« N’admettez‑vous pas qu’il y a d’excellentes raisons de penser que le mot “Mademoiselle”, même s’il répand un parfum délicieux dans les foyers, acquiert une certaine odeur (liée à ce mot), une odeur repoussante pour le nez de ceux qui se trouvent de l’autre côté de la cloison ; n’admettez‑vous pas aussi que selon toute probabilité, un nom auquel est attaché le terme de “Mademoiselle” gravitera, en raison même de cette odeur, dans les sphères les plus inférieures où les salaires sont les moins substantiels ? Le moins on en dira sur ce mot, le mieux cela vaudra. Il répand une odeur telle, il pue tellement aux narines de Whitehall que Whitehall l’exclut absolument. À Whitehall comme au paradis, il n’y a pas de mariages. L’odeur est donc — ou bien l’appellerons‑nous “atmosphère” ? — un élément très important dans la vie professionnelle, en dépit du fait qu’il demeure — tel bien d’autres éléments importants — impalpable. ».
(Woolf, 1938 : 100).
Lorsque les collègues nous ont demandé un article sur le thème « les femmes et le pouvoir », ou « le genre et le pouvoir », nous nous sommes d’abord trouvées un peu décontenancées par l’ampleur du problème, car autour de ce thème, on pourrait discuter tant de choses ! Pouvoir en politique, pouvoir au travail, pouvoir dans la famille, pouvoir dans la sexualité, autant d’espaces dans lesquels pouvait se déployer un questionnement psychosocial sur la place des femmes (les êtres humains de sexe femelle), ou du genre (la socialisation différenciatrice assignée aux hommes et aux femmes sur la base de leur sexe), ou encore du masculin-féminin au sens psychosexuel de ces notions. On pouvait s’intéresser à des questions sociétales larges, portant sur l’état de l’égalité des sexes en France aujourd’hui, ou à des questions plus cliniques, impliquant d’examiner, par exemple, les effets des abus de pouvoir genrés sur leurs victimes, ou bien les fantasmes liés au pouvoir pour les hommes et les femmes… On pouvait aborder le pouvoir politique avec la question de la citoyenneté, de la parité ; le pouvoir dans l’entreprise avec le plafond et les couloirs de verre, la misogynie dans les espaces de travail, la pratique de l’autorité quand on est femme… ; le pouvoir dans la famille avec les violences et homicides conjugaux ou les maltraitances sur les enfants, garçons ou filles ; le pouvoir comme système avec les modèles de virilité et de féminité ou la question du « consentement » à la domination… Tout ceci pouvant être abordé sous un angle sociologique, psychanalytique, de psychologie sociale… À vrai dire, la liste des possibles est infinie, et le serait encore davantage si l’on intégrait une approche pluridisciplinaire, avec des notions historiques, anthropologiques, économiques par exemple ! Après avoir assez longuement joué avec ces possibilités toutes plus passionnantes les unes que les autres, nous avons choisi de délimiter un angle d’attaque au contraire bien précis, mais symptomatique et permettant d’aborder plusieurs axes d’analyse et d’évoquer plusieurs recherches : le harcèlement sexuel.
Au fondement de ce choix, un postulat : dans une culture organisée par la division sexuelle du travail, l’inégalité entre hommes et femmes et l’assignation du féminin à la sphère privée et au care1, le harcèlement sexuel n’est pas un épiphénomène ou une anomalie, même pas vraiment une transgression de l’ordre social, mais un fait de structure, puisque le pouvoir est genré, sexué, et relève de la jouissance.
S’il est assez clairement défini par la loi (voir encadré), le harcèlement sexuel fait l’objet de discordes sémantiques très significatives. Les comportements dénoncés comme harcèlement sexuel par certaines peuvent être défendus par beaucoup d’hommes et quelques femmes comme « drague insistante ou maladroite », « galanterie » ou même « liberté d’importuner » (Le Monde, 09/01/2018). Les pressions et contraintes dénoncées par les initiatrices du mouvement #MeToo2 sont défendues par les hommes qu’elles accusent comme des transactions « marchandes » plus ou moins normales si la femme est adulte : après tout, il est admis qu’entre hommes et femmes, on échange du sexe contre une valeur économique dans la prostitution, et dans bien d’autres situations dont la « promotion canapé » et ses avatars ne sont qu’un exemple (voir les analyses de Tabet, 1998 et Pheterson, 2001 sur le continuum entre prostitution et mariage dans l’hétérosexualité). Souvent, dans une situation de sollicitation sexuelle non désirée, les femmes se sentent menacées quand les hommes croient simplement insister, la possibilité de dire non (et par conséquent celle d’un vrai « consentement ») n’étant pas du tout évaluée de la même façon par les deux protagonistes3. Même dans le cas où la situation reste très éloignée du viol, comme le « compliment » sexualisé sur le lieu de travail, le différend entre les sexes peut être majeur, l’homme complimenteur se trouvant très satisfait de sa propre « bienveillance » alors que la femme complimentée, peut‑être un peu flattée, s’irrite surtout d’être regardée à l’aune de son attractivité sexuelle quand elle voudrait être entendue pour ses compétences.
