La rédaction de Canal Psy m’a confié la tâche délicate de « mettre en perspective » les textes rassemblés dans ce numéro « 100 » consacré à la psychologie vue par les sciences humaines. Bien entendu, dans la place mesurée que commande le format de Canal Psy, personne n’attendait, j’espère, ici, une somme exhaustive sur le sujet. Bien d’autres « sciences humaines » auraient pu être sollicitées (l’histoire, la linguistique, l’économie, le droit, l’analyse littéraire…, pour ne citer que les plus importantes). Et dans celles qui l’ont été, on aurait certainement pu recueillir bien d’autres points de vue, à partir de bien d’autres angles d’approche, comme le souligne d’ailleurs Jean-Louis Marie dans son introduction. Observons d’ailleurs qu’on les qualifierait plus justement de « sciences sociales » – à l’exception de la philosophie qui n’est ni science humaine, ni science sociale, et dont le statut épistémologique n’est comparable à aucun autre.
Il faut donc prendre ces cinq textes comme une expérience de dépaysement, un peu comme lorsqu’on voyage quelques jours dans un pays qu’on ne connaissait pas : on en revient certes incapable d’en brosser un tableau ample et objectif, mais on a enregistré, et en bonne part inconsciemment, assez d’étonnements pour mettre ou remettre en pensée des évidences jusque-là ininterrogées.
Prendre le risque de se confronter à l’image que l’autre nous renvoie de nous-mêmes est toujours une épreuve salutaire, et peut-être plus encore s’agissant de la psychologie : car de s’être historiquement constituée dans une exceptionnelle incertitude identitaire, elle a conservé une fragilité narcissique qui la fait trop souvent se réfugier dans une ignorance apparemment superbe, et en fait frileuse, de tous les autres regards sur son objet. Dans l’ouvrage collectif1 paru en 2004, à l’initiative de l’équipe du département Formation en Situation Professionnelle de l’Institut de Psychologie de Lyon, nous avions eu la même démarche, et du reste la comparaison des deux corpus à une décennie d’intervalle n’est pas dénuée d’intérêt.
Cette expérience de dépaysement n’a rien d’une promenade de santé. Le lecteur, sauf s’il est a minima acculturé à chaque discipline évoquée, risque de se sentir quelque peu perdu au milieu de problématiques, de concepts, de vocables même, dont il ne soupçonnait même pas l’existence, ou dont, au mieux, il ne fait qu’entrevoir dans quel réseau immense d’implications tacites ils prennent sens. En outre, ces témoignages paraîtront, par leur style, leur angle de vue (amples balayages ou focalisation sur des questions particulières), leur socle d’évidences implicites, aussi différents entre eux qu’ils le sont de la psychologie : c’est comme si on enchaînait sans interruption cinq voyages exploratoires express dans cinq civilisations également exotiques… Mais la première épreuve de la rencontre avec le miroir de l’autre, la première brisure de la quête spéculaire, c’est qu’il ne s’agit justement pas d’un miroir : l’autre organise sa perception de moi dans le référentiel et autour des enjeux qui lui sont propres. Ainsi, ce qui frappe d’entrée à la lecture de ces cinq textes, c’est que les auteurs ont, inévitablement, traité de la psychologie, non en elle-même, ni autour des questions qu’elle se pose sur elle-même, mais en tant qu’elle enrichit, dérange, menace, ou complète l’économie de leur propre discipline (même si c’est, dans le cas de la philosophie, un peu plus à l’arrière-plan). Corrélativement, le lecteur risque de ne pas y reconnaître « sa » psychologie, celle qu’il pratique et dont il est familier. Surtout lorsqu’elle ne se case nulle part dans le dilemme, qui paraît aller de soi pour Jean-Louis Marie entre les canons usuellement admis par la communauté scientifique contemporaine et la « psychologie ordinaire », celle de monsieur Tout Le Monde.
D’autant que l’autre fait frappant est que, dans quatre des textes sur cinq, la prégnance croissante de la psychologie dans les disciplines concernées est clairement corrélée avec la vague de fond cognitiviste qui n’a cessé de s’amplifier au cours des trois dernières décennies. Encore convient-il de noter, avec Lionel Obadia, que ce que charrie cette vague de fond est un ensemble complexe, fait de multiples recherches épistémologiquement plus variées qu’on ne le perçoit en général, si bien que dans ces textes la psychologie cognitive intéresse tantôt en tant que psychologie sociale (Jean-Louis Marie), tantôt en tant qu’anti-historisme (Cyrille Bret), tantôt en tant que psycho-physiologie (Cyrille Bret encore), tantôt en tant que matérialisme (Patrice Soom), tantôt en tant qu’anti-culturalisme (Lionel Obadia). Dans chaque cas, d’ailleurs, quiconque connaît un peu l’histoire de la psychologie retrouve sans peine de vieux débats qui se sont étalés de la fin du XIXe siècle jusqu’à l’entre-deux-guerres.
