupération de sa pensée par le nationalisme au xxe siècle : dans l’introduction à la traduction française de l’ouvrage de Tönnies, Niall Bond et Sylvie Mesure rappellent la postérité problématique du concept de communauté (Bond et Mesure, 2010, xxi). En effet, l’histoire du xxe siècle fait peser sur ce terme un soupçon, hérité du nazisme, de l’échec de l’expérience communiste, mais aussi de ses utilisations contemporaines, qui l’associent à des discours xénophobes dans lesquels il se définit par l’exclusion de l’autre. Ce soupçon ne peut être dépassé sans une déconstruction du concept, à laquelle s’est attaché notamment le philosophe Jean-Luc Nancy dans ses nombreux essais sur la communauté. Il revient ainsi sur la dichotomie entre communauté et société et en interroge les présupposés, en premier lieu, l’idée que la société serait fondée sur une communauté perdue ou disloquée. Pour Nancy, cette « conscience rétrospective de la perte de la communauté et de son identité » (Nancy, 1986, 29) est un motif récurrent de la pensée occidentale, qu’il qualifie de fantasme philosophique. Cette communauté perdue n’aurait pas eu lieu : en d’autres mots, la communauté perdue ne serait qu’une projection. Ces images du passé sont donc moins une vision rétrospective du lien social, qu’une vision prospective visant à faire advenir cette communauté. Ce désir de retour à une communauté originelle qui n’a jamais eu lieu serait à l’œuvre dans les totalitarismes, orientés vers une vision essentialiste de la communauté comme œuvre à réaliser.

Cette brève problématisation montre toute la complexité d’un concept tendu entre ses acceptions philosophiques et ses manifestations concrètes, entre le singulier et le collectif, entre des connotations positives et négatives, des pratiques de résistance et une tentation autoritaire. Pour analyser les expressions de la communauté, il faut donc tenir compte des contradictions inhérentes à la notion. Il est donc sans doute judicieux de rappeler ici la distinction proposée par Rémi Astruc entre, d’une part, la « Communauté », avec une majuscule, cet objet « difficile à approcher […] et en quelque sorte évanescent » (Astruc, 2015, 21) que l’on peut comprendre par ses effets, l’attraction qu’il exerce ou le sentiment d’appartenance qu’il engendre et d’autre part les communautés, au pluriel avec une minuscule, qui en sont les applications concrètes et en trahissent nécessairement l’impulsion. Évanescente, diffuse, la « Communauté » ne pourrait se dire que de façon abstraite, faute de quoi elle pourrait trahir, et devenir un concept dangereux. Chercher à la définir s’apparente alors à un exercice de funambulisme, entre les risques posés par une définition trop stable ou trop incarnée et la difficulté à penser un objet aussi fugitif au sein de l’écriture fictionnelle.

Comment aborder dès lors la représentation de la communauté dans la fiction ? Qu’est-ce qu’une communauté dans une œuvre littéraire et en quoi se distingue-t-elle, par exemple, d’une fiction de société ? Si la société désigne une vaste somme dont la représentation romanesque suppose une fragmentation, la communauté serait un groupe social doté dans la fiction d’une certaine cohésion et de limites plus ou moins claires pouvant être appréhendées par les lecteurs ou lectrices.

Il s’agira ici de s’intéresser, dans une perspective politique, à l’imaginaire des communautés dans le roman, afin d’interroger la façon dont il peut subvertir une vision essentialiste de la « Communauté ». En effet, la puissance de la littérature réside dans sa capacité à proposer d’autres récits de la communauté, à inventer, selon la belle expression de Céline Guillot, « une multitude qui nous manquerait » (Guillot, 2013, 12), afin de dépasser les impasses du concept. Les œuvres que nous proposons d’étudier, Matrix (2021) de Lauren Groff et Morne Câpresse (2008) de Gisèle Pineau, mettent en scène des communautés religieuses marginales, dirigées par des femmes et dont les hommes sont exclus.

Matrix, de Lauren Groff, se déroule au xiie siècle et recrée la vie de Marie de France, l’autrice des Lais, au sein d’une abbaye dans l’Angleterre de l’empire Plantagenêt. Lointaine cousine d’Aliénor d’Aquitaine, Marie devient abbesse et transforme le lieu en une prospère communauté de femmes, s’affranchissant progressivement des règles sociales et religieuses. Quant au roman de Gisèle Pineau, il suit le périple de Line, une jeune femme partie à la recherche de sa sœur disparue : arrivée au Morne Câpresse, elle découvre la congrégation des Filles de Cham, une secte millénariste fondée par une mystique, sœur Pâcome, dont l’évangile syncrétique se nourrit de textes de Frantz Fanon, Léopold Sédar Senghor ou Aimé Césaire et prêche l’écoféminisme. Si ces romans peuvent paraître éloignés par leur contexte et par leur thématique, il faut noter que Groff et Pineau témoignent toutes deux d’un intérêt pour un imaginaire utopique de la communauté, qu’elles explorent de façon critique, en accordant une importance particulière à une réflexion sur l’écologie et le féminisme2. Les deux univers fictifs se rapprochent par la façon dont la communauté est pensée et représentée ; ils interrogent tous deux les possibilités de construction, en marge de la société, de communautés féminines et féministes. Dans quelle mesure ces romans construisent-ils de nouveaux modèles de communautés ? En quoi montrent-ils les failles inhérentes à tout imaginaire de la communauté ?

Nous verrons dans un premier temps en quoi ces communautés se construisent comme des utopies, par opposition avec des sociétés en crise. Il s’agira ensuite d’analyser la façon dont elles font corps, en reconstruisant un corps social et en incarnant la communauté dans la chair même des femmes qui la composent. Enfin, nous interrogerons la tentation de faire œuvre de communauté et les dérives qui accompagnent ces imaginaires.

Loin de la foule déchaînée : des communautés utopiques ?

