D’un rôle d’éditeur de solutions communes à celui d’organisateur de la coopération pour les coconstruire : la longue route de l’Agence vers une véritable mutualisation, commun numérique de l’ESR.
Pendant des décennies, et pour des raisons sur lesquelles il m’appartiendra de revenir dans cet article, la perception de l’Agence de mutualisation a été viciée par une forme de dérive, parfaitement naturelle au demeurant, mais qui en niait l’essence même. Dans la période récente, un nouveau positionnement s’est installé progressivement et place l’Amue dans le rôle qui aurait toujours dû être le sien. A la demande de l’Abes, dont je remercie la direction en la personne de Nicolas Morin, j’ai souhaité revenir brièvement sur l’histoire de cette évolution, ses grandes étapes et les perspectives qu’elle ouvre désormais.
Du contexte initial au positionnement du début des années 2000
Fondé sur le principe de mise en commun des ressources pour développer les premiers logiciels de gestion (financière, RH, scolarité), dans les années 901, ce modèle a très tôt connu ses limites. Le choix de la structure d’un Groupement d’intérêt public (GIP) – qui est créé pour une durée déterminée, n’est pas doté de supports d’emploi et ne peut pas organiser de concours – a très vite freiné ou pénalisé les volontés de coopération réelle des compétences humaines des membres adhérents. Être employé par l’Amue, c’était se placer en détachement ou en mise à disposition, sans réel gain, ni financier (pas de dispositif de prime, ni de RIFSEEP dans les GIP), ni en termes de pérennité de l’emploi. C’était de fait se placer dans une forme de précarité (employeur « temporaire », lien contractuel et non statutaire) qui n’attirait guère.
De ce fait, très rapidement, le GIP a dû fonctionner avec deux leviers pour pouvoir exercer normalement ses missions :
- Recruter en CDD des personnels, venant principalement du secteur privé (qui ne comprenaient pas toujours les enjeux et le contexte global de l’ESR), ou au mieux venant des établissements et acceptant de quitter un Etablissement Public pérenne pour travailler dans un GIP à durée limitée
- Passer des marchés publics avec des prestataires pour réaliser, voire parfois aider à concevoir les solutions, à des coûts bien supérieurs que la ressource humaine en établissement et pour des niveaux de connaissance du secteur et du métiers bien inférieurs.
A mon sens, il a découlé de ces deux éléments un positionnement paradoxal de l’Agence : au lieu d’un organe de mise en commun et de coopération effective, elle a été perçue comme un simple éditeur de logiciels. De plus, l’existence d’autres solutions, publiques ou privées, a, selon moi, renforcé cette perception : que l’on pense à l’Amue, à l’association Cocktail, aux solutions de Renater, CEGAPE/WINPAIE, ou de n’importe quel éditeur privé, il s’agit finalement d’éditeurs, en recoupement voire parfois en concurrence les uns avec les autres. Aucun ne pouvait dès lors prétendre à un véritable positionnement de service public ni à un rôle d’organisateur de la coopération. À l’exception, peut-être, d’ESUP, dont le mode de fonctionnement à moyens financiers et RH réduits permettait une telle qualification (car elle mobilise directement les acteurs opérationnels de ses membres et non ses moyens propres), mais dont les principales solutions de gestion nationales se sont en revanche révélées trop lourdes pour être portées par une si légère association.
Ainsi, s’est progressivement installée l’idée que l’Amue était un prestataire, dont les solutions étaient certes fiables et de qualité, mais considérées comme trop chères, notamment par rapport à ceux qui distribuaient leurs solutions « maison » dont les tarifs ne tenaient pas compte de la masse salariale informatique investie (nous étions avant les RCE…). Une perception accentuée par un modèle économique qui demandait aux acteurs de l’ESR de payer un autre acteur de l’ESR.
Crédit photo Adobe Stock – Mongkol , généré à l’aide de l’IA
Le repositionnement stratégique des années 2010 à aujourd’hui : coopérer, pour de vrai !
Deux étapes majeures sont venues changer notre posture vis-à-vis de nos adhérents, nous plaçant comme une entité qui organise réellement la coopération, avec laquelle les adhérents opèrent vraiment en commun :
- La première étape provient de la transformation du GIP en organisme à durée indéterminée en 20162 , ce qui a réduit un peu – sans pour autant le faire disparaître – le déficit d’attractivité pour une réelle mutualisation des compétences. Dès lors, celle ou celui qui acceptait de contribuer à un projet national au sein de l’Agence ne risquait plus une précarisation de sa relation de travail, ce qui n’a pas réglé totale¬ment la problématique d’attractivité RH : il faudrait pour cela aller vers un statut d’Établissement public qui permette d’ouvrir des postes et d’affecter des agents durablement, de servir des rémunérations équivalentes à celles versées par les établissements, voire des intéressements.
