Psychanalyse et création : approches actuelles

DOI : 10.35562/canalpsy.2137

p. 7-8

Notes de la rédaction

Propos recueillis par Monique Charles.

Notes de l’auteur

J’ai souhaité interroger Bernard Chouvier, professeur de psychologie clinique à l’Université Lumière Lyon 2 pour cerner dans quelle mesure les approches actuelles de la création modifiaient sensiblement les perspectives en ce qui concerne les questionnements, les modalités méthodologiques des recherches, et aussi les positionnements réciproques de la psychanalyse et de la création.

Texte

Canal Psy : Sur quels objets portent les recherches sur la création s’effectuant au sein du CRPPC ?

B. Chouvier : À Lyon, la problématique de la symbolisation fédère les recherches portant sur la création. Cette problématique a initié deux colloques, « L’intime et l’universel1 » et « Matières à symbolisations ». Nos travaux portent de façon privilégiée sur la création littéraire, sans doute parce que parler de la création picturale est plus difficile à un clinicien. Certaines de nos recherches sont publiées au sein du CRPPC, comme par exemple « Clinique du style » dans lequel se trouvent les contributions de J. Ménéchal, R. Roussillon, J.-M. Talpin et de moi-même. Cet intérêt pour l’approche psychanalytique de la création ne date pas d’aujourd’hui. C’est J. Guillaumin qui a été à l’origine de notre centre de recherches et ses publications, comme Le moi sublimé récemment publié chez Dunod, montrent la permanence de sa préoccupation pour l’œuvre.

En relation directe avec la question de la symbolisation qui nous préoccupe, il existe un autre biais par lequel la question de la création s’impose à notre attention. De plus en plus, avec des patients états-limites, on a besoin de passer par des médiations et les médiations artistiques sont peut-être celles qui sont actuellement les plus développées et qui rencontrent le plus d’intérêt chez les soignants. Les cliniciens sont ainsi amenés à avoir un contact avec ces médiations artistiques comme mode d’approche du psychisme, tant en formation qu’en supervision. Nous avons ainsi beaucoup travaillé autour des ateliers d’art-thérapie à partir de l’écriture, de la peinture, du collage. Les travaux d’art-thérapie qui ont lieu au Vinatier ont été présentés lors du dernier colloque dans le cadre d’une exposition qui a suscité beaucoup d’intérêt chez les étudiants et les divers praticiens.

Pour donner leur portée aux recherches sur la création, il faut réaliser qu’elles impliquent les autres recherches cliniques. En effet, on a parfois mal compris l’intérêt que la psychanalyse portait à l’œuvre en y voyant une sorte d’application un peu impérialiste visant à renforcer la valeur de son système notionnel préalable. Je crois au contraire que la psychanalyse, depuis son origine, a toujours pris comme une sorte d’épreuve de vérité la référence au créateur. Comme si les œuvres contenaient une véracité clinique intrinsèque qui pouvait du coup servir de contre épreuve de ce que l’on peut appréhender directement dans le travail clinique.

Canal Psy : Repérez-vous des questions qui ont axé, dans le passé, les recherches sur la création et qui continuent à être actuellement travaillées ?

B. Chouvier : Certaines questions ont en effet une permanence. On cherche ainsi à clarifier le ressort du processus de création, la raison qui pousse à créer. On essaye aussi de rendre compte de l’investissement, souvent considérable de la création qui va monopoliser une part importante de l’énergie et de la vie du créateur. L’intensité de l’investissement qui lie le créateur à l’engendrement de son œuvre intrigue le clinicien d’autant que les effets ne sont pas uniquement élaboratifs mais possèdent un versant destructeur, soumettant le sujet à des risques parfois très importants. Ce type d’investissement relève-t-il de la passion ou bien l’intensité qui emporte parfois vers la création a-t-elle quelque chose de spécifique ? C’est là une question centrale. Une autre interrogation porte sur la nature de la transmission qui s’effectue dans certaines familles de créateurs. À quoi renvoient ces filiations dans lesquelles la création fait partie de l’héritage ? On tente aussi de savoir comment s’effectue le choix d’un domaine artistique particulier. Cela fonctionne-t-il sur le mode d’une monomanie ou bien le terrain d’expression choisi est-il celui qui permet au sujet d’approfondir un travail psychique dont il ressent le manque ?