Dans ces deux romans, les communautés religieuses sont des lieux de refuge et de retrait : elles sont isolées géographiquement et en rupture avec des sociétés en crise. Elles réinventent une organisation sociale à l’écart du monde, exclusivement féminine, et s’inscrivent en cela dans un imaginaire utopique. Néologisme créé par Thomas More, l’utopie désigne à la fois une société imaginée idéale et le genre littéraire dans lequel se déploie cet imaginaire ; le terme s’élargit progressivement pour désigner la pensée utopique. Ce concept se caractérise par une tension centrale, comme le souligne Fátima Vieira : « l’affirmation d’une possibilité et la négation de son accomplissement3 » (Vieira, 2010, 6). En tant que genre et tradition littéraire, l’utopie suit un certain nombre de conventions : le récit d’un voyage, la découverte d’un lieu nouveau et de son organisation, et le récit du retour. Ce voyage dans un lieu idéal suscite une rupture avec l’espace réel, qui s’accompagne d’une rupture temporelle ; c’est pourquoi, comme le note Vieira, au début de la tradition littéraire utopique, « on ne peut trouver que des utopies statiques, anhistoriques4 » (ibid., 9). C’est à partir de la deuxième moitié du xviiie siècle que les utopies se tournent vers le futur : cette vision prospective place alors l’utopie dans le domaine de ce qui pourrait être accompli (ibid., 10-11). Le mot « dystopie » n’apparaît qu’en 1868, sous la plume du penseur britannique John Stuart Mill, pour désigner l’inverse de l’utopie, à savoir des textes qui incorporent les dispositifs narratifs de l’utopie, mais avec une projection négative (ibid., 16). Cependant, la ligne qui sépare l’utopie de la dystopie est ténue, notamment en ce qui concerne les rapports entre l’individu et le collectif. Bill Ashcroft remarque ainsi la proximité des deux concepts : « il est presque impossible de distinguer la mobilisation de la société pour l’amélioration de tous, pour le “ bien commun ” dans l’utopie et dans la dystopie5 » (Ashcroft, 2017, 75). Enfin, si l’utopie permet d’élaborer des nouveaux possibles, elle est par essence critique, comme le note Ashcroft, « la caractéristique qui définit toute pensée utopique étant la critique des conditions présentes qui rendent l’utopie nécessaire6 » (ibid., 10). Cette critique est inhérente au genre de la littérature utopique qui, loin de présenter des mondes parfaits, incorpore dans la narration « pessimisme, ironie, voire incohérences » (Saal, 2018).

Les deux romans que nous étudions dialoguent avec le genre littéraire de l’utopie. Si Groff montre plutôt les origines et la formation d’une communauté utopique, le roman de Pineau reprend certaines conventions de façon assez explicite : le voyage, la présentation de l’organisation sociale par l’une des membres de la communauté, le retour dans le siècle. Antje Ziethen souligne d’ailleurs la proximité du texte dePineau avec les classiques du genre, en notant la présence d’un certain nombre de topoï dans l’organisation de la congrégation, qui est égalitaire en apparence, autarcique et fortement réglée (Ziethen, 2012, 64). Elle souligne le dialogue que le texte instaure avec les autrices d’utopies féministes, en mettant en scène « le matriarcat, l’homosocialité, la solidarité et l’émancipation féminine » (ibid., 65). Ces éléments sont aussi présents chez Groff, qui affirme dans de nombreux entretiens sa connaissance de la littérature utopique7 et qui décrit son roman comme une « utopie féministe séparatiste8 » (Gilbert, 2021).

Chez les deux autrices, la fonction critique de l’utopie est mise en avant, le texte romanesque opposant ces communautés religieuses à des sociétés déchirées par des conflits politiques et sociaux, menacées par la famine et la misère, et qui sont autant de crises qui rendent ces utopies nécessaires. Elles reprennent ainsi la dichotomie entre communauté et société. En effet, les deux congrégations religieuses se caractérisent au premier abord par une forte cohésion, alors que la violence des guerres, des crimes et de la destruction de la nature suggère une déliquescence des liens sociaux dans le siècle. Le registre apocalyptique justifie l’idée d’un repli hors du monde et le met à distance, donnant l’impression que la société est une sorte de terre étrangère, à l’image de ce que décrit Tönnies. La congrégation des Filles de Cham et l’abbaye royale dirigée par Marie de France sont des lieux dont le calme résiste aux troubles politiques et sociaux qui les entourent.

Dans Morne Câpresse, c’est le récit des « infanticides, viols, assassinats, incestes… » (Pineau, 2008, 110) qui pousse Pâcome à fonder sa secte. À cela s’ajoutent les nouvelles d’un monde menacé par le réchauffement climatique, dans lequel se multiplient les catastrophes naturelles, signe que « la fin des temps [est] proche » (ibid., 116). Le choix du Morne Câpresse crée à la fois les conditions d’une séparation symbolique entre la société et la communauté, mais aussi d’une réappropriation de l’espace colonial par les femmes de la secte. Le tableau harmonieux qui attend les nouvelles recrues s’oppose à la violence paroxystique du monde qu’elles ont quitté, le Morne apparaît comme un îlot de paix dans un monde qui menace de l’assaillir : « au-delà de ces mornes paisibles, grondait une foule menaçante habitée d’une fureur sans nom » (ibid., 58). Alors que l’île « se transform[e] doucement en décharge sauvage, que les anciennes plantations [sont] empoisonnées par les pesticides et les engrais chimiques, que les mornes verts, les terres vierges disparaissent […] sous le béton » (ibid.), les Filles de Cham font de leur communauté un sanctuaire écologique, dans lequel les jardins fleurissent et s’épanouissent. Si l’on découvre la communauté à travers le regard critique de Line, dont l’ironie est parfois grinçante, les descriptions de la nature n’en suggèrent pas moins un espace dont l’abondance et la beauté sont édéniques : « Arbres à pain et avocatiers offraient leurs fruits charnus… Oranges et citrons par-ci… Prunes-Cythère et mangos par là… […] Pourquoi désirer encore le monde d’en bas quand le paradis est à portée de main ? » (ibid., 138). L’utopie de Pineau acquiert ainsi une dimension résolument écoféministe, ancrée dans cette séparation stricte entre le monde d’en bas et celui de la communauté, comme l’a noté Natacha D’Orlando : « La Congrégation se veut en effet zone de protection contre les hommes, d’une part, et contre la pollution, d’autre part » (D’Orlando, 2020). D’un côté, la « foule menaçante », image dégradée d’un tissu social détruit par la violence et la dévastation de la nature, et de l’autre l’espace apaisé de la communauté où se reconstruit « une nature pré-industrielle, pré-coloniale ou pré-plantationnaire, copie terrestre du paradis originel » (ibid.).

Le contraste entre le calme du monde d’en haut et la violence du monde d’en bas réactive, par ailleurs, une opposition bien ancrée dans la culture antillaise : si la plaine est l’espace de l’esclavage, de la soumission, le morne est celui de la résistance et de l’espoir, un refuge pour les marrons. Cette opposition est retravaillée par Pineau dans un contexte contemporain, ainsi que le note Dominique M. Licops : elle « assoc[ie] le morne – lieu césairien de résistance – avec la câpresse (issue du métissage) et […] remplac[e] le symbole césairien de la soumission, la plaine, par une société de consommation et la misère du bidonville » (Licops, 2012, 103). Cependant, si le morne rappelle la résistance des marrons, la congrégation occupe une ancienne plantation de café et Pâcome s’installe dans l’habitation des maîtres. L’espace est donc tout entier traversé par l’histoire coloniale, par la mémoire de l’esclavage et par le souvenir de la révolte. Le choix du nom de cette communauté en témoigne : les Filles de Cham évoquent la malédiction de Cham qui servit longtemps à justifier l’esclavage9. Pâcome subvertit donc la matrice de la plantation, signalant peut-être comme le suggérait Bénédicte André un désir de réparation historique (André, 2014, 116). Elle crée une utopie postcoloniale, dont l’énergie, selon les termes d’Ashcroft, « est tournée vers la résistance à la tyrannie de l’histoire, grâce à la confirmation de la transformation d’un lieu “ici et maintenant”10 » (Ashcroft, 2017, 10).

