L’apport de J. Lacan à la théorie de l’autre
L’apport lacanien consiste essentiellement à distinguer le grand autre l’« Autre » référant symbolique, trésor du signifiant mais aussi disait-il compagnon du langage. Cette figure de l’Autre s’opposait à la figure de l’autre, posé par lui comme objet petit a (a) objet de la demande et aliénant le sujet aux enjeux imaginaires du Moi. Nous nous trouvons donc dès lors en présence de deux autres l’Autre et l’(autre). L’un garantit le registre symbolique et l’autre est attaché pour une large part à la structure imaginaire du Moi. Cette dichotomie de l’autre permet également de distinguer entre une Autre condition de l’altérité et un autre objet de l’aliénation.
Cette structure dichotomique est particulièrement intéressante car elle introduit l’autre dans la dimension de la fonction. Cette problématique de la fonction de l’autre fut abordée mais trop vite évacuée dans l’article historique de J. Laplanche et J.-B. Pontalis de 1966. Ils montraient comment les fantasmes originaires impliquaient la présence de l’autre. En tentant de développer aussi bien l’une et l’autre approche, j’ai fait travailler cette fonction de l’autre dans l’ensemble structurel celui des fantasmes originaires. Ceci m’a conduit à redistribuer cette fonction différemment.
L’autre au risque de l’originaire
Mon hypothèse est que chacun des fantasmes originaires représente une fonction de l’autre pour le sujet. Je me propose donc de reprendre la lecture des fantasmes originaires. Les caractéristiques communes à l’ensemble des fantasmes originaires sont les suivantes :
- structurellement, à la différence du fantasme subjectif, ils sont une scène et non un scénario ;
- temporellement, à la différence du fantasme subjectif, ils demeurent dans le temps de l’instant ;
- la figure de l’autre y est marquée de la généralité et de la neutralité propre à l’Imago ;
- l’événement imaginaire insère le sujet dans une histoire.
Cette lecture des fonctions de l’Autre m’a permis de comprendre également comment derrière le côté archétypique de la scène des fantasmes originaires se dressait la mise en scène du travail psychique imposé à l’autre par le sujet. Le travail que mettent en scène les fantasmes originaires n’est pas différent de celui que P. Aulagnier appelle l’originaire. C’est ainsi que pour chaque fantasme je me suis contraint à dégager :
- la scène imaginaire (en reprenant largement les propositions de J. Laplanche et J.-B. Pontalis) ;
- l’éprouvé ;
- l’image ;
- l’opération par laquelle ce fantasme se construisait ;
- la transformation ;
- la construction historique qui en résultait1.
La séduction
- La scène imaginaire : en se référant à l’incontournable article de J. Laplanche et J.-B. Pontalis il pourrait s’écrire : On séduit un enfant si on accepte la théorie de la séduction généralisée développée par J. Laplanche, on pourrait préciser : Une mère séduit un enfant.
- L’éprouvé : la poussée pulsionnelle qui croît en place menaçant de déborder le Moi.
- L’image : est celle de l’autre qui est vécu comme excitant.
- L’opération : est l’actualisation sur l’autre de l’éprouvé pulsionnel, il s’agit d’un transfert originaire.
- La transformation : par l’interprétation que fournit la renonciation de la mère à son enfant comme objet sexuel, l’instauration de l’objet comme moyen vers un but : l’apaisement.
- La construction historique : la scène où l’autre importe la sexualité dans le sujet.
La castration
- La scène imaginaire : L’énoncé par lequel se présente ce fantasme est le suivant « On castre un enfant ». Je souligne l’importance du neutre « un enfant » comme figuration Symbolique de l’ambiguïté et de l’indécidabilité que vient traiter cette scène : nous sommes avant tout indice de sexuation.
- L’éprouvé : L’éprouvé est celui de la menace de perte. La scène de la corporéité convoquée par le fantasme originaire de la séduction se trouve ici traversé d’un éprouvé, celui de la perte de l’autre comme élément de sa propre corporéité. La découverte du sexe féminin va donner une actualité à cet éprouvé et vient constituer l’indice de la réalité de la déprivation.
- L’image : elle est celle du manque du phallus dans l’autre.
- L’opération : est celle de l’actualisation par le transfert de la déprivation ressentie par le sujet dans sa propre scène corporelle sur l’enjeu autour du manque du phallus dans la scène corporelle de l’autre (ou de quelques autres).
- La transformation : L’autre importe par deux fois la sexuation dans le sujet :
- en mettant en évidence la possibilité du manque Réel du phallus sur sa scène propre ;
- en assignant imaginairement dans l’interprétation violente le sujet comme phallique ou castré.
