Dysparentalité et enjeux psychiques du maternage

DOI : 10.35562/canalpsy.1264

p. 7-8

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La dysparentalité et les enjeux psychiques du maternage

La dysparentalité entretient des liens plus qu’étroits avec le maternage car celui-ci réalise un espace où s’exacerbent des enjeux propres aux relations parents enfants, l’amour et la haine. Le maternage ou « action de materner », fait directement référence dans son étymologie à « la mère », et au « maternel ». La mère materne, le père et les autres membres de la famille ou de son groupe assurent aussi de tels soins, les nourrices, les professionnels de la petite enfance et des soignants ont aussi cette tâche. Le maternage peut être entendu comme l’ensemble des situations quotidiennes de soin dévolues au bébé, au nourrisson, pour lui permettre de grandir. Ces soins sont quotidiens, il s’agit de le nourrir, le baigner, le coucher, changer ses couches, etc., prêter attention à lui. Deux traits pour le définir, le maternage est :

  1. Une situation intersubjective duelle. Cette relation de couple contient à la fois le point de vue du bébé et celui de l’adulte. Nous devons résister au double écueil de considérer le bébé sans l’adulte et s’enfermer dans la « bébologie », ou au contraire de ne considérer que la mère et faire de la « maternologie » (J.-M. Delassus).
  2. Le maternage est une situation objective de soins. L’existence réelle des soins et des actes le constituant côtoie la manière dont il est subjectivement vécu par le bébé et l’adulte. Quelques termes pour le caractériser :
    • La dépendance : il s’agit d’une relation profondément dissymétrique dans la mesure où pour sa survie le bébé est en totale dépendance par rapport aux adultes. Du point de vue psychique cette dissymétrie existe entre la toute-puissance du bébé et les capacités de l’adulte.
    • Le corps et les pulsions : les soins portent essentiellement sur un corps érogène, ils induisent une profonde régression pulsionnelle des adultes dans la mesure où ils ont dû se construire en grande partie en refoulant les émois corporels propres au tout petit.
    • L’attention et la préoccupation maternelle primaire : les soins demandent une attention soutenue au bébé, en deçà du verbal, sans limite au début entre la nuit et le jour. Winnicott parle d’un état particulier semblable à une « maladie », il existe d’ailleurs une sorte d’amnésie sur ces premiers temps du maternage.
    • Un couple dans un groupe : le maternage prend place dans une relation privilégiée qui se crée dans un groupe sous l’impact de la venue au monde d’un nouvel être. Il se situe à une période où le bébé en quête d’identité bouleverse la donne familiale, chacun autour de lui est amené à repenser sa place (surtout les parents et la fratrie).
    • Un « contenant » culturel : les pratiques du maternage sont des « techniques du corps » au sens de Marcel Mauss, elles sont culturellement définies pour une communauté et se transmettent de manière traditionnelle. D’une certaine manière la culture apporte des réponses devant la perte de limites qu’induit le nouveau-né.

Le maternage est ainsi un phénomène complexe qu’on ne saurait réduire de manière univoque. Pour les besoins de l’explication je distinguerai ici nettement deux potentialités qui l’habitent : celle d’une situation créatrice de lien qui de fait introduit à la parentalité, celle au contraire d’une situation suscitant la répétition d’une pathologie du lien qui introduit de fait à la dysparentalité. Mon propos sera simplificateur pour les besoins de la démonstration.

