Le sujet du désir et la loi dite « du père »

(Agrafes à partir de Lacan)

DOI : 10.35562/canalpsy.1212

p. 6-9

Plan

Texte

Freud invente la psychanalyse à partir de l’écoute de la névrose, mode particulier même s’il est assez commun d’un rapport au langage, aux pulsions et à l’objet, à l’autre et à soi-même qu’il désigne sous le terme de refoulement. Il en tire un dispositif technique et un mode d’élaboration théorique.

Jeune psychiatre confronté à la folie, Lacan aborde la psychanalyse à partir de la question de la psychose, déjà pointée par Freud, celle du dénouage dans le sujet des sensations du corps d’un côté et du langage des mots de l’autre, à cause d’un mécanisme de non-advenue du symbole permettant ce nouage que, traduisant le terme freudien de Verwerfung, il propose d’appeler forclusion. Ce terme, repris du vocabulaire juridique indique que dans cette position subjective, le champ de la loi ne s’applique pas mais est rejeté en dehors.

Mon propos n’est pas de développer ici la théorie lacanienne de la psychose mais de partir de ce qui a amené Lacan à promouvoir la question de la loi à travers la production d’une nouvelle topique : le réel, le symbolique et l’imaginaire, trois registres indissociables et constituant la réalité. Comme d’autres auteurs, tels Férenczi, Mélanie Klein, Bion ou Winnicott, confrontés à l’insuffisance de l’élaboration freudienne, il la reprend, la prolonge et la refonde en tentant de rendre compte des phénomènes qu’il rencontre dans sa pratique, à une autre époque que celle de Freud et avec des patients différents. Cette clinique nouvelle et la réaction à une dérive psychologisante et adaptative du vif de l’expérience analytique amènent Lacan, dès le début de son enseignement (vers 1953), à retourner à Freud pour le lire vraiment, en repensant l’appareil psychique à partir d’un modèle fondamental qui a la structure du langage.

La parole et le corps du sujet

C’est la parole qui fait l’homme et non l’homme qui fait la parole. Elle le spécifie et ne constitue pas un outil à sa disposition. Freud l’avait déjà bien repéré en inventant la règle fondamentale de la technique analytique, celle de l’association libre. La parole d’un autre interprétant les besoins et les sensations va donner corps au sujet et lui permettre d’habiter son corps. Françoise Dolto va tirer toutes les conséquences cliniques et théoriques de cette donnée de base, en développant le concept « d’image inconsciente du corps » (1984) que Lacan avait retenu comme pertinent dès les premières esquisses de Dolto.

Parce que la parole voile et dévoile l’être tout à la fois, Lacan peut déduire une structure du sujet divisé, déterminé par le primat de la fonction symbolique qui lui permet par exemple, seul de son espèce, de jouer avec les symboles et les images pour évoquer la question de l’origine et intégrer la présence dans l’absence (cf. le jeu de la bobine décrit par Freud). Le signifiant, en tant que « il représente le sujet pour un autre signifiant », est la marque sur chacun de l’empreinte langagière résultant de nos relations, dans la dépendance symbolique qui est celle de tout petit d’homme, avec nos parents d’abord, quelques autres ensuite. Les signifiants constituent le sujet et l’effacent en même temps car s’ils le désignent, aucun n’est le « je » à qui ils renvoient. Pour Lacan, le « je » n’est pas le moi. Il conçoit le moi comme une structure défensive imaginaire qui chute quand on parle vraiment au lieu de faire parler son image. Cela veut dire que le lieu de l’adresse et de la réponse de l’autre échappe à la représentation du moi sachant et percevant. Parce que le sujet n’est pas ce qu’il imagine ou ce qu’il dit ni non plus ce que l’autre en perçoit ou en connaît, il advient, dans ce rapport à l’altérité, dans un perpétuel mouvement d’identification et de désidentification aux représentations et aux traits identificatoires, contrairement au psychotique qui est immédiatement ce qu’il dit ou ce qu’il ressent être, faute de cette coupure du signifiant, effet de la forclusion.