- La seconde étape provient de la décision, prise dans le cadre du contrat de développement lors de l’Assemblée générale du 9 novembre 20163, de faire évoluer les modes de construction de nos solutions : en finir avec les solutions industrielles développées exclusivement par des prestataires, basculer vers des solutions open source, s’appuyer sur les adhérents pour en tirer les forces de conception et de développement des solutions, mais aussi pour héberger les solutions exploitées en mode service dans des data centers universitaires. Cette orientation stratégique - qui s’est concrétisée, dans un premier temps, au travers du projet commun de scolarité (PC-SCOL) porté par la solution Pégase – repose sur une approche collaborative avec l’association Cocktail, rompant ainsi avec la compétition absurde entre acteurs publics et quasi-publics. Cette collaboration a également associé les équipes de l’Université de Strasbourg (Unistra), d’Aix-Marseille Université (AMU) et de Nantes Université, dans une démarche de co-construction de la solution, dont l’hébergement est assuré par les data centers de l’Unistra.
Depuis le lancement de ce projet, l’Amue a poursuivi dans cette direction : SIROCCO, solution mutualisée pour le décisionnel, basée sur un logiciel libre, est co-construite avec un consortium de dix établissements (dont l’Amue et, depuis 2024, l’association Cocktail) coordonné par l’Université Jean Moulin Lyon 3. De même, CapLab, solution pour la gestion et le pilotage de la Recherche s’appuyant sur des éléments open source, est co-construite avec l’Université Clermont Auvergne et hébergée dans les data centers de l’Unistra.
Cette orientation vers les solutions libres co-construites suscite encore parfois des réactions inquiètes (risque des coûts RH cachés, risque de rentrer dans une « usine à gaz » du fait du caractère peu structurant des souches libres, par rapport aux rigidités des solutions industrielles). Il semble cependant important de préciser que, pour le cas de l’Amue, les coûts RH sont intégralement maîtrisés et connus (car totalement supportés par l’Agence, y compris la masse salariale des collègues qui codent en établissement). De plus, le travail sur une solution commune est notre cœur de métiers. Qu’il s’agisse de souches libres ou progicielles, l’objectif est de faire converger les utilisateurs sur les besoins communs, les priorisations étant arbitrées via les instances de pilotage des projets.
Pour conclure ce panorama avec les solutions industrielles construites par des prestataires, il est important de noter que, du fait des noyaux progiciels retenu initialement (comme SAP pour Sifac, solution de SI financier, ou HRACCESS pour SIHAM, solution de SI RH), il n’est pas envisageable de s’en écarter sans générer des perturbations importantes pour les adhérents. Nous avons toutefois orienté l’hébergement de ces solutions vers des data centers universitaires. C’est le cas, par exemple, de Sifac+, qui fonctionne sur les serveurs d’Unistra et de l’Université de Bourgogne. D‘autres viendront renforcer et sécuriser ce dispositif.
Une nouvelle perception de l’Amue
Ces deux évolutions majeures ont transformé la perception de l’Amue par ses adhérents : plutôt qu’un pourvoyeur de solutions extérieur aux établissements, nous construisons les solutions avec eux, et non plus uniquement pour eux. Pour aller plus loin, nous nous efforçons de continuer à accroître l’attractivité des compétences de nos membres, en ouvrant des recrutements en full remote (le collaborateur reste dans son établissement, sous convention d’hébergement, avec trois jours de télétravail par semaine), en créant un dispositif similaire du RIFSEEP pour le GIP, et en essayant de dégager les marges de manœuvre financières pour les alimenter.
Enfin, et au-delà de l’attractivité pour les collaborateurs de nos projets, il nous faudra aussi convaincre davantage nos adhérents des bénéfices d’une mise à disposition temporaire de leurs ressources sur des projets nationaux tels que ceux menés par l’Amue. De fait, s’ils savent très bien se donner à eux-mêmes des solutions agiles, ils ne pensent pas ab initio à leur généralisation : seul on va plus vite, ensemble on va beaucoup plus loin ! Ce n’est qu’au bout de cette longue marche, entamée depuis une dizaine d’années et toujours en cours, que la coopération des établissements de l’ESR au travers de leur agence sera devenue une réalité tangible.