Pratiques interculturelles, médiations et développement social

DOI : 10.35562/canalpsy.2503

p. 6-7

Texte

La question de l’interculturalité ne se limite pas à certains secteurs ou à certaines situations sociales. Elle occupe une position transversale et se pose toutes les fois que des écarts se creusent lorsque des groupes appartenant à des cultures spécifiques sont mis en présence, qu’il s’agisse de classes sociales, de milieux ou de secteurs d’activité comme les grandes entreprises industrielles par exemple. Cependant il est des situations où les échanges interculturels sont vécus avec une grande acuité par suite des écarts qui existent de part et d’autre dans les systèmes de représentations. Ces écarts vont être à l’origine de perturbations importantes, voire de blocages dans la mise en œuvre de processus de communication entre les individus et les groupes sociaux. Ceci est particulièrement sensible dans les échanges qui s’instaurent avec certaines populations immigrées. L’écart culturel y est souvent aggravé par l’existence de vécus de « crise ». Ceux-ci touchent des personnes qui ont à assumer des changements importants et sont soumises à l’épreuve d’une adaptation quotidienne urgente et vitale.

Pour faire face à de telles problématiques et afin de réduire le handicap relationnel que cela implique, les institutions sont à la recherche de nouvelles pratiques. Ainsi des espaces réservés à l’accueil des mères de famille de toutes nationalités ont été créés dans les écoles, des hôtesses ont été engagées avec pour mission de recevoir les familles dans des centres de protection maternelle et infantile, des groupes d’expression, d’alphabétisation ou de formation ont été proposés aux intéressés par les équipements sociaux des quartiers. Ce qui caractérise l’ensemble de ces initiatives, c’est l’ouverture « d’espaces intermédiaires » à l’intérieur desquels quelque chose de l’écart culturel pourra être élaboré. Bien que faciles à identifier, les objectifs poursuivis par de telles initiatives ne sont pas toujours énoncés, ils sont cependant sous-jacents aux projets institutionnels lesquels proposent dans la plupart des cas des rencontres autour de thèmes tels que l’éducation, le suivi scolaire, le contage, la santé ou l’écriture par exemple. Espace d’élaboration, de mise en relations, de création de liens et de construction de sens, le groupe, formel ou informel, occupe une place privilégiée dans la mise en place de tels dispositifs. Il en est de même de ce que l’on pourrait appeler « des objets culturels de relation » qui vont médiatiser les échanges à l’intérieur des groupes.

On se situe ici dans une psychologie sociale de l’« entre-deux », des « espaces intermédiaires » et des « objets culturels de relation ». Ayant pris en compte les difficultés relatives à l’existence d’écarts culturels, les institutions postulent que ces dispositifs vont contribuer à les réduire, à faciliter les échanges, à leur permettre de rentrer en relation avec des publics réputés en situation de fragilité. Or d’une part, cela suppose que les institutions elles-mêmes tolèrent un certain écart par rapport à leurs propres représentations et d’autre part, que les dispositifs ouverts à des pratiques différentes, à d’autres manières d’appréhender le temps et l’espace ou de vivre en groupe, ne viennent pas heurter de façon symbolique les publics auxquels ils désirent s’adresser.

Mon hypothèse est en effet que les pratiques interculturelles ouvrent vers des espaces de recherche encore incomplètement explorés. L’existence d’écarts culturels met en évidence le rôle et la fonction de la culture dans les échanges intersubjectifs, provoque des phénomènes spécifiques dans les groupes interculturels. Ceux-ci se situent souvent à la lisière de repères acquis ou considérés comme tels, de sorte que les pratiques interculturelles interrogent à leur tour les modèles d’interventions habituels, qu’il y a lieu de réfléchir au cas par cas, et que l’on ne peut se hâter de généraliser.

Pour illustrer ces propos, je soulignerai quelques thèmes de réflexion qui ont été soulevés au cours d’expériences renouvelées avec des groupes interculturels. À titre d’exemple, je m’étayerai plus particulièrement sur l’un d’entre eux, il s’agit d’un groupe de femmes originaires d’Algérie, de Tunisie, du Laos, issues de familles fortement marquées par une tradition orale, et pour certaines analphabètes. Ce groupe a suivi une formation de type alternatif d’une durée moyenne. L’objectif étant de contribuer à une meilleure insertion sociale grâce à une activité de « mamans conteuses » à destination des écoles, des équipements sociaux, des maisons de retraite, etc. Bien qu’il ne soit pas exhaustif, le questionnement retenu concerne trois axes de travail : la mise en place du dispositif de formation, le rôle et la fonction du conte comme objet culturel de relations, l’apport des pratiques alternatives au développement social.

Dans le groupe interculturel, certains éléments ont été introduits dans le mode de fonctionnement du dispositif de formation afin de prendre en compte les représentations des stagiaires. À l’image du groupe de participantes, représentée par l’hétérogénéité des formations comme par celle des expériences professionnelles, la composition du groupe de formatrices fut organisée de manière à refléter une certaine forme d’interculturalité. L’une des animatrices y a exercé naturellement une fonction de liaison grâce à une double appartenance culturelle.

En référence aux formes de groupalité existant dans les cultures traditionnelles, trois ou quatre personnes de l’équipe d’animation furent toujours présentes lors des travaux de groupe. Le fonctionnement adopté qui structurait ainsi un espace de jeu ouvert et familier pouvait se traduire par « un groupe accueille un autre groupe ».

