Le traumatisme psychique : de l’affect au modèle

DOI : 10.35562/canalpsy.2136

p. 5-6

Text

Aborder la problématique du traumatisme dans un espace aussi court relève certainement de la gageure aussi je vais délibérément limiter mon propos en partant de la question suivante : derrière les multitudes de théories du traumatisme, y a-t-il une forme traumatique qui, quelles que soient les figurations spécifiques traumatiques, serait relativement constante ? Nous savons que les théories du traumatisme ont suscité des débats passionnés dans le champ de la psychanalyse notamment entre S. Freud et S. Ferenczi.

S. Freud, confronté à l’énigme de l’hystérie d’un dysfonctionnement corporel sans origine bio-physiologique, va postuler l’existence d’un appareil psychique conçu essentiellement dans un premier temps comme appareil de mémoire. On connaît la célèbre phrase de S. Freud (1895) : « C’est de réminiscences que souffrent les hystériques ». Le paradoxe de la réminiscence est qu’elle est tout à la fois intérieure et extérieure, la question de l’interface entre intérieur et extérieur se pose dès cet instant. Nous entrons dans la dynamique de la représentation.

S. Freud, tout au long de ses variations sur la théorie du traumatisme, va maintenir cette importance prépondérante de la représentation, à la différence de Ferenczi pour qui le traumatisme est lié à la disparition de la représentation autrement que sous la forme de la répétition1. On peut légitimement dire que l’opposition pour une large part semble être liée aux types de pathologies sur lesquelles s’appuie leur expérience. Ferenczi se confronte à des patients pour lesquels la forme traumatique à l’œuvre est une forme dénuée de représentations au sens strict du terme (psychotiques, psychosomatiques et états limites). Ces patients fonctionnent dans la construction traumatique répétitive, je dirais la figuration (Darstellung) traumatique. S. Freud travaille à partir des contenus représentationnels pendant que Ferenczi travaille la problématique traumatique autour du contenant de la représentation : une problématique de figuration.

La clinique nous montre que la figuration traumatique n’est pas la même en fonction de la construction traumatique que permet l’événement. C’est tout l’intérêt de la reprise par S. Freud de la théorie du traumatisme dans Moïse et le monothéisme car il intègre et la dimension sexuelle du traumatisme et la dimension narcissique du traumatisme : « Il s’agit d’impressions d’ordre sexuel ou agressif et de blessures précoces faites au moi (blessure narcissique) ». Pour ce qui concerne les impressions sexuelles précoces nous pouvons reconnaître ici la première théorie de la séduction précoce et du retour du refoulé après un temps de latence à l’occasion d’un événement qui entretient avec le premier un lien de ressemblance imaginaire ou un lien de proximité réelle (l’hystérique souffre de réminiscences). Cet évènement fait alors effet d’émergence d’une représentation qui avait pu jusqu’à ce jour être suffisamment refoulée. Le second événement, en produisant un effet de signifiance, vient attester la dimension d’intrusion sexuelle (Réelle ou Imaginaire) dont le sujet fut victime.

Ce type de traumatisme se constitue sur le verso de la fonction instituante du fantasme originaire de la séduction. L’autre n’y intervient pas comme donneur d’« amour suffisant » (P. Aulagnier, 1975) mais par l’excès pulsionnel qu’il induit, comme familier étranger, porteur de signifiants énigmatiques (J. Laplanche, 1987). La construction traumatique de la scène dans un second temps viendra du remaniement symbolique qu’impose la survenue, par exemple, des caractères sexuels secondaires : l’appropriation par le sujet de la sexualité comme sienne constitue après-coup la scène première comme intrusion (Réelle ou Imaginaire). Le contenu vient effracter le contenant. Chez l’hystérique par exemple, cette construction déclenche la figuration symptomatique de la conversion hystérique. La scène du corps supplée le moi dans sa fonction de contenance individuelle du sujet.

