L’humanisme européen du xve siècle est apparu porteur d’une intention civique qui proposait l’utilisation des litteras humaniores des classiques gréco-romains dans le but d’améliorer les différents aspects des cités-États italiennes. Les premiers humanistes mirent en lien la dimension civique avec leur passion pour l’étude des sciences humanistes ; c’est ainsi que Coluccio Salutati servit en tant que concelliere dei Signori et fut le premier à associer les « studia humanitatis » à la « vita activa » (Pfeiffer, 1981, p. 54) ; il a été suivi par son disciple Leonardo Bruni, qui fut, lui aussi, chancelier de Florence, et dont les douze livres de son Historiarum Florentini populi libri XII furent considérés comme une « historiographie humaniste » (ibid., p. 61) ; Poggio Bracciolini, secrétaire pontifical et grand découvreur de manuscrits d’auteurs classiques, et Machiavel, qui occupa le poste de chancelier et de secrétaire de la deuxième chancellerie de la même ville, qui a notamment commenté Tite-Live et qui est l’auteur du Prince, un texte fondamental sur la théorie politique de la Renaissance. Le xvie siècle a poursuivi cette tradition d’humanistes engagés dans la réflexion sur la théorie politique, destinée à enseigner au souverain les concepts essentiels sur lesquels fonder ses actions ; L’éducation du prince chrétien d’Érasme et Les politiques de Justus Lipsius en sont de bonnes illustrations.
Le volet politique de la littérature classique ne constitue pas le seul procédé dont les humanistes ont fait usage afin d’améliorer la société de leur temps. Au début du xvie siècle, Érasme, précédemment cité, abordait dans ses Colloques la question de la corruption des coutumes et des mœurs suscitée par la nouvelle situation politique et économique que connaissait l’Europe de la Renaissance ; « Le Petit Sénat, ou l’Assemblée des femmes » et « Le Chevalier sans cheval ou la Fausse Noblesse » constituent de magnifiques exemples critiques sur les mœurs de son époque. Le Roterodamus pointait du doigt le relâchement des modes de vie et de l’habillement chez ses contemporains qui rompaient avec la séparation des statuts telle qu’établie par le Moyen Âge, et qui détruisaient l’harmonie sociale établie par leurs ancêtres. Ce sentiment de désenchantement à l’égard des temps nouveaux ne se limita nullement aux textes de l’humaniste des Pays-Bas. Dans la France du milieu du xvie siècle, des voix critiques s’élèvent également pour dénoncer précisément ces situations, dissimulant la nostalgie d’un passé idyllique et utopique. La conscience de la crise était fortement enracinée chez les humanistes français du milieu de siècle. Le philologue Adrien Turnèbe, professeur au Collège de France, décrit la première moitié du xvie siècle comme une « détestable époque », abandonnée de Dieu et où le vice triomphe (cité dans Jehasse, 1976, p. 55) ; Loys Le Roy, traducteur de Platon et d’Aristote, dans son De la vicissitude ou variété de choses en l’Univers, regrettait les temps anciens d’une société française extrêmement hiérarchisée dans laquelle « distinguans per les habits les princes des subjects, les magistrates des privez, les nobles des villains, les doctes des ignorants, les sacrez des prophanes » (ibid., p. 53). Ces humanistes français critiquaient le luxe et les fêtes somptueuses organisées à la cour, qui pervertissaient l’esprit de sobriété des anciens français, au point que Guillaume Du Vair, évêque de Lisieux, dans son De la constance et consolation és calamitez publiques, écrit en 1594, manifestait sa mélancolie, en déclarant : « longtemps y a que nous ne sommes plus françois » (ibid.). Ces auteurs prônaient de profondes réformes de la société française avec un retour, soit à l’époque du roi Louis XII, « père du peuple », selon Le Roy, soit à des auteurs encore plus radicaux, comme Pierre de La Ramée, philosophe converti au calvinisme, qui rêvait de « surtout revenir au communisme platonicien » (ibid.)
C’est dans cet environnement intellectuel qu’a émergé la figure du polygraphe Francisco de Quevedo, qui commence sa carrière littéraire au début du xviie siècle, caractérisée par l’étendue et la variété des genres et des thèmes qu’il a couverts. L’un des principaux versants de sa première production est l’humanisme, au moyen duquel il démontre son adhésion aux idées qui circulaient dans l’Europe de Joseph-Juste Scaliger, Isaac Casaubon, Justus Lipsius ou Caesar Baronius, pour ne citer que quelques-uns des plus éminents savants et critiques de la seconde moitié du xvie siècle. Si nous laissons de côté sa création poétique, rassemblée en partie dans la Primera parte de las flores de poetas ilustres de España, éditée par Pedro Espinosa (1605), il reste à préciser que les œuvres qu’il écrivit dans les deux premières décennies du xviie siècle relèvent des modèles des humanistes français, belges et italiens de cette période historique. C’est à cette époque qu’il composa son premier texte de théorie politique, le Discurso de las Privanzas (1606-1608) ; ses éditions et traductions philologiques d’auteurs de la tradition biblique, Las lágrimas de Hieremías castellanas, ou de la tradition grecque, les poèmes d’Anacréon ; un laus Hispaniae España defendida, qui est une réfutation des attaques dirigées par Marc-Antoine Muret et par Joseph-Juste Scaliger contre l’Espagne et sa culture, et, enfin, une série d’ouvrages courts dans lesquels, sur les traces d’Érasme, Turnèbe et Du Vair, il censure la moralité et les coutumes des Espagnols : Vida de la corte y capitulaciones matrimoniales, Cartas del caballero de la Tenaza, Carta de un cornudo a otro et surtout les cinq sueños qu’il écrivit entre 1605 et 1622, qui furent publiés pour la première fois en 1627 à Barcelone dans l’imprimerie d’Esteban Liberos.
