Quand la plume glisse…

Pour Odile Carré

p. 14-15

Texte

Paroles de femmes entre Provence et Presqu’île. Paroles envolées, et qui, grâce à Odile, pourront poursuivre leur vie de douceur, de splendeur, comme les pratiques du hammam et bien d’autres encore… Car l’initiative de ce salon de littérature orale qui réunit onze femmes maghrébines et laotiennes pour une action de formation par alternance « Contes et récits de la vie quotidienne » revient à Odile. La conversation conteuse n’eût pas eu lieu sans l’écoute attentive d’une universitaire qui savait aussi réveiller les accents du terroir, elle n’eût pas eu lieu sans cet art de tresser le « cadre » et le « processus » pour que naissent le sourire et le verbe, pour que se marient les berceuses de langue mhong, kabyle, chaouïa et française.

De ce groupe éminemment interculturel, Odile a tenu et publié chronique (L’Harmattan, 1997). Verba volant, scripta manent, les images circulent aussi : costumes de soie essayés dans l’entre-deux contes, broderies refuges d’oiseaux pour dire la cruauté des camps, les torpeurs de l’après-midi (mais réveille-toi, Hassiba), les rires de malice et tous les rituels du café et du thé pour ouvrir les répertoires, oui, un grand coup de chapeau à Odile, d’un chapeau mytho-poétique, à mille et une voix de plumes.

Nadine Decourt
Maître de conférences, IUFM de Lyon

Qui d’autre pouvait mieux présenter Odile Carré, si ce n’est sa complice en contes ? J’ai pris le parti de présenter ce texte si poétique pour illustrer le travail que notre collègue a pu faire sur le terrain, et qui nous introduit ainsi au travail qu’elle a entrepris à l’Université dans ce domaine encore neuf à l’époque de la Psychologie Interculturelle.

Nadine Decourt le souligne, la réflexion théorique effectuée à partir de ce groupe a donné lieu à publication, publication dans laquelle on peut lire ce superbe conte auquel Nadine Decourt fait référence : Réveille-toi Hassiba, « conte de mensonges inventé par le groupe ».

Faire le lien entre l’Université et le terrain a toujours été le souci d’Odile Carré, puisqu’elle soutient sa thèse en 1985 sous la direction de René Kaës sur le thème de « Formation des représentations sociales, transformation des pratiques », à partir déjà de son expérience des groupes. Elle continue ensuite de travailler sous la houlette de René Kaës, sa préoccupation étant celle du fonctionnement psychique des groupes, quelle que soit la culture ou plutôt les cultures qui s’y expriment, puisque les groupes qu’elles constituent sont composés de femmes immigrées des quatre coins de la terre. Ces femmes lui rappellent, avec leurs chants, leurs contes, leurs gâteaux, leurs cadeaux, les sons et les senteurs de son enfance méditerranéenne, et Odile se sentit sans doute moins exilée dans cette chaleur aux accents maternels.

Odile Carré est en effet née dans les hauteurs du Vaucluse, et après de sages études, devient conseillère agricole dans les années soixante. Elle assure rapidement une responsabilité d’animation nationale auprès de la Fédération nationale des groupements de vulgarisation et de progrès agricole à Paris. Pour assouvir sa soif de savoir, elle entre alors au laboratoire de psychosociologie et d’ethnologie de Paul Chombart de Lauwe, et sort diplômée de la prestigieuse École des Hautes Études en Sciences Sociales en 1980. Entrée à l’université par la Formation Continue, elle est responsable du Diplôme Universitaire de Pratiques sociales (le DUPS) avant d’être rattachée comme maître de conférences à l’Institut de Psychologie dans le département de Psychologie sociale. Grâce à ces expériences, elle nous permettra de ne pas perdre le contact avec les sociologues (après la séparation de l’ancienne UFR commune en deux facultés, une de Psychologie et une de Sociologie), en particulier avec la création d’un Diplôme Universitaire « Médiation, Interculturalité, Développement social », le DUMIDS. De même pour les contacts avec de nombreux organismes de terrains, comme le FAS, Inter-Services Migrants, etc., contacts au combien précieux qu’elle nous lègue pour la bonne marche du nouveau DESS (de Psychologie des Liens sociaux et des Relations interculturelles) pour lequel elle a tant œuvré.

L’importante collaboration qu’elle a menée avec l’Université de Lodz, en Pologne, grâce à son patient travail de liens entre des institutions souvent très lourdes, qui a déjà donné lieu à plusieurs échanges et colloques, va heureusement pouvoir se continuer et encore s’élargir. La réflexion menée sur le traitement social du chômage et les interrogations en termes de pédagogie sociale tels qu’ils sont posés en Pologne sont riches d’enseignement pour nous, dans leur façon différente d’aborder des problèmes communs. Là encore la sensibilité interculturelle d’Odile Carré a fait œuvre.