Si Groff choisit comme cadre historique de son roman l’Angleterre du xiie siècle, elle rejoint la réflexion de Pineau sur les marges historiques et la mémoire collective. Le choix du Moyen Âge permet à l’autrice de chercher dans les marges de l’histoire des espaces possibles de subversion. Donner corps à une communauté de femmes dans l’Angleterre médiévale, en y accordant une place centrale à Marie de France, figure énigmatique dont seuls subsistent les lais, est un exercice de réinvention historique qui rappelle la démarche de nombreux auteurs des littératures postcoloniales (dont Pineau elle-même), lesquels sont attachés à recréer des personnages oubliés par l’histoire11. Parfois à la limite du merveilleux, l’abbaye royale de Matrix est une utopie régressive, située dans une époque où elle n’aurait jamais pu avoir lieu. En isolant l’abbaye de la société médiévale, Groff choisit délibérément de mettre à distance la violence et l’oppression subies par les femmes, pour mettre l’accent sur son utopie féministe et sur sa capacité à inventer un autre imaginaire de la communauté.

Son roman met en scène la même opposition entre une communauté marginale et une société en crise. L’abbaye bénédictine dont Marie devient prieure12 puis abbesse se situe loin des centres de pouvoir. Comme dans Morne Câpresse, l’entrée dans la communauté est ritualisée afin de marquer la séparation entre l’espace, le temps religieux et le siècle. Au fil du roman, cette séparation devient de plus en plus marquée, à mesure que les visions apocalyptiques de l’abbesse se multiplient, lui faisant entrevoir des « famines, conquêtes, séismes, incendies, cadavres jonchant les plaines13 » (Groff, 2023, 121). Elle justifie la construction d’un labyrinthe inextricable dans les forêts alentour, coupant ainsi tous les liens avec la société. Celui-ci relève presque du merveilleux : nul n’en connaît le secret hormis Marie, et même ses supérieurs hiérarchiques et Aliénor d’Aquitaine sont empêchés par cet obstacle. Cette séparation est d’autant plus radicale que les descriptions du monde extérieur sont presque exclusivement indirectes : les lecteurs et lectrices y ont accès à travers les visions de Marie et les lettres que lui adresse la reine. Cette double médiation crée l’impression d’une étrangeté, en donnant à l’arrière-fond historique une dimension irréelle, alors que la récurrence des noms et des rituels fait de la communauté un espace familier. Instrument d’oppression des femmes, la religion est détournée par l’abbesse qui l’utilise pour justifier la création de son utopie féministe. À la fin du roman, l’abbaye est décrite comme une île au sein d’une île, suivant l’une des topiques de l’utopie, ce qui permet à Marie de devenir souveraine en son royaume de femmes. Ainsi, quand un interdit papal frappe l’Angleterre14, Marie décide de garder les religieuses dans l’ignorance afin que rien ne trouble leur paix : « l’îlot de l’abbaye ne reconnaîtra que Marie pour autorité suprême15 » (ibid., 269). L’abbaye impénétrable devient donc une communauté qui défie le pouvoir religieux et royal et qui s’affranchit des normes sociales.

C’est sous la direction de Marie que l’abbaye se transforme en domaine prospère et puissant ; l’utopie se crée de façon progressive. À son arrivée, elle découvre un lieu en déshérence aux antipodes du paradis terrestre : « ses constructions en ruine, ses barrières détruites, son jardin enfoui sous les tas de mauvaises herbes brûlées l’an dernier16 » (ibid., 19). La métamorphose de l’espace suit le rythme des saisons et le temps cyclique de la liturgie et des rituels, dans lequel les dates s’éclipsent. L’idée d’un espace édénique, fortement présente chez Pineau, est également récurrente dans Matrix. Quand le roman touche à sa fin, la misère passée de l’abbaye est devenue inconcevable et les novices ne peuvent croire aux récits faits par les vieilles religieuses :

les novices, qui à présent songent aux jardins d’été envahis de végétation et aux abeilles qui fusent entre les fleurs […] et aux pourceaux, et aux moutons, et aux chèvres, et aux poulets, et aux vaches, et aux pommiers alourdis de fruits […] ont beau savoir que ces saintes nonnes disent la vérité, elles ne peuvent y croire17. (ibid., 290-291)

Transformée en lieu d’abondance et de prospérité, l’abbaye est bien devenue une utopie dont le passé est désormais oublié : sans origine, elle devient statique, à l’image des conventions du genre.

Faire corps

Reconstruire le corps social

La réflexion sur les possibilités de faire communauté dans les marges de la société s’articule également autour de la façon dont ces communautés font corps. Les deux romans dénoncent une logique sociale fondée sur l’exclusion des marginaux, et en particulier des marginales. Ainsi, dans Morne Câpresse, les femmes accueillies par la congrégation des Filles de Cham ont été victimes des pires supplices, mais sont elles-mêmes coupables de crimes, puisque la congrégation regorge de « criminelles, de parricides et d’infanticides » (Pineau, 2008, 161). Encensée par la classe politique et les médias, la communauté religieuse l’est moins pour le rêve utopique d’une vie communautaire que pour sa fonction hygiéniste : le Morne Câpresse apparaît ainsi comme un espace qui recueille les « pires déchets de la société […] la lie de la société » (ibid., 187), et est en cela susceptible de débarrasser la Guadeloupe « de ses immondices » (ibid., 188). La violence de ces expressions en dit davantage sur les fractures de la société guadeloupéenne et sur la brutalité de l’exclusion sociale que sur l’utopie imaginée par Pineau. Comme le souligne à juste titre Tina Harpin, le roman met en scène « la solidarité défaillante qui oblige les exclus à se regrouper dangereusement » (Harpin, 2015, 148) et « établit le rapport d’un corps social malade » (ibid., 145). La folie de mère Pâcome est elle-même le fruit de cette solidarité défaillante, conséquence d’une aliénation coloniale et de l’expérience de la solitude dans les sociétés contemporaines : « [s]on isolement en France avait, de manière sournoise, entraîné Pâcome dans un monde aux marges du réel » (Pineau, 2008, 110). Dans le récit de la désintégration de la secte, ce n’est donc pas tant le procès du rêve communautaire porté par Pâcome qui se joue, ainsi que l’a remarqué Harpin, mais plutôt la mise en accusation d’une société incapable de faire corps sans exclure une partie de ses membres. La communauté créée par Pâcome s’érige à l’inverse en modèle d’inclusion radicale, trouvant un lieu et une place pour celles qui sont considérées par le monde comme des déchets. Elle assigne à chaque membre de la communauté une place et une fonction : l’ancienne institutrice est nommée dans une école, la sage-femme à l’infirmerie, l’agricultrice aux plantations.