Lacan a ouvert ici la voie à une réflexion sur l’éthique de la psychanalyse comme éthique du sujet et de son désir, voie suivie à leur manière par de nombreux auteurs (cf. Dolto, Mannoni, Guyomard, revue Apertura).

Le miroir et le jeu des images

Parce qu’il parle, l’homme produit des images qui lui permettent de se reconnaître, de se méconnaître aussi, et parfois de s’y perdre. Depuis le fameux article de Lacan sur « le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je » (1936-1949), de nombreux travaux ont porté sur l’articulation de la dimension imaginaire, en particulier narcissique, et de la dimension symbolique (son rôle de limite) de l’image : si nous avons une image c’est que nous ne sommes pas cette image, et cet écart qui nous fait souffrir mais qui nous fait vivre est un effet de la fonction symbolique. Dans le miroir on n’a jamais affaire ni à l’Autre ni à l’objet mais à l’image de soi ou à l’image de l’autre (qui surgissent sur le même axe).

F. Dolto insiste beaucoup tout au long de son travail pour qu’on ne confonde pas l’image symbolique de soi avec l’image spéculaire qui ne montre qu’une face du sujet, ce qui est fondamental pour l’interprétation des dessins d’enfants dans l’espace de la cure. L’image inconsciente du corps n’est donc pas tant une image au sens habituel du terme qu’un substrat relationnel identificatoire. Cette accentuation de la dimension relationnelle du miroir qu’elle partage avec Winnicott lui fait interpréter comme « castration » cet écart entre le sujet et son image spéculaire là où Lacan y reconnaît une sorte de « jubilation ». Le vrai miroir de notre être c’est le visage de l’autre en tant que lieu où ça parle de nous (l’un, l’autre et leur rapport).

La fonction symbolique des images et le jeu du signifiant dans la parole adressée ne sont en aucune manière du seul domaine individuel ou familial. Le signifiant ne fait précisément de l’homme un être sexué et généré, un être social et acculturé que parce qu’il dépend de la parole incarnée dans la rencontre avec autrui.

C’est cette dimension de la parole dans l’univers symbolique comme lieu de déploiement de l’institution du sujet que Pierre Legendre va reprendre. Les discours normatifs de la culture comme le droit, la morale, la religion, constituent en quelque sorte des paroles adressées par avance aux individus concernant les fondements de la vie subjective et sociale. Parce que le sujet ne se crée pas tout seul mais advient dans le rapport aux autres et à l’Autre, dans une logique de transmission, la question de son aliénation constitutive à son image et au discours de l’Autre se pose (cf. le texte de B. Duez). Dans cette perspective, l’œuvre de Legendre redéfinit le lien social comme rapport aux images fondatrices, c’est-à-dire à l’univers des fictions culturelles qui mettent en scène la question de l’origine et de la différence, en tenant compte du mode particulier de l’Occident d’instituer des images dans lesquelles les hommes se reconnaissent, enfin en étudiant comment notre société produit et transmet les assises symboliques de l’identité.

Il s’agit de penser le Tiers non seulement cliniquement mais aussi socialement et anthropologiquement, de repérer en quoi et comment il est symboliquement opérant dans la séparation d’avec soi et les autres par les mots, dans la différenciation des mots et des choses qui fait de nous des êtres raisonnables. Mais réfléchir sur la construction du principe de raison suppose de prendre en compte le non-raisonnable éclairé par la psychanalyse qui nous aide à comprendre comment le sujet reçoit la parole et y répond, dans une transmission de la loi du Père, c’est-à-dire des conditions de la différenciation subjective.

La loi du Père

Le mérite de la trilogie du réel de l’imaginaire et du symbolique est d’avoir éclairé la conception du phallus et son rôle dans le jeu des identifications œdipiennes. Sans cette référence nodale en effet, l’Œdipe perd sa valeur de mythe fondateur aussi bien pour l’universel que pour le particulier, pour se réduire à un élément d’une idéologie psychologique contestée à juste titre par beaucoup d’auteurs (à commencer par Malinovski).