Ces satires politico-morales répondent aux trois premiers critères de la classification de Northrop Frye : la critique de la mesquinerie humaine ; les conventions avec les croyances et les superstitions ridiculisées, et, enfin, la bourle à l’encontre du manque de bon sens (Frye, 2020, p. 226-236). Ce qui m’intéresse dans ce travail, c’est d’approfondir la manière dont les Sueños s’inscrivent dans la tradition de la critique humaniste qu’avait impulsée, d’une part Salutati, Bruni ou Machiavel et, d’autre part, Érasme et les philologues et savants français du xvie siècle précédemment cités.
Pour commencer cette étude, il me semble indispensable de rappeler les mots de Franz-Walter Müller, pour qui « Quevedo était par nature un “homo politicus” et la plupart de ses œuvres, en particulier les écrits en prose moraux et satiriques qui dominent dans les Sueños, sont de la “poésie engagée”1 » (Müller, 1978, p. 221), tout en concluant son étude par l’affirmation catégorique selon laquelle l’œuvre constitue l’« attaque la plus vive contre l'ensemble du système socio-politique jamais écrite à l'époque du déclin de la monarchie espagnole2 » (ibid., p. 223). Bien que je partage la première affirmation sur le caractère d’« homo politicus », qui a été exagérée par certains spécialistes de don Francisco qui affirment que la première vocation était la politique et que, s’il a écrit, c’est à cause de ses échecs en ce domaine (Serrano Poncela, 1963, p. 109), il me semble que la seconde affirmation hyperbolise le sens de l’œuvre. Il est vrai que Quevedo fait la satire d’un grand nombre de personnages et de professions de son temps : tailleurs, taverniers, médecins, chirurgiens, greffiers et autres professions similaires, mais ces professions avaient été et seront satirisées par de nombreux autres écrivains, certains d’entre eux dès la période hellénistique, et l’on peut constater cela dans des textes antérieurs et ultérieurs de notre auteur madrilène. Je crois plutôt, comme cela est le cas pour d’autres œuvres de Quevedo lui-même, qu’il vise à faire la satire de la corruption qui se produit dans le système monarchique-seigneurial, un concept forgé par José Antonio Maravall, qui souligne les pratiques amorales et criminelles d’individus corrompus qui profitent du système pour prospérer aux dépens des autres. Quevedo, en bon humaniste baroque, n’a à aucun moment l’intention de changer de modèle social, économique ou politique, c’est pourquoi, comme nous le verrons, ni les rois d’Espagne, ni leurs ministres, ni les membres de l’État ecclésiastique, ni la noblesse n’apparaissent parmi les personnages condamnés à l’enfer, bien qu’il blâme les faux nobles.
S’il est vrai que dans les Sueños n’est pas cité le moindre nom des praticiens de ces différentes professions censurées dans les cinq traités, une exception est faite pour ceux qui sont inclus dans la section sur les hérétiques et les scientifiques étrangers. Nous sommes, donc, confrontés à un exercice de nationalisme qui a caractérisé l’humanisme européen depuis son surgissement en Italie, mais qui s’est exacerbé au cours des siècles suivants, alimenté par les divisions religieuses. C’est dans le Sueño del infierno, dont la dédicace est datée du 3 mai 1608, que Quevedo concentre ses attaques à destination des savants français, hollandais, allemands et italiens. Le passage commence par la rencontre entre le narrateur et un géomancien qui est ridiculisé du fait de sa pratique des arts divinatoires, et qui se rattache aux deux premiers auteurs censurés :
[…] comenzaba a querer probar cuál era el astrólogo más cierto, y si dijera puntual acertara, pues su sciencia de punto como calza, sin ningún fundamento, aunque pese a Pedro Abano, que era uno de los que allí estaban acompañando a Cornelio Agrippa, que con un alma ardía en cuatro cuerpos de sus obras malditas y descomulgadas, famoso hechicero. (Quevedo, 1991 [1627], p. 246-247)
La référence à ces deux auteurs, le premier poursuivi par l’Inquisition et le second auteur d’un De occulta philosophia, réapparaîtra dans un texte presque contemporain du Sueño del infierno, plus précisément, España defendida, écrit durant l’année 1609 puis entre 1611 et 1612, où Quevedo valorise le fait que les deux ouvrages qu’il mentionne n’ont pas été publiés en Espagne : « ¿Han manchado nuestro papel vuestros mágicos engañosos Abanos, Agripas y Tritemios a quien veda la Inquisición, no porque sea verdad lo que escriben, sino porque no desperdicien y mal logren el tiempo a los que los leyeren? » (Quevedo, 2013 [1609-1612], p. 160). Il se moque ensuite des travaux menés par d’autres médecins, philosophes et astrologues tels que Paracelse, Hubequer et autres adeptes, selon Quevedo, d’arts pseudo-scientifiques méprisés par les catholiques orthodoxes espagnols.
