S’il est un domaine où les publications abondent et se bousculent, c’est bien celui de l’anorexie (mentale)1, et de son envers la boulimie (nerveuse)2, à croire qu’il s’agit là, chez les auteurs, inconsciemment tout du moins, de combler, colmater ce vide et ce manque (à être surtout) qu’anorexiques et boulimiques, chacune(e)s à leur manière, vivent à leur corps défendant. Cette pléthore ou productivité scientifique serait donc là effet de la rencontre intersubjective, en regard du spectre de la mort (ou de la pulsion de mort à tout le moins) bien présent dans ces troubles.
Pourtant, il faut signaler de suite que la psychopathologie alimentaire est loin de se réduire à ces deux seuls troubles. Celle-ci recouvre en effet maintes autres formes variées de comportements, dont on peut dire qu’ils vont du « tout » au « rien » en passant par le « n’importe quoi » (apparemment). Polyphagie, hyperphagie, grignotage perpétuel, syndrome de la fringale nocturne, ingestions d’objets non comestibles… prennent ainsi place dans cette vaste palette des psychopathologies alimentaires et constituent la clinique ordinaire, certes chacun de ces troubles selon des degrés divers de fréquence. Or ces hyperphages, ces gros mangeurs, ces grignoteurs, tous ces autres patients sont plus que méconnus, pour ne pas dire oubliés (au moins dans les livres !) ; leurs troubles sont relégués, ainsi que l’écrit G. Apfeldorfer, « en situation de parents pauvres, indignes de théorisation » (1991). Serait-ce donc au reflet de réalités, de constats épidémiologiques ? C’est-à-dire d’une fréquence et d’une propension constante de la pathologie anorexique-boulimique sur ces autres troubles ? Peut-être, mais peut-être pas seulement, comme nous l’émettions plus haut. Alors qu’en est-il au juste aujourd’hui de la réalité clinique de l’anorexie et de la boulimie ?
Les études, épidémiologiques notamment, mettent en avant la progression constante de ces deux troubles dans les sociétés modernes, occidentales et industrialisées. Véritable fléau, comparé à une épidémie par certains, « forme contemporaine du malaise dans la civilisation », anorexie et boulimie apparaissent à certains égards, au sein de nations enrichies, comme la dîme à payer pour un excès de bonnes chères. Joli pied de nez en somme à une société de (sur)consommation ! Pour rendre compte de la majoration contemporaine de ces troubles, certains (R.A. Gordon, 1990 ; A. Guillemot, M. Laxenaire, 1993) n’hésitent pas à incriminer les actuels canons de la beauté (tous sexes confondus) : l’injonction sociale à être mince serait telle, tellement despotique, qu’elle contraindrait l’individu à réduire ses appétits et à modeler son corps, en dehors de tout principe de réalité (la réalité de la constitution biologique de l’homme étant, en l’occurrence, d’avoir un peu de lard !). Or anorexie et boulimie ont de tout temps et en tous lieux (ou presque) existé, indépendamment des modes et courants esthétiques prônés, montrant ainsi la part déterminante d’autres facteurs dans ces conduites, parmi lesquels : les facteurs intrapsychiques et des conflits psychoaffectifs dans ces conduites – le facteur biologique s’avérant quant à lui bien limité dans ces affections, ce qu’ont bien saisi les cliniciens qui en début de siècle abandonnèrent l’hypothèse endocrinienne au profit d’une approche nettement plus psychodynamique de ces troubles. Dans ce cadre, un premier débat émergea afin de savoir si l’anorexie mentale était un symptôme, un syndrome ou bien une structure mentale à part entière, soit alors un véritable mode d’organisation psychique et non plus état de désorganisation.
Historiquement – et avec S. Freud par exemple – le trouble alimentaire (refus de manger comme raptus boulimique) fut d’abord appréhendé comme une formation névrotique, hystérique notamment – la problématique sexuelle se déplaçant chez le sujet du bas (sphère génitale) vers le haut (sphère orale) – puis comme élément s’inscrivant dans une dynamique dépressive, voire mélancolique3.