Le harcèlement sexuel comme mise au pas des femmes et rappel à l’ordre social
Dès qu’elles sortent de leur maison4, dès qu’elles investissent la sphère de la vie sociale, publique, professionnelle (nous traiterons l’école comme une variante de la professionnalité, où l’on exerce son « métier d’élève »), les filles et les femmes doivent tenir compte de la possibilité, omniprésente, de se trouver sexuellement harcelées (Hamel, Debauche, Brown, Lebugle, Lejbowicz, Mazuy et Dupuis, 2016). Ce sont les « frotteurs » des transports en commun ou les tripoteurs des cinémas… Ce sont les lourdauds qui lancent des propositions, compliments et injures dans la rue — le compliment d’ailleurs se transforme en injure, voire en violence physique, à l’instant même où la femme exprime son mécontentement, ce qui suffirait à démontrer, s’il en était besoin, que complimenter c’est dominer ! Ce harcèlement de rue constitue un contrôle puissant de l’usage que les femmes peuvent faire d’un espace urbain déjà très largement androcentré (Mosconi, Paoletti et Raibaud, 2015 ; Blidon, 2016) : il les incite à moins sortir ou ne pas sortir seule la nuit, éviter certains trajets, s’abstenir de flâner, ne pas écouter de musique en marchant pour rester attentive à l’environnement, se munir d’instruments de défense, etc. Dans le cadre de la crise sanitaire du printemps 2020, alors que le foyer familial devient encore plus dangereux pour elles qu’à l’ordinaire (augmentation fulgurante des violences conjugales en contexte de confinement, ainsi que des maltraitances à l’égard des enfants), on constate que les rues et les transports en commun désertés deviennent, de jour, aussi pénibles que de nuit, et que le harcèlement et même le viol de rue augmentent, privant les femmes de tout espace vraiment tranquille.
Le harcèlement comme instrument de contrôle social, ce sont encore les lazzis et blagues sexistes qui accueillent les femmes dans les milieux professionnels où leur présence ne va pas de soi, ou bien dans les niveaux hiérarchiques où elles sont rares, nous y reviendrons. Et bien sûr, ce sont, au collège et au lycée, les condisciples et le contrôle social qu’ils exercent, et au travail les chefs grands et petits…
Ça commence à l’école
Au collège et au lycée (Mercader, Léchenet, Durif‑Varembont et Garcia, 2016), les violences sexuelles, qui constituent la partie émergée de l’iceberg des violences sexistes ou liées au genre, visent les jeunes filles, parfois les adultes femmes des établissements, et les garçons « efféminés », notamment homosexuels. Elles peuvent prendre la forme d’un harcèlement sexuel quotidien, quasi « routinier », à l’égard des filles et des femmes, comme une approche qui les sexualise et les instrumentalise systématiquement, qu’il soit prétendument « positif » (réduction au statut d’objet sexuel) ou ouvertement négatif (qualification de la femme comme trop grosse, trop vieille…).
Les garçons traitent les filles de salopes, putes, grosses vaches, etc. Les filles, entre elles, reprennent à leur compte ces catégories imposées par les garçons et peuvent se traiter mutuellement de « putes ». Les conséquences de ces désignations peuvent, de fait, être très graves : une « vache » ou une « pute » est méprisée, régulièrement insultée par les garçons et les filles, victime d’ostracisme et de harcèlement, tenue pour responsable de tout ce qui lui arrive, et d’ailleurs tout peut lui arriver… y compris le viol puisqu’on peut tout lui faire5…
Ces injonctions sont paradoxales, car les filles doivent à la fois « être sexy » pour obtenir l’approbation des garçons, mais ne pas « faire pute ». Ce paradoxe conduit souvent les filles et les femmes à minimiser ou à dénier la violence de ces caractérisations, mais le prix en est l’érosion de la confiance en soi, de la dignité, et la conviction d’être moins douées et moins dignes de respect que leurs homologues masculins.