Il est curieux que dans ce même sueño et au sein de ce même groupe, l’écrivain madrilène inclut Jules César Scaliger, médecin et humaniste italien, dont la critique se concentre, non pas sur ses différends avec Cardan, médecin et astrologue italien, mais sur son travail philologique :
Julio César Escalígero se estaba atormentado por otro lado en sus Exercitaciones, mientras que escribió de Homero y los testimonios que le levantó por levantar a Virgilio aras, hecho idólatra de Marón. (Quevedo, 1991 [1627], p. 247-248)
Bien que sa controverse scientifique avec le médecin Abano soit évoquée, Quevedo se recentre immédiatement sur la science humaniste de la philologie, ce qui l’amène à remettre en cause l’opinion de l’Italien au sujet de la prééminence accordée par certains philosophes au Cygne de Mantoue dans l’Iliade. À peu près à la même époque, dans son Anacreón castellano, il écrit : « Y ello, como yo probaré en la defensa de Homero contra las calumnias de Julio Escalígero, y otros desta seta, apóstatas de la buena fama del padre de todas las sciencias » (Quevedo, 1981, t. 4, p. 263). Ce projet n’a jamais vu le jour. Mais le surgissement de l’humaniste italien nous conduit à la censure de deux autres « critiques », dénomination utilisée entre les membres, que Quevedo a pris en compte dans d’autres textes ; je veux parler des humanistes français Joseph-Juste Scaliger et Henri Estienne. Tous deux sont relégués au rang des hérétiques comme Mahomet, Calvin et Luther, et leur appartenance à la « secte » protestante est mise en évidence. Le narrateur s’en prend d’abord à Scaliger :
¡Oh, qué de calvinistas vi arañando a Calvino!, y entre ellos estaba el principal Josefo Escalígero, por tener su punta de ateísta y ser tan blasfemo, deslenguado y vano y sin juicio. (Quevedo, 1991 [1627], p. 262-263)
Quelques années plus tard, dans España defendida, il confirmera cette qualification de personne amorale : « y vi a Josefo Escalígero por Holanda, hombre de buenas letras y de mala fe, cuya ciencia y dotrina se cifró en saber morir peor que vivió » (Quevedo, 2013 [1609-1612], p. 90). L’appartenance à la secte de Calvin est le motif qui a envoyé le « critique » en enfer dans le Sueño del infierno et, dans España defendida, Quevedo aura recours à certaines de ses œuvres pour étayer ses propres théories concernant les textes classiques ou pour attaquer Scaliger sur son mépris envers l’Espagne.
Dans le second cas, le narrateur, dans son voyage aux enfers, parmi ce groupe d’hérétiques, rencontre Henri Estienne, imprimeur, philologue et éminent helléniste protestant, ce qui suscite en lui un certain sentiment de pitié : « Y allí lloré viendo el doctísimo Enrico Stéfano. Preguntele no sé qué de la lengua griega, y estaba tal la suya que no pudo responderme sino con bramidos » (Quevedo, 1991 [1627], p. 264). Quevedo témoigne d’une certaine admiration pour l’œuvre philologique d’Estienne, qui compte des éditions d’auteurs tels qu’Anacréon et Platon et deux splendides dictionnaires : Thesaurus graecae linguae et Dictionarium medicum, tous deux publiés à Genève.
Nous avons évoqué, au début de cet article, la censure de l’amoralité et de la corruption des mœurs chez les humanistes, surtout les Français, au xvie siècle. Il ne fait aucun doute que les Sueños s’inscrivent dans cette tradition critique, bien qu’ils soient dans ce cas très influencés par les dialogues de Lucien de Samosate, déjà utilisés en Espagne par Alfonso de Valdés et par Juan Luis Vives. Dans le cas de l’œuvre de Quevedo, les textes de base sont les Dialogues des morts, dans lesquels Diogène commande à Ménippe, un philosophe cynique :
A que vayas al Hades para reírte mucho más… En el Hades, en cambio, no dejarás de reírte a carcajadas como yo ahora, sobre todo cuando veas a los ricos, a los sátrapas, a los tiranos, tan humildes e insignificantes, a los que solo se puede reconocer por sus lamentos, y adviertas cómo están de envilecidos y acobardados recordando su vida en la tierra. (Lucien de Samosate, 2005 [166-167], p. 91-92)
La nomenclature des vices que l’on observe dans les pages des Sueños correspond aux types qui figureront dans les textes poétiques de Quevedo, et qui ont été analysés avec détail et érudition par Ignacio Arellano dans son édition de la poésie satirique burlesque (1984). Mais ce qui m’intéresse ici, ce n’est pas tant la censure des professions et des métiers typiques de la satire espagnole et du reste de l’Europe aux xvie et xviie siècles, mais plutôt de mettre en évidence les vices qui menacent les fondements sur lesquels reposait le système monarchique-seigneurial, et qui préoccupaient Quevedo comme on le constate dans de nombreux textes de nature burlesque ou sérieuse. L’un de ces vices qui revient de manière récurrente est le pouvoir de l’argent. Le premier exemple de l’intérêt de Quevedo pour le pouvoir corrupteur de l’argent figure dans ses premiers poèmes, en particulier, dans les paroles « Poderoso caballero / es don Dinero3 ». Dans l’idéologie de Quevedo, que partage également une grande partie des écrivains et moralistes espagnols de l’époque, l’économie pécuniaire subvertissait les valeurs de la société traditionnelle fondée sur l’héritage, sur le sang. Quevedo, dans le Sueño de la Muerte, jette l’anathème sur le pouvoir qu’elle a fini par exercer sur les rapports sociaux, et il porte cette accusation en se référant au christianisme, considérant cette économie comme agglutinant les trois ennemis de l’âme :
Ese es‒dijo la Muerte‒el Dinero, que tiene puesto pleito a los tres enemigos del alma, diciendo que quiere ahorrar de émulos, y que donde él está no son menester, porque él solo es todos los tres enemigos. (Quevedo, 1991 [1627], p. 331)
La diatribe se poursuit avec l’utilisation de phrases destinées à l’argent, qui le relient aux ennemis de l’âme : « diablo es el dinero » ; « no hay más mundo que el dinero » et « dígalo la carne, y remítese a las putas y mujeres malas, que es lo mismo que interesadas » (ibid.) Ce pouvoir corrupteur est perceptible dans la façon dont il pousse les personnes à l’immoralité et au péché d’accumulation – ce qu’Aristote critiquait déjà –, tout comme dans les dépenses excessives, en particulier chez les femmes. Ce dernier aspect avait déjà été signalé dans España defendida : « Las mujeres inventaron excesivo gasto a au adorno, y así la hacienda de la república sirve a su vanidad. Y su hermosura es tan costosa y de tanto daño a España… [que los extranjeros] se llevan el dinero todo, que es el niervo y sustancia del reino » (Quevedo, 2013 [1609-1612], p. 176-177). Ces fragments reflètent les idées que des moralistes tels que Fernández Navarrete ou Moncada défendront plus tard. Comme conséquence logique de cela, dans le Sueño del infierno, les marchands sont censurés car ils sont coupables d’excès dans les dépenses d’apparat :
Y advertid ahora que la cosa que más cara se os vende en el mundo es lo que menos vale, que es la vanidad que tenéis, y estos mercaderes son los que alimentan todos vuestros desórdenes y apetitos. (Quevedo, 1991, p. 197)
Nous le constatons, Quevedo met en relation les dépenses excessives, en particulier concernant les diamants, l’or et les soieries, avec le péché de vanité, pour lequel il continue à pointer du doigt le rôle de l’argent comme moyen de subversion des valeurs morales et de l’économie du royaume, comme précisé dans España defendida.
