La transitionnalité : une coupure épistémologique « invisible »

DOI : 10.35562/canalpsy.2135

p. 3-4

Texte

L’introduction par D.W. Winnicott du concept de transitionnalité dans la métapsychologie psychanalytique a pu être considérée (J.-L. Donnet) comme une « coupure épistémologique invisible » dans la théorie et la pratique psychanalytique. Invisible car elle s’est présentée dans un premier temps comme un simple complément au corpus théorique qui pourrait s’ajouter, sans autre forme de procès, aux acquis antérieurs. Une telle conception négligeait le fait que la métapsychologie se comporte en fait comme une théorie dans laquelle s’exerce une « solidarité théorique » forte qui a pour effet que l’introduction d’un nouveau concept – surtout lorsque celui-ci, comme c’est le cas avec la transitionnalité, s’articule aux points de vue métapsychologiques eux-mêmes – modifie la répartition d’ensemble du corpus. De ce fait la recherche en psychologie clinique est encore loin d’avoir tiré toutes les conséquences théorico-cliniques de l’introduction de la transitionnalité dans le champ clinique et en particulier dans celui de la question de la subjectivité et de l’appropriation subjective qui sont ses domaines d’impact les plus essentiels.

Je ne peux, dans les limites qui me sont ici proposées, déployer1 l’intégralité des effets pratiques, théoriques et cliniques qui sont rendus possibles ou imposés par cette « coupure » épistémologique dans la psychanalyse, je me bornerais donc à l’extraction et au relevé de quelques effets majeurs de ceux-ci.

On a beaucoup insisté sur l’objet transitionnel, les circonstances de son émergence et celles de son évolution, moins sur ses enjeux intersubjectifs et intrapsychiques. L’objet transitionnel est le modèle-même des objets « pour » symboliser, qui ne doivent leur intérêt que du fait de leur place dans le processus de symbolisation et d’appropriation subjective qu’ils rendent possible. L’objet transitionnel « matérialise », dans les moments où celle-ci s’instaure ou est en difficulté de repérage, le symbole de l’activité symbolique elle-même. Ce n’est pas un symbole, mais un « méta-symbole », un symbole qui représente l’activité symbolique elle-même. Dans la petite enfance sa présence ou sa possession signifie que les processus qui habitent la psyché de l’enfant sont d’un ordre de réalité différent que celle de leur réalité perceptivo motrice. Sa réalité matérielle « encadre » l’activité représentative de la vie diurne, tel le cadre du rêve de la vie nocturne qui « signifie » que l’hallucination onirique n’est qu’un rêve, c’est-à-dire une représentation rendue perceptive, l’objet ou le processus transitionnel « signifie » que le processus en cours est et n’est pas semblable à lui-même, qu’il vaut pour la représentation « concrétisée » d’un pan de la vie psychique. C’est en ceci qu’il rend possible l’appropriation de la vie psychique en lui conférant une réalité perceptive sans néanmoins confondre celle-ci avec la réalité matérielle qui la supporte. Le registre du transitionnel traite le paradoxe qui préside à toute activité de symbolisation qui utilise dans son parcours la présence d’objets perceptifs et matériels. On conçoit, dès lors qu’il est le modèle même des objets intermédiaires ou « médiateurs »2, qu’il ouvre par là même une autre théorie de la symbolisation en permettant de penser les temps « primaires » de celle-ci, ses temps premiers. Les conséquences en sont révolutionnaires pour tout ce qui concerne l’approche des temps précoces de la psyché comme pour ce qui concerne les modes de relance de la symbolisation des traumatismes psychiques ou de tous les fonctionnements psychiques non-névrotiques, autrement rejetés « hors symbole » et hors intelligibilité.

Mais la transitionnalité ne se soutient que si l’environnement est favorable, que si entre le sujet et son entourage s’organise une « convention muette » de respect du paradoxe qui le constitue. S’ouvre ainsi la possibilité de penser le fond « muet » de la relation intersubjective qui rend possible le dépassement des effets de la pulsion de mort, et celle de penser la violence comme réactionnelle à son échec et non plus comme « fondamentale ». Le transitionnel est ce qui permet d’éviter les pièges de l’alternative narcissique « moi ou l’autre », c’est ce qui permet à la subjectivité de se construire autrement que dans la haine, dont l’intensité n’apparaît dès lors que comme l’effet des formations réactionnelles à ses difficultés d’organisation. Mais du même coup la question de l’objet et de la qualité de l’environnement prend tout son sens en fonction de son aptitude à établir ou maintenir les conditions de possibilités intersubjectives de cette « convention muette », de ce « contrat narcissique » de base de la symbolisation et de la réalité psychique subjective.