Ce harcèlement dangereux est banalisé par à peu près toutes et tous dans l’institution. Du côté des jeunes, la banalisation de la violence sexuelle prend la forme du « jeu », ou bien d’un fort sentiment de légitimité (quand des filles, tout à fait certaines d’incarner la morale et le bon droit, critiquent une autre habillée de façon qu’elles estiment inconvenante…). Du côté des adultes, c’est le renvoi à une sphère privée où l’on n’aurait pas à intervenir (tel responsable, par exemple, évoque une fille « tabassée » par un garçon, mais relativise : « c’est son petit copain »…), ou même une véritable cécité parfois. Jeu, minimisation, cécité sont bien trois formes que revêt la banalisation spécifique des violences de genre, ces violences si efficaces dans le contrôle des identités de genre, notamment par l’intimidation et la menace permanentes (Hanmer, 1977 ; Bourdieu, 1998 ; Jaspard 2005). La violence sexuelle peut être considérée comme un moyen de former les hommes et les femmes à l’exercice conforme de la sexualité, et plus précisément de « domestiquer » la sexualité féminine (Tabet, 1985).
Le monde du travail, encore un monde d’hommes
Si la mixité est acquise en France dans le domaine de l’Éducation Nationale, avec les dérives qu’on vient de voir, les inégalités perdurent entre hommes et femmes, malgré une volonté d’égalité réitérée dans la loi, car dans les faits l’écart des salaires (à temps plein et travail égal) entre ceux des femmes et ceux des hommes est en moyenne de 19 % et plus encore en haut de l’échelle. L’activité des femmes en France représente néanmoins à l’heure actuelle près de la moitié de la population active, taux d’activité de plus en plus proche de celui des hommes, avec une progression soutenue depuis les années soixante. Mais elles sont très inégalement réparties dans les différents secteurs de l’emploi6 : les trois quarts d’entre elles dans le secteur tertiaire, les autres dans le secteur secondaire (emplois d’ouvrières, ou de service).
L’entreprise, haut lieu du sexisme à tous les échelons
Dans une même usine, les ateliers, dits « des filles » comme on l’entend souvent, même quand ils comprennent de respectables grand‑mères, sont aussi peu mixtes que ceux des hommes, mais les deux sont, au bout du compte, essentiellement dirigés par des hommes. Idem dans le monde du sport, et bien sûr dans les entreprises typiquement féminines comme celles de la confection. C’est d’ailleurs dans l’une d’entre elles, l’usine Maryflo, qu’en 1997 une grève mémorable contre le manager (Attias‑Bonnivard, 2004 : 86) a enclenché le mouvement qui a conduit à la loi de 2002.
Tout se passe donc comme si les représentations sociales d’un idéal de l’homme au travail et de la femme au foyer étaient encore à l’œuvre depuis la révolution industrielle et la montée de la bourgeoisie au XIXe siècle. Toute organisation dans le domaine public (au sens d’opposé à l’espace privé) fonctionne comme un monde d’hommes où la présence des femmes reste une sorte d’anomalie, plus ou moins illégitime, comme en témoigne l’interview (Houel, 2014 : 57) de cette jeune cadre de 32 ans recrutée en remplacement d’un collègue homme plus âgé :
« Donc voilà, quand je suis arrivée ça a été un choc culturel pour [mon futur chef], et avant que j’ouvre la bouche, la première chose qu’il m’a dite dans son bureau, il m’a dit que c’était très bien d’avoir recruté une jeune femme charmante, mais qu’il fallait travailler aussi. »
On ne saurait mieux dire le fantasme à l’œuvre qu’avec ce petit « aussi » : une femme, surtout jeune et « charmante », ça ne travaille pas… C’est, dirait Enriquez (1983, 1997) à la suite de Freud, que « La » femme incarne à la fois l’Éros que toute institution doit refouler pour exister en tant que telle et la castration contre laquelle tant de défenses viriles sont mobilisées (Dejours, 1993, 1998 ; Molinier, 2000, 2002). Mais c’est aussi que les femmes qui travaillent et surtout qui travaillent hors des domaines traditionnellement marqués comme féminins, ou qui sont passées au-dessus du plafond de verre, restent perturbantes, transgressives. Leur présence qui vient gripper les rouages de la « communauté des frères » suscite des mécanismes de défense individuels et collectifs, en forme de discours misogyne et sexiste dans le meilleur des cas, de sanctions sociales très réelles aussi, l’exclusion par exemple, délibérée quand on recrute préférentiellement des hommes, mais aussi souvent inconsciente ; pensons à ces informelles conversations amicales de couloir où s’échangent tant d’informations décisives, et dont les femmes sont si souvent exclues, simplement parce que l’amitié entre hommes et femmes… c’est plus compliqué, plus rare… phénomène attribué par le sens commun à l’omniprésence de la séduction, mais que l’illégitimité persistante des femmes hors de la sphère privée explique bien plus efficacement. Le harcèlement sexuel est l’une des formes de cette exclusion, dans la mesure où il rend l’espace professionnel profondément inconfortable pour les femmes, et leur rappelle sans cesse que leur place n’est pas vraiment là.