En lien avec ce thème, on trouve l’un des autres motifs les plus présents dans la littérature moralisatrice, à la fois sérieuse, comique et satirique de Quevedo : l’adultère et, par conséquent, le mari cocu (Mas, 1957, p. 104-127). L’écrivain moraliste a recours à l’idée du caractère artificiel de ces situations, c’est pourquoi il écrit dans España defendida :
Al fin hacen dudoso el sexo, lo cual ha dado ocasión a nuevas premáticas, por haber introducido vicios desconocidos de naturaleza. Hase profanado de suerte la religiosa vergüenza de las matronas, que disimulan con el nombre de cortesía la desenvoltura; hacen gala del adulterio, y algunos tienen por oficio el ser maridos; y es en algunos renta la disimulación y hacienda grande la ausencia. (Quevedo, 2013 [1609-1612], p. 177)
Il faut avoir à l’esprit que dans ces mots, c’est le Quevedo prédicateur qui s’exprime, c’est le moraliste peiné par la dégradation des normes de vie chrétiennes, et qui, avec tristesse et résignation, reporte la faute sur les femmes qui s’abandonnent à cette pratique immorale et pécheresse, tout comme sur les maris qui le permettent et qui profitent économiquement de cette immoralité. Cette même dualité apparaît dans le Sueño del Juicio final, où le narrateur rencontre des « damas alcorzadas » pour qui un ange avait demandé protection à la Vierge, ce à quoi un diable répond qu’elles étaient tout autant ennemies de la chasteté : « ‒Sí por cierto‒fijo una que había sido adúltera. Y el demonio la acusó que había tenido un marido en ocho cuerpos, que se había casado de por junto en uno para mil » (Quevedo, 1991 [1627], p. 130).
Le narrateur joue avec le langage métaphorique, et c’est ainsi que le diable accuse la femme adultère d’avoir eu un mari et sept amants, car il ne faut pas oublier que « cuerpo » signifiait « volume », autrement dit, il faut entendre un livre en sept volumes. D’autre part, le narrateur joue avec l’expression « para en un son », formule que l’on proclamait lors des mariages pour désigner l’union des deux époux, bien que, dans le cas cité, la femme en avait mille.
Mais cette œuvre représente également le point de vue du mari consentant et heureux, que Lázaro de Tormes a inauguré dans la littérature espagnole. En poésie, Quevedo a déjà eu recours par ailleurs à cet homme fier de sa situation matrimoniale et économique dans le célèbre sonnet :
Dícenme, don Jerónimo, que dices,
que me pones los cuernos con Ginesa;
yo digo que me pones casa y mesa
y en la mesa capones y perdices. (Quevedo, 2020 [1648], p. 808)
Ce personnage, qui accepte volontiers sa souillure, son manque d’honneur, était tout à fait au goût de Quevedo du fait de son potentiel comique, du rire qu’il peut procurer. N’oublions pas que l’humiliation d’un être inférieur était l’une des causes que les Grecs considéraient déjà comme provoquant le rire. Dans le Sueño de la Muerte apparaît la figure de Diego de Noche, prototype du mari consentant par excellence, à qui Quevedo consacrera deux intermèdes théâtraux. Dans son songe, don Diego se livre à une défense passionnée de sa profession, louant sa sagesse et son bien‑fondé :
Yo fui marido de tomo y lomo, porque tomaba y engordaba; sietedurmientes era con los ricos y grulla con los pobres; poco malicioso, lo que podía echar a la bolsa no lo echaba a mala parte. (Quevedo, 1991 [1627], p. 402-403)
Il dresse ensuite un catalogue des bons et des mauvais clients de sa femme, en tenant toujours compte du bénéfice qu’il retirerait de leur contrat charnel ; les bons seraient les marchands, les Génois, les fournisseurs et les négociants ; les mauvais seraient les poètes, les « galancetes », les « valientes » (ibid., p. 403). C’est d’ailleurs sur le combat entre don Diego et le narrateur que se concluent les Sueños.