Ainsi ces travaux si différents sont liés par et à un positionnement idéologique (si l’on veut bien ne pas entendre ce mot en mauvaise part), fortement marqué par son origine nord-américaine, mais qui n’est pas sans rappeler, en s’appuyant évidemment sur un tout autre corpus de connaissances, ce que fut la vague scientiste à la fin du XIXe siècle. L’un des ressorts du scientisme étant de constituer en paradigme absolu de scientificité des modèles épistémologiques sécrétés par une discipline, ainsi érigée, à un moment donné de l’histoire, et aussi à un moment donné de son développement, en emblème quasi-religieux. Mais on peut noter que, sur des bases fort différentes, la psychanalyse fut elle aussi – et demeure – une nébuleuse complexe, diverse, charriant des acquis multiples et divers, dans un puissant flot idéologique qui lui est aujourd’hui souvent imputé à charge.
On voit bien d’ailleurs, notamment à travers les articles de Lionel Obadia et de Cyrille Bret, que, du primat de la référence psychanalytique vers celui de la référence cognitiviste, le glissement traduit une évolution de la société globale imputable à d’autres causes que leur seule pertinence objective : car tout travail scientifique émerge, comme le dit Cyrille Bret, d’un « bricolage conceptuel permanent, conséquence des divers phénomènes d’acculturation scientifique liés à la vie sociale des idées, et se structure au gré des oppositions théoriques et méthodologiques toujours en évolution ». Pour le meilleur comme pour le pire, car de telles transpositions de modèles épistémologiques peuvent se révéler à l’usage très fécondes (c’est apparemment ce qui se passe pour la science politique selon Jean-Louis Marie), ou apporter au contraire une médiocre plus-value heuristique, voire entraîner dans des impasses, comme le suggère Lionel Obadia à propos de l’anthropologie religieuse. Mais nos auteurs se retrouvent presque tous à souligner que la fécondité d’un rapprochement résulte toujours d’un travail collectif d’échange et de confrontation sur des objets précis plus que de généralités abstraites.
Dans l’ouvrage précité, j’avais noté2 que la psychologie, comme pratique sociale, dans sa version référée à la fascination de la psychanalyse, se positionnait à l’intersection de trois couples antagonistes ; soma/psyché ; scène privée/scène publique ; dysfonction/souffrance. Je n’en ai été que plus intéressé de retrouver, dans les effets de la confrontation à la psychologie cognitive (comme discipline essentiellement académique) avec les autres disciplines académiques ici interrogées, le jeu de ces mêmes antagonismes, ou du moins de deux d’entre eux (sachant que c’est seulement à l’intérieur du champ de la psychologie que le troisième joue à plein – entre lignée clinique et lignée cognitiviste).
Le premier est sensible dans le texte de Patrice Soom, qui à vrai dire ne traite pas vraiment du rapport entre philosophie et psychologie, mais cela marque bien qu’on ne saurait traiter la philosophie comme une « science humaine ». Ce qu’il nous propose est une discussion épistémologique qui réactualise les termes du vieux débat qui, à la fin du XIXe siècle, lorsque la vague scientiste évoquée plus haut, opposait une psychologie appuyée sur une thématisation biologique et une psychologie restée sans toujours le dire héritière de positions spiritualistes – débat qui n’a jamais cessé de travailler à l’arrière-plan, et que la fascination contemporaine envers les neurosciences a remis au premier plan.
Le second antagonisme sous-tend tout l’exposé de Jean-Louis Marie, le champ du politique au sens restreint du terme étant depuis longtemps le cœur même de la scène publique : car il montre bien que la porosité croissante entre psychologie et science politique s’analyse est en miroir de la porosité croissante entre scène publique et scène privée dans la société contemporaine, au moins occidentale.
Par contraste, la contribution de Bertrand Ravon s’inscrit clairement dans une sociologie en prise avec les pratiques, attachée à en écouter les leçons, mais aussi à les éclairer en même temps qu’à les clarifier. Une sociologie qui se retrouve là sur le même territoire que la psychologie clinique, dans un rapport qu’il serait commode, en empruntant l’expression de Georges Gurvitch, de qualifier de « réciprocité de perspectives », mais dont il montre bien qu’il n’est pas si facile d’en penser les articulations. Inutile de souligner que, dans le biotope du département FSP3, ces considérations résonnent de façon plus familière. Encore mettent-elles en porte-à-faux la mise en scène, elle aussi très idéologique, d’une alternative irréductible entre lectures « psycho » et « socio », comme entre deux grilles d’analyse si inconciliables qu’on pourrait faire l’économie de mettre en travail leurs points d’alliances comme leurs points d’antagonisme. Et c’est une chose dont, depuis la partialité qui est la mienne, je me réjouis toujours.