L’anorexie se détacha ensuite progressivement des grands syndromes connus pour acquérir un statut d’entité nosologique spécifique, ayant particulièrement à voir avec la problématique de l’adolescence – comme d’ailleurs le suggère la survenue élective de ces troubles à ce moment-là précis du développement du sujet. L’âge du sujet (entre 13 et 18 ans pour l’anorexie ; entre 18 et 25 ans pour la boulimie) constitue d’ailleurs pour certains cliniciens un des critères participant aux diagnostics d’anorexie mentale et de boulimie nerveuse. Dans ce contexte de l’adolescence ou post-adolescence, l’anorexie (-boulimie) apparaît alors comme un (ré)aménagement particulier de la personnalité – B. Brusset (1995) parle même d’un « mode de structuration psychique original » –, sous l’impact du flux pulsionnel activé par la puberté certes mais plus encore par la crise adolescente et les différents conflits identitaires et relationnels alors drainés, réactualisés. À la suite, on s’accorde à reconnaître que la génitalité et, avec elle, la réactivation des désirs et conflits œdipiens constituent certains facteurs déclenchants de ces troubles alimentaires. Anorexie et boulimie, prépondérantes chez l’adolescente, apparaissent ainsi pour certains auteurs, comme refus de la féminité. Selon J. Andre (1995), par exemple, la féminité ou plutôt la passivité liée à celle-ci s’avère problématique chez l’adolescente (« future ») anorexique parce qu’elle vient réveiller chez le sujet un premier vécu traumatique, vécu de passivité originaire lors de la première relation à l’autre, à l’objet maternel, cette relation primaire ayant laissé l’enfant aux prises avec des vécus d’intrusion, d’effraction de son corps – et de son intégrité donc – ainsi qu’avec des angoisses très primitives. Cette thèse très récente a le mérite de reformuler la problématique orale, archaïque, du lien à l’objet primaire jusqu’alors prévalente dans l’explication de ces psychopathologies alimentaires et, qui plus est, le mérite de lier les deux niveaux de conflits identificatoires, primaire et secondaire, également en jeu dans ces troubles.
D’autres spécialistes, comme P. Jeammet (1996, 1997), insistent sur la problématique de dépendance du sujet (anorexique-boulimique) vis-à-vis des objets parentaux et l’impossible distanciation affective d’avec ceux-ci. À cet égard, des recherches et réflexions très contemporaines soulignent justement les liens qu’entretiennent (sur le fond plus que sur la forme) anorexie et boulimie avec les pathologies addictives, le sujet anorexique-boulimique se trouvant, à l’instar du toxicomane, pris, pour ne pas dire aliéné, dans un rapport de dépendance à un objet (ici, l’aliment)4, cette addiction étant révélatrice de sa difficulté à vivre et élaborer le manque, la perte, à faire le deuil de l’objet (B. Brusset, 1985 ; J.-L. Venisse, 1990).
En lien, d’autres travaux contemporains mettent en évidence chez ces patient(e)s un défaut de la mentalisation, signe d’une économie dominée par l’agir et l’investissement de la sphère comportementale au détriment des activités psychiques.
B. Brusset remarque encore dans ces pathologies l’importance de la problématique narcissique, laquelle est directement fonction de la dimension objectale qu’elle vient contre-investir, aboutissant ainsi à un antagonisme entre ces deux courants.
Enfin, tous ces travaux largement psychanalytiques ne s’opposent pas radicalement aux thèses systémiques selon lesquelles anorexie et boulimie s’inscrivent aussi dans des fonctionnements familiaux très caractéristiques (S. Minuchin). M. Selvini-Palazzoli (1996) a très récemment montré que les parents de l’anorexique présentaient entre eux des modalités interactives très singulières, au sein desquelles l’anorexique vient subjectivement se positionner : en l’occurrence, vient se positionner juste au milieu du couple parental et de leur conflit. Et si elle vient précisément s’y loger, c’est aussi parce qu’elle est conviée à cette place par ses deux parents – plus ou moins directement. À cet égard, il apparaît, comme le courant systémique l’a montré depuis déjà fort longtemps que le patient – ici anorexique – joue un rôle dans l’équilibre conjugal et familial comme dans la régulation, certes psychopathologique, de celui-ci.
La place du corps dans ces deux psychopathologies comme dans bien d’autres (obésité, alcoolisme, toxicomanie, somatisations…) n’est pas enfin sans soulever encore quelques interrogations : en effet, que penser de ce surinvestissement (investissement en négatif dans l’anorexie) de l’enveloppe corporelle chez le sujet ? Avec l’anorexie, la boulimie, n’est-on pas d’emblée confronté au registre psychosomatique, c’est-à-dire au fond à cette épineuse question, déjà posée par S. Freud, des rapports entre ces deux faces de l’entité et du fonctionnement humains que sont la psyché et le soma. De nature hétérogène, ceux-ci sont-ils pour autant foncièrement antinomiques ? La question reste ouverte, dépasse le seul cadre des psychopathologies alimentaires, et appelle à d’autres développements…