Les femmes cadres
Dans le monde des cadres, les femmes sont aussi enrôlées dans ce système très défensif pour la bonne marche des rapports des hommes entre eux et éviter autant que possible pour elles-mêmes ce que Régine Bercot (2013) appelle joliment l’« endurance à la peine sexiste », pour faire le pendant à l’expression « l’endurance à la peine physique », couramment employée pour les hommes.
La peine sexiste, de l’ordre du psychique, est bien évidemment plus difficile à mesurer que la peine physique. C’est pourtant ce à quoi s’est attaché un rapport du Conseil supérieur de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes (Lestrohan et Genty, 2013), qui a essayé de mesurer les effets d’un sexisme ainsi défini : « Une idéologie qui érige la différence sexuelle en différence fondamentale entraînant un jugement sur l’intelligence, les comportements et les aptitudes. » Ce rapport donne des éléments sur ce qu’on peut appeler la « peine » éprouvée : près de 6 femmes sur 10 se sont senties exclues ou marginalisées lors de réunions de travail, 80 % ont été témoins de blagues misogynes, 42 % ont subi des remarques gênantes sur leur tenue ou leur physique et 23 % des remarques désobligeantes, la moitié s’est entendue interpellée sur le mode du « ma petite, ma belle, ma grande, ma poule, ma cocotte, ma chérie… », appellations confirmées par 40 % des hommes de cette enquête menée en milieu-cadre.
L’université : le lieu de tous les dangers ?
Notre université tant idéalisée n’est pas à l’abri de ces comportements de prédateurs, d’autant moins que les jeunes étudiantes, et parfois étudiants, sont à peu près sans défense : ni employé·es ni client·es, aucune législation spécifique ne les protège (Lebugle, Dupuis et l’équipe de l’enquête Virage, 2018). Et de plus, le transfert bien nécessaire sur les professeur·es pour investir et aimer ses études bat son plein, surtout aux niveaux les plus élevés, la relation pédagogique étant de plus en plus étroite : c’est pourquoi les premières actions, et les premiers procès, se sont menés au niveau doctoral. Depuis quelques années, de nombreuses actions sont menées contre toutes les formes de harcèlement sexuel et sexiste à l’université, en particulier avec la création en 2003 du collectif CLASHES, collectif de lutte contre le harcèlement sexuel dans l’enseignement supérieur, et plusieurs guides sont désormais accessibles (par exemple ANEF et CPED, 2017).
Entre collègues, le problème est bien évidemment tout aussi présent que dans n’importe quelle entreprise, mais reste extrêmement tabou. Nous sommes supposé·es fonctionner entre « grands », et l’université est en bien trop grande difficulté pour qu’on en rajoute… Pourtant… L’une d’entre nous, affublée depuis longtemps d’un surnom bien grivois que son patronyme permettait (sexHOuel), a découvert, lors d’une élection pourtant assez bénigne de directrice adjointe (d’un homme), un petit bulletin de vote (anonyme, cela va de soi) qui la croquait en femme couchée, pour le lit ou le tombeau, on ne le saura pas, les deux sans doute… L’autre, toujours dans le cadre de comités de sélection, a dû s’insurger plus d’une fois quand un membre du comité désignait une candidate comme « cette minette » ou commentait complaisamment sa silhouette, en bien ou en mal d’ailleurs… Quant aux soupçons de « promotion canapé », hétéro ou homosexuelle d’ailleurs selon le cas, ils n’ont jamais manqué quand on accédait au grade convoité de professeur (où l’on ne compte que 22 % de femmes, selon le Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche en 2011).