Dans l’épreuve de la castration en effet, le sujet ne manque de « rien » mais il s’éprouve comme manquant. La conceptualisation lacanienne permet de sortir de la confusion entre phallus et pénis. Elle permet de préciser ce qui reste flou chez Freud : il a décrit comment la problématique du phallus s’ancre dans l’imaginaire (son rapport avec le pénis) tout en prenant soin d’utiliser deux termes distincts mais il restait à montrer comment cette problématique se déploie nécessairement dans une dimension symbolique structurante de l’identité subjective en rapport avec l’avènement du pouvoir non d’un papa mais de la métaphore du « Nom-du-Père ». Si « la castration est manque symbolique d’un objet imaginaire » comme le formule Lacan, elle n’est pas à confondre avec d’autres catégories de manque que sont la frustration et la privation. Cette manière de penser l’Œdipe n’est pas sans conséquences sur la conduite de la cure avec les enfants ou sur la compréhension d’un certain nombre de problèmes éducatifs (exemple le rôle de la castration dans le désir de savoir ; que se passe-t-il quand la castration n’est qu’une frustration ?). Autre conséquence clinique majeure : la carence de la fonction du père n’a rien à voir avec la présence ou l’absence du père réel car il s’agit de son éventuelle carence dans le complexe d’Œdipe et non pas dans la réalité familiale même si cette dernière ne peut être ignorée.

Lacan reprend donc pour le théoriser avec rigueur ce que Freud avait élaboré entre autres dans Totem et Tabou, à savoir la question fondamentale du Père et de la transmission de la loi pour chacun et pour tous. La loi symbolique peut se définir comme la parole instituant les rapports de différences. Comme telle, elle articule le réel et l’imaginaire pour produire l’écart nécessaire entre la chose et le mot, entre le sujet et l’objet (cf. P. Legendre, A. Didier-Weill). Cet ordre de la culture s’impose comme loi du langage en tant qu’elle inter-dit de confondre le mouvement pulsionnel qui cherche l’apaisement de la tension par la consommation de l’objet et le désir qui vise ce qui n’a ni représentation ni objet, l’Autre comme lieu de l’adresse et source de la parole. Parce que la loi est donnée pour interdire la confusion d’avec l’objet au double sens de l’objet de la relation et de l’objet de la pulsion, la constitution de l’objet, pour Lacan et ceux qui s’y réfèrent, se subordonne toujours à la réalisation du sujet. C’est l’enjeu de ce que F. Dolto désignera plus tard sous le terme de « castration symboligène ». Ajoutons que si la loi se donne dans la transmission intergénérationnelle, cela veut dire qu’en aucun cas elle n’est produite par un arrangement comme on le voit tenter si souvent de nos jours. Les travaux de M. Schneider, P. Legendre et de D. Vasse nous aident à réfléchir au fond de la problématique de l’interdit : « c’est interdit parce que c’est vrai » (D. Vasse) et non pas parce que ça nous arrange tous, ou encore l’interdit n’est pas tant affaire de régulation sociale que « de rendre possible la vie en la fondant sur la parole » (P. Legendre). C’est un problème non de contrainte mais de vérité, celui de la différenciation humaine.

On comprend dès lors comment cette Loi du Père promue par Lacan revient à interdire l’indistinct pour faire naître l’un distinct, l’« un parmi d’autres » (D. Vasse). Certes, sur le plan imaginaire, le père intervient pour l’enfant comme privateur de la mère, l’enfant découvrant que sa mère obéit à une autre loi que sa « loi » sinon il devient vite l’enfant tyrannique du collage fusionnel. Et si le père « castre » la mère du phallus que représente l’enfant comme objet de son désir c’est à condition de ne pas se prendre pour le père tout-puissant dont Prévert avait bien vu qu’il valait mieux qu’il reste aux cieux. Avec Freud montrant la nécessité subjective de constituer le père mort par une opération de meurtre symbolique, Lacan nous avertit des effets aussi ravageants pour les fils de la toute-puissance d’un père que de son absence. Il est bien vrai que, d’une certaine manière, toute femme et tout enfant attendent du père qu’il les soulage du trop de pouvoir qu’ils peuvent prendre l’un sur l’autre du fait de la manière dont leur rapport interactif a commencé dans le jeu des identifications projectives. Le déplacement de l’objet phallique ainsi produit par la rencontre avec le principe du père ouvre pour chacun, le père y compris, la dialectique de l’être et de l’avoir dans le champ du désir comme désir de l’Autre.

