Le travail psychique de l’équipe porte fréquemment sur ce qui produit un écart dans des situations particulières discutées en groupe. Nous avons développé ailleurs1 l’idée d’un travail de l’équipe portant sur la fondation sur l’origine et son rapport avec le temps actuel. Nous disions que ce travail s’effectue principalement en présence des stagiaires ou des éducateurs nouvellement arrivés dans l’établissement ; nous disions aussi que ce travail se réalise dans des espaces-temps « interstitiels » ces lieux communs institutionnels propices au développement des processus de transitionnalité.
Nous allons développer ici l’idée selon laquelle le travail psychique de l’équipe porte fréquemment sur ce qui fait écart entre le mode d’intervention d’un professionnel et la règle générale, la coutume, l’idéologie prévalante dans l’institution. Des élaborations sur ce thème ont fréquemment lieu en présence et avec la participation d’un « psy » (psychologue, psychiatre, psychanalyste), dont la fonction est d’aider à la compréhension des situations. Ce travail s’effectue généralement dans des espaces-temps « techniques » réservés à ce type d’analyse et qui ont des dénominations fluctuantes : groupes de contrôle, supervision, groupes d’analyse de la pratique, groupes d’analyse de cas, réunions de synthèse, groupes cliniques…
Des situations en écart
Fréquemment, une situation est exposée par un participant, situation qui témoigne d’une différence avec l’idéologie de l’institution ou avec la pratique collective qui serait probablement celle de l’équipe en pareille circonstance.
Donnons en un exemple2.
Dans un service de prévention de la délinquance juvénile, une éducatrice relate qu’elle a accompagné, jusque dans les locaux de la Caisse de Sécurité Sociale, un adolescent qui avait une démarche à y réaliser. Elle propose ainsi à la discussion un acte qui ferait écart par rapport à l’idéologie de non assistance dans la réalité, qui voudrait que l’on aide les usagers à prendre leur responsabilité, mais sans intervention directe.
En proposant de telles situations « en écart », on peut penser que le professionnel se différencie. Il dit ne pas être seulement un rouage de l’institution, il interroge le bien-fondé de ce qui va de soi, de ce qui occupe la place de la loi, de la théorie référente, de la coutume ou de l’idéologie.
Ce sont souvent des situations de ce type que les équipes mettent en discussion, dans leurs réunions. Le travail sur l’écart apparaît comme un travail de différenciation entre le « général institutionnel » qui dit ce qu’il faut sentir, penser ou faire et la « situation particulière » qui n’est pas seulement une miniature du « général institutionnel » mais qui a les caractéristiques originales que produit une pensée autonome et non soumise. Une équipe se découvre en tension entre ce qui la constitue comme unité et ce qui différencie, de leur place de sujets, les individus qui la composent.
Ce travail prend place comme un mouvement entre deux pôles extrêmes.
Premier extrémisme : une équipe peut être seulement formée d’individus différents, agissant à leur guise et sans référence institutionnelle commune. À la situation « en écart », proposée par un de ses membres, elle répond alors, sans chercher à comprendre, sur le modèle du « pourquoi pas » ou du « tout est possible » ; il ne faut rien discuter, toutes les initiatives sont bonnes. Cette bienveillance à tout prix a des effets de délégitimisation résultant d’intentions « meurtrières » (voir P. Fustier, 1999 chap. dix).
On remarquera que les institutions, dont l’idéologie reste marquée par les courants de pensée de mai 1968, peuvent facilement utiliser ce registre. La fameuse formule « il est interdit d’interdire » pourrait bien être encore active à bas bruit, et empêcher l’expression d’une norme, ressentie comme une contrainte abusive. Alors, on devrait pouvoir tout faire ou tout essayer, l’individu est le maître absolu de ses pratiques.
À l’autre extrême, l’équipe soudée constitue un bloc fait de morceaux identiques, n’ayant d’existence que parce qu’ils sont parties identiques d’un ensemble dans lequel ils sont enkystés. Tout décollement est impossible. Les situations en écart seront alors assimilées à des transgressions de la norme ou à des fautes par rapport à l’idéologie de l’institution.
Nous en avons discuté un exemple dans notre chapitre huit. Dans une institution dont l’organisateur est la violence fondamentale, une équipe réagit en voulant former un ensemble incassable, parlant d’une seule voix pour rappeler le règlement. Alors une travailleuse sociale n’arrive pas à se faire entendre, elle qui s’interroge sur le lien très individué qu’elle entretient avec une personne accueillie.