J’ai évoqué précédemment le caractère nationaliste de l’humanisme européen du xvie siècle, au cours duquel les divers auteurs cherchaient à exalter leur terre au détriment de leurs ennemis. España defendida, le laus Hispaniae de Quevedo, est un magnifique témoignage de ce sens patriotique et de cet esprit combatif dans la défense de la grandeur de l’Espagne. Certaines de ces perspectives patriotiques ne pouvaient manquer dans les Sueños, tant dans la section consacrée aux problèmes sociaux et moraux, que dans celle dédiée aux questions politiques. En ce qui concerne la première perspective, nous assistons à l’apparition de deux vices, dont l’origine est attribuée aux étrangers, qui auraient contaminé la pureté primitive des anciens Espagnols, un point de vue que Quevedo réitérera ultérieurement dans la célèbre Epístola censoria contra las presentes costumbres de los castellanos dedicadas al conde duque de Olivares. Les vices auxquels je fais allusion sont l’alcoolisme et l’homosexualité. Je pense que leur mention dans le Sueño de la Muerte, écrit en 1622, est en lien avec le moment historique que l’Espagne a vécu lors de l’accession au trône de Philippe IV et de ses ministres, don Baltasar de Zúñiga et le comte-duc d’Olivarès, qui ont commencé leur gouvernance avec un programme de réforme qui s’est incarné dans la Junta de la reformación de las costumbres, qui avait pour but de mettre fin à la corruption généralisée dans laquelle avait sombré le règne de Philippe III et la privauté du duc d’Uceda.
Ces deux vices inquiétaient Quevedo, qui y reviendra dans plusieurs de ses écrits. L’un des premiers ouvrages dans lesquels tous deux sont abordés est España defendida, dont la section « Ocasión y causas del libro » donne à en lire la réprimande, avec une colère certaine :
¿Supieran en España qué ley había para el que lascivo ofendía las leyes de la naturaleza, si Italia no se lo hubiera enseñado?, ¿hubiera el brindis repetido aumentado el gasto a las mesas castellanas, si los tudescos no lo hubieran traído? Y, al fin, nada nos pueden decir por oprobio, si no es lo que ellos tienen por honra, y averiguado, es en nosotros imitación suya. (Quevedo, 2013 [1609-1612], p. 92)
L’homosexualité est un thème récurrent dans la production humaniste de Quevedo, puisque déjà dans España defendida, il blâmait le fait que des hommes puissent imiter les femmes « en las galas y lo afeminado, pues es de suerte, que no es un hombre ahora más apetecible a una mujer que una mujer a otra » (ibid., p. 177). L’atmosphère pervertie de la cour dont fait part Quevedo ne correspondait pas à l’image de la pureté des anciens Castillans que regrettait l’auteur, motif pour lequel il lui fallait trouver une cause étrangère à ces « desviaciones pecaminosas » dans la conduite de certains de ses compatriotes ; l’on en trouve ainsi des allusions dans l’Epístola censoria : « pudo acusar los celos desiguales / a la Italia » (Quevedo, 2020 [1648], p. 224). Il ne s’agit pas là d’une idée originale ou unique de Quevedo, car elle faisait partie de l’idiosyncrasie attribuée aux Italiens au Siècle d’Or espagnol (Herrero García, 1966, p. 349-352). Dans El alguacil endemoniado, bien sûr, il condamne les homosexuels à l’enfer, et l’homosexuel qui apparaît est, de toute évidence, un Italien :
Dais al diablo un mal trapillo y no le toma el diablo, porque hay algún mal trapillo que no le tomará el diablo; dais al diablo un italiano y no le toma el diablo, porque hay italiano que tomará al diablo. (Quevedo, 1991 [1627], p. 157)
L’ensemble du fragment est construit sur le sens érotique du mot « tomar » qui pourrait signifier : « le mâle qui recouvre la femelle ». Le sens de la phrase ne pourrait pas être plus dénigrant pour les Italiens, dont l’extrême perversité les autoriserait à sodomiser les diables eux-mêmes.
L’autre vice qui a contaminé les Espagnols purs et sobres dans leurs contacts avec les étrangers est, comme nous l’avons dit, celui de la consommation excessive d’alcool. Nous avons déjà vu que son origine se situe en Allemagne (Herrero García, 1966, p. 509-520), un cliché que Baltasar Gracián reprend parmi d’autres lorsqu’il affirme que « algunos no se han emborrachado sino una sola vez, pero les ha durado toda la vida » (Gracián, 1938 [1651-1657], p. 379). Contrairement à ce qui se passe dans le cas de l’homosexualité, pour laquelle il n’est pas fait référence aux Espagnols, du moins dans les Sueños, Quevedo présente en revanche la consommation d’alcool comme une souillure nationale récemment advenue :
Honrados eran los españoles cuando podían decir deshonestos y borrachos a los extranjeros, mas andan diciendo aquí malas lenguas que ya en España ni el vino se queja de mal bebido ni los hombres mueren de sed. En mi tiempo no sabía el vino por donde subía a las cabezas y agora parece que se sube hacia arriba. (Quevedo, 1991 [1627], p. 351)
Une fois de plus, la comparaison entre un passé idéalisé et un présent « détestable » apparaît, en les termes de Turnèbe. Il ne faut pas oublier que ces paroles sont mises dans la bouche de don Enrique de Villena, qui ferait partie de cette Castille utopique dont rêvait Quevedo. Le début de la phrase rend compte du blâme qu’adresse notre auteur à ses contemporains, reprochant à ses compatriotes d’avoir perdu cette honnêteté qui les rendait uniques en Europe, et finissant ainsi par devenir des gens ivrognes et malhonnêtes.
