Loi du silence et silence de la loi

Un monstrueux voile de silence, Primo Levi, Le Système périodique

DOI : 10.35562/canalpsy.1243

p. 4-5

Texte

Le 10 juin 1999, l’Assemblée nationale a voté un texte qui « enterre » le terme officiel d’« opération de maintien de l’ordre en Afrique du Nord » pour lui substituer celui de « guerre d’Algérie »… 45 ans après le début des hostilités et 37 après leur fin. Pourquoi tout ce temps ? Et 1967, comme je demandais à Germaine Tillion de préfacer mon ouvrage-thèse sur les camps de la guerre d’Algérie, elle acceptait avec ce commentaire : « On ne reparlera pas de la guerre d’Algérie avant 20 ou 30 ans. Voyez, on commence seulement à s’intéresser aux camps de concentrations nazis… c’est une loi de l’histoire : le silence se fait le temps d’une génération1. » La génération des meurtriers.

La référence aux camps nazis m’apparaît pertinente si l’on prend soin d’ajouter que les camps de concentration et les camps de regroupement ressortissent de « lois », mais disons plutôt de logiques, différentes de l’histoire, même si elles finiront par se rejoindre. Il importe d’éclaircir ce point pour tenter d’accéder aux sources de l’oubli, aussi bien au cœur des individus que des sociétés. En effet, j’ai pu faire la démonstration en son temps que les camps de regroupement parcouraient toute l’histoire du monde occidental depuis 2 000 ans, c’est-à-dire depuis l’Empire romain. Malgré d’inévitables points communs, ce qui s’est passé en Allemagne, entre 1933 et 1945, n’est comparable à rien d’autre, en ce sens que les camps de concentration nazis ont d’abord deux racines principales, aussi grosses l’une que l’autre : 2 000 ans et plus d’antisémitisme d’une part, 500 ans d’impitoyable développement commercial et industriel d’autre part. À ce propos, je suis même allé jusqu’à écrire – je persiste et signe – que, sans la division profondément inhumaine du travail, qui signifie aussi la division et plus, la dilution, des responsabilités, la Shoah n’aurait pas été possible. Ainsi qu’il apparaît dans l’expérience de Milgram, la division des tâches conduit à l’irresponsabilité et, au bout du compte, à la soumission aux ordres, quels qu’ils soient. La solution finale ne peut se comprendre que dans un certain type de société industrielle, et pas seulement, ainsi qu’on vient de le voir, parce que la barbarie, à échelle industrielle, a utilisé les cheminées d’usine comme arme de l’extermination.

Aussi lorsque le bon Professeur Otto Klineberg écrit, dans un ultime chapitre, « Psychologie et relations internationales2 », que si, avant de leur confier le pouvoir, on avait fait subir des tests psychologiques à Hitler et autres « dignitaires » nazis, ceux-ci auraient échoué et le cours de l’histoire aurait été changé, il nous joue, à nous psychologues, un air de pipeau agréable à entendre. Malheureusement pour lui, entre les reconstructions a posteriori et les réalités psychiques, il existe une différence qui n’est pas mince : celle des faits eux-mêmes ; la gommer revient à faire du psychologisme, au mieux de la philosophie de l’histoire, et non plus de l’histoire. C’est là un débat d’une grande actualité en Allemagne depuis la parution, en 1997, du livre de l’Américain D. J. Goldhagen, Les Bourreaux volontaires de Hitler. Les Allemands ordinaires et l’Holocauste, traduit au Seuil. L’auteur y suppute que s’il n’y avait pas eu six millions de chômeurs en 1933, si Hitler et les nazis n’avaient pas accédé au pouvoir, etc., l’Holocauste n’aurait pas eu lieu. Oui, mais il a eu lieu et les bourreaux l’ont commis.