La fonction symbolique du tiers dans les constructions de la filiation

Il ne s’agit évidemment pas de la personne du père, « des relations narcissiques et réelles avec un papa » (Lacan) mais du rapport à la fonction symbolique du tiers.

« Ce sur quoi nous voulons insister, écrit Lacan dès 1957, ce n’est pas uniquement de la façon dont la mère s’accommode de la personne du père qu’il conviendrait de s’occuper mais du cas qu’elle fait de sa parole, disons le mot, de son autorité, autrement dit de la place qu’elle réserve au Nom-du-Père dans la promotion de la loi » (Écrits, p. 579).

Pour qu’elle en tienne compte, encore faut-il qu’il ait une parole qui l’engage vis-à-vis de femme et enfant, ce qui pose la question de la valeur de la parole entre eux comme dirait F. Dolto. Nous sommes les enfants de la parole qui s’échange entre les parents et dans la génération, au sein de la famille certes, mais aussi à travers les constructions socio-culturelles de la filiation.

Entre les membres du triangle œdipien, c’est la circulation de la parole en vérité qui permet à chacun d’advenir à son unique identité dans la différence des sexes et des générations à travers le jeu des identifications croisées. Et Lacan, désignant cette fonction signifiante sous le terme de Nom-du-Père, insiste sur la nécessité vitale de la vérité en matière de filiation, ouvrant la voie à toute une nouvelle réflexion sur les impensés généalogiques (Abraham et Torok, dans une perspective plus kleinienne, D. Dumas), les secrets de familles (S. Tisseron) ou les effets confusionnants de l’inceste (M. Schneider, D. Vasse).

L’exigence de vérité enjeu dans la transmission de l’interdit vient de ce que la filiation de chacun est inscrite dans une histoire où aucun n’est la loi mais seulement le représentant à titre de maillon de la chaîne généalogique. « Impérative en ses formes mais inconsciente en sa structure » (Lacan, Écrits, p.276), la loi du désir de l’homme parlant n’est ni celle du père ni celle de la mère ni celle de l’enfant mais entre-dite dans le champ de l’univers symbolique de la culture. Passer de la soumission aux désirs des parents ou aux ordres du surmoi à l’obéissance à l’interdit de la parole, c’est cela en quelque sorte résoudre son Œdipe.

Toute l’œuvre de P. Legendre sur l’articulation du biologique, du social et de l’inconscient, consiste à montrer que ce qui fait loi pour la structuration subjective n’est pas sans rapport avec ce qui fait loi pour le lien social sans pour autant les considérer comme équivalentes. L’interdit en effet est construit culturellement et anthropologiquement par les montages juridico-institutionnels réglant l’alliance entre les sexes et l’ordre des filiations. Ces constructions sont les conséquences directes de ce qui spécifie l’humain comme être de langage, qu’un certain scientisme nous entraîne à oublier. L’ordre généalogique manifeste la prise de l’humain dans le jeu des signifiants qui le constituent et P. Legendre développe une réflexion de fond sur ce qui n’est qu’esquissé par Lacan : les fondements de l’interdit, le pouvoir de nommer, l’institution des préférences et des tabous, le rapport des lois subjectives et des lois juridiques. « La filiation oblige à concevoir la clinique comme clinique de la loi, c’est-à-dire à mettre l’interdit et la fonction qui le soutient, l’office du père, dans la perspective que nous appelons triangulation du sujet » (1990, p.25). Dans cette perspective, la question du nom, le principe du Père et la problématique de la loi dans son rapport à la castration ont fait l’objet de nombreux travaux dont on trouvera quelques traces dans la bibliographie. Depuis son invention la psychanalyse en effet ne cesse de mettre en tension pour les articuler le corporel et le psychique, l’intérieur et l’extérieur, l’individuel et le social, la pensée et l’acte.