Enfin, des rites furent introduits, notamment un rite d’accueil ayant pour objectif d’aménager un espace-temps entre les différentes activités de la vie quotidienne : le temps familial, le temps du trajet, le temps du groupe. Ce rite jouait également le rôle d’un sas permettant un travail psychique d’anticipation par rapport aux activités du groupe.

Deux axes de travail formaient la trame de la formation et en organisaient la temporalité, d’une part une analyse des pratiques qui prenait appui sur le vécu du stage, d’autre part une activité de contage construite progressivement à partir de la mémoire du groupe. À l’intérieur de cette activité se glissèrent très rapidement et très spontanément des récits de pratiques relatifs à la culture d’origine… et par conséquent à l’identité des participantes. Or, dans un groupe interculturel, la fonction du conte est d’être à la fois : un objet culturel propre à chaque sujet, un objet transculturel comme partageable entre tous les membres du groupe, un objet transitionnel qui suscite un espace de jeu et facilite l’élaboration de liens. En effet, le conte appartient simultanément au patrimoine anthropologique de l’humanité et à celui, plus spécifique, des différentes cultures… Se réapproprier des contes, c’est réactiver la mémoire d’un groupe social, retrouver des liens essentiels. En opérant à différents niveaux de significations, le conte facilite l’accès aux processus de symbolisation. En pareil cas, l’objet culturel joue un rôle majeur dans la création de liens et dans la construction du groupe interculturel dont il autorise et oriente les échanges. Cependant il ne s’agit pas d’un objet neutre mais d’un objet qui se trouve déjà là, inscrit dans un imaginaire collectif et dans la mémoire des participants. D’autres objets culturels peuvent soutenir les échanges. Un travail de réflexion s’impose quant à ce que ces objets vont sous-tendre ou induire dans les groupes.

Une autre dimension de cette formation fut d’utiliser des méthodes basées sur l’alternance, c’est-à-dire sur des stages pratiques de contage dans les écoles ou les équipements sociaux comme autant de lieux d’apprentissages pour les futures « mamans conteuses ». Cet apprentissage alimentait par ailleurs une analyse de pratiques hebdomadaire destinée à comprendre ce qui se passait sur les lieux de stage aussi bien dans les échanges qu’au cours des activités de contage. Ce fut également l’occasion d’entrevoir et d’expliciter ce qui était en train de se transformer lorsque les « mamans » changeaient de rôles, d’identifier les dysfonctionnements, et si possible leur origine, en particulier ce qui se rapportait au blocage de la communication relatif à la confrontation de cultures différentes.

La surprise fut sans doute liée au nombre et à l’importance des informations recueillies dans le groupe quant à l’élaboration de ce que je nommerai des micro-processus de développement, à savoir la formation ténue, discrète de nouveaux liens sociaux ou leur transformation. Lors d’une séance d’évaluation, l’une des participantes tint les propos suivants : « Dans le groupe, dans mon quartier, avant on se disait rien… Maintenant les enfants me sourient et je parle avec les mamans françaises… J’avais un nœud sur la langue et un au-dedans de moi. Ce nœud s’est défait dedans, il s’est noué dehors ». Plusieurs d’entre elles eurent l’occasion d’exprimer la peur de l’étranger, celle d’entrer en relation… Par l’intermédiaire du stage, la pratique de l’alternance permit d’exprimer ces difficultés, de les situer dans un temps et dans un espace grâce à la pratique du conte les femmes tissèrent jour après jour de nouveaux liens dans les écoles avec les enseignants, dans les équipements sociaux, avec leurs voisins et voisines dans les immeubles où elles collectèrent des contes.

L’objet culturel de relations avait non seulement permis au groupe de faire un travail interne et intersubjectif de relations, il contribuait à l’extérieur du groupe à la création de nouveaux liens dans l’environnement social.

Ainsi les pratiques interculturelles soulèvent de nouvelles problématiques tant au niveau de l’intervention psychosociologique qu’à celui de l’explication à l’intérieur des champs théoriques dont nous disposons. Elles doivent faire l’objet d’analyses minutieuses construites au coup par coup, car elles se situent, dans la majorité des cas, à l’articulation de ces champs.

Bibliographie

Actes du colloque des 8 et 9 avril 1994 « Pratiques de contes – Pratiques de groupes », organisé en collaboration avec l’Institut de Psychologie de l’Université Lumière Lyon 2, l’Institut de Formation des Maîtres et le FAS – Région Rhône-Alpes-Auvergne et publiés sous la direction d’Odile Carré – 60 F. On peut se procurer les actes auprès de la librairie Berthezène, Campus de Bron, Bâtiment K.

1989, « Les objets culturels, le groupe et l’inconscient », colloque « La littérature au risque de la psychanalyse », janvier 1989, en collaboration avec C. Vacheret, publié in Le Croquant, Revue littéraire.

1992, « Au croisement des crises : les pratiques sociales face aux pratiques interculturelles », « Interculturel : groupe et transition », Connexions, n° 58, Toulouse, Éres.

1994, « Interculturel et transculturel. Le conte comme objet de relations dans un groupe interculturel », « Identité et culture. L’approche analytique de groupe », Connexions, n° 63, Toulouse, Éres.

Citer cet article

Référence papier

Odile Carré, « Pratiques interculturelles, médiations et développement social », Canal Psy, 20 | 1995, 6-7.

Référence électronique

Odile Carré, « Pratiques interculturelles, médiations et développement social », Canal Psy [En ligne], 20 | 1995, mis en ligne le 27 août 2021, consulté le 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2503

Auteur

Odile Carré

Maître de conférences à l’Institut de Psychologie
Université Lumière Lyon 2

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