Une spécificité épistémologique de la psychanalyse

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Nous entendons de toute part des reproches adressés à la psychanalyse : au plan thérapeutique, son coût, sa longueur, voire son manque d’efficacité. Nous voyons ses pourfendeurs développer une stratégie d’auto-proclamation de la scientificité comme celle qui a prévalu à la mise en place du DSM (Stuart Kirk et Herb Kutchins, Aimez-vous le DSM ? Le triomphe de la psychiatrie américaine, coll. Les empêcheurs de penser en rond, Institut Synthélabo, 1998). Nous sommes en présence d’une logique commerciale qui fait prévaloir la fiabilité du diagnostic dans le cadre du DSM, et dans le cadre des thérapies la fiabilité du même résultat thérapeutique (TCC et, à un degré moindre, systémisme et psychothérapies « intégratives » pour reprendre les critères du décret en préparation sur la psychothérapie) quel que soit le praticien qui les conduit. La question de la fiabilité comme le fait remarquer Thierry Baubet dans sa présentation de l’ouvrage dans Carnet Psy prévaut ainsi sur la validité qui nécessite, elle, de poser le problème épistémologique des modèles. On peut comprendre que pour le consommateur la fiabilité du produit et la permanence du produit aient une importance ; faut-il rappeler que, sauf à faire de l’humain une marchandise comme toutes les autres, la conduite du soin présente d’autres contraintes.

Le problème de la psychanalyse est qu’elle a introduit une coupure épistémologique radicale qui traverse sous d’autres formes l’ensemble des sciences humaines. L’un des points irritatifs dans le rapport aux sciences de l’objet est que l’objet (objectif) suppose, hyperboliquement et sans jamais l’atteindre, une coupure radicale des effets de la subjectivité. C’est ce reste inhérent à la compréhension des sciences de l’objet dont s’emparent les sciences du sujet chacunes selon leur méthode. Les sciences humaines sont toutes à terme des sciences référées au pôle du sujet. La psychanalyse dans ses termes radicalise ce projet. Elle constitue et indique de ce point de vue une limite de la pensée dont la notion d’inconscient, et ses nécessaires ambiguïtés, témoigne.

Dans le progrès de la pensée analytique, il n’est pas abusif de dire que même chez S. Freud la notion d’inconscient n’est pas permanente, elle évolue d’une pensée d’un non-conscient qu’il faudrait faire advenir à la conscience, à l’inconscient comme champ spécifique, voire comme lien psychique constant et constitutif du psychisme lui-même. L’ambiguïté naît de la préposition « in » qui marque le sceau du négatif et de l’opérateur logique de la négation. La singularité de la place de la métapsychologie psychanalytique est liée à la reconnaissance de la conflictualité psychique comme fondatrice même du fait psychique. La contradiction n’est plus pensée sur un mode défectologique, comme signe d’inconsistance, mais comme un paradigme fondamental du travail psychique. Selon les formes que va prendre la contradiction, elle va constituer un indice, au demeurant particulièrement fiable, de la présence d’une forme de processus psychique. La reconnaissance du travail psychique de la conflictualité dégage la négativité du statut opératoire qu’elle occupe dans une théorie du psychisme qui se résume en termes de conscience et au mieux de non-conscient.

Concernant cette dernière propriété, les systémiciens des premiers temps, soucieux du lien clinique, étaient sur cette position quand ils disaient qu’ils ne touchaient pas à la boite noire, l’autre côté de la négativité. Ils avaient, implicitement au moins, conscience des faiblesses du modèle mathématique (théorie des types, Russel & Whitehead 1913) qui constitue la pierre angulaire de leurs premiers travaux (double lien, tangentalisation disqualifiante, causalité circulaire…). Ils prônaient un travail de différenciation entre discours et métadiscours sous peine de produire sans cesse des paradoxes insolubles (le Crétois qui dit que tous les Crétois mentent). Mais ce qui n’était pas compris est la structure même de l’opérateur négatif, opérateur psychique implicite dans la théorie des types qui ne sera mis en évidence que beaucoup plus tardivement par J. Herbrand (1924) et inutilisé par les systémiciens.

Cette spécificité du travail du négatif donne à la psychanalyse un statut qui la constitue comme une mathématique du lien clinique, un modèle référentiel incontournable, comme les mathématiques pour les sciences physiques. Sa position est consubstantielle à la relation clinique dans la mesure où seule cette position par rapport à la conflictualité et au travail du négatif permet au clinicien de constituer son appareil psychique personnel comme indicateur des enjeux psychiques mobilisés par la relation. Ce travail sur la contre-attitude du clinicien suppose que l’effet défectologique de la négation, opérateur de différenciation d’urgence entre soi et l’autre, soit compris dans le cadre d’une économie et d’une dynamique psychique dans le lien clinique et plus encore psychothérapique. Si ce travail n’est pas fait le lien se résume à terme à une assignation du patient dans un désir du clinicien qui échappe très largement à l’intelligibilité et à la compréhension de ce dernier. C’est sans doute le reproche majeur qui peut être fait aux autres approches psychothérapiques, notamment les TCC, surtout dans la mesure où les différentes recherches faites sur les différents types de psychothérapies mettent en évidence que l’agent thérapeutique efficace, quel que soit le type de dispositif thérapeutique, est le lien établi entre le patient et le thérapeute. N’est-ce pas là que le lien entre les différentes approches psychothérapiques demeure possible malgré le poids des présupposés idéologiques. N’est-ce pas à terme le lien clinique, pour les thérapeutes qui le prennent en compte de façon suffisamment rigoureuse, qui permettra à chacun de prendre la mesure de sa position, de se dégager d’une logique comptable aberrante en termes de lien psychique humain et vivant.

References

Bibliographical reference

Bernard Duez, « Une spécificité épistémologique de la psychanalyse », Canal Psy, 71 | 2005, 2.

Electronic reference

Bernard Duez, « Une spécificité épistémologique de la psychanalyse », Canal Psy [Online], 71 | 2005, Online since 12 mai 2021, connection on 02 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=3254

Author

Bernard Duez

Psychologue clinicien, psychanalyste et Professeur à l’Université Lumière Lyon 2

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