L’interdit fondateur ou la castration symboligène

F. Dolto développe une pratique et une théorie appuyées sur une conception du sujet comme être désirant et parlant assez proche de celle de J. Lacan.

« Lacan nous dit des choses justes dans l’ordre symbolique, dans un registre d’abstraction qui recouvre un nombre de cas considérables ; c’est un travail de métaphore et de théorie, au sens où il vise des concepts. Je conçois mon rôle comme une manière à la fois métaphorique et métonymique d’illustrer son travail » disait-elle lors de son séminaire de psychanalyse d’enfants.

Là où Legendre réfléchissant sur le rôle fondateur de l’interdit développe l’impact des discours normatifs comme manifestation de l’ordre symbolique dans la culture, F. Dolto en indique le mouvement subjectif propre à l’enfant dans son lien de génération en montrant l’importance des « castrations symboligènes » prégénitales et génitales dans le développement de l’enfant. Reprenant la distinction lacanienne de la castration de la privation et de la frustration, F. Dolto comme à son habitude met les points sur les i de l’interdit : celui-ci n’a jamais pour but la rétorsion sadique ou la soumission de l’autre à son pouvoir (comme l’entend plutôt le névrosé) mais se donne comme promesse de quelque chose de plus satisfaisant dans l’ordre humain langagier, celui d’être quelqu’un pour un autre.

La « castration symboligène » permet la structuration de l’image du corps par la limite posée aux mouvements pulsionnels. L’interdit donné au bon moment dans une relation qui l’autorise réfère l’exercice pulsionnel non à sa satisfaction immédiate mais à ce qu’il vise au niveau du désir, l’Autre. La pulsion ne fonctionne donc pas pour elle-même mais est référée à autre chose grâce au codage produit par la parole d’un autre qui reconnaît le désir qui s’y agit. Elle est ordonnée à la rencontre intersubjective dans le jeu de la demande et de la réponse, dimensions auxquelles un discours normatif comme le droit s’intéresse dans sa recherche du non-consentement pour définir la transgression de la violence. Le corps de l’autre et le sien propre ou une zone érogène ne sont pas consommés en tant qu’objet pulsionnel mais deviennent le lieu d’un échange signifiant, dans le don d’amour par exemple. L’expression « symboligène » indique ainsi que la castration a des effets « humanisants » : elle fait advenir le sujet, désidentifié de l’objet, dans une certaine liberté par rapport aux contraintes pulsionnelles. Par exemple, l’effet de la castration orale qui interdit de sucer tout le temps c’est de libérer la bouche pour pouvoir parler et dire à l’autre qu’on l’aime au lieu de le cannibaliser. La castration est nécessairement symboligène en ce sens qu’elle distingue le besoin, la pulsion et le désir. Elle permet d’habiter son corps dans l’espace et dans le temps.

En conséquence, pour F. Dolto, la psychothérapie analytique n’a pas à donner la castration mais à permettre la révélation de son désir, de là où elle n’a pas eu lieu, de ses causes et de ses effets, soit du côté des parents soit du côté de l’enfant. C’est le dispositif de la cure, en particulier la position subjective de l’analyste dans le transfert qui va avoir pour effet de remettre en route l’opération de la castration : l’enfant se remet à grandir au lieu de rester régressé et souvent les parents grandissent en même temps que lui. J. Clavreul témoigne de la même orientation en ce qui concerne la cure avec l’adulte : « le rôle d’un psychanalyste n’est en aucune façon de ramener quelqu’un dans la norme mais de faire apparaître à quelles lois obéit celui qui vient en analyse ».