Consentement et position victimaires : deux impostures patriarcales
Le traitement du harcèlement sexuel, et d’ailleurs de toutes les violences à caractère sexuel, est construit sur le modèle du traitement du viol : alors que pour la loi, le viol est une pénétration sexuelle imposée par « violence, contrainte, menace ou surprise », la jurisprudence montre que c’est aux victimes de démontrer qu’elles n’ont pas « consenti » à ce qu’elles ont subi. Or, dans la pratique quotidienne de la police et de la justice, on considère qu’il y a consentement non pas si la victime a dit clairement « oui » (consentement actif), mais plutôt si elle n’a pas « suffisamment » dit « non », pas assez fort, pas assez longtemps, pas assez clairement, comme si le « oui » des femmes était une réponse par défaut, et leur « non » une exception énigmatique. En ceci, la justice se comporte un peu comme ces hommes qui, nous l’avons vu plus haut dans la note 3, refusent de considérer « non » comme une réponse. Pour ces institutions, consentir et céder sont équivalents, ce qui nourrit une suspicion perpétuelle à l’égard des femmes et de leur parole : celles qui ont dénoncé des harceleurs (#MeToo) n’auraient-elles pas en fait consenti à une « promotion canapé » qu’elles regretteraient ensuite pour des raisons illégitimes (dépit, frustration…) ?
Or, le consentement implique, en langage juridique, du discernement, et plus largement une conscience claire. Il faut revenir au texte fondateur de Mathieu (1985) : Quand céder n’est pas consentir, des déterminants matériels et psychiques de la conscience dominée des femmes. Elle y fait l’inventaire des contraintes réelles par lesquelles la conscience que les femmes pourraient prendre de leur situation subordonnée est limitée : contraintes physiques (dont l’alimentation différenciée est un exemple type), ou mentales (par exemple l’imposition d’une forme spécifique de langage, l’interdit de certaines formes d’expression comme la grossièreté, la colère, etc., et surtout le partage inégal des connaissances, de l’éducation, de la reconnaissance comme sujet aussi…). Cet inventaire est largement complété dans les travaux de Paola Tabet (1979, 1985) qui montre comment ces systèmes de contraintes organisent la fertilité des femmes, leur accès aux outils et aux armes, et toute leur sexualité, systématiquement « domestiquée ». C’est donc pour Mathieu la notion même de consentement à la domination qui doit être repensée : le consentement implique une conscience claire, dont précisément les dominé·es sont privés par les contraintes réelles et idéelles qui pèsent sur leur vie. C’est pourquoi, d’ailleurs, les premiers temps de la révolte sont aussi des temps de « prise de conscience », le plus souvent collective, à laquelle par exemple le MLF a consacré tant d’énergie.
Cette difficulté pour les femmes d’opposer leur désir à celui d’autrui peut aussi s’analyser comme une « différence d’assertivité » (Renard, 2018) acquise au cours de la socialisation précocement genrée dans la famille, l’école et la société en général : les filles sont en effet éduquées à plaire, à séduire et donc à arrondir les angles pour ne pas contrarier l’autorité et le désir des hommes. D’un point de vue plus clinique, on parlera plutôt d’identification à l’agresseur, d’ambivalence, nous y reviendrons.
Face à celles qui dénoncent, d’autres femmes, dans Le Monde du 09/01/2018, volaient au secours d’hommes qu’elles croient injustement accusés par ce qu’elles considèrent comme un « féminisme victimaire ». Elles passent à côté de l’essentiel à deux niveaux.