Certaines équipes infirmières en hôpital psychiatrique paraissent être saisies d’un fonctionnement contradictoire. Elles mettent au premier plan le lien intersubjectif, la rencontre de personne à personne. Cependant, ces équipes donnent simultanément l’impression d’un idéal d’interchangeabilité (comme si elles étaient formées de soignants anonymes, l’un pouvant prendre la place de l’autre, au gré des moments et des circonstances) ; seul compte alors le « corps infirmier » et non pas les personnes différentes ; les horaires, les emplois du temps, les « roulements » favorisent cette modalité particulière de fonctionnement. À propos des situations évoquées au chapitre dix, on verra se développer une contradiction de ce type, soutenue à un moment par une métaphore de l’équipe infirmière se comparant à un mur formé de pierres identiques.
Le privé et le professionnel
Dans un certain nombre de cas, l’écart que dessine la situation proposée met en avant du « privé » en décalage supposé avec du « professionnel ». Un soignant prête des livres à un patient, une éducatrice donne des habits qu’elle ne porte plus à une jeune femme dont elle s’occupe, un éducateur préfère utiliser sa voiture personnelle pour un accompagnement ou invite chez lui, un dimanche, un enfant qu’il a en charge…
Dans tous les cas il pourrait bien s’agir de l’expression d’un désir prenant la forme d’un attachement, d’une possible relation privilégiée positive ou négative, pour reprendre les élaborations proposées par D. Mellier (1991 et 1997) ; il s’agit de la confrontation de ce désir avec ce qui est « réputé professionnel », soumis à des règles du métier, à des impératifs venus d’ailleurs. D. Mellier montre bien que la relation privilégiée témoigne d’un lien privé qui subsiste à l’intérieur d’un ensemble institutionnel géré par la professionnalité.
Le « psy » de l’équipe est fréquemment sollicité pour aider à démêler (ou à articuler, ou à intégrer, ou à rejeter), le privé, l’intime, ce qui relève du désir, d’une part, à ce qui, d’autre part, est de l’ordre du « professionnel » validé par l’institution.
On pourra, ici aussi, observer deux situations extrêmes. Est reconnu chez l’autre ce qui appartient à la sphère du privé et de l’intime, mais le désir est roi et sa toute-puissance occupe la place de la professionnalité. Le désir des individus est censé mener l’institution et résumer les prises en charge, comme si l’autre, le patient ou l’usager, pouvait se trouver soigné ou aidé en étant pris comme l’objet du désir du soignant ou du travailleur social. Assez souvent, la formulation « on fait tout pour lui » et l’absolu dévouement traduisent bien ce qu’il en est de cette première position existentielle.
À l’inverse, d’autres institutions voudraient effacer le désir : il est interdit et n’a pas de place reconnue. Seule compte la technicité devenue seulement opératoire, censée se substituer et exclure tout affect. Cette démarche est souvent le fait d’institutions ayant vécu un passé douloureux, notamment parce qu’un des membres de l’équipe s’était laissé « séduire » par une personne accueillie, bouleversant ainsi les repères professionnels de l’ensemble. On observe aussi chez certains éducateurs débutants, et pourvu que leur formation initiale s’y prête, une tentative quasiment désespérée pour faire apparaître le professionnel comme l’opposé de ce qui serait « l’affectif », comme si la sphère professionnelle devait permettre que disparaissent des émotions « indues ».
Plus intéressant que cette confusion ou cette opposition terme à terme est le travail de contenance auquel l’équipe peut se livrer. Ce qu’il y a d’intime est reconnu mais l’équipe travaille à lui donner forme professionnelle, à « l’encadrer » en quelque sorte, par ce qui pourrait être les règles du métier ou le projet d’institution. Ainsi l’intime devient partie du tout institutionnel qui lui impose sa forme.
En voici un exemple : à l’intervention de cette éducatrice qui donnait les vêtements qu’elle ne portait plus à une jeune femme qu’elle avait en charge, l’équipe réagit d’abord par des associations sur le thème de la peau : l’une passe sa peau à l’autre, auront-elles une même peau, pourquoi changer de peau ? S’agit-il d’une tentative de clonage ou de la création de deux sœurs siamoises entourées de la même peau ? Une allusion discrète à une affaire de « vieille peau » fait surgir la métaphore du miroir de Blanche-Neige, celui dans lequel la reine se mire et qui lui renvoie l’image de sa jeune concurrente, victorieuse du concours de beauté, ce qui transformera la reine en une vieille peau de sorcière… il ne faut pas s’étonner, diront ensuite les membres de l’équipe, que la jeune femme colle à la peau de l’éducatrice, et ne puisse s’en séparer.