Tout comme dans Morne Câpresse, les sœurs de l’abbaye sont victimes de violences multiples et ont parfois commis des crimes, qu’elles confessent à Marie. La sœur Philomena confesse ainsi avoir tué son violeur : Marie lui permet de trouver une catharsis en expiant le meurtre par la flagellation. La pénitence physique est subvertie pour permettre à la religieuse de se libérer du traumatisme du viol et du crime qu’elle a dû commettre pour se défendre. Le lendemain, Marie l’observe et note qu’« une chaleur apparaît en elle, là où depuis toutes ces années habitait le malheur, lourd et froid comme une pierre18 » (Groff, 2023, 221). La subversion de l’ordre religieux s’organise dans la transformation de l’abbaye en communauté autarcique. À mesure que Marie éloigne l’abbaye du reste du monde, elle cherche à la rendre indépendante, en valorisant les savoirs dont disposent les femmes, au-delà des préjugés sociaux :

dans sa tête naît l’idée d’une armée d’enfants oblates, toutes dotées d’intelligence ou d’une grande force ou d’un savoir familial ; des filles qui ont appris auprès de leurs aînés la spécialité familiale, souffler le verre, fabriquer des souliers, des charpentes, qui savent calculer de tête, apprendre des langues, des filles qui deviendront des nonnes puissantes ou des commerçantes veillant sur les intérêts de l’abbaye19 (ibid., 89).

Le projet de Marie est bien celui d’une reconstruction du corps social, où tous les métiers seront représentés et exclusivement exercés par des femmes. Dans cette organisation, celles que la société aurait rejetées trouvent leur place et peuvent enfin appartenir à une communauté, à l’image de la congrégation des Filles de Cham chez Pineau. Il en est ainsi de sœur Gytha, que la folie pousse à orner les manuscrits de magnifiques enluminures d’arbres chargés de vulves (Groff, 2023, 232-233). À sa mort, Marie médite sur la fonction sociale de l’abbaye :

Car cette communauté est précieuse, il y a ici de la place même pour les plus folles, pour les cas difficiles, pour celles qu’on rejette, dans cet espace clos il y a assez d’amour même pour celles qu’on ne peut aimer. Comme la vie de Gytha aurait été courte et solitaire, isolée, perdue dans la cruauté du monde séculaire20. (Groff, 2023, 273)

La communauté dirigée par Marie est ici explicitement rattachée à l’idée d’une inclusivité radicale et subversive. La sororité fait rempart contre un monde séculier qui isole et exclut ; elle permet à ces femmes d’appartenir à une collectivité.

En réponse à une société misogyne, le récit de Groff crée une communauté de femmes autosuffisante, dont la forte cohésion apparaît aussi dans la féminisation du langage, tant au niveau de la narration qu’au niveau de la diégèse. Pour expliquer l’organisation de l’abbaye, la romancière reprend des mots anciens qui désignent des fonctions occupées par des femmes, auxquels elle rajoute des néologismes, en créant des féminins à partir de suffixes latins, comme on le voit dans le texte anglais : « cantrix, sacrista, cellatrix, subcellatrix, almoness, abbess’s kitchener infirmatrix, subinfirmatrix, hostellerix, scrutatrix, mistress of scribes, magistra21 » (Groff, 2021, 163). L’inversion de genre qui préside à toute l’organisation sociale de l’abbaye est sans cesse rappelée aux lecteurs et lectrices. La récurrence des féminins en -ix fait écho au titre, qui est la matrice du roman : il génère et donne forme à une réinvention féministe du langage. Les hommes, quant à eux, sont presque complètement absents du roman : sans rôle dans la diégèse, ils sont aussi invisibles dans le texte, qui n’utilise pas une seule fois le pronom masculin he ni le mot man22. Les textes religieux eux-mêmes sont soumis à cette féminisation, puisque l’abbesse altère les missels et psautiers pour les mettre au féminin : « pourquoi pas, sachant qu’ils sont faits pour être lus et ouïs uniquement par des femmes23 ? » (Groff, 2023, 222). Si les violences endurées par les sœurs sont le fruit d’une misogynie qui réifie le corps féminin, qui cherche à le nier ou à l’anéantir, le geste de l’abbesse redonne quant à lui une place centrale aux femmes en les incluant dans une liturgie au sein de laquelle elles sont marginalisées. En faisant disparaître le masculin de son texte et en imaginant une liturgie au féminin, l’autrice montre la puissance subversive du langage, qui permet d’imaginer un lieu exempt de toute domination masculine en plein Moyen Âge.

Communautés de corps

Les communautés religieuses de Groff et Pineau sont profondément incarnées et apparaissent par moments comme des communautés de corps : l’importance donnée au corps féminin les investit d’une forte charge politique, dans la mesure où elles s’opposent aux violences que rapportent les textes. Les moments de communion des corps sont souvent présentés de façon très critique dans Morne Câpresse. Lorsque Line assiste à un culte au sein de la congrégation, elle note avec ironie que les feuillets du sermon de sœur Divine semblent « cueillis directement dans les branches d’Internet » (Pineau, 2008, 126). Néanmoins, à la faveur du rite et du rassemblement des corps, un « nous » est scandé et le pronom actualise la communauté dans le texte : « Nous sommes les Filles de Cham ! » (ibid., 128). Après que Pâcome s’immole par le feu et que la communauté religieuse se désagrège, cette voix collective subsiste. La police interroge chaque fidèle et elles répondent toutes de façon identique, comme d’une seule voix, suggérant la persistance d’un sentiment d’appartenance : « Oui, elles avaient choisi de vivre en communauté. […] Tous les témoignages concordaient. […] Elles avaient trouvé le paradis sur terre et elles ne voulaient pas redescendre » (ibid., 294). Désignées de façon indistincte par le pronom « elles », témoignant d’une seule voix, les Filles de Cham ressemblent à la description que fait Émile Durkheim, en 1889, de la Gemeinschaft chez Tönnies :

Ce qui la constitue, c’est une unité absolue qui exclut la distinction des parties. […] C’est un agrégat de consciences si fortement agglutinées qu’aucune ne peut se mouvoir indépendamment des autres. […] C’est l’accord silencieux et spontané de plusieurs consciences qui sentent et pensent de même, qui sont ouvertes les unes aux autres, qui éprouvent en commun toutes leurs impressions, leurs joies comme leurs douleurs, qui, en un mot, vibrent à l’unisson. (Durkheim, 2013)

Dans Matrix, la prière n’est jamais ambivalente, mais elle est une véritable communion des corps. Frappée d’acédie au début de sa vie religieuse, Marie retrouve la force d’agir en entendant les voix de ses sœurs chanter dans la chapelle glacée :

