Canal Psy : Votre ouvrage1 résulte d’une longue coopération entre Lyon 2 et Lodz. Pouvez-vous rappeler l’histoire de cette coopération et la place qui a été la vôtre ?
Odile Carré : L’université Lyon 2 et l’université de Lodz ont passé de longue date des accords de coopération, plusieurs Facultés ou Instituts ont été concernés, notamment la Faculté des Sciences Économiques, la Faculté des Lettres, l’Institut de Psychologie et d’autres secteurs. À l’Institut de Psychologie, les échanges se sont développés dans un premier temps entre la chaire de gérontologie et la chaire de pédagogie sociale de l’université de Lodz et le département de psychologie sociale, dont H. Reboul et moi-même ; plusieurs enseignants ont également fait des séjours à Lodz, participé à des colloques, apporté leur contribution aux enseignements, dont P. Fustier, A.-N. Henry, M. Cornaton, J. Gaucher. Par ailleurs, nous avons à plusieurs reprises accueillis des enseignants de la Faculté des Sciences et Pratiques de l’Éducation que Madame E. Marynowicz a créée et où se situent les deux chaires que je viens de citer. Le désir de réaliser un travail de recherche commun résulte des rencontres successives et des interrogations qui y ont été soulevées.
Canal Psy : Quelle problématique a organisé cette recherche ?
Odile Carré : Je rappellerai tout d’abord les changements auxquels les deux pays ont été confrontés au cours de cette période : la fin du régime socialiste en Pologne, et pour les Polonais l’avènement d’un nouveau système économique à l’intérieur duquel l’État ne garantissait plus un emploi à chaque citoyen, tandis que, du côté français nous avions à faire face à une extension du chômage jusqu’alors inconnue. Il s’agissait pour les travailleurs sociaux polonais d’une situation nouvelle, sans précédent puisque la plupart n’avaient connu que le régime socialiste. On se rappellera un système d’emploi régi par des centres régionaux de statistiques, lesquels répartissaient les travailleurs dans les entreprises en fonction de critères préétablis. Or, le nombre de chômeurs, voire de chômeurs de longue durée augmentait sans cesse en Pologne, en relation avec la création et l’évolution des entreprises. Du côté français, la rareté des offres d’emploi, l’absence prolongée de travail aboutissait, et nous le savions, à plus ou moins long terme, à l’exclusion sociale avec des conséquences graves pour le sujet, sa famille et l’environnement social. Face à ce qu’on appelle aujourd’hui une psychopathologie sociale, les travailleurs sociaux chargés de la mise en œuvre d’actions de réinsertion sociale éprouvent un sentiment d’impuissance, voire un sentiment d’échec. Bien que les problématiques nationales aient été différentes, il nous a semblé qu’un certain nombre de points pouvaient être utilement discutés entre les chercheurs des deux pays et orienter la formation des travailleurs sociaux. C’est ainsi que nous nous sommes donné comme objectif d’effectuer une approche comparative du traitement social du chômage en France et en Pologne.
Canal Psy : Que désigne le terme de pédagogie sociale ?
Odile Carré : En tant que discipline, la pédagogie sociale, est à la fois très proche, mais différente de la psychologie sociale. Le développement de la pédagogie sociale peut être localisé au centre de l’Europe (Allemagne, Pologne, Pays Baltes, Russie, Slovaquie) il est concomitant du développement des mouvements sociaux au début du XXe siècle et de la naissance du travail social. La pédagogie sociale a pour objectif d’assurer la formation universitaire des travailleurs sociaux (1er, 2e, 3e cycle). Un axe central d’orientation philosophique organise en quelque sorte une approche pluridisciplinaire des problématiques. Le champ de la discipline recouvre celui des politiques sociales et des pratiques qui s’y rattachent. Ses objets se rapportent à l’étude de la place et du développement du sujet dans sa vie familiale, sociale, culturelle, à l’étude des logiques institutionnelles et des formes d’intervention du travail social. De plus, en Europe centrale, la notion de travail social s’élargit à d’autres professions telles que les enseignants, les éducateurs divers ou les animateurs socio-culturels. Elle est donc différente de ce que nous désignons habituellement par ces termes.