Pour ce qui concerne la clinique de l’agression au sens d’une menace sur le sujet, c’est-à-dire celle qui menace l’autoconservation réelle du sujet, on peut s’apercevoir que le temps de latence est infiniment moins grand, parfois quasi nul. Nous sommes dans une situation d’effraction de la forme individuelle du sujet via sa consistance corporelle ou sa consistance imaginaire. Nous sommes dans le modèle de l’effraction de la vésicule. La dimension topique du traumatisme y est plus marquée. La figuration traumatique est plus actuelle plus immédiate, le défaut de représentation y apparaît et se limite à la répétition incessante d’une scène traumatique. La constitution du symptôme se fera en particulier par la répétition de scènes autotraumatiques (mise en danger, recherche de la mort comme fonction limite de la souffrance). L’agir vient suppléer la carence de contenu représentationnel pour le sujet. Cette construction traumatique existe dès la phase de latence mais est souvent banalisée en termes d’agitation, d’instabilité et de conduites à risques ou caractérielles. Toutes ces conduites mettent en scène comment le facteur létal introduit une désappropriation radicale des contenus de représentation de la part du sujet se traduisant par exemple par l’impossibilité de jouer. Nous avons à faire à une défaillance radicale de la fonction imaginaire, une forclusion de l’imaginaire, qui entraîne l’impossibilité de constituer une quelconque forme de transitionnalité suffisante. Toute constitution de représentation devient impossible si ce n’est sous la forme de figurations selon des configurations dégagées par Bion dans les pratiques groupales : dépendance et attaque-fuite. L’environnement est appelé à contenir la construction traumatique.

Pour ce qui concerne les ruptures narcissiques, menaces sur l’unité imaginaire du sujet, le temps de latence est également moins important. La victime va retourner sans cesse l’intrusion sur toute autre personne, oscillant entre séduction narcissique de l’autre et tentative de destruction. Nous oscillerons cette fois-ci entre attaque-fuite et couplage (comme couplage narcissique). L’autre n’existe qu’en tant que danger potentiel sous la forme du double inquiétant ou de l’autre menaçant. Nous sommes typiquement dans une forme de la clinique antisociale. Nous sommes ici dans une forclusion non pas du champ de l’Imaginaire mais de la figure de l’autre. Les premières manifestations du retournement traumatique de l’attaque vers l’autre tombent sous le coup du déni ou de la dénégation d’un environnement trop impliqué pour reconnaître la lutte à mort dans laquelle il est contraint. Il ne faut pas confondre ici temps de latence et non reconnaissance de la manifestation d’une construction traumatique déjà présente.

L’intérêt de la dernière reprise dans Moïse et le monothéisme est de montrer comment, par-delà les reconstructions successives de la théorie traumatique, S. Freud ne renonce pas à une synthèse théorique :

Les études sur l’hystérie : théorie du traumatisme en deux temps.

Introduction à la psychanalyse (1915/17) : théorie de la fragilité fantasmatique liée au dégagement de la notion de fantasme originaire qui sont l’avers d’une configuration dont le traumatisme est l’envers2.

Au-delà du principe de plaisir (1920) : fonction pare-excitation de la vésicule vivante.

Notes sur le bloc magique (1925) : la théorie de la double inscription et développement de la théorie fonction filtre du pare-excitation.

Inhibition symptôme angoisse (1925/27) : l’angoisse est un indice qu’adresse le moi du débordement par l’excès pulsionnel.

Analyse avec fin et analyse sans fin (1937) : réaffirmation de la fonction de la quantité dans le trauma.

Constructions dans la psychanalyse (1937) : l’idée que l’événement traumatique est déqualifié de sa fonction traumatique et que le travail de l’analyse est de lui restituer sa réalité historique. On notera comment il s’agit d’un travail de restitution et de réattribution qui a défailli dans le temps traumatique.

Moïse et le monothéisme (1939) : la reprise de la théorie en deux temps mais l’extension du facteur traumatique à la dimension de l’agressivité et du narcissisme.