Il s’élève de la bouche des religieuses en petits nuages blancs, s’étend tout en montant, touche le haut plafond et s’y amoncelle, jusqu’à devenir si lourd qu’il se met à couler en cascade le long des murs et des piliers et des fenêtres ; il goutte sur le sol de pierre où se pressent les sabots des sœurs, remonte le long de leurs talons de bois jusqu’à leur tendre peau, pénètre dans leur sang et se purifie en glissant à travers leur corps, à travers leurs entrailles fétides, atteint enfin le souffle qui s’exhale de leurs poumons. Et le chant qui s’élève en elles et s’échappe de leur bouche est une prière plus intense, redoublant de force à chaque fois qu’elle s’écoule de nouveau en elles24. (Groff, 2023, 59)

La communauté spirituelle s’associe ici à la communauté des corps. La voix collective n’est pas désincarnée, elle ne peut s’élever que si elle émane des entrailles, des poumons, de la peau de ces religieuses. Le corps de ces femmes est le lieu même de la communauté et il n’existe pas dans un rapport de hiérarchie avec l’esprit. De même, les travaux successifs lancés par Marie servent à donner à la communauté religieuse une occasion de s’incarner davantage qu’ils ne visent à accomplir les visions de l’abbesse. L’effort partagé permet à la communauté de faire corps de façon heureuse, en célébrant précisément ce que le dogme chrétien juge peccamineux.

Dans les deux textes, la communauté de corps se noue également grâce à la sensualité des rapports entre femmes. Une place particulière est apportée à l’idée du soin. Chez Pineau, ce n’est pas le dogme qui convainc Line de rester quelque temps dans la communauté, mais le bain rituel et le massage réalisés par les sœurs Peace et Love25, qui ont raison de sa résistance : « toute leur énergie était tournée vers le corps de Line, pour défaire les nœuds, tonifier la chair, revigorer les muscles […] Les paupières lourdes, elle finit par s’endormir, vaincue » (Pineau, 2008, 97). Cependant, en dépit de la sensualité de cette scène, la communauté prêche une forme d’ascèse corporelle, puisque les femmes doivent renoncer aussi bien aux épices, qu’au sucre ou aux repas du midi. Par ailleurs, alors que sur le Morne Câpresse « aucune loi n’interdisait l’amour entre femmes » (ibid., 241), les sœurs Sheryl et Zora doivent vivre leur amour lesbien de façon clandestine, suggérant que l’érotisme puissant qui les relie est contraire à la foi de Pâcome. La communion physique permet à ces deux victimes d’inceste de réparer les meurtrissures qu’elles ont subies et de réinventer le rapport qu’elles entretiennent avec leur corps : le fait que leur idylle soit clandestine montre les limites de l’inclusivité revendiquée par la congrégation. À la fin du roman, elles s’imaginent devenir des « négresses marronnes » (ibid., 299), vivant leur amour dans les bois. Dans ce rêve fugitif se profile la possibilité d’un autre marronnage, d’une nouvelle marge au sein de la communauté où l’émancipation des corps serait réellement accomplie. Cette possibilité s’évanouit face à la réalité de l’effondrement, mais Zora et Sheryl ne représentent pas moins une des rares lueurs d’espoir dans le roman : ainsi que l’ont observé D’Orlando et Harpin, c’est finalement « plutôt dans les marges du système imaginé par Pâcome que l’espérance peut vivre » (D’Orlando et Harpin, 2021, 86).

L’érotisme apparaît dans Matrix de façon plus obsédante que dans Morne Câpresse. L’homosexualité de Marie est dévoilée dès les premières pages, sans être nommée, à travers l’amour qu’elle éprouve pour Aliénor d’Aquitaine et ses rapports avec sa servante Cecily. À l’abbaye, les relations entre femmes sont omniprésentes, clandestines, mais à peine cachées. Si le dogme religieux les interdit expressément, l’infirmière nymphomane Nest le subvertit, en s’appuyant sur un discours pseudo-médical. Quand Marie vient se faire retirer une dent, Nest la déshabille et lèche son sexe jusqu’à l’orgasme, puis la rassure :

[I]l n’y a aucune honte dans ce flux corporel, c’est l’expression des humeurs, un peu comme les menstrues, c’est tout à fait naturel, rien à voir avec la copulation. Elle rencontrera son dieu vierge. Certaines nonnes ont davantage besoin que d’autres de relâcher ces humeurs. Pour certaines, c’est tous les deux jours, d’autres, une fois l’an. […] Marie est muette de gratitude. Si de telles pratiques sont médicales, il n’y a pas de péché26. (Groff, 2023, 102)

Débarrassées du péché par Nest, mais aussi par Marie, qui les absout de leurs crimes, les religieuses vivent une utopie lesbienne dans laquelle les corps sont libres de jouir, au sein d’une communauté religieuse subversive où toute forme d’ascétisme disparaît. Dans cette optique, le fait que le livre soit rythmé par le vieillissement du corps de Marie prend tout son sens. En effet, le passage des années, annoncé par l’âge de l’abbesse, s’exprime physiquement, par les taches qui apparaissent sur ses mains, par la ménopause et les bouffées de chaleur qui la tourmentent, par la fatigue croissante qui la terrasse. Si le corps de l’abbesse se délabre progressivement, l’abbaye semble lui offrir à l’inverse la possibilité d’une permanence, si bien que Marie s’imagine devenir elle-même un sanctuaire pour ses sœurs. En renonçant à l’amour individuel pour aimer sa communauté, Marie se rend compte qu’elle bâtit « une abbaye invisible faite de sa propre personne […] un édifice du moi dans lequel les sœurs pourraient grandir comme les bébés grandissent dans la sombre chaleur battante de la matrice27 » (ibid., 285). La matrice du titre est tout à la fois l’abbaye et les femmes qu’elle abrite, faisant corps dans la joie, transformant le corps féminin en espace sacré.

Faire œuvre

Si la reconstruction du corps social dans les deux romans permet de dénoncer les travers de sociétés promptes à bannir tout ce qui déroge à la norme, elle n’est pas exempte de dérives, comme si tout imaginaire de la communauté ne pouvait se passer de violence. En effet, malgré la présentation de l’abbaye et du Morne Câpresse comme des refuges idylliques pour les déshéritées, il devient rapidement évident que ces communautés marginales reconduisent des logiques d’exclusion et de violence sociales. Ainsi, dans la congrégation des Filles de Cham, l’attribution des missions n’est pas exempte de cruauté : sœur Régina, une alcoolique, est affectée au service de l’accueil des nouvelles arrivantes, et souffre du contact avec le monde d’en bas et avec des femmes qui lui rappellent son envie de boire (Pineau, 2008, 92). Pâcome reste sourde à ses supplications, lui déclarant que sa mission est sacrée. Régina croyait trouver en ce lieu un « endroit idéal à l’abri des tentations, de la perdition » (ibid., 89) et se voit imposer une longue pénitence. L’inclusion de Régina dans la communauté religieuse implique une mortification et une violence arbitraire, qu’elle ne peut contester. En effet, les décrets de Pâcome font office de loi et créent une nouvelle norme sociale à laquelle les Filles de Cham sont assujetties : « Mère Pâcome vous attribuait votre mission de façon irrévocable. Après, sans question, il fallait entrer dans le moule qui vous était destiné » (ibid., 88). Pour appartenir au groupe, Régina doit donc consentir à renoncer à la paix qu’elle est venue y chercher. Les relations entre les membres de la communauté sont elles-mêmes conflictuelles, déjouant l’idée d’un corps social apaisé : corruption, conflits internes et mensonges divisent les Filles de Cham. Comme le note très justement Yves Chemla au sujet de Morne Câpresse, ce qui se joue « est bien la transposition, à l’intérieur de la communauté, de la violence généralisée » (Chemla, 2008). Cette remarque vaut également pour Matrix.