Après avoir ainsi, grâce au secours des métaphores, évoqué l’intimité du lien et la force du désir, l’équipe va chercher à « aider » l’éducatrice à trouver cadre professionnel, à définir des pratiques, dont le désir serait à l’origine, mais qui prendraient une forme légitimée d’intervention professionnelle. Ainsi, dans une sorte de jeu, l’équipe proposera-t-elle à l’éducatrice d’accompagner cette jeune femme dans une braderie : elle est toujours mal fagotée (lorsqu’elle ne porte pas les habits de l’éducatrice ?) ; peut-être cette dernière pourrait-elle l’aider à « oser » être belle, en l’aidant à se choisir des vêtements qui la rendraient agréable à regarder. Ce que l’équipe semble vouloir dire c’est que l’éducatrice pourrait soutenir la jeune femme dans sa problématique de dérégulation narcissique grâce à un accompagnement dans lequel son regard-miroir transmettrait ce premier reflet de reconnaissance et de plaisir à partir duquel la jeune femme pourrait se sentir suffisamment aimable et agréable pour nouer d’autres liens.
Nous avons ici l’exemple d’un très beau travail d’équipe où le conte (Blanche-Neige et son miroir), ainsi que les métaphores proposées et reprises par le groupe, mettent en mouvement les fantasmes sous-jacents. L’équipe accepte d’entendre et de reconnaître le désir de l’éducatrice mais elle l’élabore, le transforme pour lui donner une dimension professionnelle et l’intégrer aux pratiques institutionnelles reconnues.
Un travail de refroidissement
Pour réaliser cette tâche, l’équipe est souvent amenée à « refroidir » le désir. Nous empruntons le terme à G. Devereux (1956) qui l’utilise dans sa conception du mythe. Il dit de celui-ci qu’il est comme une chambre froide pour des fantasmes qui y sont entreposés. En effet, selon cet auteur, le mythe propose une expression générale et abstraite au fantasme ; en l’insérant dans le corpus général de la culture, le mythe le retire de la « circulation intime » du sujet, qui ne saurait le reconnaître comme lui appartenant, parce que trop dangereux ou trop violent.
Refroidir le désir pourra être, pour une équipe, une tentative pour l’enserrer dans un corpus théorique qui, à la limite, parviendrait même à le faire disparaître pour n’en laisser qu’une trace abstraite. Prenons l’exemple du concept de transfert. Une équipe peut donner à voir une tentative d’utilisation, médiatique pour ainsi dire, du terme de transfert, comme s’il s’agissait d’un prêt à porter, venu de l’extérieur pour « dédouaner » l’individu. Ainsi peut-on dire de la complexité des affects entre un soignant et un soigné « qu’il s’agit d’un transfert », que « le soignant est l’objet d’un transfert maternel de la part du patient ». Ce dernier a déposé dans le soignant quelque chose qui vient seulement de lui et l’existence d’un désir chez le soignant s’en trouve escamotée. Si une élaboration correcte du champ transféro-contre transférentiel permet une approche suffisamment « refroidie » du lien, son usage médiatisé peut être seulement défensif et viser à substituer un « concept » à la reconnaissance de la puissance du désir. On retrouvera alors, dans cette utilisation du vocabulaire psychanalytique, une démarche analogue à celle que l’on peut fréquemment repérer dans l’utilisation d’un diagnostic psychiatrique comme s’il s’agissait de s’assurer qu’un problème est bien localisé chez autrui (le patient) et que l’autre (le soignant) ne saurait s’y trouver entraîné.
Les techniques de refroidissement n’utilisent pas seulement les théories spontanées ou savantes, mais aussi les dispositifs institutionnels. Que l’on songe par exemple à la mise en place du rôle de référent en psychiatrie comme en éducation spécialisée. Pour une personne placée en institution, son référent est, en principe, le personnage institutionnel le plus important. Il est celui qui la connaît le mieux, qui est responsable du « suivi » et qui aura à charge de régler les problèmes et d’aplanir les difficultés rencontrées. Ce dispositif propose un cadre légal, inventé par l’institution pour faire naître et encadrer un lien normalement très puissant, et dans les deux sens. Ce lien bilatéral est autorisé, voire recommandé, comme si la définition du poste de référent lui donnait une légitimité professionnelle en le refroidissant.