Canal Psy : Dans les recherches actuelles, percevez-vous, sur ce fond d’invariant, des problématiques qui transformeraient assez radicalement l’approche de l’œuvre ou insisteriez-vous sur la continuité ?

B. Chouvier : J’ai l’impression que ce qui ne change pas, c’est l’intérêt pour les auteurs. On continue à s’investir dans des travaux portant sur son ou ses auteurs de prédilection.

Par contre, ce qui change, c’est la manière d’aborder l’œuvre, et la façon nouvelle dont on va concevoir les relations entre la psychanalyse et l’œuvre. Le Beckett de D. Anzieu a marqué un tournant dans la mesure où l’auteur n’est pas positionné comme l’objet d’étude du psychanalyste mais comme une médiation nécessaire par laquelle le psychanalyste dialogue avec la psyché, avec celle du créateur et avec la sienne. On pouvait autrefois concevoir l’interprétation d’une œuvre comme quelque chose d’assez monolithique alors qu’aujourd’hui on est beaucoup plus dans une interpénétration de la psychanalyse et de l’art. L’approche psychanalytique de l’œuvre relève, elle aussi, d’un style, celui de l’interprète, ce qui constitue un dispositif de mise en abîme. Une autre approche qui me tient aussi à cœur consiste à mettre en regard un thème traité par un auteur et la façon dont on le rencontre dans le champ clinique à travers l’étude de cas. Ce dispositif crée un dialogue qui enrichit à la fois la compréhension de la clinique et de l’œuvre.

Une autre polarité nouvelle des recherches est de viser à repérer la spécificité des processus en jeu dans la création. À juste titre, R. Roussillon montre que la création peut correspondre à une contrainte à créer. Je distingue de cette contrainte la nécessité à créer. Elle renvoie au fait que le sujet va pouvoir réaliser un travail psychique sur le mode particulier de la création, travail qui a sa spécificité car il ne s’effectue pas dans l’intériorité mais dans le rapport à cet objet externe que devient son œuvre. Ainsi le créateur ne demeure pas toujours le même, sans que cela ne mette fin à la relance de son désir de poursuivre la création, d’entamer une nouvelle œuvre. Grâce à la mise au dehors d’une partie de lui-même, le créateur parvient à faire un cheminement psychique sans que cela soit pour autant une thérapie, le travail élaboratif s’effectuant dans la création par d’autres voies. Ce qui le montre c’est la comparaison avec les thérapies utilisant la création où l’activité artistique est toujours médiatisée par un thérapeute introduisant un tiers. L’objet artistique est placé comme un objet commun entre le patient et le thérapeute, dans un dispositif impliquant le déploiement du transfert. Dans la création, le sujet est d’une certaine façon seul avec son œuvre, même s'il va s’appuyer sur des maîtres, des groupes, des mouvements de pensée, pour effectuer son travail. On est là dans un cadre social, de reconnaissance, de publication et non pas de thérapie. Le cheminement personnel dans la création se fait à travers ces modalités-là. Il peut donc y avoir transformation psychique sans dispositif thérapeutique, la question est alors de savoir comment cette transformation s’opère.

Mais la création n’est pas toujours élaborative. La grande question qui me préoccupe est de savoir pourquoi de grands créateurs, qui ont fait don d’œuvres puissantes, qui donnent à penser, qui ont le pouvoir inlassable de devenir significatives pour d’autres psychés, en sont venus, eux, à ne pas même pouvoir survivre. Les réponses apportées jusqu’à présent sont intéressantes mais ne sont pas suffisantes. Il y a là tout un champ de recherches nécessaires et utiles.

Canal Psy : C’est là sans doute un exemple de cette dimension du paradoxe en jeu dans la création et sur laquelle vous insistez.