Le plaisir et la potentialité créatrice de liens

Un espace de créativité peut se développer entre le bébé et l’adulte en situation de maternage. Qui n’a pas été témoin, qui n’a pas éprouvé, cette situation d’émerveillement entre bébé et sa mère ! L’un et l’autre sont confondus sans se confondre, l’un et l’autre communiquent sans forcément « parler ». Plusieurs auteurs ont rendu compte d’une telle potentialité des premiers liens en des termes parfois bien différents. D.W. Winnicott a depuis longtemps attiré l’attention sur cette expérience d’une illusion partagée, d’une aire intermédiaire, espace potentiel de découverte de la réalité pour le bébé, grâce à « une technique de soin » suffisamment bonne. J. Bowlby a mis l’accent sur les phénomènes d’attachement, Françoise Dolto sur la parole et le corps, Brazelton sur les interactions, les compétences et l’enveloppe, D. Stern sur la transmodalité de la communication. Geneviève Appell et Myriam David avaient décrit des patterns entre mère et bébé, Serge Lebovici avait montré que le bébé crée là sa mère dans une spirale qu’il avait qualifiée de transactionnelle, D. Meltzer a introduit la notion du plaisir esthétique que le bébé découvre dans les profondeurs des yeux de sa mère, etc. La sexualité est présente dans cette relation à deux, elle vivifie le lien. S. Freud a découvert l’importance de la séduction maternelle et du plaisir érogène du bébé. Les échanges mutuels s’inscrivent dans un rythme, dans un « plaisir partagé », dans des répétitions qui s’ouvrent à l’inconnu. Le partage du plaisir signe la présence des désirs des sujets, d’une réciprocité d’un lien d’amour qui donne fluidité et richesse aux interactions précoces. Les besoins « objectifs » du bébé peuvent être ici suffisamment satisfaits car la mère est en contact avec la réalité psychique du bébé. En suivant W.R. Bion, cet état d’esprit correspond au modèle d’une relation où des pensées peuvent être créées dans cette rencontre entre un bébé en quête de sens et une mère pouvant l’associer dans « sa rêverie ». Sur cette base, l’enfant pourra ensuite répéter pour lui-même la satisfaction des échanges. La succion du pouce devient par exemple la source d’un plaisir dit « auto-érotique », il signe l’investissement libidinal du corps, la reprise par l’enfant pour lui-même d’un plaisir initialement partagé avec sa mère, avec l’objet libidinal. Il en est de même du plaisir de se mouvoir, d’explorer l’environnement, puis plus tard de se nourrir, d’acquérir la propreté sphinctérienne. L’image inconsciente du corps de l’enfant se construit dans ces liens de communication, portés par le désir de la mère, le « Moi-peau » de l’enfant se constitue grâce à ces soins maternants et sa pensée se développe. La parentalité se soutient d’une telle rencontre. Se sentir parent c’est éprouver la création de tels liens avec son enfant.

Répétitions et disqualification du lien

Le maternage est également une situation où s’actualisent des fonctionnements pathologiques. Je mettrai ici particulièrement l’accent sur un processus qui « soude » l’intersubjectivité. Dans le maternage l’adulte peut reproduire à l’identique des éléments bruts, non métabolisés, de traumatismes passés. Cette répétition de plaisirs transgressifs ou omnipotents introduit avec force le narcissisme et la haine dans les liens du maternage. La réalité des besoins du bébé est ici niée, son « point de vue » est complètement transformé par « le point de vue » de l’adulte : le « bébé réel » tend à être conforme à « l’enfant imaginaire » du maternant… L’adulte est ainsi le premier initiateur de cette tendance. Il manifeste une intolérance excessive à l’occasion d’un geste du bébé, (un type de regard, un mouvement d’opposition, le signe d’une régurgitation, un suçotement, etc.) ou d’une situation particulière (pour le repas, la propreté ou le sommeil, un accès de fièvre, etc.) Il réagit en ne pouvant contenir l’éventuel mal être du bébé, en inscrivant ses affects ou en se servant du bébé pour extérioriser ses impulsions, il réagit comme sous l’impact d’une reviviscence de situations passées porteuses de ses propres souffrances. À l’occasion du maternage se transmettent ainsi des ruptures, des confusions de liens qui ont marqué le parent. Pour une part ce sont des phénomènes de transmissions inconscientes entre générations (schématiquement ce que l’une n’a pas « digéré », l’autre le reçoit malgré elle en héritage, brute de sens). Pour une part se trouvent actualisés les rapports avec le géniteur de l’enfant. Le contexte immédiat du maternage intervient toujours en étant plus ou moins défaillant, en exacerbant les difficultés internes de cette relation duelle. Action ponctuelle ou situation endémique, tous les degrés de violence et d’occurrence sont possibles. Du cas bénin d’insomnie ou d’une anorexie d’opposition passagère, au cas de dépression à celui des enfants maltraités ou carencés, les degrés et les manifestations symptomatiques sont variés. De par ses compétences le bébé peut induire chez le parent une difficulté d’échange en étant « insuffisamment bon » : sa prématurité, un handicap, un éveil plus lent, etc., mais ceci est toujours repris par la problématique familiale. Il va de soi que cet éventail est d’autant plus large que l’ensemble de la personnalité du parent est perturbé.

Dans un premier temps le bébé ne peut que vivre passivement ce débordement et tenter de s’en protéger. La création du symptôme participe de cette tentative. Ses interactions peuvent se modeler sur celle du parent. On note d’ailleurs que les soignants sont amenés face aux enfants maltraités à éprouver malgré eux des sentiments de rejets : la haine est présente dans le lien du maternage. Ces répétitions empêchent l’établissement d’un lien vivant dans le maternage, elles sont nocives car elles nient l’être même du sujet, son altérité. Le bébé continue à porter les traces de cette effraction, il risque à son tour d’agir ces ruptures ou confusion du lien.