Quand les faits d’histoire atteignent un tel degré dans l’horreur ils ne peuvent pas même être nommés, ainsi le silence s’impose-t-il aux agneaux autant qu’aux bourreaux, dans l’espoir que l’absence d’évocation facilitera l’oubli. Il en va toujours ainsi lorsque la violence fondatrice sort de son lit (de justice), domestique et politique, et passe la fragile frontière entre humanité et inhumanité. Car il importe de le souligner en passant, même si ce n’est pas l’objet de cet article, les mécanismes de l’oubli mis en jeu lors des évènements historiques sont, du seul point de vue psychologique, les mêmes que ceux utilisés dans notre vie personnelle, pour nos histoires d’alcôve et de famille par exemple. En ce qui concerne les camps de concentration nazis, se souvenir, non seulement pour les Allemands mais pour l’ensemble des Occidentaux, toutes générations confondues, c’est affronter les siècles d’histoire qui ont fait de nous ce que nous sommes. Dans une moindre mesure que pour les rescapés des camps de la mort, certes, c’est aussi pour tous la honte cachée d’avoir survécu à l’Holocauste, l’horreur des horreurs, qui a clôturé les cinq cents années des Temps modernes, plus définitivement que la Révolution. Enfin, pour ceux, encore nombreux, qui y croyaient encore, l’histoire ne peut plus avoir de sens, les voici donc déboussolés.

Le grand mérite de Pierre Legendre, dans son dernier ouvrage, sur la question dogmatique, est de restituer à l’histoire en général, à la Shoah en particulier, ses dimensions institutionnelles. En effet, ce qu’il nous importe de comprendre ce n’est pas tant la facture paranoïaque du discours d’Hitler que les mécanismes qui font que son délire devienne doxa, « jusqu’à produire délégation du meurtre à l’échelle d’une Nation ». Sans recours à la fiction étatique, selon laquelle le Führer délire au nom de tous les Allemands, et, en même temps, aux images généalogiques instituées par l’État, il ne peut y avoir de véritable explication. Pierre Legendre reprend ici une de ses formulations selon laquelle les tortionnaires nazis, en battant les Juifs, battaient leurs parents.

« Et c’est ce qui donne à la criminalité antisémite du système normatif hitlérien sa note structurale particulière, sa portée dans la culture : la Shoah demeure un passage à l’acte institutionnel, dirigé contre la figure de l’Ancêtre à l’échelle de la civilisation du droit civil, c’est-à-dire comme geste d’État instituant le parricide. C’est pourquoi notre démarche d’interprètes passe inévitablement par ce point : par la reconnaissance du fait qu’en s’attaquant aux Juifs, l’hitlérisme s’attaquait au principe de filiation3. »

De fait, ce qui s’est passé dépasse largement l’Allemagne et les Allemands. Jusque-là, nous pouvions nous référer à la fondation première, à l’acte fondateur. Mais comment évoquer un acte défondateur, contre la Raison, si ce n’est au risque de perdre la sienne propre ?

En ce qui concerne la guerre d’Algérie, du côté français mais aussi algérien, le silence s’explique particulièrement par une volonté d’oubli de la colonisation et de la décolonisation. Du côté français, à tous les échelons, on décèle la honte, celle d’avoir préféré la force et la violence à la loi et à l’autorité qui la fonde. Deux ans après l’indépendance de l’Algérie, un officier français, toujours en poste à Blida, me reprochait vivement de m’intéresser aux camps de regroupement, « des faits peu à l’honneur de la France », disait-il, d’autres auraient ajouté « peu à l’honneur de la civilisation occidentale et chrétienne ». Devant de pareilles remises en question beaucoup préfèrent se taire et cherchent à oublier, d’autant que la France a instauré l’amnésie d’État, en déclarant éteinte l’action de la justice, à peine allumée. Le décret du 22 mars 1962 amnistie « les infractions commises au titre de l’insurrection algérienne et commises dans le cadre des opérations du maintien de l’ordre dirigées contre l’insurrection algérienne ». Le comble de l’ignominie est atteint avec l’adoption de la loi du 3 décembre 1982, rétablissant dans leurs dignités et leurs carrières « les anciens fonctionnaires, militaires et magistrats qui avaient été radiés des cadres à la suite de condamnations ou de sanctions liées à leurs activités subversives », en légalisant l’illégal, en faisant disparaître crime et criminel. Aucun tribunal international ne s’est élevé contre ce négationnisme d’État. Parallèlement, pour mieux effacer ses crimes, la France cautionnait un régime algérien illégitime, qui a assassiné systématiquement chacun de ses fils, homme politique, écrivain, intellectuel, syndicaliste, médecin, etc., susceptibles de devenir père fondateur.