Dans le roman de Groff, bien que les femmes folles, mal aimées, désagréables trouvent aisément une place au sein de l’abbaye, celles qui menacent la puissance de l’abbesse doivent à l’inverse être supprimées, ce qui vient contredire l’idée d’une utopie fondée sur la sororité. Si l’organisation sociale de l’abbaye permet d’inclure, de donner une place à chacune, même la plus marginale, elle est également un instrument de pouvoir redoutable. Quand Sprota, une jeune novice d’une beauté incomparable intègre l’abbaye, Marie pressent qu’elle pourrait l’évincer. Elle la nomme alors à la tête de la léproserie qu’elle souhaite construire, charge que la jeune novice ne peut qu’accepter, avant de prendre finalement la fuite. Ces deux communautés apparemment utopiques n’échappent donc pas au travers des mondes à l’écart desquels elles se sont construites.

En mettant en scène ces communautés incarnées, à la fois subversives et violentes, les deux romans interrogent finalement la possibilité même de faire œuvre de communauté. Les autrices excluent toute idéalisation de la communauté et laissent en suspens l’utopie. Or, c’est précisément quand la Communauté cherche à se stabiliser qu’elle risque de basculer dans ce que Nancy a appelé un immanentisme ou une « métaphysique de l’autoproduction » (Nancy, 1986, 29). Cet immanentisme est à l’œuvre dans les nationalismes, où, pour retrouver une identité sociale pure, il faut éliminer tout ce qui peut menacer l’homogénéité ; en résulte une négation de l’altérité. Il est aussi au fondement des régimes socialistes, tendus vers l’avènement du communisme, conçu comme un être-ensemble sans médiation : pour Nancy, c’est précisément parce que le communisme a imaginé l’homme et la communauté comme une œuvre, comme une essence à réaliser, sans restes, qu’il a sombré dans le totalitarisme. Le philosophe évoque à l’inverse l’idée d’une communauté désœuvrée, qui ne serait orientée vers aucun télos commun, sans récit totalisant, ni perfectibilité : elle ne serait pas une essence à réaliser, mais une contingence (ibid., 79).

L’attente messianique qui structure la communauté des Filles de Cham relève de cette tentation à faire œuvre : elle est un télos commun, lequel suppose la désintégration finale de la communauté. Le dogme des Filles de Cham est issu de l’idée d’une réparation historique et postcoloniale : le projet de Pâcome de fonder une communauté religieuse pour libérer la Guadeloupe aurait été inspiré par de grands penseurs noirs et par les esprits des esclaves. Cependant, leur potentiel émancipateur est mis à distance, comme le montre la façon dont ces références émergent dans le texte. Tantôt les pensées rapportées de Pâcome s’intercalent avec des citations de Césaire, d’Édouard Glissant, de Senghor, sans mention du nom des auteurs (Pineau, 2008, 114-115), tantôt les noms s’accumulent, devenant des référents vidés de sens :

La célébration de la veille lui avait semblé être une auberge espagnole. Les anges du panthéon de l’Église catholique étaient invoqués avec la même ferveur que les esprits des ancêtres esclaves et ces illustres figures noires qui avaient traversé les siècles, tels Bob Marley, Harriet Tubman, Aimé Césaire, Martin Luther King, la mulâtresse Solitude, Nelson Mandela, Delgrès, Gerty Archimède, Marcus Garvey, Cheikh Anta Diop, Malcolm X, Senghor, Patrice Lumumba… tous élevés au rang des prophètes. (ibid., 106)

Les discours d’émancipation sont devenus « une auberge espagnole » : une accumulation disparate, incompréhensible, qui reflète davantage la folie du personnage qu’un projet politique cohérent. Son prêche syncrétique n’a aucune efficacité et Line le décrit comme « des paroles sans lendemain » (ibid., 129). À ce titre, comme l’a noté Ziethen, la critique portée par le récit de Pineau est double : si la communauté des Filles de Cham est une utopie critique « du capitalisme, du patriarcat et du colonialisme », sa décomposition suggère aussi « une mise en question des contre-discours idéologiques marxiste, féministe et anticolonial » (Ziethen, 2021, 59).

De fait, le seul projet évident de la secte de Pâcome est sa propre désintégration : la congrégation est millénariste, Pâcome est persuadée de l’imminence de l’Apocalypse et de l’arrivée d’un Messie parmi ses ouailles, lesquelles quitteront alors leur refuge pour sauver le monde. Or, ce télos de la communauté est dangereux. Comme Pâcome annonce que la communauté quittera le morne à la naissance du Messie, sœur Lucia tue tous les nouveau-nés de sexe masculin, refusant de faire advenir la fin de la communauté. Ainsi que l’a bien souligné Françoise Simasotchi-Bronès, « la communauté utopique voulue par ces femmes où le sexe masculin n’a pas droit de cité, car il a été et reste l’ennemi, est dans son projet même mortifère » (Simasotchi-Bronès, 2008) : elle est orientée vers la mort. Le morne subit alors ce que Ziethen appelle un « renversement sémantique » (Ziethen, 2012, 65) : ce n’est plus le lieu idéal de la résistance, tel qu’il s’est construit dans l’imaginaire antillais, mais le théâtre de crimes atroces. Pour faire communauté, les Filles de Cham font œuvre de mort. Peut-on pour autant parler de cette communauté comme d’une dystopie ? Rappelons, avec Ashcroft ou Gregory Claeys, que la ligne de démarcation entre utopie et dystopie est ténue. Les utopies ont souvent des composantes dystopiques et ont tendance, quand elles s’accomplissent, à devenir des dystopies (Ashcroft, 2017, 40 ; Claeys, 2010, 107). Pineau ne construit pas vraiment une dystopie, mais montre plutôt l’ambivalence inhérente à tout imaginaire d’une communauté utopique. Dans Matrix, l’exclusion progressive des hommes de l’espace de l’abbaye ne se fait pas non plus sans violence : frappant d’abord les adultes, elle touche bientôt les jeunes garçons, qui doivent quitter leur famille lorsqu’ils atteignent la puberté. Faire œuvre de communauté revient alors à nier l’altérité, à la supprimer.