Un fléau censuré dans les Sueños, qui s’enracine profondément dans l’humanisme européen, est celui de la fausse noblesse. Il faut ici revenir au propos érasmiste développé dans « Le Chevalier sans cheval ou La Fausse Noblesse » qui a exercé une influence considérable sur la littérature espagnole, en particulier sur le troisième traité de Lazarillo de Tormes4, et qui s’adressait au faux noble Henri von Eppendorf. Dans le texte d’Érasme, Nestor conseille à Harpalus (un nom qui signifie « avide », « cupide ») la manière de se faire passer pour un noble en peu de temps. Dans plusieurs des Sueños, Quevedo reprend le thème qui préoccupait considérablement les Espagnols de son temps dans la mesure où il impliquait l’effondrement des fondements de la société établie. L’écrivain madrilène a abordé à plusieurs reprises le sujet des faux nobles ; il suffit de rappeler dans le Buscón l’épisode de don Toribio Rodríguez Vallejo Gómez de Ampuero y Jordán et celui de la noblesse douteuse de don Diego Coronel. Le passage le plus intéressant sur le sujet de la noblesse se trouve dans le Sueño del infierno, le seul qui, curieusement, ne s’adresse pas à un noble comme les autres, mais à un seigneur de Saragosse. Après avoir roué de coups le dos de celui qui prétend descendre d’illustres ancêtres, le diable le sermonne :
Acabaos de desengañar que el que deciende del Cid, de Bernardo y de Gofredo y no es como ellos, ese tal más destruye el linaje que lo hereda. Toda la sangre, hidalguillo, es colorada, y parecedlo en las costumbres, y entonces creeré que decendéis de docto cuando lo fuéredes o procuráredes serlo, y sino, vuestra nobleza será mentira breve en cuanto durare la vida, que en la chancillería del infierno arrúgase el pergamino y consúmense las letras, y el que en el mundo es virtuoso ese es el hidalgo, y la virtud es la ejecutoria que acá respetamos, pues aunque decienda de hombres viles y bajos, como él con divinas costumbres se haga digno de imitación, se hace noble a sí y hace linaje para otros. (Ibid., p. 198-199)
Le diable commence son plaidoyer en évoquant trois des héros médiévaux les plus remarquables d’Espagne et de France, le Cid, Bernardo del Carpio et Godefroy de Bouillon, qui ont fourni à tous les nobles de ces royaumes la plus illustre des lignées. Puis il rabaisse les espérances de ce condamné pour lui rappeler qu’au-delà du sang, au-delà de la noble naissance, il y a la vertu individuelle, qui, selon le diable, confère l’authentique noblesse. Le concept avait déjà été évoqué par Juvénal dans la Satire VIII : « Nobilitas sola est atque unica virtus », idée que Dorothée convoque dans le Don Quichotte face au puissant don Fernando : « à combien plus forte raison la vraie noblesse consiste-t-elle dans la vertu, et si vous manquez de vertu en me refusant ce que vous me devez si justement, il me restera plus de nobles avantages que vous n'en avez » (Don Quijote de la Mancha, 2015, vol. 1, chapitre 36). Le diable répète donc cette idée qui est parfaitement conforme à l’esprit du texte, puisque Quevedo blâme tous ceux qui n’observent pas le statut auquel ils sont attachés, qui s’éloignent du décorum qui leur correspond en tant que personnages d’ascendance illustre. L’écrivain madrilène ne remet nullement en question le rôle que joue le sang dans l’organisation de la hiérarchie sociale, mais il alerte les membres de la noblesse qui ont fait preuve de comportements immoraux, inappropriés et complices, comme il l’affirme ci-dessous :
Tres cosas son las que hacen ridículos a los hombres: la primera la nobleza, la segunda la honra y la tercera la valentía ; pues cierto que os contentáis con que hayan tenido vuestros padres virtud y nobleza para decir que la tenéis vosotros, siendo inútil parto del mundo. (Quevedo, 1991 [1627], p. 199)
Il est nécessaire de nuancer ces propos emphatiques, dans la mesure où ils constituent une diatribe contestataire qui ne correspond pas au statut social de l’écrivain mais qu’il faut comprendre comme émanant de la bouche d’un diable qui semble adopter le rôle du bouffon, du prédicateur burlesque, le seul membre du tribunal autorisé à faire certaines déclarations sans avoir à craindre de sanction en retour.