Dans certaines institutions, on pourrait aussi analyser les procédures d’admission des usagers comme un essai pour donner forme à la séduction : un postulant et des professionnels échangent au niveau de leurs « demandes » et de ce qu’ils offrent… Il s’agit de savoir si les uns sont désirables pour les autres, s’il peut y avoir rencontre des affects (voir Y. Ferrandez, 1989). La procédure d’admission permet cette recherche en la légitimant, puisqu’il s’agit d’un dispositif voulu par l’institution et non d’une initiative des personnes. Les affects, mis en circulation, le sont au nom d’un système refroidisseur, trouvé et non créé par les interlocuteurs et dont l’objectif rationnel est de définir des conditions d’entrée dans l’institution.
La question de la séduction
On voit que notre hypothèse concernant un travail de l’équipe sur l’écart entre la sphère du « privé » et celle du « professionnel », passe probablement par un travail sur la séduction. Celle-ci doit être envisagée à ses deux niveaux d’apparition.
La séduction, selon les premières élaborations théoriques de Freud, fait partie d’une problématique œdipienne ; on doit la considérer comme une formation utilisant la projection comme défense contre un des deux constituants du complexe d’Œdipe. Mais avant que d’être œdipienne elle est présente, à un niveau archaïque, comme une séduction maternelle primaire que Freud décrit ainsi en 1932 :
« Dans l’histoire préœdipienne de la fillette (ailleurs Freud généralise aux deux sexes) on retrouve aussi ce fantasme de séduction, mais c’est alors la mère qui est séductrice. Ici le fantasme côtoie la réalité, car ce fut vraiment la mère qui provoqua, éveilla peut-être les premières sensations génitales voluptueuses, et cela en donnant aux enfants les soins corporels nécessaires. »
La situation que nous évoquons plus haut (la jeune femme aux habits) marque bien à notre sens l’imbrication des deux niveaux d’apparition de la séduction.
Denis Mellier (1991) montre que l’équipe, en mettant en place des obstacles, des limites, des interdits, des caractéristiques d’une professionnalité, permet un travail de et sur la séduction. En effet cette pression extérieure actualise chez l’individu des « défenses », qui selon le modèle développé par Freud (1923) transforment les tendances sexuelles en pulsions sociales :
« Les pulsions sociales appartiennent à une catégorie de motions pulsionnelles qui ne méritent pas encore d’être sublimées, même si elles en sont proches. Elles n’ont pas abandonné leurs buts directement sexuels, mais sont empêchées par des résistances internes d’y accéder, se contentent d’approcher en quelque sorte de la satisfaction, et instaurent justement, pour cette raison, des liens particulièrement solides et durables entre les hommes. » (P. 76.)
On considérera alors, toujours avec Denis Mellier, que le travail de l’équipe peut favoriser l’inhibition quant au but de la « tendance sexuelle », donc permettre de renoncer à la séduction sous sa forme « directe » (ou fréquemment sous la forme d’une adoption imaginaire).
On peut cependant, comme nous le remarquions plus haut, rencontrer tous les cas de figure : certaines activités thérapeutiques, notamment les entretiens, se font souvent, en hôpital psychiatrique, avec la participation (ou simplement en présence) d’un infirmier qui n’est pas toujours le même et qui vient là comme pour représenter le « corps des soignants », comme un envoyé anonyme, ou interchangeable. Il s’agit d’une curieuse présence par délégation lors d’une activité qui se définit au contraire par le caractère subjectif et intersubjectif du lien qui s’y tisse et qui met en cause des personnes. Peut-être faut-il alors comprendre cette présence comme une tentative de surveillance qui s’exercerait par rapport à un scénario de séduction, qui serait activé par la situation d’entretien duel dans une « chambre close »3.
Conclusion
Nous avons décrit une des formes que peut prendre le travail psychique d’une équipe institutionnelle. Il s’agit d’un travail sur l’écart qui existe entre individu et groupe, entre acte individuel et norme ou coutume. L’équipe se trouve, par-là, confrontée au désir de ses membres ; il lui faut alors mettre en place des règles du métier, un système « d’encadrement », qui donneront au désir une forme professionnelle, le rendront acceptable et même légitime. Ce travail de pensée sur l’écart entre la toute-puissance du désir et une distanciation professionnelle nécessaire fait appel à un travail sur la séduction primaire ou (et) œdipienne.