L’objet ne peut plus être simplement considéré, dans la théorie mais aussi en pratique, comme le simple réceptacle passif des projections pulsionnelles du sujet, comme l’autre de la « relation d’objet » du sujet, il doit aussi être pris en compte dans la réalité de ses réponses concrètes aux mouvements pulsionnels et relationnels du sujet, pris en compte dans sa spécificité, ses qualités et ses failles et dans les effets de celles-ci sur le fonctionnement psychique du sujet, dans la manière dont il s’est rendu ou se rend « utilisable » pour le sujet. L’emprise, la « manipulation », les formes dites de la perversion reçoivent de ce fait un nouveau statut théorico-clinique ; la perspective de « l’utilisation de l’objet » transforme la théorie de la relation d’objet en intégrant la question de la manière dont ont été pris en compte les « besoins du moi », c’est-à-dire tout ce qui est nécessaire à celui-ci pour faire le travail de transformation représentatif indispensable au processus d’appropriation subjective.

Pour finir ce parcours on s’en doute bien trop court, il faut évoquer aussi la question, directement dérivée de celle de la transitionnalité, du « potentiel ». Le concept d’espace potentiel désigne d’abord cette structuration particulière de la relation intersubjective qui donne place à la subjectivité et à l’activité de jeu et de symbolisation. Mais il désigne aussi ce qui chez le sujet est en souffrance de sens et d’assignation topique intrapsychique, il désigne cette souffrance psychique liée à un potentiel non advenu à la relation, non advenu au moi, d’un reste de la vie psychique qui n’a pu trouver place et s’accomplir dans la subjectivité parce qu’il n’a pas trouvé place dans la relation intersubjective. C’est ici le vaste champ clinique de l’exploration de la souffrance liée à ce qui n’a pas eu lieu, à ce qui ne s’est pas passé « là où il aurait pu utilement se passer quelque chose », le vaste champ du « manque à être ». La prise en compte de celui-ci infléchit notablement notre conception du transfert et de son utilisation « psychanalytique » qui s’ouvre alors à la prise en compte des modes de répétitions contraintes de ce qui n’a pas pu s’accomplir, de ce qui n’a pas eu lieu et qui hante la psyché, en quête d’un lieu potentiel pour advenir enfin, être mis au présent du moi et pouvoir ainsi être un jour endeuillé. Une telle conception renouvelle largement la question du négatif et des formes de la négativité, elle renouvelle aussi la question de la contrainte de répétition pour l’articuler avec les formes d’une contrainte à la symbolisation, d’une contrainte à l’intégration. Elle renouvelle donc aussi la conception psychanalytique du travail du deuil et de ses conditions de possibilités, on ne peut faire le deuil que de ce que l’on a pu accomplir en soi et symboliser, que de ce que l’on peut absenter au-dehors parce qu’on l’a construit au-dedans.

Dans la théorie comme dans la clinique ou la pratique, la transitionnalité a été le concept grâce auquel un certain nombre d’impasses de la psychanalyse ont pu être dépassées, grâce auquel le « Surmoi » psychanalytique a pu lever certains de ses verrous historiques pour se rendre plus adapté aux besoins d’un modèle du psychisme qui prendrait en compte le processus de la vie psychique et de la créativité qui devrait l’habiter.

Notes

1 Pour une approche plus développée cf. l’introduction à la nouvelle édition du livre Le paradoxe de Winnicott, InPress 1998-99 (à paraître).

2 Le « medium malléable » de M. Milner, l’objet « transformationnel » de C. Bollas n’en sont que des formes particulières, les objets autistiques n’en sont que des formes dégénérées, etc.

Citer cet article

Référence papier

René Roussillon, « La transitionnalité : une coupure épistémologique « invisible » », Canal Psy, 37 | 1999, 3-4.

Référence électronique

René Roussillon, « La transitionnalité : une coupure épistémologique « invisible » », Canal Psy [En ligne], 37 | 1999, mis en ligne le 23 août 2021, consulté le 01 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2135

Auteur

René Roussillon

Professeur de psychologie clinique à l’Université Lumière Lyon 2

Autres ressources du même auteur

  • IDREF
  • ISNI
  • BNF

Articles du même auteur

Droits d'auteur

CC BY 4.0