Dans les deux cas, les communautés sont intimement liées à des formes de destruction. Dans Matrix, tous les grands projets menés par l’abbesse, tous les moments de communion joyeuse des corps dans le travail partagé sont des moments de destruction de la nature ; cela donne également à ce texte une dimension écologique. Lorsque s’achève la construction du labyrinthe, le narrateur en note les conséquences néfastes :

Ce qu’elle ne voit pas, c’est le chaos qu’ont semé les moniales à travers la forêt, les familles d’écureuils, de loirs, de campagnols, de blaireaux, d’hermines chassées de leur habitat dans la plus grande confusion […]. Marie voit seulement l’empreinte humaine en ces lieux. Elle considère que c’est une bonne chose28. (Groff, 2023, 161)

Cette destruction se poursuit avec la construction d’un barrage pour approvisionner l’abbaye en eau. Le barrage détruit la faune et la flore : une espèce de salamandre rare disparaît et les arbres qui ont traversé les siècles sont engloutis par les flots. Ces dégradations de l’environnement font écho aux visions de Marie qui préfigurent le réchauffement climatique, en montrant les ruines de l’abbaye dans un monde calciné (ibid., 296) : en tissant le lien entre ces transformations et la crise écologique contemporaine, Groff critique une vision anthropocentrée de la nature qu’elle estime déjà présente au Moyen Âge. Elle montre le danger de cette tentation à faire œuvre, à vouloir ordonner la communauté à un projet. À la fin du roman, Tilde, la nouvelle abbesse brûle le livre de visions de Marie : avec lui disparaît ce télos qui orientait la communauté. La pulsion destructrice ne disparaît pas pour autant, car Tilde découvre en brûlant le livre « le plaisir intense de la destruction29 » (ibid., 296), suggérant la justesse des visions apocalyptiques de Marie. Quant au roman de Pineau, il se clôt par un double suicide : celui de sœur Lucia, qui se pend après avoir compris les crimes dont elle est responsable, et celui de Pâcome, que son délire pousse à s’immoler par le feu30. Ces morts ne rassemblent pas : elles ne sont pas des sacrifices autour desquels la communauté se réorganise, mais elles achèvent au contraire de la désagréger en faisant entrer la police et le monde d’en bas dans la communauté. L’immanentisme, la suppression de l’autre, la dissolution de l’individu dans la collectivité apparaissent donc comme autant de voies inopérantes pour faire communauté.

Conclusion

Morne Câpresse et Matrix proposent ainsi tous deux une réflexion particulièrement riche sur la notion de communauté. La tentation du repli hors du monde est présentée de façon critique. Si elle permet de réinventer l’être en commun, de créer des espaces de liberté au sein de sociétés violentes et oppressives, elle ne permet pas à ces communautés de s’affranchir de leurs travers. Elles ne peuvent pas réparer le monde depuis ses marges et, bien qu’elles cherchent à renouer les fils d’un tissu social en voie de décomposition, leur isolement est aussi une forme d’aliénation. Ces communautés marginales n’échappent pas non plus à la tentation de faire du commun une œuvre et font de la destruction une partie intégrante de leur fonctionnement.

Faut-il pour autant lire dans ces romans le constat d’une impossibilité à proposer un contre-discours, à faire de la littérature le lieu d’une réinvention de la communauté ? Faut-il considérer avec Chemla que la communauté ou son absence sont « toujours une emprise dont il faut parvenir à se défaire » (Chemla, 2008) ? La conclusion est sans doute plus nuancée. Rappelons les propos de Vieira, cités en introduction : la tension centrale de l’utopie est « l’affirmation d’une possibilité et la négation de son accomplissement31 » (Vieira, 2010, 6). Si les Filles de Cham souhaitent toutes fuir le lieu où « leurs rêves s’étaient misérablement échoués » (Pineau, 2008, 320), tous les liens qui s’y sont tissés ne se défont pas : Zora et Sheryll promettent de se créer une nouvelle vie, et Line, la protagoniste, trouve une alliée dans sa cousine Neel. Une certaine ironie semble néanmoins se dégager des dernières pages du roman. Aux pensées rapportées de la protagoniste (« Il fallait juste s’accrocher à cette espérance, avoir confiance… », ibid., 323), font écho les appels adressés par Neel puis Line aux deux chiennes de la congrégation, nommées Confiance et Espérance. Au terme d’un roman particulièrement pessimiste, la triple répétition de ces mots, utilisés qui plus est pour désigner deux chiennes, dont une qui est en train de fouiller dans une poubelle, invite les lecteurs et lectrices à ne pas dresser de conclusions hâtives. Loin de s’ouvrir sur un futur heureux, le roman affirme une possibilité dont il nie l’accomplissement, réactivant l’ambivalence de l’utopie. Quant à Matrix, il s’achève par de menues observations sur la vie communautaire après les funérailles de Marie : deux jeunes religieuses s’embrassent dans le verger, une pleure en tenant un agneau, d’autres s’affairent dans les cuisines. Le temps liturgique clôt le récit, la cloche rassemble les sœurs, dont les pensées, à l’unisson, se tournent vers la prière. Cette répétition du temps cyclique est le temps même de la communauté, qui risque de se défaire quand elle est assujettie à des visions ou à des œuvres grandioses, mais qui peut s’actualiser simplement dans le partage d’un quotidien, comme le montre la dernière phrase du roman : « Et ainsi se poursuivent les travaux et les jours.32 » (Groff, 2023, 300).

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Notes

1 Définition à retrouver en ligne : http://www.atilf.fr/tlfi (CNRS & Université de Lorraine).

2 Chez Groff, cet intérêt nourrit une réflexion sur la possibilité de créer des communautés subversives dans les marges d’un système dominant, qu’il soit capitaliste, religieux ou colonial : son premier roman, The Monsters of Templeton (2008) explore les secrets qui fondent la cohésion d’une petite ville, mais aussi la violence qui la sous-tend ; Arcadia (2012) raconte l’apogée et le déclin d’une communauté religieuse utopique dans les années 1960, et son dernier roman, The Vaster Wilds (2023), décrit la fuite d’une jeune fille dans la wilderness américaine pour échapper à une communauté coloniale. Quant à Pineau, cette réflexion sur la Communauté s’articule à celle qu’elle développe sur la domination coloniale et le statut des Antilles tout au long de son œuvre : dans Les Voyages de Merry Sisal (2015), le Morne d’Or est un exemple de communauté néocoloniale, fondée par des retraités blancs achetant des terres locales à prix d’or, alors que la communauté du quartier de Ravine-Claire dans Cent vies et des poussières (2012) voit cohabiter les esprits des nègres marrons et les victimes du passé colonial, faisant de celui-ci la structure même de la communauté (Labourey, 2020).