Au nom de toute l’équipe de Psychologie sociale, merci Odile !

Et pour finir l’histoire : Elle prit sa retraite, et eut beaucoup de petits-enfants. Jusqu’à 95 ans, aussi belle et jeune qu’Hassiba.

Je ne doute pas qu’ils entendent de beaux contes, comme celui-là.

Annexe

 

 

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« Réveille-toi Hassiba

En Amérique, au parc Walt Disney, Donald rencontra Hassiba et lui dit : Réveille-toi Hassiba ! J’aimerais bien faire la connaissance de tes copines du vendredi !

Elle lui répond : très bien, tu peux venir. Alors Donald mit les chaussures de Fatima et s’envola. Il traversa l’Atlantique… il atterrit à Vaulx en Velin d’où il vint à pied en 5 minutes. Le groupe de femmes lui dit : Écoute-nous, nous allons te raconter une histoire.

Il était une fois, un homme si gros qu’il tenait dans un dé à coudre et mangeait avec le chas d’une aiguille. Il avait un frère si grand qu’il touchait le plafond. Lorsqu’il se promenait dans la campagne, il rencontrait souvent un serpent qui, avec ses oreilles de lapin, galopait entre ciel et terre.

Réveille-toi Hassiba !

Le géant, un jour, mangea des courgettes, ce qui fit pousser un jardin sur sa tête. Dans ce jardin, se trouvait un poulailler. Dans ce poulailler, une poule allaitait ses petits. Leur père était un lion qui portait des oreilles de lapin.

Le géant alla au marché vendre ses courgettes. Tous ceux qui en achetèrent, en mangèrent, et tous se retrouvèrent avec un jardin sur la tête. Et la terre était pleine de gens qui portaient un jardin sur la tête.

Après avoir fait ses affaires au marché, le géant partit se coucher. Le lendemain, il se réveille dans un autre pays.

Réveille-toi Hassiba !

Dans ce pays, les gens n’avaient pas de jardin sur la tête. Pourtant, il rencontra un nomade qui guidait son chameau, dans les sacs de sel, des fleurs avaient poussé.

En poursuivant son chemin, le géant rencontra une jeune femme attachée à un arbre. Il lui demanda : Qu’est-ce que tu fais là ? Elle lui répondit : Donne-moi un miroir. Pourquoi veux-tu un miroir ? Elle lui dit : Est-ce que j’ai encore des cheveux blancs ? Je suis vieille, j’ai 95 ans. mais le géant lui répondit : Ce n’est pas vrai, tu es belle et jeune. La jeune femme lui dit : Ah ! que je suis fière d’être belle et jeune. Si tu veux devenir jeune, détache-moi, et prends ma place.

Réveille-toi Hassiba !

La jeune femme prit la route. Sur son chemin, elle rencontre un coq très beau et tombe amoureuse parce qu’il n’avait plus de plumes sur le corps. Ils se marièrent et furent heureux.

Réveille-toi Hassiba !

Un jour, la belle-mère de la jeune femme tombe à la rivière et commence à s’éloigner dans le sens inverse du courant. Un homme qui passait par là demande à la jeune femme : pourquoi ne fais-tu rien pour cette vieille ? Va la chercher. - Ce n’est pas possible, je ne peux pas aller la repêcher. L’homme lui demande : Mais comment se fait-il qu’elle s’éloigne à contre-courant ? À quoi la jeune femme répond : Oh… avec son caractère…

Réveille-toi Hassiba !

Et la belle-mère s’éloignait de plus en plus. Elle arriva dans un pays inconnu et s’en fut s’échouer sur une rive. Elle aperçut une aveugle qui tissait la laine, un infirme qui sautait sur un toit. Un muet racontait des histoires, des sourds l’écoutaient.

En sortant de l’eau, elle vit un arbre qui pleurait. Pourquoi pleures-tu ? dit-elle. L’arbre répondit : C’est l’été et j’ai froid, car mes feuilles sont tombées.

Et moi je m’en revins. Réveille-toi Hassiba ! »

Production du groupe interculturel

Citer cet article

Référence papier

Annik Houel et Nadine Decourt, « Quand la plume glisse… », Canal Psy, 45 | 2000, 14-15.

Référence électronique

Annik Houel et Nadine Decourt, « Quand la plume glisse… », Canal Psy [En ligne], 45 | 2000, mis en ligne le 02 juin 2021, consulté le 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1188

Auteurs

Annik Houel

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