- La construction historique : À travers cette scène le sujet articule son histoire dans un rapport à son IDENTITÉ sexuée. D’entité où se localise la pulsion il devient identique à lui-même comme homme ou femme dans cette refente introduite par l’autre.
La scène primitive
- La scène imaginaire. L’énoncé classique de ce fantasme serait : On crée un enfant (qui est moi-même). Je pense par contre que le « on » est ici trop indifférencié. Ce « on » est lié à une conception du fantasme originaire uniquement dans un rapport traumatique et non pas comme scène structurante. Il convient de substituer au « on » indifférencié le « ils » pluriel qui montre le travail sur l’ambiguïté imaginaire qui est dans cette scène où le sujet est en même temps présent et absent puisque non-encore créé. L’énoncé légitime me semblerait être Ils créent moi-même.
- L’éprouvé : C’est un éprouvé (pulsionnel) d’exclusion d’une relation pulsionnelle actuelle entre deux autres.
- L’image : Ce serait la scène de deux autres dans un lien pulsionnel excitant.
- L’opération : L’actualisation sur la figure des autres du destin à la mort. Il s’agit d’un transfert sur le couple.
- La transformation : elle s’énoncerait dans les termes suivants Ils me créent moi-même mortel. Cet énoncé montre la transformation qui opère, à savoir l’émergence des pôles de vacillation du sujet : me, moi, même dans le rapport à la limite ontologique du sujet : la mort. Les autres importent en même temps la mort et le désir dans le sujet. Cette transformation inscrit le désir comme détour par l’autre qui permet au sujet de ne pas se précipiter en une décharge nirvanique dans son destin à la mort.
- La construction historique : il s’agit de la scène où d’autres originent un sujet dans son destin à la mort réalisation de la limite ontologique du sujet. À travers cette scène, le sujet inscrit son histoire dans le rapport à sa limite ultime et inexorable : la mort.
La nécessité du lien entre les trois fantasmes originaires
Nous avons précédemment vu que la castration introduit une transformation de la scène de corporéité inventée dans le cadre du fantasme de séduction : l’autre séducteur par excès dans la séduction introduit le défaut et le manque dans la scène de corporéité entre lui et le sujet castrable. Le vécu de cette menace confronte le sujet aux limites de la scène corporelle. Dans la scène primitive, articulée dans l’espace psychique de la nécessité et de la dépendance du lien à l’autre le sujet va vivre l’éprouvé de la solitude. Le sujet va lier cet éprouvé de solitude à travers le fait qu’il doit construire une scène à travers les indices perceptifs, sons, regards, perceptions furtives qui l’inscrivent dans un hors-jouissance d’un lien dont il perçoit l’intensité pulsionnelle. Cette inscription dans un hors-jouissance qui le contraint à travailler sur des indices et non sur la scène même, fonde le principe du lien aux autres et inscrit son principe dans un ailleurs qui invente le champ de l’Autre. Cette scène cumule en effet la présence des éléments fondateurs du champ de l’Autre, lien symbolique entre le rapport à l’autre du désir et le rapport de l’autre à la mort.
C’est cette inscription comme hors-jouissance d’une relation entre deux autres qui lui impose le travail psychique par où il s’invente comme créé dans cette relation qui lui permet d’être à la fois présent et absent. La séduction l’a confronté au vécu effractif de la jouissance et la castration à l’effraction de l’inscription de la perte dans ce lien. La scène primitive combinant ces éprouvés contraint le sujet à se poser comme présent hors-jouissance dans le rapport de ces deux autres. Lorsque l’on décrit la scène primitive en termes strictement traumatiques on manque bien sûr cette notion primordiale et fondatrice de l’altérité. La mort figurée à travers des vécus sadiques vient figurer à l’intérieur de la scène l’implicite de cette scène car, en se construisant comme créé par ces autres, le sujet se découvre comme mortel, comme inscrit dans l’inexorable du destin à la mort. La construction sadique est la traduction de l’éprouvé violent que les autres lui imposent. Cet éprouvé vient se figurer actuellement sur la scène de la corporéité, sous forme sadique, dans la suite du fantasme de castration. Il s’agit d’une figuration active de l’éprouvé subi dans cette invention originaire de l’être du sujet à la mort.
C’est pourquoi j’ai proposé l’énoncé suivant concernant la scène primitive : Ils (me) créent moi-même mortel.
La division du sujet, son décalage, son aphanisis, son fading, sont intégralement figurés dans les éprouvés liés à cette scène. La réplication des polarités moïques de la conflictualité de cette phrase : me, moi, même mortel montrent le travail à l’œuvre dans la scène de la division du sujet et l’émergence des réappropriations subjectives :
- ME comme objet des autres,
- MOI comme principe de localisation et d’énonciation appropriatrice,
- MÊME comme principe de permanence subjective par-delà la division,
- l’ensemble se construit sous le primat du rapport à l’AUTRE des autres.