D’une part, dans leur défense de ce qu’elles vivent comme des relations de séduction, elles ignorent le poids de la domination masculine, qui organise les relations privées dans une asymétrie radicale, place les femmes comme instruments potentiels de la jouissance masculine, et les évalue à cette aune, même lorsqu’elles se revendiquent comme citoyennes ou collègues. Cette domination met en forme les relations amoureuses à tous points de vue, que ce soit dans le choix du conjoint — les hommes choisissent de préférence des femmes plus jeunes, plus petites, moins diplômées, et réciproquement les femmes des hommes plus « mûrs » en âge ou en statut social, plus grands qu’elles, plus diplômés (Bozon et Héran, 2006) — ou dans l’érotisme lui‑même : sans aller jusqu’à la caricaturale pornographie qui ne propose que la caricature du plaisir féminin7, des représentations très célèbres comme Le Verrou de Fragonard ou Le baiser de l’Hôtel de Ville de Doisneau mettent en scène de façon évidente, à deux siècles de distance, cette idée que l’un prend et que l’autre est prise, et que là réside, pour les deux protagonistes, le plus aigu du plaisir.
D’autre part, elles font subir à l’idée de « victime » une distorsion qui n’est que trop fréquente aujourd’hui. Certes, la position de victime peut se vivre sur le mode de la jouissance, de la traumatophilie, elle peut devenir une identité subjective figée, ce qu’on peut nommer une position victimaire. Mais en matière de violence sexuelle, se reconnaître victime, se dire victime, dénoncer les abus ou les crimes qu’on a subis est un travail considérable, transgressif, car les femmes (comme d’ailleurs les enfants victimes d’inceste) portent la honte, la souillure, de ce qui leur a été infligé : si elles parlent, elles seront sanctionnées par la stigmatisation, l’exclusion de leur communauté même dans certains cas… Il faut dans ces conditions se (faire) reconnaître victime pour sortir de la victimisation. Rejeter les dénonciatrices de #MeToo au nom d’une position supposée victimaire, c’est seulement une autre forme de ce stigmate et de cette omerta. Et de plus, la caractéristique de la domination masculine étant que le dominant et la dominée sont engagés dans une relation qui inclut libido et (parfois) amour, l’identification à l’agresseur et l’ambivalence y fonctionnent à plein, ce qui ajoute un obstacle psychique à ces nombreux obstacles sociaux.
De la résistance à la solidarité
Aux deux extrémités de la carrière des femmes, de la collégienne en survêtement à la cadre en tailleur lavallière, la masculinisation est un mode de défense privilégié, que ce soit pour échapper à la « mauvaise réputation » et aux sollicitations sexuelles à l’adolescence, ou pour se faire accepter là où la féminité dérange. Chez les femmes cadres, cela peut aller jusqu’à plus ou moins occulter leur grossesse ou se priver de congé de maternité, pour être, au travail, le moins femme, le moins mère, possible. Cette défense est, bien sûr, à double tranchant.
D’un côté, elle est, à court terme et d’une façon strictement individualiste, relativement efficace. Davantage en tout cas que celle consistant à « faire la femme », c’est‑à‑dire essentiellement l’enfant, la bête ou l’ange, stratégie qui permet de « mettre de l’huile dans les rouages » momentanément, mais ne donne aucun pouvoir, au contraire, et peut même rendre malade, comme le faisait le « larbinisme » des colonisés, analysé par Césaire (1950) et Fanon (1952).
Mais d’un autre côté, elle montre qu’être femme en milieu scolaire ou professionnel relève du stigmate (Goffman, 1963). Les femmes qui se masculinisent se mettent à distance d’autres porteuses du stigmate, ce qui est une stratégie classique : quand on appartient à un groupe stigmatisé et qu’on pense que ça ne changera jamais, on s’engage de préférence dans une stratégie qui consiste à se comparer aux autres positivement à l’intérieur de ce groupe, pour se rassurer8. La sociologue Danièle Kergoat (1988 : 260) analyse cette stratégie comme impasse pour les femmes au travail quand elle dit que « la constitution du sujet se trouve bloquée au niveau de ses représentations ».