Pour l’Algérien, et l’Africain en général, au souvenir de l’exploitation coloniale se mélange le sentiment honteux d’une sorte de « servitude volontaire ». Il faut tourner la page et substituer à l’image de l’homme servile et exploité celle de l’homme nouveau. Ce n’est pas seulement le territoire mais le psychisme qui avait été colonisé, aussi la libération se devait d’être aussi psychologique. Sur ce point, nous nous permettons de recommander la lecture de l’hommage à Octave Mannoni4, édité cent ans après sa naissance, cinquante ans après la publication de son Psychologie de la colonisation, qui vient d’être réédité chez Denoël sous le titre Le racisme revisité. Octave Mannoni nous persuade, s’il en était besoin, que, sous le masque blanc, il n’existe pas une identité « authentique », mais des strates d’identification, auxquelles l’ex-colonisé ne peut accéder que par des « désidentifications » successives.

En formulant autrement, sur le registre de l’identité et de l’altérité, je considère que les camps de concentration nazis et les camps de regroupement symbolisent autant la plus grave blessure narcissique infligée à une identité collective que l’échec de l’ouverture à l’altérité, sa négation même. Les camps serviront de prétexte, dans un cas, à l’horreur d’Hiroshima et de Nagasaki ainsi qu’à l’extermination du peuple palestinien, dans l’autre, à une seconde – pour ne pas dire troisième – guerre d’Algérie. Mais l’immense non-dit qui a recouvert et recouvre encore cette histoire ne permet pas de tisser des liens entre les différents évènements. La désillusion que représentent les camps de concentration et de regroupement ne peut conduire, pour les victimes comme pour les bourreaux, qu’au refoulement de la mémoire, individuelle et collective. Dès lors, malgré la différence des situations, nous assistons à la même rupture de la transmission et donc à l’impossibilité d’instaurer un nouveau lien social.

Que nous faut-il faire alors, particulièrement nous les psychologues ? Tout, sauf oublier, ainsi que le préconise Klaus Eder, professeur de sociologie politique, Humboldt-Universität, à Berlin, et European University Institute, à Florence, au nom d’une nouvelle identité historique. « Se réconcilier, écrit-il, signifie mettre le passé de côté et dans un sens bien particulier l’oublier […] Se réconcilier signifie dialoguer sans avoir à travailler sur son passé5. » Ce n’est pas l’avis de Susann Heenen-Wolf, psychanalyste de groupe à Francfort, qui, dans le même ouvrage, s’interroge sur « l’europénisation a-historique » ainsi que sur une amitié franco-allemande si rapide, construite sur le refoulement de « la rupture de civilisation que représente Auschwitz », pour la société occidentale tout au moins. À juste titre, elle estime que les relations franco-allemandes et, plus généralement, interculturelles vraies, c’est-à-dire sans enthousiasme européen facile, exigent de travailler6 sur ce refoulé, insidieusement là.

Notes

1 Les Camps de regroupement de la guerre d’Algérie, éditions ouvrières, 1967, ouvrage publié en collaboration avec le CNRS, réédité chez L’Harmattan, 1998, 304 p.

2 Psychologie sociale, tome 2, pp. 618-632.

3 Sur la question dogmatique en Occident, Fayard, 1999, p. 340.

4 Psychanalyse et décolonisation. Hommage à Octave Mannoni, L’Harmattan, 1999, 224 p. Pour ma part, j’ai développé ce point dans Pouvoir et sexualité dans le roman africain, L’Harmattan, 1991, 128 p.

5 Klaus Eder, in Pascal Dibie et Christoph Wulf (sous la direction de), Ethnosociologie des échanges interculturels, Anthropos, 1998, pp. 93-100.

6 Comment mener à bien ce travail ? Entre autres moyens, Régine Waintrater, en se référant aussi bien à René Kaës et Jeanine Puget que Primo Levi, évoque le travail de groupe dans un beau chapitre, « Ouvrir les images, les dangers du témoignage », de l’ouvrage dirigé par Jean Ménéchal, Le Risque de l’étranger. Soin psychique et politique, Dunod, 1999, pp. 195-210.

Citer cet article

Référence papier

Michel Cornaton, « Loi du silence et silence de la loi », Canal Psy, 41 | 1999, 4-5.

Référence électronique

Michel Cornaton, « Loi du silence et silence de la loi », Canal Psy [En ligne], 41 | 1999, mis en ligne le 26 mai 2021, consulté le 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1243

Auteur

Michel Cornaton

Professeur de psychologie, Université Lumière Lyon 2

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