L’interdit est d’ordre relationnel et ne relève donc pas d’abord d’un impératif de maîtrise des pulsions. Il est structurant de l’identité en tant que parole différenciatrice transmise dans la génération. Le désir n’est pas sans loi et cela pose la question, celle mise au travail dans la cure analytique, de la vérité de ce désir et de la liberté du sujet soumis à la détermination signifiante, à la dynamique des pulsions et à la force plus ou moins grande du surmoi. Voilà pourquoi, comme l’écrit P. Guyomard, l’éthique du désir est en fait une éthique de la loi du désir. La question des rapports du sujet du désir et de sa loi traverse toute l’œuvre diversifiée, complexe et parfois contradictoire de Lacan, d’autant qu’il fait appel à d’autres sciences humaines et à des modèles tirés d’autres champs épistémologiques comme la linguistique ou les mathématiques, suivant en cela la démarche de Freud.

Perspectives de travail…

Ce numéro de Canal Psy peut contribuer à démystifier la réputation d’une œuvre hermétique qui ne doit sa difficulté qu’à la rigueur théorique nécessaire pour rendre compte d’un objet hypercomplexe, l’inconscient, et à l’exigence éthique d’une élaboration de la pratique. La difficulté en question vient de ce que Lacan développe à la fois un discours théorique appuyé sur une logique hypothético-déductive et une phénoménologie clinique du sujet. On ne résume donc pas en quelques lignes l’œuvre d’un auteur aussi majeur que Lacan. Freud défendait les complications de la théorie tant qu’elles restent adéquates à l’observation, demandant à ses lecteurs la patience du temps pour comprendre. Lacan de son côté disait volontiers qu’il n’avait pas écrit ses Écrits pour qu’on les lise mais pour qu’on les entende. Cela veut dire que les textes psychanalytiques peuvent nous parler au-delà d’une compréhension (ou non) immédiate parce qu’ils font résonner en nous des relations inconscientes irreprésentables, l’essentiel étant qu’ils nous mettent au travail aussi bien pour notre pratique que dans son élaboration. C’est pourquoi l’œuvre orale et les nombreux travaux publiés dans le sillage de Lacan méritent d’être travaillés à plusieurs, ce qui se passe souvent sous forme de groupes ou de cartels, et confrontés à d’autres perspectives comme celle des Anglo-Saxons par exemple.

Parce que, comme le disait Lacan en 1953, « la responsabilité de l’analyste, chaque fois qu’il intervient par la parole, est de reconnaître ou d’abolir le sujet comme tel » (Écrits, p. 300), l’enjeu est grand pour la psychanalyse elle-même aujourd’hui : c’est celui de sa capacité à sortir de ses dogmes, de ces certitudes et de son repli sur elle-même pour répondre au défi des nouvelles souffrances psychiques nées de la montée du scientisme biologisant et du renouveau du fanatisme religieux, comme l’écrivait E. Roudinesco lors de sa recension du séminaire de Lacan, Les formations de l’inconscient, dans Le Monde. « À cet égard, concluait-elle, le défi lancé par Lacan au lendemain de la capitulation du nazisme, de donner une place centrale à un sujet de l’inconscient saisi dans sa liberté mais contraint par une loi symbolique, est toujours pertinent » (Le Monde, 12/06/98).

« Pour libérer sa parole, le sujet est introduit par la psychanalyse au langage de son désir » disait Lacan, reformulant à sa manière ce que Freud indiquait comme perspective pour la cure : « là où est ça, “je” dois advenir ». Parce que la parole n’est pas l’apanage des psychanalystes alors même que la psychanalyse apparaît comme le lieu privilégié où chacun peut interroger ce que parler et désirer veut dire, nous y sommes concernés, comme psy ou futur psy certes, mais aussi plus sûrement comme femme et homme engagés dans la cité.

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Citer cet article

Référence papier

Jean-Pierre Durif-Varembont, « Le sujet du désir et la loi dite « du père » », Canal Psy, 43 | 2000, 6-9.

Référence électronique

Jean-Pierre Durif-Varembont, « Le sujet du désir et la loi dite « du père » », Canal Psy [En ligne], 43 | 2000, mis en ligne le 01 juin 2021, consulté le 24 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1212

Auteur

Jean-Pierre Durif-Varembont

Maître de conférences à l’Institut de psychologie, Université Lumière Lyon 2

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