En ce sens, cette stratégie vient à la fois confirmer et renforcer la communauté des frères en faisant obstacle à l’élaboration d’une solidarité entre femmes. Dès 1949, Simone de Beauvoir soulignait la difficulté pour les femmes à dire « nous », car elles vivent « dispersées parmi les hommes », chacune dans son foyer, chacune dans une identité essentiellement définie par le regard masculin. L’accès massif des femmes à l’univers du travail salarié aurait pu briser cette dynamique, mais le processus est à peine entamé. Aujourd’hui encore, les femmes tendent à traiter le groupe des hommes comme un endogroupe, et celui des femmes comme un exogroupe, ce dont témoignent les automatismes de pensée qu’elles partagent avec les hommes (Hurtig, 2005). C’est ainsi qu’une femme cadre peut expliquer ce qu’elle voit comme une disproportion : « C’est très féminisé, il y a presque autant de femmes que d’hommes9. »
Plus cliniquement on pourrait dire que si la conjonction, plus ou moins conflictuelle il est vrai, d’une vie affective « féminine » et d’une activité professionnelle et citoyenne supposée « masculine », devient, pour les femmes, le lot commun, en revanche ce double investissement occasionne encore souvent pour les femmes un conflit intrapsychique douloureux. Pourtant, remarque Sophie de Mijolla‑Mellor, chez les femmes « l’analyse montre fréquemment que l’un des pôles [le masculin sublimable et le féminin lié à des satisfactions directes] doit fonctionner pour permettre à l’autre d’exister et de se soustraire à l’inhibition névrotique » (1992 : 315). Et les femmes ont psychiquement tout intérêt, comme c’est aujourd’hui possible pour certaines privilégiées sur la planète, à se permettre d’être à la fois « masculines », au sens où cela signifie essentiellement un certain goût pour la liberté et des activités passionnantes (Molinier, 2008), féminines au sens génital, maternelles avec leurs enfants, et, pourquoi pas, féminines au sens phallique de la mascarade, mais en pouvant en rire…
Au moins depuis l’émergence en 1970 du Mouvement de Libération des Femmes, les femmes savent de mieux en mieux se saisir des nouvelles occasions de solidarité et l’on entend mieux résonner leur voix. La vague récente de prises de parole a été lancée par « l’affaire DSK » (Delphy, 2012), qui a permis de faire sortir de l’ombre de nombreux exemples de harcèlement sexuel et de viol dans le monde politique, dont le plus étonnant est ce bizutage on ne peut plus infantile du « à poil » auquel peuvent être confrontées celles qui nous représentent quand elles entrent dans cette enceinte sacro-sainte de la virilité française qu’est l’Assemblée Nationale (Weissman, 1995 : 41), où la solidarité entre femmes s’est enfin manifestée, au-delà de tout clivage politique10. Aujourd’hui, on dit et l’on entend à l’envi que les femmes « sortent du silence », mais c’est surtout parce qu’on a commencé à les croire, au prix d’en passer par une hypermédiatisation centrée sur les stars qui ont lancé le mouvement. Pourquoi pas ? Cela a eu l’avantage de créer une solidarité au-delà des classes sociales, il n’y a pas de jour sans que sortent de nouveaux chiffres nous révélant que « toutes les femmes ont connu ça », comme si toutes les femmes ne le savaient pas, et que de plus en plus de secteurs professionnels sont concernés (culture, syndicalisme…). #MeToo devient Nous toutes, et plus de 50 000 personnes, surtout des femmes, se sont rassemblées le 23 novembre 2019 dans toutes les grandes villes de France contre toutes les violences faites aux femmes. Le « nous » des femmes, socle de toute solidarité, se construit, non sans mal certes, et il permet d’espérer dépassé l’amer propos introductif au Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir : les femmes de ce début de XXIe siècle, en tout cas en Occident, ne vivent plus tout à fait « dispersées parmi les hommes ».
On entend beaucoup dire que les hommes souffrent de cette évolution, que la rivalité et même la guerre entre les sexes en est une conséquence inéluctable, que par crainte de s’efféminer ils y réagissent par le repli identitaire, sur une scène semi‑privée avec les associations de pères divorcés, ou plus publique avec les intégrismes monothéistes… On ne peut que le constater, et il ne fait aucun doute que la présence de femmes dans la vie publique continue à perturber, parce qu’elle apporte un certain « arôme de sexe », une certaine « atmosphère », comme le dit avec son merveilleux humour Virginia Woolf dont nous avons cité en exergue le délicieux Trois guinées, c’est‑à‑dire parce qu’elle entame quelque peu l’homosexualité masculine qui régit la communauté des frères : si « masculines » soient‑elles, les femmes restent les représentantes de l’altérité des sexes… Mais certains hommes, aussi, peuvent y découvrir avec moins d’angoisse la part féminine de leur jouissance, et accepter de profiter des joies de la mixité, de la « conversation juste et agréable » où Milton (1645) voyait la forme la plus accomplie des relations entre hommes et femmes. Les recherches sur cet aspect, en psychologie du moins, restent pour l’essentiel à faire…