B. Chouvier : Réussir son œuvre et rater sa vie serait une première figure de ce type de conflictualité. Une autre forme essentielle de paradoxe met en tension l’intime et l’universel. C’est en allant au plus près de son intimité la plus singulière que le créateur atteint l’universel. Le paradoxe central de la création, c’est la jeunesse étonnante des œuvres, qui peuvent nous parler en franchissant les frontières des cultures et de l’histoire. L’attrait pour la création, c’est peut-être l’attrait pour un fonctionnement psychique qui met des polarités en tension, c’est peut-être aimer la position du funambule cheminant sur son fil au prix d’une permanente réequilibration risquée. La destruction dans la création proviendrait alors d’un dysfonctionnement de cette mise en tension, qui rendrait impossible la dimension du paradoxe qui est celle de l’aire transitionnelle et de la création. On a eu trop tendance, dans le passé, à vouloir résoudre les paradoxes en jeu dans la création et, du coup, peut-être passait-on parfois trop à côté de la richesse et de la spécificité de la création.

Quant à savoir à quels types de problématiques peut renvoyer cet attrait pour le régime du paradoxe, il me semble qu’il est nécessaire de remarquer que ce régime n’est pas également sollicité dans les différents genres littéraires. Ainsi il me semble que le roman renvoie assez souvent à une position de triangulation. Il reprend et retraite, sur un mode œdipien, le scénario de l’origine. C’est pour cela que le roman continue à intéresser malgré les pronostics répétés de sa mort. Le lecteur désire qu’on lui raconte une histoire car il désire qu’on lui raconte son histoire. Alors que d’autres auteurs comme Borges, Michaux, Pessoa, n’ont pas écrit de roman. Ce sont des auteurs qui se situent avant l’histoire. Ils se posent la question de ce qui est requis pour pouvoir écrire une histoire et qui manque. La question de la paradoxalité, son sur-investissement, se situe dans un monde psychique où dominent les éléments paranoïdes et la schizoïdie, un monde dans l’en deçà du roman familial et du roman.

Canal Psy : R. Kaës, dans une publication récente, soulignait que la disparition des formations symboliques à portée collective, fragilisant le préconscient, serait une des causes de la souffrance dans nos sociétés. L’œuvre peut-elle aider à l’élaboration des négativités travaillant le socius ?

B. Chouvier : Je suis pleinement d’accord avec cette conception. On peut prendre comme exemple des œuvres qui ont actuellement un grand impact, comme Titanic. Il devient une référence partageable et permet de mettre en représentation ce que la fin du millénaire mobilise comme problématiques inconscientes trouvant à se dire à travers le thème du naufrage. Dans le travail avec un enfant prè-psychotique, je peux percevoir la portée d’un film comme Alien. Il est à la fois une figure centrale de son monde intérieur et un élément commun qui renvoie à un point que l’on retrouve chez les enfants vers la fin de la latence. Ces repères communs me semblent être des reprises de mythes traditionnels qui, du coup, sont réactualisés. La psyché individuelle, par le biais de l’œuvre, se nourrit des élaborations effectuées par les créateurs. L’œuvre n’est pas un objet comme les autres, qui serait dans une pure extériorité mais c’est un objet qui a été pré-élaboré par un autre. Ce n’est pas un objet de la nature mais un objet qui a déjà été subjectivé et c’est cet objet qui est partagé dans l’intersubjectivité. Par le biais de l’œuvre nous sommes à la fois en lien avec l’autre et en même temps avec ce qui dans l’autre nous parle et qui va nous aider à saisir ce qui en nous était dans l’ombre ou en panne d’élaboration. La création nous donne ainsi une nouvelle vision du travail psychique, qui n’est plus vu comme s’effectuant de manière purement endogène mais passe par des étayages. La psyché n’est plus perçue comme une monade. Elle a des portes et des fenêtres et elle est en lien avec les autres psychés. L’art est bien un médiateur culturel et collectif de cette mise en lien intra et intersubjective.

Notes

1 On peut renvoyer le lecteur à une publication récente issue de ce colloque. B. Chouvier et coll., Symbolisation et processus de création, Dunod, 1998.

Citer cet article

Référence papier

Bernard Chouvier et Monique Charles, « Psychanalyse et création : approches actuelles », Canal Psy, 37 | 1999, 7-8.

Référence électronique

Bernard Chouvier et Monique Charles, « Psychanalyse et création : approches actuelles », Canal Psy [En ligne], 37 | 1999, mis en ligne le 24 août 2021, consulté le 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2137

Auteurs

Bernard Chouvier

Professeur de psychologie clinique à l’Université Lumière Lyon 2

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