Mais il censure aussi ceux qui prétendent être ce qu’ils ne sont pas, les hypocrites qui veulent tromper les autres avec de fausses apparences. Cet aspect apparaît déjà dans le dialogue d’Érasme mentionné ci-dessus, dans lequel Harpalus lui-même reconnaît que : « Si vous ne pouvez pas être noble, vous devrez vous contenter d'avoir l'air noble5 » (Érasme, 2001 [1521], p. 271). Dans El mundo por de dentro, Quevedo place les prétendants à la noblesse dans la rue de l’hypocrisie : en premier lieu, un tailleur, l’une des cibles favorites de la censure quévédienne, qui « gana de comer como sastre y se viste como hidalgo » (Quevedo, 1991 [1627], p. 276). La critique de la tromperie causée par la manière dont s’habillent les classes inférieures qui prétendent ressembler aux classes supérieures, se trouve déjà dans Érasme (« Le Petit Sénat, ou l’Assemblée des femmes ») et dans les paroles que nous avons citées de Le Roy. Mais Quevedo va plus loin, et nous présente un hidalgo qui veut se faire passer pour un chevalier. Une fois de plus, l’écrivain madrilène reprend un personnage de la tradition littéraire, celui de l’hidalgo pauvre, qui prétend avoir un niveau de vie qui ne correspond pas à la réalité : le faux écuyer de Lazarillo ou le don Mendo de El alcalde de Zalamea de Calderón. L’importance que l’écrivain madrilène accorde à ce type comique est attestée par le fait qu’il est le deuxième personnage à défiler le long de la « Calle de la Hipocrisía » que nous avons évoquée précédemment, juste derrière le tailleur ; le faux chevalier prétend se donner l’apparence de la noblesse en engageant un laquais :
Y por sustentar un lacayo, ni sustenta lo que dice ni lo que hace, pues ni lo cumple ni lo paga, y la hidalguía y la ejecutoria le sirve solo de pontífice en dispensarle los casamientos que hace con sus deudas, que está más casado con ellas que con su mujer. (Ibid., p. 277)
Ce pauvre hidalgo, dont le stratagème ne sert qu’à le contraindre à des dettes insolubles, est parfaitement décrit par Quevedo, qui emploie le terme de « dette » dans le double sens économique et en référence aux liens familiaux : rappelons que pour épouser des personnes d’une même famille, cousines ou tantes, la dispense pontificale était indispensable.
La figure du roi ou du dirigeant en général, a fait l’objet d’une attention toute particulière de la part des humanistes européens au xvie siècle, qui leur ont donc écrit des manuels dans lesquels ils font état de principes destinés à mener à bien la mission confiée par Dieu, conformément à la doctrine qui considérait que le roi avait été choisi par la grâce divine. Quevedo a embrassé ce courant de pensée humaniste, et a consacré tout au long de sa vie plusieurs œuvres à la fonction du monarque, toujours dans l’idée que le roi était un personnage choisi par le Tout-Puissant.
Dans un texte au sein duquel défile une grande partie des métiers et des types les plus importants de la société, à l’exception de la figure ecclésiastique (Müller, 1978, p. 238), le plus haut représentant, le garant de l’ordre établi, ne pouvait faire exception : le monarque. Le problème auquel Quevedo était confronté était qu’il écrivait des textes satiriques, dans lesquels la bourle jouait un rôle essentiel, de sorte que l’apostrophe faite aux rois tournait le dos aux convenances attendues dans la pratique littéraire de l’époque. D’autre part, l’introduction des monarques espagnols dans des traités moraux où prédominaient des figures négatives, immorales et corrompues était un obstacle dangereux, de sorte qu’il était difficile de les intégrer dans l’œuvre sans susciter la colère du pouvoir et, bien sûr, de l’Inquisition. La solution à laquelle est parvenu l’écrivain madrilène a été de diviser les monarques en deux groupes : les groupes des mauvais avec des exemples tirés de l’Antiquité classique et biblique : et le groupe des bons, qui ne comprend que les deux qui régnaient lors de la rédaction des Sueños ; Philippe III et Philippe IV.
La première apparition des monarques dans l’œuvre se produit dans le Sueño del Juicio final, lorsqu’Hérode et Pilate « asomaron las cabezas ». Le second attribue sa condamnation bien méritée au fait qu’il voulait « ser gobernador de judigüelos » (Quevedo, 1991 [1627], p. 110) ; le premier reconnaît qu’il mérite d’aller directement en enfer pour le massacre des Saints innocents, qui le jetteraient dans les limbes (ibid.). Le second fragment dans lequel les monarques de l’Antiquité sont décrits se situe dans le Sueño del infierno : le narrateur est dans une galerie où étaient suspendus des
[…] emperadores y reyes vivos, como acá muertos. Allá vi toda la casa otomana, los de Roma por su orden. Miré por los españoles y no vi corona ninguna española; quedé contentísimo que no lo sabré decir. (Ibid., p. 265)
Le narrateur met en évidence ces rois hérétiques, musulmans et païens, comme les monarques suspendus dans cette galerie de l’infamie, bien qu’il caractérisera cette liste abominable par la personne de Sardanapale, qui apparaît « hilando », comme symbole de sa nature efféminée, et de Élagabal « glotoneando », une allusion à sa gloutonnerie et à sa mollesse. Quevedo ne s’écarte pas du cadre des politologues chrétiens de la Renaissance et du baroque qui caractérisent les monarques des empires païens comme exemples de mauvais dirigeants, à quelques honorables exceptions près comme Alexandre le Grand, Jules César et Trajan.