En fonction de cet ensemble d’éléments, je considère la scène primitive comme une suture du travail de l’originaire : la scène primitive met en disposition l’ensemble des composants imaginaires, constitue le référant imaginaire qui permet l’appropriation du travail du Symbolique par le sujet. Nous verrons une telle forme apparaître en suture chaque fois que sous l’effet d’une situation potentiellement traumatique le sujet devra réactualiser le travail de l’originaire : mise en lien d’éprouvés étrangement familiers (Unheimlich) qui le subvertit dans sa départition imaginaire entre intérieur et extérieur, Moi et Non-Moi, entre Soi et Non-Soi mais aussi entre sens et signification.
Trois configurations de l’autre
Ainsi qu’on peut le voir ci-dessus pour les fantasmes originaires le même travail est en cours pour les complexes familiaux et les hypothèses de base. Les fonctions de l’autre sont articulaires et articulent le point de consistance de ces fantasmes originaires. La figure de l’autre n’en sort pas tout à fait pour autant égale à elle-même. Si elle perd certes en mystère elle gagne en explicitation. Nous voyons apparaître à côté de la figure de l’autre comme référant une autre fonction de l’autre qui est celle de l’intrus. Si une fonction de l’autre est une fonction d’altérité telle qu’elle se trouve en potentialité dans la scène primitive lorsque le sujet s’inscrit comme Autre des autres c’est-à-dire comme dépositaire d’héritages qui ne sont pas nécessairement compatibles mais que, dans sa conflictualité et sa subjectivation il va intégrer ouvrant ainsi de nouvelles différenciations et de nouvelles signifiances.
La scène primitive lorsqu’elle opère, c’est-à-dire lorsqu’elle reste discrète, dans l’implicite et la latence du cadre subjectif est une fonction qui permet la suture de la conflictualité originaire avec les figures de l’autre et ce qu’elle comporte de désir de mort à l’égard du sujet. Elle invente donc la figure de l’Autre comme principe d’altérité de tout autre et permet au sujet de se dégager des effets d’aliénation à l’autre.
La castration lorsqu’elle opère, c’est-à-dire lorsqu’elle reste discrète, dans l’implicite et dans la latence du cadre subjectif suture les enjeux d’aliénation à l’autre (a) avec ce qu’elle comporte d’inscription dans la position de signifié de l’autre. Elle introduit en effet le principe différenciatieur de la castration d’où toute réalité peut s’organiser dans un référant fut-ce sur le mode minimal du négatif. Elle permet de se dégager des effets d’intrusion psychique de l’autre.
La séduction lorsqu’elle opère, c’est-à-dire lorsqu’elle reste discrète, dans l’implicite et dans la latence du cadre subjectif, avec ce qu’elle comporte d’intrusion, constitue la suture de la relation d’ambiguïté à l’autre. Elle permet d’instituer l’autre comme non-moi fut-ce au prix de l’intrusion pulsionnelle. Elle permet de se dégager de cette impossibilité à destiner sa pulsion marquant l’organisation ambiguë de l’infans tant qu’il n’est confronté à l’interprétation violente.
Cette dernière figure de l’autre est celle de l’altération, figure la plus archaïque d’entre toutes, celle qui permet et contraint la relance du sujet dans un désir suffisant par-delà le vécu agonistique.
Cet autre de l’altération est comme la trace de pas dans le sable qui permet à Robinson de supposer la présence d’un autre, indice qui ne prendra sens et signifiance que de la tentative d’effacement (J. Lacan, L’identification). J. Lacan nous montre comment, si on entoure cette trace dans le sable d’un cercle qui la localise psychiquement, comme trace nous entrons alors dans l’ordre du Symbolique. Cet autre de l’altération nous permet après-coup de nous rendre compte que nous avons affaire à un sujet Réel. Cet autre de l’altération nous sommes contraints pour l’articuler symboliquement de l’entourer de ce cercle qui constituera cette trace comme signifiant et qui constitue à n’en pas douter une forme poétique de ce que P. Aulagnier appelle un pictogramme. Cet autre-là appartient au déjà mort dans la mesure où il ne se laisse plus saisir que dans le Réel de sa trace, dans l’ordre du retrouver. Cet autre de l’altération constitue pour le sujet le référant Réel c’est-à-dire ce principe qui constitue le Réel comme ce que l’on retrouve à la même place et qu’il faudra secrètement encadrer du référant imaginaire l’autre des fantasmes originaires pour que le sujet puisse le lier symboliquement.
Altérité, aliénation, altération, les trois fonctions par où un sujet s’invente l’Autre de tout autre.