3 « [T]he affirmation of a possibility and the negation of its fulfilment. ». Sauf mention contraire, toutes les traductions sont de mon fait.

4 « [W]e can but find static, ahistorical utopias. »

5 « The mobilization of society for the betterment of all, for the “common good” is virtually indistinguishable in utopias and dystopias. »

6 « [T]he distinguishing feature of all utopian visions being the critique of those present conditions that make utopia necessary. »

7 Dans des entretiens parus après la publication d’Arcadia, l’autrice évoque explicitement ses recherches sur la pensée utopique et les communautés intentionnelles, ainsi que sa familiarité avec la littérature utopique : elle cite des auteurs classiques, comme Tommaso Campanella, Thomas More, ou William Morris, mais aussi des autrices contemporaines comme Ursula K. Le Guin ou Octavia E. Butler (Skypper, 2012 ; Lepucki, 2012).

8 « [A] feminist separatist utopia. »

9 Dans la Genèse, Cham est l’un des trois fils de Noé. Un jour où son père, ivre, s’endort nu, Cham le voit et rit de la nudité de son père, alors que ses autres fils détournent leurs yeux et couvrent Noé. Ce dernier maudit le fils de Cham, Canaan, et le condamne à être l’esclave de ses frères (Genèse 9 : 18-29). Restée connue comme « la malédiction de Cham », même si c’est Canaan qui est maudit, cette histoire est récupérée par les dogmes racistes ayant servi à justifier l’esclavage, puis la ségrégation raciale. En effet, certains exégètes racistes ont considéré la peau noire comme le signe de la malédiction de Cham, même si rien ne l’indique dans l’Ancien Testament.

10 « [I]ts utopian energy is directed at resistance to the tyranny of history by the confirmation of a transformation of place “here and now”. »

11 Le dernier roman de Pineau, Ady, soleil noir (2023), où elle recrée l’histoire de la guadeloupéenne Adrienne Fidelin, une amante de Man Ray, s’inscrit dans cette veine.

12 Dans la hiérarchie de l’abbaye, la prieure est celle qui seconde l’abbesse et la remplace en cas de nécessité.

13 « Famines and conquests and earthquakes and fires and dead bodies littering the plains » (Groff, 2021, 101).

14 L’interdit papal de 1208 fut prononcé par Innocent III après que le roi John eut refusé d’accepter la nomination de Stephen Langton comme archevêque de Canterbury. Les églises furent fermées, les prêtres furent interdits d’administrer les sacrements et les enterrements ne pouvaient plus se faire dans les cimetières d’églises. Le roi fut lui-même excommunié l’année suivante. L’interdit dura jusqu’en 1214.

15 « The island of the abbey will recognize as highest authority only Marie » (ibid., 230).

16 « [T]he derelict outbuildings, the falling fences, the garden smoldering with burn piles of last year’s weeds » (ibid., 10).

17 « [T]he novices, thinking now of summer gardens overgrown with vegetation and the honeybees darting through the flowers […] and the pigs and the sheep and goats and chickens and cows and the apple trees heavy with fruit, […] knowing these nuns to be holy and truthful yet not quite believing their tales » (ibid., 250).

18 « [A] warmth has seeped into her where her unhappiness has lain these years as cold and heavy as a stone » (ibid., 188).

19 « In her head there blooms an army of child oblates all of whom are endowed with intelligence or vast strength or family knowledge; girls who have absorbed from the family business glassblowing, cobbling, coopering, carpentering, who can calculate without beeswax tablets, who can learn languages, who will grow to be powerful nuns or female merchants […] » (ibid., 71-72).

20 « For this community is precious, there is a place here even for the maddest, for the discarded, for the difficult, in this enclosure there is love enough here even for the most unlovable of women. How short and lonely Gytha’s life would have been, an isolate lost in the cruelty of the secular world. » (ibid., 233).

21 La traduction française se prête au jeu de cette féminisation, en reprenant textuellement tous les féminins en -ix. Le texte français va au-delà du texte de Groff, en désignant les femmes que Marie commande comme ses « officières » (Groff, 2023, 192) et en traduisant le neutre « confessor » par le néologisme « confesseresse » (Groff, 2023, 221) sur le modèle des terminaisons féminines en -esse en moyen français.

22 À une exception près, où le mot ne désigne pas le sexe masculin, mais le genre humain : « a giant man-made arch » (Groff, 2021, 57), « une immense arche, œuvre de la main humaine » (Groff, 2023, 72).

23 « [F]or why not when it is meant to be heard and spoken only by women ? » (Groff, 2021, 188).

24 « The song rises from the mouths of the nuns in puffs of white breath, it expands as it flies, it touches the white ceiling and collects there until it grows so heavy that it begins to pour down the walls and the pillars and the windows in a cascade; it trickles back across the stone floor to where the nuns’ clogs press, and up their wooden heels and it reaches their tender living skin and passes into the blood and purifies itself as it rolls through their bodies, up through the stinking entrails and the breath exhaled from the lungs. And the song that rises into them and leaves their mouths is prayer intensified, redoubled in its strength every time it pours through them anew. » (ibid., 45).

25 L’onomastique dans le roman est ironique : Peace et Love sont des parodies d’hippies, alors que sœur Divine est fort préoccupée par les choses matérielles.

26 « [T]here is no shame in this bodily release, that it is an expression of the humors, not unlike bloodletting, it is utterly natural, it has nothing to do with copulation. She will still meet her god a virgin. It’s simply that some of the nuns require such expression of the humors more than others. Some as often as every two days, some once a year. […] Marie is speechless in gratitude. If such things are medicinal, they are no sin » (ibid., 83).

27 « [A]n invisible abbey, made of her own self » ; « her sisters would grow as babes grow in the dark thrumming heat of the womb » (ibid., 244).

28 « What she does not see behind her is the disturbance her nuns have left in the forest, the families of squirrels, of dormice, of voles, of badgers, of stoats who have been chased in confusion from their homes […] She sees only the human stamp upon the place. She considers it good. » (ibid., 135).

29 « [T]he profound pleasures of destruction » (ibid., 254).

30 Ziethen voit dans le geste de Pâcome une relecture pervertie du suicide de Louis Delgrès, ce qui irait dans le sens d’une inversion des significations historiques associées à l’espace du morne (Ziethen, 2012, 66).

31 « [T]he affirmation of a possibility and the negation of its fulfilment. »

32 « And the works and the hours go on » (Groff, 2021, 257).

Citer cet article

Référence électronique

Julie Brugier, « Construire et déconstruire la communauté depuis ses marges », Voix contemporaines [En ligne], 05 | 2023, mis en ligne le 05 mars 2024, consulté le 20 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/voix-contemporaines/index.php?id=637

Auteur·e

Julie Brugier

Docteure en littérature comparée/chercheuse associée, Université Paris Nanterre – Centre de recherches en littérature et poétique comparées

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