Le troisième exemple de monarques condamnés au feu éternel est anonyme. Quevedo n’a voulu désigner aucun de ceux que l’on pourrait reconnaître comme « the usual suspects ». Dans El alguacil endemoniado, le diable informe le narrateur qu’il y a beaucoup de rois en enfer, et précise ensuite les différentes causes qui les ont conduits à ce lieu de souffrance : la cruauté et la cupidité, alors que d’autres ont été condamnés par des tiers. Cette dernière cause est celle qui attire le plus l’attention, et se rapproche le plus de la contemporanéité de l’écriture des Sueños, vers 1608. Le diable dit :
Y otros se van al infierno por terceras personas, y se condenan por poderes, fiándose de infames ministros…Solo tienen bueno los reyes que, como es gente honrada, nunca vienen solos, sino con pinta de dos o tres privados, y a veces va el encaje y se traen todo el reino tras sí, pues todos se gobiernan por ellos. (Ibid., p. 159)
Pour bien comprendre ce passage, il faut se rappeler qu’avec l’accession au trône de Philippe III en 1598, la figure du favori ou du valido refit surface sur la scène politique espagnole avec le duc de Lerma, devenu ministre de confiance du roi, qu’il assistait dans les tâches de gouvernance. Son attitude dans l’exercice du pouvoir suscita une réponse immédiate de la part des auteurs de traités politiques, qui publièrent des ouvrages dans lesquels ils reprécisaient le caractère incontournable de la fonction et des prérogatives qui la justifiaient. Quevedo s’est senti emporté par cette veine de traités théoriques et a écrit, bien qu’il ne l’ait jamais publié, le Discurso de las Privanzas alors même qu’il rédigeait en même temps El alguacil endemoniado. Ici, l’écrivain madrilène se limite à condamner les rois qui se laissent conseiller par de mauvais ministres qui les conduisent à prendre de mauvaises décisions et, par conséquent, les condamnent à l’enfer. Il n’y a pas d’informations qui permettent d’affirmer que Quevedo avait à l’esprit le duc de Lerma, même s’il est vrai que ce favori de Philippe III avait mis en place des procédés pour s’enrichir personnellement et rapidement et que certains de ses plus proches collaborateurs avaient été impliqués dans ces affaires de corruption : à la fin de 1606 et au début de 1607, Ramírez de Prado et le comte de Villalonga sont arrêtés pour fraude, corruption et falsification. Le comte de Villalonga mourut en prison huit ans plus tard.
Juste après la condamnation des mauvais rois et empereurs, puis des causes qui expliquent une telle situation, le diable avance dans son récit et félicite le narrateur :
Dichosos, vosotros, españoles, que sin merecerlo sois vasallos y gobernados por un rey tan vigilante y católico, a cuya imitación os vais al cielo (y esto si hacéis buenas obras, y no entendéis por ellas palacios sumptuosos, que esos a Dios son enfadosos, pues vemos nació en Belén en un portal destruido), no cual otros malos reyes que se van al infierno por el camino real. (Ibid., p. 159-160)
L’allusion à Philippe III est claire, puisque les historiens et les écrivains de l’époque ont souligné sa religiosité comme étant la caractéristique fondamentale de ce monarque, loin devant ses rares dons de souverain, ce que relève Quevedo dans Grandes anales de quince días : « Y con docilidad se aplicaba a lo que querían las personas de quien se fiaba a la caza y al juego: y todos ejercicios eran inducidos, porque en su corazón solo asistía la religión y la piedad » (Quevedo, 2005 [1625], p. 111). Il est clair que dans un contexte de dégradation des rois et des empereurs du passé, en partie à cause de leurs vices entendus comme caractéristique hérétique, Philippe III se présente comme la figure du champion des monarques catholiques espagnols qui représentent la vraie religion, et en ce sens, il devient une référence pour un peuple plongé dans la corruption et l’immoralité. Quelques années plus tard, dans le Sueño de la Muerte, don Enrique de Villena reprend la même qualification de « santo rey, de virtud incomparable » pour un roi qui est déjà mort, et dont on se souvient pour cette qualité a priori positive, mais qui ne l’est pas tant dans le cas pour Philippe III du fait de ses manquements dans la mise en œuvre des autres qualités que l’on attend du roi idéal.
Quand Enrique de Villena demande quel roi règne en ce moment, alors que nous sommes déjà en 1622, le narrateur répond que c’est Philippe IV, la qualification de « nigromántico de Europa » étant très éclairante : « Más justicia se ha de hacer ahora por un cuarto que en otros tiempos por doce millones » (Quevedo, 1991 [1627], p. 360). Une fois de plus, Quevedo s’en tient au contexte dans lequel il écrit : le nouveau monarque a débuté son règne par une série de mesures visant à nettoyer la corruption et les actions criminelles, devenues un fléau depuis l’accession au trône de son père. Dans les premiers instants de ce nouveau règne, de grandes figures de l’ancien régime ont souffert de la persécution par la justice : le duc de Lerma, le duc d’Osuna, le duc d’Uceda, Fray Luis de Aliaga, don Rodrigo Calderón et d’autres ministres de moindre importance ont connu l’emprisonnement, l’exil ou même la peine de mort. Alors que Quevedo rédige ce dernier sueño, Castille vit un moment d’euphorie suscitée par l’intronisation de la nouvelle gouvernance, et l’allusion de Quevedo à la justice reflète ce courant d’optimisme dans la gestion des affaires publiques. C’est en ce sens qu’il faut comprendre les vers qui concluent les prophéties de Pero Grullo :
Y en estos tiempos que ensarto
veréis, ¡maravilla extraña!,
que se desempeña España
solamente con un cuarto.
Mil profecías mayores
verá cumplidas la ley
cuando fuere cuarto el rey
y cuartos los malhechores. (Ibid., p. 370)
Ignacio Arellano, dans une note de son édition (ibid., note 302), déclare que Quevedo fait allusion à l’exécution de Rodrigo Calderón, marquis de Siete-Iglesias, qui eut lieu le 21 octobre 1621. Toutes ces décisions de justice à l’encontre des puissants et les mesures de contrôle sur les dépenses excessives donnent lieu à ces vers qui prédisent un meilleur avenir à la monarchie espagnole.
En conclusion, j’espère avoir montré que les Sueños s’inscrivent dans le courant de l’humanisme européen de milieu du xvie siècle, qui censure les maux de la société contemporaine. Il est également nécessaire d’analyser dans la même perspective humaniste les thèmes politiques qui apparaissent dans les différents traités qui se rattachent à une tradition initiée par Machiavel et par Érasme avec leurs « regimine principum » respectifs. Depuis ces deux perspectives, les Sueños témoignent de la volonté de Quevedo d’une réforme morale et politique de la société foncière espagnole au début du xviie siècle.