Devenir père, devenir mère est un trajet qui passe par une métabolisation de certaines répétitions qui ainsi seront contenues et neutralisées. La dysparentalité peut être conçue comme cette autre face où le parent ne peut se positionner comme parent avec son enfant. Si cette tendance devient dominante l’enfant est en danger, le maternage ne peut « s’autoréguler » sans aide extérieure.

Maternage et « espace de contenance »

Cette étude du maternage vise à mettre en relief comment il influe sur la parentalité. Cette double potentialité peut être décrite à la suite de Bion comme une « relation contenant-contenue ». Dans le premier cas, le lien qui se crée peut être qualifié de « symbiotique » : il se développe pour le bénéfice de l’un et l’autre, l’identité du bébé se construit dans le même temps que celle du parent. Notons ici que l’intimité de cette situation admet la présence du tiers (et effectivement un tiers peut être présent aux soins s’il est suffisamment attentif au bébé). Dans le second cas, le lien peut être qualifié de « parasitique », c’est une relation qui peut admettre un troisième terme mais qui a des conséquences funestes pour l’un et l’autre, le parent se disqualifie comme parent dans le même temps où il nie la souffrance du bébé. Entre ces deux pôles extrêmes, il existe toute une série de liens qui n’ont pas véritablement d’effets transformationnels sur l’un des partenaires, il s’agit de liens « commensaux ». Le maternage inclut ici toute une part de routine ou de rites permettant la protection ou la coexistence des deux psychismes intimement en présence dans ce soin.

Selon la conscience et les possibilités du parent, différents soins sont possibles. Parfois un travail en consultation père-mère-enfant peut suffire pour contenir les répétitions : il est possible de travailler classiquement en privilégiant la voie associative verbale et de faire ainsi référence aux situations de maternage. Les thérapies brèves impulsées par Bertrand Cramer et la notion d’interaction fantasmatique montrent que dans ce cadre les éléments non-verbaux du maternage peuvent resurgir et être travaillés avec profit.

Parfois, ceci ne suffit pas, le lien parent-enfant doit être plus activement soutenu. Le maternage peut devenir en lui-même un moyen thérapeutique. Il s’agit alors de permettre au parent d’éprouver le fait d’être parent lorsque du lien se crée entre lui et son enfant à l’occasion des soins quotidiens. Selon les situations et leur gravité, différents dispositifs peuvent être « bricolés » : dans les visites à domicile, le soignant porte l’attention au bébé dans ses liens avec la mère (ou à la mère dans ses liens avec son bébé), dans les cas d’hospitalisation conjointe, la présence du soignant soutient la mère, dans des cas de prise en charge institutionnelle de l’enfant, celui-ci bénéficie de soins privilégiés en attendant que ceci soit possible pour le parent, en cas d’hébergement mère-enfant une crèche peut accueillir les bébés et servir d’espace où le parent peut sentir le développement d’autres liens avec son bébé, etc. Ceci s’accompagne d’un travail de consultation et de différents dispositifs possibles de groupes mères-bébés. Tous ces dispositifs ont la caractéristique de privilégier l’attention à la situation intersubjective plus que son évocation et son interprétation. Des formations particulières sont souvent nécessaires pour ce type de travail. Les éléments du maternage sont forcément repris dans toute cure, où ils peuvent même s’actualiser comme avec « la pomme » de Sechehaye ou « la couverture » de la patiente de Winnicott, mais avec le tout petit il s’agit d’abord de pouvoir contenir les éléments psychiques bruts présents entre le parent et son bébé. L’idée « d’espace de contenance » met ici l’accent sur ce travail intersubjectif nécessaire en cas de failles sérieuses dans l’identité parentale1.

Notes

1 Le lecteur peut se référer aux « classiques » de la petite enfance (Cf. le Bibliofil Petite Enfance Canal Psy, mai-juin 1996) ainsi qu’au numéro 137 de Dialogue sur « Plaisir et répétition du maternage » (1997, très proche de ce thème) et à l’article sur « Le rôle de l’attention dans la prise en charge des bébés en institution : approche clinique et théorique », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, 28, 1998. Vous pouvez sinon me contacter pour une demande plus particulière.

References

Bibliographical reference

Denis Mellier, « Dysparentalité et enjeux psychiques du maternage », Canal Psy, 40 | 1999, 7-8.

Electronic reference

Denis Mellier, « Dysparentalité et enjeux psychiques du maternage », Canal Psy [Online], 40 | 1999, Online since 26 mai 2021, connection on 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1264

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Denis Mellier

Maître de conférences à l’Université Lumière Lyon 2

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