Il y a entre chacune de ces théories une propriété formelle commune : le moi du sujet se trouve dans une situation telle que le sujet ne peut décider ce qui est lui-même, ce qui est soi et ce qui est non-soi ou non moi, ce qui est réel ou ce qui est représenté. C. Janin parle de collapsus topique3. L’évènement traumatique laisse croître la tension pulsionnelle en place de façon telle que le sujet se voit contraint soit de sacrifier, de s’amputer d’une partie du moi, modifier sa consistance, soit de décharger sur place cette tension. La situation paradigmatique du traumatisme, la situation de détresse (Hilflösigkeit), est une situation où, du fait de l’effraction du moi par le quantum d’affect pulsionnel, le sujet se trouve subverti dans sa capacité subjective à assigner un destin aux pulsions. Le vécu subjectif n’est pas un vécu d’intrusion mais un vécu d’indécidabilité fondamentale le contraignant à faire figurer une fonction contenante par un contenu représentationnel et réciproquement. Nous sommes souvent conduits à surdéterminer l’intrusion de la fonction contenance et d’unification imaginaire du moi (signal d’angoisse du moi) car elle vient masquer l’angoisse radicale à laquelle l’indécidabilité confronte le sujet. Une urgence soit à refouler le contenu de représentation énigmatique, soit à dénier ou forclore la menace létale qui attaque l’autoconservation réelle ou imaginaire du moi.

La répétition traumatique apparaît alors comme une urgence à destiner la charge pulsionnelle à travers l’actualisation et la figuration symptomatique. Elle tente de mettre fin à la menace ineffable que constitue pour un sujet le vécu de l’indécidabilité radicale. La symbolisation par les formes du négatif nous dégage de l’urgence et de l’indécidabilité.

Comme S. Freud l’a très bien souligné (La dénégation, 1925) l’appropriation du signifiant originaire de la négation permet de fonder le jugement primitif d’attribution. Il a pour fonction de suturer la potentialité traumatique de l’indécidabilité4. Il dégage symboliquement le sujet de la situation de l’indécidabilité traumatique avec l’invention du non-moi et sa superposition au moi-déplaisir, superposition qui constitue la forme primitive d’un lien d’identité. La fonction anti-traumatique de l’autre est de permettre au sujet de superposer dans un premier temps le moi-déplaisir et le non-moi sous la figure de l’autre. Nous sommes dans la première fonction de dépôt, celle du pictogramme positif et négatif tout à la fois, de la fonction de dépôt chez J. Bleger. La deuxième fonction antitraumatique de l’autre est de permettre au sujet de destiner l’excitation pulsionnelle thanatique et érotique à travers la violence de l’interprétation originaire. Nous sommes là au cœur de l’inscription traumatique qui préside à la contrainte à s’inscrire dans l’ordre de la parole pour se dégager de l’indécidabilité traumatique.

Quelles que soient les théories freudiennes du traumatisme on s’apercevra que toutes s’inscrivent dans cette forme fondamentale de l’indécidabilité subjective qui constitue le paradigme de toute situation traumatique et toute construction traumatique.

Notes

1 Cf. le livre de Ginestet-Delbreil : La terreur de penser, Plancoët, Diabase, 1997.

2 N.B. chaque fois qu’un fantasme originaire s’actualise dans la psyché d’un sujet il a eu traumatisme ou il y a potentialité traumatique. La scène primitive qui est un organisateur psychique du lien intersubjectif tant qu’elle reste discrète mais se présente, par exemple, dans la dimension traumatique des parents combinés lorsqu’elle se présente sous l’envers traumatique.

3 C. Janin, Figures et destins du traumatisme, PUF.

4 L’indécidabilité me semble originaire liée à la carence instinctuelle chez le sujet humain.

References

Bibliographical reference

Bernard Duez, « Le traumatisme psychique : de l’affect au modèle », Canal Psy, 37 | 1999, 5-6.

Electronic reference

Bernard Duez, « Le traumatisme psychique : de l’affect au modèle », Canal Psy [Online], 37 | 1999, Online since 23 août 2021, connection on 02 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2136

Author

Bernard Duez

Maître de conférences à l’Institut de psychologie Université Lumière Lyon 2

Author resources in other databases

  • IDREF
  • ISNI
  • BNF

By this author

Copyright

CC BY 4.0