Canal Psy : Comment vous êtes-vous organisés ?
Odile Carré : Le groupe de recherche a été formé à l’origine par huit enseignants-chercheurs, professeurs ou maîtres de conférences en France et en Pologne, plusieurs personnes se sont jointes à nous, des groupes d’étudiants et des professionnels avec lesquels nous avons travaillé dans les deux pays. Un long moment a été consacré à l’élaboration d’une problématique commune, moment pendant lequel nous avons dû reformuler pour les préciser des notions élémentaires ou des définitions. Ainsi en a-t-il été de : travail, chômage, emploi. Nous avons ensuite dégagé un axe commun, puis décidé de travailler avec les méthodes qui nous étaient propres à cause de l’hétérogénéité des appartenances disciplinaires (pédagogie sociale, psychologie clinique et sociale, sociologie, économie). Les échanges se sont poursuivis pendant trois ans au cours de rencontres bisannuelles, au fur et à mesure de l’avancement du travail, avant de donner lieu à publication.
Canal Psy : Quelles sont les lignes de force de l’équipe polonaise ?
Odile Carré : Le groupe polonais a abordé la question du chômage dans la région de Lodz. C’est une approche globale qualitative et quantitative qui porte sur l’étude de la population des chômeurs et sur les difficultés relatives au traitement social du chômage.
Canal Psy : L’équipe française s’est centrée sur le chômage des jeunes de 16 à 25 ans. Quels sont les aspects essentiels que ces nouvelles approches du chômage font apparaître ?
Odile Carré : Le groupe français s’est en effet davantage préoccupé du problème posé par les 16/25 ans sous ses différents aspects, notamment la construction de l’identité de ces jeunes en dehors du monde du travail, les difficultés rencontrées lors de l’accompagnement psychologique et social d’une population vivant sans projet, de petits boulots. Elle a analysé les besoins en formation et les méthodes les plus adaptées à cette population.
Canal Psy : Quelles sont les retombées théoriques et pratiques de ces diverses recherches ?
Odile Carré : Les retombées théoriques et pratiques sont relatives à l’apport de la recherche quant à la modification des méthodes de travail social. Dans les deux pays, et en particulier en France, les chercheurs sont également des praticiens. Le travail de recherche s’élabore à partir du terrain, le terrain sert de point d’appui et de référence à leurs interventions. Dans la mesure où le travail de recherche interroge les fondements institutionnels, il concourt à une meilleure appréhension des pratiques sociales et cliniques. Il se diffuse également dans le cadre de la formation des psychologues ou des travailleurs sociaux auxquels les chercheurs participent régulièrement. En tant que chercheurs, nous avons fait une expérience irremplaçable résultant d’un contact enraciné entre nos deux Universités. Les échanges ont été stimulants et d’une grande richesse, mais il a cependant fallu surmonter des difficultés relatives à la langue, à la construction du sens, à la définition des concepts ou des méthodes de travail, à la différence culturelle.
Canal Psy : Quelles pistes se dégagent pour la poursuite de cette coopération entre Lyon 2 et Lodz autour de la question du chômage ?
Odile Carré : De nouvelles problématiques se forment au fur et à mesure que le travail avance. Les collègues polonais souhaitent approfondir leurs travaux en direction des méthodes de recherche en travail social. C’est ce que vont poursuivre avec eux des collègues du département de psychologie sociale. Par ailleurs, l’évolution des 16/25 ans demeure un problème préoccupant dans plusieurs pays européens. Un autre groupe de travail s’est constitué autour de cette thématique et a sollicité un financement européen.
Canal Psy : Maintenant que s’ouvre pour vous, avec la retraite, une autre manière de vivre, plus de disponibilité en temps, quels sont vos projets ?
Odile Carré : Le temps de la retraite s’ouvre en effet depuis peu, tout d’abord, je voudrais dire merci aux étudiants pour ce qu’ils apportent de vie et d’enthousiasme, leur souhaiter un bel avenir… Le temps d’une pause, il me reste encore beaucoup de choses à réaliser et à découvrir.